Ayutthaya est une ville étrange, entièrement entourée d’eau, un île-ville, à moins que ce ne soit le contraire. Du nord descendent deux rivières, la Lopburi (แม่น้ำ ลพบุรี) et la Pa Sak (แม่น้ำป่าสัก), du nord-ouest descend la majestueuse Menam Chao Phraya (แม่น้ำเจ้าพระยา), le fleuve sur lequel est assise Bangkok, séparant la mégalopole de l’ancienne capitale Thonburi, beaucoup plus discrète et charmante avec ses khlongs (คลอง) sillonnant les quartiers pauvres et luxuriants de végétation. La Chao Phraya contourne la ville par l’ouest, la Pa Sak par l’est, encerclant la ville en une forme de poche où, au sud, elles se rejoignent ; la Chao Phraya prend le dessus et descend seule vers la mer. Un canal a été creusé au nord, reliant les deux rivières et transformant ainsi la ville en île, l’eau enserrant dans ses bras l’antique ville royale. En y regardant de plus près, on se rend compte à quel point le réseau fluvial est éminemment plus compliqué, ce qui n’a pas jamais vraiment facilité le travail de nos cartographes occidentaux lors des premières tentatives aux XVIIè et XVIIIè siècles.
Source OpenStreetMap
Ayutthaya — John Andrews 1771
Ayutthaya — Simon de la Loubère 1691
Ayutthaya — Jean de Courtaulin de Maguellon 1686
Ayutthaya — François Valentijn 1724
Ayutthaya — Isaac de Graaff 1690
Au pied de l’hôtel baignant ses pieds dans la rivière sacrée, une petite barque motorisée, en fait un long-tail boat (Ruea Hang Yao — เรือหางยาว) couvert attend l’heure du départ pour visiter la ville par les rives. Il est 16h00 et la lumière commence déjà à revêtir ses habits de nuit. Lorsque je reviendrai, l’heure dorée éclatera de mille feux. En parcourant la vieille ville dans le skylab de Mr Sihn, je découvre la vie du quartier dans lequel je vis et notamment U‑Thong Road, qui a ce mérite de faire tout le tour de la ville.
Vendeurs de fruits, échoppes roulantes proposant des plats à emporter, réparateurs de 2 roues constituent la majorité de ce qu’on peut trouver ici. La plupart des commerçants sont musulmans, ce qu’on peut remarquer par leur façon de s’habiller ou l’absence des sempiternels portraits des ancêtres dont les bouddhistes décorent leur intérieur, ou des petits temples rouges enturbannés par la fumée épaisse des commerces chinois. On trouve ici les Roti Sai Mai (โรตีสายไหม), la spécialité d’Ayutthaya. Pas facile de comprendre ce que sont ces sacs gonflés d’air, contenant des fils enchevêtrés de toutes les couleurs et alignés sur les étals. C’est en réalité du sucre candi, ou plutôt comme des fils de barbe-à-papa colorés et parfumés à tout ce qu’on veut (banane, noix de coco, fraise, pistache — arômes artificiels bien évidemment…) que l’on mange dans des petites crêpes qui peuvent elles-mêmes être parfumées. Pour ma part, j’ai goûté des crêpes à la pistache avec du sucre candi aromatisé à la fraise. Rien de transcendant ; ce n’est que du sucre parfumé, mais je ne suis pas si étonné que ça de voir le succès que ça peut avoir auprès des Thaïs, très friands de sucre en général (surtout dans les sodas qui sont horriblement plus sucrés qu’en France).
Pour l’instant, me voici parti sur la petite barque propulsée par un bruyant moteur de voiture monté sur une perche. Sur les rives de la Chao Phraya, on peut voir les maisons construites sur pilotis, les pieds dans l’eau la plupart du temps lorsque le terrain le permet. Si beaucoup ont une apparence assez misérables, rafistolées de plaques de tôle branlantes et de planches pourries, recouvertes de bâches en plastique bleu, d’autres sont très bien entretenues, en bois le plus souvent, peintes dans des couleurs vives et équipées de petites terrasses où sèche tant bien que mal le linge domestique. L’eau trouble de la rivière charrie des îles entières de jacinthes d’eau qui pullulent tranquillement malgré les remous des embarcations. Le bateau sur lequel je me trouve fait le tour de la ville dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. A l’horizon, un temple immense se dessine, avec ses toits à plusieurs étages pointus, juste sur la rive, à l’embouchure de la Pa Sak et de la Chao Phraya. C’est la silhouette du Wat Phanan Choeng Worawihan (วัดพนัญเชิง), dont le plus haut bâtiment est presque deux fois plus grand que tous les autres. L’étrave tout en finesse se taille une route dans les îles de jacinthes, qui ne chavirent pas pour autant. Lorsque j’arrive sur le quai, une petite dame rondouillarde dans sa guitoune perçoit un droit d’entrée pour l’accès au temple, par lequel on peut par ailleurs accéder gratuitement en arrivant par la terre et indique une direction en bredouillant quelques mots dans un anglais mâché que je ne saisis pas vraiment, mais j’imagine que le plus haut des wat est la direction qu’il faut suivre.
Je remonte la rivière avec l’espoir d’une promesse qui sera tenue. Il fait encore très chaud et ma chemise continue d’absorber en silence la sueur qui coule dans le creux de mes reins. J’ai la sensation d’arpenter des lieux en dehors du temps, malgré la foule qui se rend ici dans l’optique de servir les icônes de leur religion, ou peut-être d’obtenir des grâces que leur vie simple ne leur offre pas. Il règne une sorte de fébrilité discrète et de joies délicates d’être ensemble en famille.
Une foule de Thaïs se presse devant l’entrée où tout le monde converge vers une porte étroite qui ne laisse passer que deux ou trois personnes à la fois. On perçoit une ferveur intense, un je-ne-sais-quoi de profondément fébrile à l’idée d’entrer dans ce lieu qui n’a d’exceptionnel que la taille du Bouddha doré qui se trouve assis sous la voûte du toit, dont les genoux font deux fois ma taille. Malgré son aspect rutilant, c’est un Bouddha beaucoup plus vieux que la plupart de ceux qu’on peut voir en Thaïlande, puisqu’il date de 1324 ; il porte le doux nom de Luang Pho Tho (หลวงพ่อโต) pour les Thaïs et Sam Pao Kong (ซำเปากง) pour les Thaïs d’origine chinoise et se trouve être le protecteur des marins (d’eau douce, en l’occurrence). Les Birmans l’ont plusieurs fois saccagé, mais il a été restauré pour revêtir l’apparence majestueuse qu’on peut voir aujourd’hui.
Les Thaïs le contournent par la gauche, comme il se doit, avant de frapper la peau d’un immense tambour dont je ressens les vibrations dans la poitrine, et qui est censé porter chance. Derrière le grand homme doré, des femmes s’affairent à plier les kilomètres de toile couleur safran que les fidèles offrent en signe de vénération. Toute une équipe est dédiée, par un système ingénieux de cordes, à dévêtir le prince pauvre pour le revêtir de linge propre et d’un orange éclatant. Tout se passe dans une ambiance à la fois bon-enfant et respectueuse. Je m’amuse plus à observer la piété des fidèles devant cette gigantesque masse si imposante qu’on n’arrive pas en voir toutes les parties au niveau du sol plutôt que m’extasier devant un Bouddha qu’il est difficile d’appréhender. Les enfants s’amusent à faire résonner le tambour le plus fort possible.
Dehors, un petit temple peint en rouge arbore des idéogrammes chinois sous lesquels brûlent des centaines de bâtons d’encens. C’est un temple bouddhiste chinois, apparemment très fréquenté. Je retourne vers la bateau qui m’attend au ponton, où une troupe de Thaïs s’amuse à jeter par poignées entières des boules de couleurs aux énormes poissons-chats qui se chevauchent pour attraper leur nourriture. Plus qu’une habitude, c’est un geste sacré de nourrir ces poissons (Pangasianodon gigas)dont les plus gros spécimens dépassent le mètre. Il paraît qu’un pêcheur a sorti de l’eau un spécimen mesurant plus de trois mètres pour 293 kilos. On les voit pulluler ici, mais aussi en plein Bangkok, et leur nombre paraît si impressionnant qu’il masque totalement le fait que c’est une espèce en voix d’extinction, victime de la surpêche. Certains de ces poissons n’hésitent pas à se monter les uns sur les autres pour attraper la nourriture, montrant parfois leur ventre blanc rebondi au ciel… Le fait de savoir ces fleuves majestueux infestés de ces gros poissons les rendent un peu inquiétants ; même si ces bêtes sont loin d’être carnivores, l’idée de les côtoyer, moi qui adore l’eau mais uniquement lorsque je suis dessus et non dedans, me donne des sueurs froides.
La petite embarcation remonte la rivière Pa Sak vers le nord, à contre-courant, le long des rives dont certaines sont plantées de petits temples entourant un chedi blanc, solitaire, se découpant sur le ciel couleur de miel. Des barges pourrissent, encore attachées à leur ponton, parmi les jacinthes d’eau qui envahissent tout, au pied de maisons en bois dont les terrasses laissent libre cours à la flânerie de ceux qui s’y prélassent. Des entrepôts en bois doit les pieds baignent dans la rivière semblent sur le point de s’écrouler au premier coup de vent, mais les Thaïs sont des bâtisseurs de premier ordre, et même si leurs constructions ne sont pas faites pour durer dans le temps, elles sont au moins prévues pour durer le temps de leur utilisation. Rien de plus, raison pour laquelle on peut voir des usines entières sombrer dans l’eau des marécages, désormais inutiles et inutilisables, leur longues cheminées de briques daignant encore pointer leurs doigts effilés vers le ciel.
Sur les berges, on peut voir des éléphants longer la rive en se balançant comme le font les animaux en captivité ; des chaînes entravent les pieds massifs de ces énormes pachydermes qu’on contraint à rester au même endroit pour le spectacle, mais cette exhibition me désole. Je préfère ne rien retenir de ces moments qui ne me sont pas destinés. Je fais signe au nautonier de continuer son chemin et je m’engouffre dans ce canal plus étroit qui a été creusé au nord pour relier les deux rivières, entourant ainsi la vieille ville d’eau pour en faire une île, un immense navire protégé naturellement du reste du pays. L’embarcation file jusqu’à rejoindre un lieu beaucoup plus boisé, où les terrasses de petits restaurants coquets, déjà fréquentés par ceux qui ne travaillent plus, avancent dans l’eau et la surplombe.
Un immense chedi blanc et doré (Chedi Sri Suriyothai) se profile sur la gauche ; c’est l’unique vestige d’une résidence royale, portant le nom d’une reine du Siam ayant vécu au XVIè siècle, icône d’un certain nationalisme un peu déplacé. La moitié supérieure de monument, entièrement recouverte d’or, resplendit dans l’air du soir, renvoyant la lumière du soleil alentour, tel un phare immobile au pied de la rivière sacrée.
Tandis que le soir est prêt à tomber, que le soleil plonge vers l’ouest, il reste suspendu dans l’air vaporeux au-dessus de la silhouette pas tout à fait inconnue d’un grand temple, le ceignant d’une couronne de lumière d’ambre. Je dis pas tout à fait inconnue car je me trouve face à un temple, le Wat Chai Watthanaram, qui peut faire penser aux ombres dansantes des temples khmers d’Angkor, même si celui-ci est plus tardif. Son prang principal, construit dans le style Khom, est un chef‑d’œuvre d’architecture qui culmine à 35 mètres de haut. Sa construction géométrique lui donne fière allure et les huit chedi qui l’entourent forment une promenade un peu désolante, car les statues de Bouddha qui la jonchent sont elles aussi meurtries, décapitées depuis l’invasion des Birmans.
Le temple n’a été restauré et rouvert au public que depuis 1992. Les plus grandes statues ont été restaurées elles aussi, surmontées de têtes en ciment inexpressives et sans charme. Certaines des statues servent de reposoirs à oiseaux qui ne se gênent pas pour s’oublier sur les épaules du Prince Siddhartha. La brique affleure partout, seuls quelques chedi arborent encore des traces de stuc blanc, entre les mauvaises herbes qui poussent dans l’appareillage de briques branlantes. L’air sent bon la fraîcheur des marécages, un je-ne-sais-quoi de végétal chaud, de terre chargée d’histoire, enrobée de la chaleur moite d’une fin de journée au cœur de la Thaïlande. Le soleil se cache derrière une brume épaisse qui donne au paysage une couleur intemporelle dans une fin de journée qui s’étire dans un soir éternel. Le disque orange se montre dans toute sa beauté, illuminant les pierres abandonnées dans un décor de fin du monde…
La terrasse de la suite Okun, hôtel iuDia, ma chambre…
Le long-tail boat me ramène au pied de l’hôtel tandis que le soleil a fini par s’évanouir derrière l’horizon. La silhouette étirée du Wat Phutthaisawan semble attendre la nuit dans son écrin arboré. Le corps fourbu, la peau cuite par un soleil que je n’ai même pas vu, je profite des derniers instants du jour pour plonger dans la piscine de l’hôtel depuis laquelle je vois les premières lumières s’illuminer sur le temple de l’autre côté de la rivière sacrée. C’est un moment unique, un de ceux que l’on aimerait voir durer toute une vie et qui ne sont au final que les touches finales qui servent à donner au voyage une couleur que les rudes instants de la vie n’arrivent pas à effacer. Tandis que je flotte sur l’eau claire de la piscine, les yeux tournés vers le ciel, je me remémore cette chaude journée, ma première en Thaïlande dans ce nouveau périple, passant mes doigts sur ma poitrine libre comme pour mieux laisser mon cœur se repaître de ce pays aux accents magiques. J’entends l’appel du muezzin, quelque peu incongru dans un pays où les bouddhistes sont rois, en regardant la rivière dont je me demande si le courant n’a pas changé de sens depuis ce matin…
Le soir venu, je remonte U‑Thong road vers les restaurants qui flottent sur la rivière et jette mon dévolu sur une adresse que je ferai tout pour oublier, le Saithong River. Ce n’est ni plus ni moins qu’une cantine sans charme dans laquelle je pensais pouvoir trouver mon compte, mais ce n’est qu’une usine à touristes où les serveuses poussent à la consommation en remplissant mon verre de bière à chaque gorgée, où la nourriture est grasse et sans raffinement ; ambiance pour Chinois affairées à se remplir de whisky coca fascinés par un guitariste folk qui reprend des standards occidentaux pour éviter le dépaysement. Je me remplis l’estomac et quitte l’endroit avec empressement pour rejoindre la terrasse de ma chambre sur la rivière ; ici il fait calme et doux, seul le clapotis de la rivière vient perturber mes doux rêves d’Ayutthaya, et la bière achetée au 7/11 prend tout de suite une autre saveur…
Je m’endors en me demandant ce qu’il peut y avoir au cœur de tous ces prang…
Lorsque j’ouvre les yeux, il est déjà 9h00. Trop tard pour moi, le monde alentour s’amuse déjà sans m’attendre. Il fait bon dans la chambre et la nuit a été reposante, mais dehors il fait déjà chaud, et la lumière du matin revêt des apparences de sable marécageux, un ocre jaune qui teinte ma peau d’une étrange couleur. Je vais devoir m’y habituer, la lumière d’ici est incomparable, ne ressemble à rien de ce que je connais. Quelques bateaux passent à une dizaine de mètres de ma terrasse sur laquelle je me prélasse après un petit déjeuner somme toute assez moyen et une douche qui me décrasse de l’atmosphère poisseuse de l’avion. Deux écureuils forniquent dans le frangipanier qui me sert de parasol tandis que j’entends monter les pirith d’un moine priant dans le temple de l’autre côté de la rivière. Dans la lumière du matin, je me rends compte que plusieurs des chedi du Wat Phutthaisawan sont en réalité en brique nue, un seul est encore recouvert de ciment blanchi. C’est un temple qui reste magnifique malgré le peu d’intérêt que lui portent les touristes.
Ayutthaya est une ancienne ville royale. Son vrai nom est Phra Nakhon Si Ayutthaya, (พระนครศรีอยุธยา). Le début de l’histoire de cette ville remonte à 1350, date de sa fondation pour le roi U‑Thong (Ramathibodi Ier) , d’origine chinoise et premier roi du Royaume d’Ayutthaya qui fut pendant quelques temps la capitale de ce qu’on appelle aujourd’hui la Thaïlande. Mais les Birmans, conduits par le roi Bayinnaung (ဘုရင့်နောင်), détruisirent la ville en 1569 après un long siège qui fit alors du Siam une province vassale de son empire. Exsangue, la ville d’Ayutthaya fut détruite à nouveau par les Birmans et définitivement abandonnée comme capitale en 1767, date à laquelle le général Taksin (Boromma Ratchathirat VI — สมเด็จพระเจ้าตากสินมหาราช) se replie sur Thonburi, sur la rive droite de Bangkok, pour en faire sa capitale et s’y faire couronner.
Le nom d’Ayutthaya est directement issu du nom de la ville indienne Ayodhya (अयोध्या , qui ne peut être conquise), ville mythique et capitale du grand Rāmā, héros du Rāmāyana.
Voilà pourquoi je suis ici, parce que c’est une ville d’importance majeure et qu’il en reste quelques ruines, même si la proximité avec la Pa Sak et la Chao Phraya l’a plusieurs fois inondée au point que les fondations des plus beaux temples sont aujourd’hui fortement menacées. Les temples s’enfoncent tout doucement dans le sol marécageux, les stucs s’effritent et les statues de Bouddha décapitées par les Birmans lors de leurs razzias successives assistent avec impuissance à la chute de la grandeur de cette ville royale qui disparaît avec une lenteur inexorable dans un sol regorgeant du sang des soldats. En 2011, toute la région disparaît sous l’eau de la mousson, provoquant des glissements de terrains et ravageant des terres agricoles. 270 personnes ont péri dans cette catastrophe. Il ne reste que des amas de briques branlantes, des chedi tordus, des murs qui ondulent, des colonnes brisées, des esplanades qui ont été foulées par des rois, des moines, une armée de soldats, qui tous, ont fait l’histoire. Alors je suis venu ici parce que je serai peut-être un des derniers témoins de la grandeur de cette ville dont les pierres me susurrent à l’oreille qu’il ne faut pas oublier les lieux qui ont fait les peuples, et les peuples qui ont donné vie aux lieux.
A Ayutthaya, pas de tuk-tuk comme à Bangkok, mais des Skylab. C’est à peu près la même chose sauf qu’au lieu d’être (mal) assis dans le sens de la route, on se tient de chaque côté de la petite chose pétaradante, sur des banquettes parfaitement inconfortables, mais cela reste le moyen le plus (non pas écologique, même si ces bébêtes roulent au gaz propane) (non pas confortable, non non)… je ne sais pas, pittoresque ? Agréable ? Le plus pratique… pour visiter la ville. Contrairement à la vieille ville de Sukhtothaï qui n’est pas habitée à l’intérieur, Ayutthaya reste vivante et les habitants de la ville ne font qu’un avec leur patrimoine. Je monte à l’intérieur d’un de ces petits skylabs, un tout bleu mis à disposition par l’hôtel pour me rendre dans les temples. Si la ville paraît petite sur le plan, parcourir la ville à pied serait absurde. Les distances sont beaucoup trop longues et arpenter de longues avenues droites et sans charme, et surtout sans trottoirs, serait une perte de temps manifeste ; et pourtant, je reste un grand partisan de la marche à pied (mon aventure de Yogyakarta restera dans les annales de la randonnée). Le chauffeur s’appelle Mr Sinh, c’est un grand bonhomme qu’on sent bon vivant, la cinquantaine asiatique (il fait dix ans de moins), serviable et discret ; il se fait payer à l’heure et me fait bien comprendre qu’il peut m’emmener partout où je le désire. Plusieurs fois, il sera assez surpris de ce que je lui demande…
Le premier temple que je choisis est assurément un des plus connus, un des plus grands aussi. Une fois sur place, je suis assez étonné de voir qu’il n’y a pas grand-monde, ce qui n’est pas pour me déplaire. Il fait une chaleur de fournaise sous un soleil déjà haut, même si le ciel reste couvert tout le temps. Le Wat Maha That est situé en plein cœur de la ville. Sa construction remonte à l’époque de sa fondation ; le roi Somdet Phra Borommarachathirat, troisième roi d’Ayutthaya, en commence l’édification en 1374, à deux pas du Palais Royal. Le plan en est, comme souvent dans les Wat les plus anciens, éminemment simple. On y entre par le côté sud pour y circuler dans le sens inverse des aiguilles d’une montre (ce qui n’est pas très bouddhiste puisque la circumambulation — Pradakshina — se fait toujours par la gauche, dans le sens de la marche du soleil, la statue du Bouddha ou le chedi à sa droite). Au centre, se trouve le Prang1 principal, entouré d’une cour carrée. A l’est, le grand viharn (salle de prière) et à l’ouest, le ubosoth (salle d’ordination). Les autres viharn sont disposés de chaque côté mais de manière assez aléatoire, de même que les chedi et les petits prang.
Non loin de l’entrée, on trouve la fameuse tête de Bouddha emprisonnée dans les racines d’un ficus. Personne aujourd’hui ne sait d’où vient cette tête ni ce qu’elle fait là, mais ce qui est certain, c’est qu’après le passage des Birmans qui se sont acharnés à détruire toutes les têtes les plus accessibles, celle-ci fait office de miraculée.
La nature ici reprend ses droits et les arbres qui poussent de manière assez anarchique dans la cour du temple sont considérés comme sacrés, même s’ils s’emploient assez inexorablement à déchausser les pierres dans lesquelles ils poussent et à constituer un parfait parcours du combattant pour le maladroit que je suis. Plusieurs fois, je manque de me retrouver face contre terre à cause de ces maudites racines qui ne trouvent rien de mieux à faire que labourer la terre dans l’anarchie la plus totale.
Même si j’ai conscience de me trouver dans un lieu de mémoire, je me rends à l’évidence que ce spectacle est assez triste. L’état de délabrement du temple me pince le cœur. Bouddhas démembrés, décapités, sculptés dans un grès patiemment rongé par les pluies, plâtres déconfits et se détachant par plaques entières, le Wat Maha That s’évanouit tout doucement dans les arcanes du temps. Il ne reste que deux figures de Bouddha complètes, majestueuses et silencieuses, assises de chaque côté du plus grand des Prang, dans la position du bhūmisparśa-mudrā.
Juste avant son Éveil, Śākyamuni, assis sous l’arbre de la bodhi, subit les assauts du « régent » du saṃsāra, Māra (aussi appelé Pāpīyān, le « pire »). Craignant de perdre son ascendant sur les êtres dominés par les passions, celui-ci envoie d’abord ses armées, dont les flèches se transforment en fleurs dès que le futur Buddha les regarde ! Dépité, Māra déclare alors avec orgueil qu’il doit sa position insigne aux très nombreux mérites qu’il a accumulés au cours de ses vies antérieures et dénie au futur Buddha d’en avoir autant que lui…
Le maître touche alors la terre pour prouver sa détermination inébranlable à rester sur les lieux et pour prendre à témoin la déesse-terre Sthāvarā (ou Prithvī). Celle-ci apparaît, lui rend hommage et, tordant sa chevelure, en extrait toute l’eau accumulée au fil des ères cosmiques, chaque fois qu’une libation a été effectuée lors d’un don du bodhisattva. Cette eau est si abondante qu’elle emporte les armées de Māra.
Source : Institut d’études bouddhiques
Déambuler dans ces ruines donne le tournis. Voir ces chedi et ces prang se contorsionner pour rester droits est peut-être une signe que Bouddha agit sur l’ordre du monde pour que les briques ne s’écroulent pas.
Sur quelques murs, on peut encore voir le plâtre des pilastres en forme de fleurs de lotus qui autrefois ornaient la naissance des plafonds.
Je viens d’arriver et déjà la chaleur m’accable ; à peine accoutumé, je manque de m’évanouir avant de me vider une bouteille d’eau sur la tête. La fatigue, la chaleur, l’émotion, la joie aussi sans doute, tout ceci alimente mon syndrome de Jérusalem.
Je rejoins Mr Sinh à qui je demande de m’accompagner maintenant au Wat Ratchaburana. Peu conscient des distances indiquées par le plan, je fais bien rigoler mon chauffeur qui me montre que les deux temples sont collés l’un à l’autre en m’indiquant l’immense prang blanc à une centaine de mètres de là. Mais pas de souci, il me demande de monter dans le skylab et me voilà transporté dans un autre monde de prang en à peine dix secondes. Si je n’étais pas en Thaïlande, je pourrais dire que je ris jaune de ma bêtise…
Le Wat Ratchaburana est plus récent que son voisin. Son édification commence en 1424 sur les ordres du roi Somdet Phra Borommarachathirat II , cinquième roi de la cité, sur le site même de la crémation de ses deux frères ainés, lesquels se sont gentiment entretués pour la succession de leur roi de père. Visiblement, aucun n’a gagné.
Ce temple dispose du plus beau prang de la ville, élancé et fier, il est encore recouvert des stucs d’origine, et l’on peut encore voir Garuda fondant sur un nāga sur un des coins. A l’intérieur (il faut monter une volée de marches peu recommandables pour ceux qui souffrent de vertige), on peut redescendre à l’intérieur de la cella par une autre volée de marche que je qualifierais volontiers de casse-gueule… La découverte de cette cavité est relativement récente et si la sueur de dégouline pas trop sur le visage et que l’atmosphère suffocante du lieu permet de ne pas s’évanouir, on peut voir de magnifiques fresques très aériennes, dont les traits noirs sont encore parfaitement visibles et les rouges aussi éclatants qu’au premier jour.
De ce temple récent et du haut du prang, on peut admirer les ruines encore hautes du viharn et de l’ubosoth, aux murs de brique épais et hauts, dont on voit encore l’inclinaison qui supportait autrefois le toit en bois. Ici non plus, pas la peine de s’escrimer à chercher le moindre Bouddha encore entier.
Me voici reparti dans mon petit skylab vers un autre temple. Le Wat Phra Si Sanphet (Temple du Saint, Splendide Omniscient). Voici le temple le plus vénéré de la ville, le plus étendu en surface mais également tellement magnifique qu’il a servi de modèle au Wat Phra Kaeo de Bangkok. A l’endroit même où l’on peut voir aujourd’hui les trois énormes chedi, se trouvaient trois bâtiments de bois construits par le fondateur de la ville, U‑thong : le Phaithun Maha Prasat, le Phaichayon Maha Prasat et le Aisawan Maha Prasat. En 1448, le roi Borommatrailokkanat décide la construction d’un nouveau palais et convertit les bâtiments royaux en chedi. Un autre temple fut construit à proximité, renfermant une immense statue de Bouddha (Phra Si Sanphetdayan) de 16 mètres de haut, entièrement recouverte d’or (environ 343 kilos au total) et qui constituait le principal objet de vénération du lieu, mais tout fut détruit lors de l’invasion des Birmans. Du fait de son rôle de temple royal, aucun moine n’a jamais occupé les lieux, ce qui explique l’absence de salle d’ordination (ubosoth).
Du côté nord du temple, des petits viharn contiennent des statues décapitées de Bouddha, que personne ne vient plus visiter. Ce sont des petits havres de paix où seuls les chiens errants cherchant à fuir la foule et la chaleur viennent se réfugier. Et moi. La succession de ces chedi encore un peu blancs donne une perspective superbe et un air de majesté à l’endroit. Avec leur cône sur le sommet, ils sont une parfaite représentation stylisée et aniconique du Bouddha. Si les Birmans avaient sur ça, ils auraient fait bien plus de dégâts.
Juste à côté des ruines du temple majestueux, se trouve le Vihara Phra Mongkhon Bophit. Comme son nom l’indique, ce n’est pas un temple, mais juste un viharn, une salle de prière où l’on trouve un énorme Bouddha doré censé représenter celui qui a disparu. C’est ici que l’on voit que cette figure un peu grossière et clinquante intéresse beaucoup plus les dévots habitants d’Ayutthaya que les ruines séculaires. On peut voir ici les gens prier, bâtons d’encens et fleurs de lotus blottis dans leurs mains jointes, accroupis ou debout face à l’immense statue jaune d’or. Je reste ici quelques instants à me repaître de tous ces visages tournés vers leur objet de dévotion, des visages empreints de sérénité, autant que de résignation. Tout ce monde m’étourdit, les enfants crient, les jeunes parlent forts, il n’y a visiblement aucune obligation de discrétion aux abords du temple.
La journée avance et mon estomac commence à crier famine. Je demande à Mr Sinh de me ramener au Wat Ratchaburana, mais il semble ne pas comprendre. On en vient !!! Oui mais je lui explique que je veux aller déjeuner et que c’est là-bas que je veux retourner. Lorsque je lui parle du restaurant Chicken noodles, il comprend mieux. A l’ombre d’une tonnelle en métal, sur un petit siège en plastique, je me régale d’une soupe de poulet aux nouilles que je m’empresse de sublimer avec de la sauce soja et de la purée de piment. Pour quelques bahts de plus, je bois un soda trop sucré. Mr Sinh s’est assis à une table près du trottoir pour se rafraîchir d’un coca noyé dans les cubes de glace. Prêt à bondir si toutefois je décidais d’aller ailleurs. Je l’inviterais bien à ma table, mais ce sont des choses qui ne se font pas. Ce que je ferais par hospitalité, lui prendrait ça pour un geste d’irrespect à mon égard… Je déteste cette impression d’être à la fois un envahisseur et un profiteur… autant qu’un porte-monnaie ambulant…
Une fois rassasié, je lui demande de me ramener à l’hôtel, mais la journée est loin d’être terminée.
Notes :
1 — Le Prang se distingue du Stupa par le fait qu’il est généralement ouvert et permet l’accès à une cella. Son rôle est le même, c’est une tour sanctuaire renfermant généralement des reliques.
Nous sommes à Koya-san, un vieux village caché dans les montagnes de la préfecture de Wakayama, au Japon. Dans cette forêt ancestrale se trouve un lieu isolé, caché sous des arbres plusieurs fois centenaires, un lieu sacré du culte shintō, objet de multiples pèlerinages. Ici, sous les arbres, reposent les corps de près de deux-cent-mille moines depuis près de mille-cinq-cents ans, attendant paisiblement la résurrection du Bouddha. C’est un lieu de toute beauté, où les vivants viennent rejoindre les morts dans une communion avec la nature ; certains le trouvent effrayant, d’autres viennent ici admirer les statues recouvertes de mousse et de morceaux de tissus qu’on appelle Jizō bosatsu (地蔵菩薩), dont la vocation est d’aider les âmes perdues à retrouver leur salut. Les étoffes confectionnés comme des bavoirs pour enfants sont autant de protections contre le froid et les agressions de l’extérieur. Jizō bosatsu n’est ni un dieu, ni un Bouddha, mais plutôt un saint dans un corps d’enfant, un bodhisattva. C’est une croyance directement issue de l’Inde, protégeant les enfants et les voyageurs, mais plus largement les âmes de chacun et en l’occurrence, celle des moines, dont le nom originel est Kshitigarbha. Sa présence ici n’est pas anodine ; le terme sankrit signifie « matrice de la terre », et son but est de guider les âmes pendant la période de souffrance allant du Parinirvāṇa à l’arrivée du Bouddha réincarné (Maitreya) qui adviendra lorsque l’enseignement du Bouddha Shakyamuni (Dharma) aura disparu sur Terre. C’est pour cette raison que les moines reposent ici et qu’ils sont protégés par ces statues auxquelles on voue un culte si respectueux. Les petites statues sont fardés de rouge ou de rose sur les joues, et portent parfois des bonnets ; ce sont comme de petits enfants dont on prend soin.
Koya-san n’est pas qu’un simple lieu de pèlerinage, c’est l’épicentre d’une forme ancestrale de bouddhisme tantrique (vajrayāna) et ésotérique, le Shingon (眞言), dont l’enseignement se nomme mikkyō (密教), véhicule des secrets ou tantrisme de la main droite (sans pratiques sexuelles).
Lieu minéral par excellence, rempli de stèles mangées par la mousse, de lanternes censées apporter lumière et réconfort dans le monde des apparences, lieu de recueillement devant la quantité d’âmes qui reposent ici dans l’espoir d’une nouvelle ère, lieu où la pierre se confond avec la profonde force tellurique qui se dégage de l’espace, le cimetière d’Okunoin est une des étapes du Kōyasan chōishi-michi (高野山町石道), inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco dans l’ensemble des Sites sacrés et chemins de pèlerinage dans les monts Kii. Le mont Kōya (高野山) lui-même est le centre de rayonnement du Shingon, insufflé par le moine Kūkai (空海, VIIIè-IXè siècle), comportant dans son extension pas moins de 117 temples.
La lecture est un souffle qui nous transporte sur des rivages dont on ne voit pas toujours les contours, mais finit toujours par nous faire toucher terre, et certains livres arrivent là un peu par hasard, sans qu’on en comprenne vraiment la raison.
Lors de ce voyage en Thaïlande, je me suis plongé à corps perdu dans la lecture d’un livre sacré : le Râmâyana. Épopée fondamentale dans la religion hindoue, c’est un long poème relatant la voie de Rama, au sens de parcours. Quel rapport entre la Thaïlande et le Râmâyana ? Une longue histoire à laquelle les gens sont attachés dans tout le bassin de l’Asie du sud-est, et ce, jusqu’à Bali, îlot hindouiste au cœur du plus grand pays musulman du monde. Pourtant la Thaïlande est majoritairement bouddhiste, mais le bouddhisme et l’hindouisme ne sont pas très éloignés, puisque le BouddhaShakyamuni, Siddhārtha Gautama, est un personnage dont l’existence est attestée ; né sur la route de Kapilavastu, à Lumbini exactement, entre 1029 et 383 av; J.-C. dans l’actuel Népal, il passe une grande partie de sa vie en Inde du Nord. La diffusion de la pensée qui deviendra religion majoritaire en Asie du sud-est (de la Chine au Japon, et de la Mongolie à la Malaisie) prend donc ses sources en Inde, et même au cœur de la religion hindouiste. Aucun paradoxe dans tout cela. Le bouddhisme, longtemps considéré comme une religion déviante de la part des hindous, a été au centre d’une longue période iconoclaste, pendant laquelle les visages du Bouddha ont été burinés, les têtes fracassées, les corps pilonnés. Aujourd’hui, les intrications des deux religions ne sont plus considérées que comme naturelles…
Il faut noter également que l’actuelle dynastie régnante de Thaïlande (l’actuel roi Bhumibol Adulyadej, Rama IX, est le souverain qui a régné le plus longtemps jusqu’à présent puisqu’il est sur le trône depuis plus de 70 ans), les Chakri, portent tous le nom dynastique de Rama, depuis 1782, et que le premier souverain de la dynastie, Rama Ier (Buddha Yodfa Chulaloke) a réécrit l’épopée du Râmâyana pour la transposer dans le contexte thaïlandais sous le nom de Ramakien.
Alors ce fameux Râmâyana, que j’ai retrouvé dans les danses balinaises des palais d’Ubud ou dans les ruines de Prambanan, sur les murs des temples thaïlandais ou dans les ruelles sombres de Bangkok où l’on arrive encore à trouver de très beaux masques en bois à l’effigie du roi Ramā et de sa femme Sītā, du singe Hanumān et du démon Rāvaṇa, et encore à plusieurs reprises dans les masques et les représentations en terre cuite du Suan Pakkad Palace, qu’est-ce exactement ? C’est un récit mythologique autour d’un personnage qui a peut-être existé, un poème faisant partie de la tradition orale hindouiste et dans lequel est relatée la vie pour le moins tourmentée du prince Ramā qui n’est autre que le septième avatar du dieu Vishnu. Mis à part le fait que le récit qu’en livre Serge Démétrian au travers de la version qu’il a rédigée est d’une lecture tout à fait agréable, le Râmâyana est un mythe au travers duquel sont mis en lumière les quatre buts de la vie pour tout hindouiste (Puruṣārtha), c’est à dire :
Dharma : le sens du devoir et de la justice, le sens moral, la loi et la vertu, c’est ce qui est à l’origine de l’harmonie universelle.
Artha : injustement traduit parfois sous le terme de richesse, il s’agit plutôt de faire en sorte de maintenir ses moyens de subsistances et de les faire évoluer, ce qui implique la sécurité financière plutôt que l’enrichissement.
Kama : la recherche du plaisir, de l’émotion esthétique, de la beauté. Il n’y a dans ce terme aucune connotation sexuelle. Le Kama qui violerait le Dharma et l’Artha empêcherait d’atteindre le Moksha.
Moksha : la libération finale, la délivrance du cycle des réincarnations, mais on peut y entendre également le fait de se réaliser soi-même et de s’émanciper des tutelles extérieures.
Selon la tradition, ce livre a été écrit par le poète indien Vâlmîki, lequel se met lui-même en scène dans le récit puisqu’il devient le précepteur des deux enfants de Ramā. La rédaction du livre est estimée de manière assez peu sure entre 500 et 100 avant J.-C. et comporte sept parties distinctes :
Bâlakânda (बालकाण्डम्) ou le Livre de la jeunesse
Ayodhyâkânda (अयोध्याकाण्डम्) ou le Livre d’Ayodhyâ
Aranyakânda (अरण्यकाण्डम्) ou le Livre de la forêt
Kishkindhâkânda (किष्किन्धाकाण्डम्) ou le Livre de Kishkindhâ (le royaume des singes)
Sundarakânda (सुन्दरकाण्डम्) ou le Livre de Sundara (un autre nom d’Hanuman)
Yuddhakânda (युद्धकाण्डम्) ou le Livre de la guerre (de Lanka)
Uttarakânda (उत्तरकाण्डम्) ou le Livre de l’au-delà
Si la lecture de ce très grand livre m’a emporté pendant une bonne partie de mes vacances, elle m’a permis également d’avoir un sujet de discussion supplémentaire avec plusieurs personnes tout à fait étonnées que je puisse ne serait-ce que connaître les noms de Phra Ramā et de Sītā. J’y ai également trouvé le très beau récit de la dérive du Gange que je reproduis ici, issu du premier livre (Bâlakânda), qui nous permet de comprendre pourquoi le Gange est un fleuve si important dans la religion hindoue. C’est une épopée dans l’épopée, un récit florissant et merveilleux qui donne le ton du reste du livre. On est emporté comme dans le flot des ondes légères de la rivière Gangâ…
Ramayana — Le départ de Rama. Wat Phra Khaew. Bangkok
Le lendemain, Râma, Lakshama, Vishvâmitra et leurs compagnons partirent donc vers Mithilâ. Ils retraversèrent le Gange ; au crépuscule, Râma interrogea Vishvâmitra : « Pourquoi, grand sage, Gangâ, la très sainte rivière, coule-t-elle à travers les Trois Mondes, avant de se mêler à l’Océan ? »
Vishvâmitra, en réponse à la curiosité de Râma, commença ainsi :
« Au nord de notre vaste pays, Râma, s’élève l’Himâlaya, la reine des montagnes. Himavat, le puissant esprit qui l’anime, avait deux filles, Gangâ, l’ainée, et Ûma, la cadette. Gangâ était un fleuve capable de purifier tous les êtres de leurs péchés les plus sombres. Connaissant ce don merveilleux, les dieux prièrent Himavat de leur prêter Gangâ pour un temps : ses eaux laveraient le firmament entier de ses souillures. Le père de Gangâ accepta. Montée au ciel, Gangâ brilla à travers la voûte étoilée, là où tu peux la voir aujourd’hui encore. »
Vishvâmitra leva la main vers le firmament et désigna à Ramâ le Gange céleste, la Voie lactée, avant de reprendre :
« Pendant ce temps, Sagara, un autre roi de la dynastie solaire, un de tes ancêtres, privé d’enfants, se dirigea vers l’Himâlaya en compagnie de ses épouses. Sagara souhaitait rencontrer Bhrigu, le grand sage. Arrivé devant lui, le roi se prosterna et implora sa bénédiction pour que lui naissent des héritiers. Bhrigu, satisfait de la soumission du roi d’Ayodhyâ, déclara ; “Tes épouses seront mères, mais de manière différente. L’une mettra au monde un seul fils : il prolongera ta lignée ; l’autre donnera naissance à soixante mille fils. A elles de choisir le sort qui leur agréé.”
La première des deux épouses royales avoua qu’elle serait heureuse avec un seul fils ; la seconde préféra l’autre voie. Bhrigu les bénit, et Sagara revint satisfait dans sa capitale.
Le temps accompli, une des reines enfanta le fils promis ; il s’appela Asamañja. L’autre accoucha d’une boule de la grosseur d’une calebasse. A l’intérieur dormaient soixante mille semences humaines qui devinrent autant d’enfants mâles. Une armée de nourrices prit soin de tous ces fils de Sagara. Des années passèrent. Si les soixante mille devinrent tous de beaux princes, Asamañja, lui, à l’âge adulte, montra des signes de folie. Son passe-temps favori était d’attraper des petits enfants et de les jeter dans la rivière ; il riait en les voyant se débattre et périr noyés.
Haï par le peuple, ce dément cruel fut banni de la cité. Au soulagement des citoyens, son fils Amshumân ne ressemblait en rien à son père : courageux, plein de droiture, il parlait avec douceur.
Vers la fin de son règne, le vieux roi Sagara décida d’accomplir le sacrifice du cheval1. Le prince Amshumân devait surveiller de près le cheval choisi pour la cérémonie. Mais Indra2, changé en démon, s’empara du coursier. Le roi Sagara fut désespéré. Il appela ses soixante mille fils et leur parla ainsi : “La perte de l’offrande n’est pas seulement un obstacle majeur au bon déroulement du sacrifice, elle représente pour nous tous un péché, une honte. Partez retrouver le cheval ; n’épargnez aucun effort.”
Ses vaillants soixante mille fils parcoururent le monde de long en large, mais le quadrupède était introuvable. Ils commencèrent alors à fouiller tous les recoins, à retourner la Terre en tous sens. Ils causèrent nombre d’ennuis aux animaux et aux hommes et ne réussirent qu’à élargir les limites de l’Océan. Penauds, ils revinrent à Ayodhyâ.
“Il nous faut l’animal coûte que coûte. Cherchez-le dans les mondes d’en bas, leur enjoignit Sagara, descendez, si nécessaire, jusqu’aux profondeurs des enfers.”
Les princes partirent aussitôt, décidés à ramener le cheval, fût-ce au péril de leur vie. De leurs armes, ils se mirent à creuser un trou long de trois lieues sur trois. Sourds aux cris et aux protestations des serpents et autres reptiles des régions souterraines, ils avançaient dans les entrailles de la Terre et parvinrent au Rasâtala, le quatrième enfer. Là, ils aperçurent dans un coin Kapila, le grand sage, assis en méditation, et le cheval du sacrifice qui paissait alentour. C’était Indra qui, à dessein, avait caché l’animal en ce lieu. Les princes se précipitèrent sur le sage en criant : “Voilà donc le voleur qui se dit ermite !”
Kapila, troublé dans sa méditation, ouvrit les yeux ; à l’instant même, les soixante mille guerriers furent transformés en autant de poignées de cendre, brûlés par le courroux de l’ascète.
Pendant ce temps, Sagara attendait toujours ses fils. Troublé par leur retard, il s’adressa à son petit-fils, Amshumân : “Je suis inquiet ; mes soixante mille fils s’attardent. Tu es courageux : va et découvre si quelque malheur ne leur serait pas arrivé.”
Amshumân prit ses armes et descendit vaillamment dans le trou béant par lequel avaient disparu ses oncles.
Le chemin s’enfonçait de plus en plus ; il le conduisit au quatrième enfer. Là, Amshumân décrouvrit le cheval du sacrifice paissant comme si de rien n’était, parmi soixante mille petits tas de cendre. Amshumân resta figé de douleur : était-ce là ce qui restait de ses malheureux oncles ? Garuda, l’aigle divin, se tenait, comme par hasard, perché sur un arbre tout proche.
“Noble prince, lui expliqua l’oiseau, tu contemples les restes de tes propres oncles. Ils ont été réduits en cendres par le regard courroucé de Kapila. Sache cette vérité : les âmes des fils de Sagara ne connaîtront pas la paix si Gangâ ne descend pas de la voûte céleste pour laver et purifier leurs cendres.”
Amshumâ emmena le cheval, le conduisit en hâte à la surface de la terre et rapporta au roi les mots mêmes de Garuda. Sagara accomplit le sacrifice tant désiré, mais peu après mourut inconsolé : pourrait-on jamais entraîner le Gange divin au fond des enfers ?
Amshumân succéda à Sagara sur le trône d’Ayodhyâ. Bien que toute sa vie il eût réfléchi et prié sans cesse, il ne put découvrir le moyen de faire descendre le Gange du ciel.
Le fils d’Amshumân poursuivit les efforts de son père, mais en vain ; lui aussi quitta le monde des vivants sans avoir réussi à sauver les âmes de ses ancêtres.
Son fils, Baghîratha, lui succéda sous l’ombrelle blanche de la royauté. Baghîratha était un vaillant jeune homme ; il résolut de tenter l’impossible. Il renonça à sa famille, laissa le royaume au soin de ses ministres, et s’en vint dans la solitude pour pratiquer des austérités. Juché sur un pic de l’Himâlaya, il se tint des années durant au milieu de quatre feux ; un cinquième, le Soleil, brûlait au-dessus de sa tête. Ces ascèses, accomplies dans un noble but, contraignirent Brahmâ, le Créateur, à se montrer aux yeux de Baghîratha.
“Je suis satisfait de tes efforts, Baghîratha, déclara le Père des mondes : quel est ton désir ?”
Les mains jointes, celui-ci répondit : “Si j’ai pu contenter le Créateur, que les fils de Sagara reçoivent l’eau de Gangâ ; une fois les cendres purifiées par le divin fleuve, les âmes de mes aïeux gagneront enfin la paix céleste. Je te prie également de m’accorder un fils, car j’ai renoncé à ma famille et la race des Ikshvâku menace de s’éteindre.
— Qu’il soit fait selon ton désir, approuva Brahmâ, mais je t’avertis : Gangâ, en dévalant des cieux, risque d’anéantir le monde, ce que je ne permettrait jamais. Sollicite donc le secours de Shiva.”
Baghîratha, sans hésiter, reprit ses ascèses. Il resta si longtemps sans nourriture et sans eau qu’il réussit à gagner la bienveillance du Grand Dieu, Shiva. Celui-ci fit son apparition et déclara à Baghîratha : “Gangâ peut arriver, je protégerai le monde.”
Les dieux envoyèrent alors Gangâ des cieux sur la Terre. Telle une colonne de cristal liquide, Gangâ coulait à travers les espaces ; la gigantesque cataracte de lumière bousculait les étoiles. Un bruit de plus en plus assourdissant accompagnait la chute.
Gangâ s’approchait de la Terre et les immortels commençaient à s’inquiéter lorsque Shiva intervint. Il prit des proportions immenses et, coupant la route de Gangâ, reçut sans broncher le fleuve sur la tête. Shiva était apparu si vite que Gangâ n’avait pas eu le temps de changer de direction ; la rivière se perdit donc dans les cheveux emmêlés du Grand Dieu, où elle erra plusieurs années. La Terre respira, soulagée. Mais Baghîratha était désespéré. Il implora Shiva de libérer Gangâ, prisonnière de sa chevelure. Emu de compassion à l’égard de Baghîratha, qui ne songeait qu’aux âmes de ses soixante mille aïeux, Celui-aux-trois-yeux permit au divin fleuve de quitter sa prison pour descendre sur terre.
Gangâ suivait, en dansant, le char de Baghîratha. L’eau limpide scintillait comme parcourue de millions d’éclairs. Parfois, le fleuve se gonflait en tourbillons d’écume, hauts comme des montagnes ; l’instant d’après, il glissait doucement, puis on le voyait s’écraser contre des rochers ou s’enfoncer dans quelque gouffre. Gangâ éclaboussait joyeusement de ses perles humides le peuple des dieux accourus pour l’admirer.
Gangâ coulait ainsi par jeu, soit dans l’espace, soit sur la Terre, lorsqu’elle abîma par mégarde l’autel du sacrifice où Jahnu, un grand sage, se préparait à officier. Celui-ci, pour lui donner un leçon, prit le gigantesque torrent dans la paume de sa main et le but d’un seul trait. Gangâ disparut encore une fois. La tristesse de Baghîratha fut indicible ; il pleurait de désespoir !
Alors les dieux et les sages célestes, s’approchant de Jahnu, le prièrent de pardonner sa faute à Gangâ. Apaisé, le sage consentit à ce que Baghîratha arrive au bout de ses peines ; il permit à l’immense fleuve de couler par ses oreilles. Et les dieux, joyeux, bénirent ainsi Gangâ retrouvée : “Sortie du corps de Jahnu comme du sein d’une mère, tu porteras désormais le nom de Jâhnavî, fille de Jahnu.”
Gangâ ne rencontra plus aucun obstacle sur sa route. Elle descendit, à la suite de Baghîratha, dans le trou profond creusé par les fils de Sagara ; elle pénétra dans l’enfer nommé Rasâtala. Là, avec son eau sanctifiée par le toucher divin de Shiva, Baghîratha put s’acquitter des rites funéraires de ses soixante milles aïeux. Purifiées, rendues légères, leurs âmes bienheureuses s’élevèrent dans les cieux.
Depuis ce jour, termina Vishvâmitra, le fleuve Gange s’appelle également Baghîrathî en souvenir de Baghîratha, celui qui n’épargna aucune peine pour sauver les siens. »
Pendant ce récit, le Soleil, entouré d’un nuage de poudre d’or, avait glissé lentement vers l’horizon.
« Le roi du jour se couche, murmura Vishvâmitra ; dirigeons nos prières du soir vers Gangâ, le divin fleuve, conduit par ton ancêtre du séjour des immortels sur la terre des hommes. »
Notes :
1 — Ashvamedha. Sacrifice réservé au roi, lui permettant d’assurer sa prospérité et la longévité de sa lignée.
2 — Indra, roi des dieux, seigneur du ciel.
L’histoire des reliques du Bouddha du stūpa de Piprahwa est une histoire folle à laquelle on a du mal à apporter du crédit, mais tout y est authentique malgré une accumulation de faits absolument improbables.
Tout commence dans la banlieue de Londres, dans une petite maison modeste d’un quartier tout aussi modeste, à la porte de laquelle on trouve une inscription dans une langue qu’on ne parle qu’à des milliers de kilomètres de là, dans ce qui reste des Indes… Sous un escalier, une boîte en bois, une cantine militaire en réalité, une vieille cantine provenant d’un héritage… Ce n’est pas l’histoire d’Harry Potter, mais ça commence presque pareil. L’homme qui garde ce trésor s’appelle Neil Peppé (même le nom de cet homme est improbable…), il est le petit-fils d’un certain William Claxton Peppé, un ingénieur et régisseur britannique vivant aux Indes, dans l’actuelle province de l’Uttar Pradesh (उत्तर प्रदेश), à la suite de son père et de son grand-père qui a fait construire la demeure familiale de Birdpore (actuelle Birdpur), un minuscule état créé par le Gouvernement Britannique.
Neil Peppé avec les joyaux trouvés par son grand-père dans le stupa de Piprahwa
Charles Allen examinant les joyaux de Piprahwa
Dans cette cantine, des photos de son grand-père, mais ce n’est pas réellement cela qui nous intéresse. Dans cette petite maison se trouve en réalité un trésor inestimable ; certainement un des plus petits musées du monde abrite, enchâssés dans de petits cadres vitrés, des perles, des fleurs en or, des restes de joyaux disséminés, des verroteries, de petites fleurs taillées dans des morceaux de pierres semi-précieuses, le tout provenant d’une excavation réalisées par le grand-père de Neil en 1897 dans le stūpa de Piprahwa, à quelques kilomètres de Birdpore. L’homme, qui n’est pas exactement archéologue, décide avec quelques uns de ses ouvriers, de percer un tumulus isolé en son point le plus haut. Ce qu’il découvre là, c’est une construction en pierre qui se révèle être un stūpa, ce qui était bien son intuition première. Après avoir dégagé les pierres de la construction, il tombe sur ce qui ressemble à un caveau, dans lequel il trouve un sarcophage qu’il se décide à ouvrir. Son intuition, la même que celle qui l’a poussé à entreprendre ces travaux, lui dit qu’il est en présence d’un trésor fabuleux. Dans le cercueil de pierre, il trouve cinq petits vases, cinq urnes comme on en trouve d’ordinaire dans la liturgie hindouiste, cinq objets façonnés modestement, et disséminées tout autour de ces objets, les perles et les verroteries que Neil exhibe fièrement dans ses cadres en verre. Il trouve également de la poussière dans laquelle sont éparpillés des morceaux d’os. Étrange découverte.
Stupa de Piprahwa
Reliques de Bouddha trouvées dans le stupa de Piprahwa
William Claxton Peppé est persuadé d’avoir trouvé un vrai trésor et pour se faire confirmer sa découverte, il décide d’en informer deux archéologues travaillant à une trentaine de kilomètres de là. Le premier, Alois Anton Führer, se déplace immédiatement après avoir posé une question à Peppé. Ce qu’on ne sait pas encore, c’est que Führer, cet Allemand travaillant à la solde du Gouvernement Britannique, est en réalité tout sauf archéologue. Même s’il a découvert de nombreux sites d’importance, c’est en réalité un escroc qui a falsifié certaines pièces ayant moins d’intérêt qu’elle n’en avaient après son passage. Si Führer se décide à se déplacer si rapidement, c’est parce qu’il a demandé à Peppé s’il y avait une inscription sur un des objets. Peppé ne s’était même pas posé la question, mais il remarque alors qu’un des petits vases porte une inscription dans une langue qu’il ne connaît pas. Il en reproduit fidèlement l’inscription. S’ensuit alors une période trouble pendant laquelle on accuse Führer d’avoir lui-même écrit sur le vase et d’avoir falsifié une fois de plus ces pièces. Mais l’homme est un piètre sanskritiste et l’inscription est suffisamment ancienne pour que l’homme ne connaisse pas cette langue. L’inscription est un peu maladroite, son auteur n’a pas eu assez de place pour tout noter et une partie de la phrase continue en tournant sur le haut de la ligne. Il y est dit : « Ce reliquaire contenant les reliques de l’auguste Bouddha (est un don) des frères Sakya-Sukiti, associés à leurs sœurs, enfants et épouses. » Ce qui fait dire aux spécialistes que ces reliques sont authentiques, c’est que le mot sanskrit utilisé pour désigner le mot reliquaire n’est utilisé nulle part ailleurs sur le même genre d’objets. Ce qui est certain, c’est que Führer n’aurait lui-même jamais pu connaître ce mot.
Mais alors, si ces reliques sont authentiques, qu’est-ce qui permet aux scientifiques d’affirmer que ces objets ont bien été ensevelis avec les restes du Bouddha ? Dans la tradition, le Bouddha Shakyamuni (« sage des Śākyas, sa famille et son clan ») a été incinéré et ses cendres réparties dans huit stupas. Afin de prendre un raccourci bien commode qui nous permettra de mieux comprendre l’inscription, voici l’histoire (source Wikipedia) :
Le Bouddha mourut, selon la tradition, à quatre-vingts ans près de la localité de Kusinâgar. Il expira en méditant, couché sur le côté droit, souriant : on considéra qu’il avait atteint le parinirvāṇa, la volontaire extinction du soi complète et définitive. Le Bouddha n’aurait pas souhaité fonder une religion. Après sa mort s’exprimèrent des divergences d’opinions qui, en l’espace de huit siècles, aboutirent à des écoles très différentes. Selon le Mahāparinibbāṇa Sutta, les derniers mots du Bouddha furent : « À présent, moines, je vous exhorte : il est dans la nature de toute chose conditionnée de se désagréger — alors, faites tout votre possible, inlassablement, en étant à tout moment pleinement attentifs, présents et conscients. » Selon ce même sutra, son corps fut incinéré mais huit des princes les plus puissants se disputèrent la possession des sarira, ses reliques saintes. Une solution de compromis fut trouvée : les cendres furent réparties en huit tas égaux et ramenées par ces huit seigneurs dans leurs royaumes où ils firent construire huit stūpas pour abriter ces reliques. Une légende ultérieure veut que l’empereur Ashoka retrouva ces stūpas et répartit les cendres dans 84 000 reliquaires.
Nous voilà à peine plus avancés. Seulement, en y regardant de plus près, les datations du stupa révèlent que celui-ci a été construit entre 200 et 300 ans après la mort du Bouddha, située entre 543 et 423 av. J.-C., ce qui correspond à l’époque à laquelle vécut le roi Ashoka (अशोक). L’inscription du vase elle-même correspond à une langue qui n’était pas encore utilisée à l’époque de la mort de Bouddha. Il y a donc un creux qu’il faut expliquer. Entre 1971 et 1973, un archéologue indien du nom de K.M. Srivastava a repris les fouilles dans le stupa et y a trouvé une autre chambre, dans laquelle se trouvait un autre vase, de conception similaire à celle du vase sur lequel se trouve l’inscription. Dans ce vase, des restes d’os datés de la période de la mort du Bouddha… Le faisceau de preuves est là. Le stupa est un des huit stupa contenant bien les restes du Bouddha, retrouvé par le roi Ashoka et modifié ; il a reconstruit un stupa par-dessus en conservant la construction initiale ; le sarcophage dans lesquels ont été retrouvés les cendres et les bijoux déposés en offrande est caractéristique des constructions de l’époque du grand roi.
Une question demeure. Pourquoi ces lieux de cultes ont-ils disparus de la mémoire des hommes alors que le bouddhisme a connu une réelle expansion depuis le nord de l’Inde ? Simplement parce que la doctrine du Bouddha a longtemps été considérée comme une hérésie par les hindouistes qui se sont livrés par vagues successives à des expéditions iconoclastes, suivis par les musulmans.
L’histoire ne s’arrête pas là. Les autorités britanniques, affolées par l’histoire pas très reluisante d’Anton Führer et de ses falsifications archéologiques, ont eu peur que l’affaire des reliques du Bouddha ne suscite des soulèvements de populations et ont offert en secret une partie de ces reliques (l’autre partie a été laissée à William Claxton Peppé) en guise de cadeau diplomatique au roi de Siam Rama V (Chulalongkorn), qui les fit inclure dans la construction du chedi du temple de la Montagne d’or à Bangkok (Wat Saket Ratcha Wora Maha Wihan, วัดสระเกศราชวรมหาวิหาร). Cent onze ans après ce don, les reliques du Bouddha ont été confiées à la France en 2009, lesquelles ont été déposées à l’intérieur de la pagode bouddhiste du bois de Vincennes.
Afin de comprendre l’histoire dans son intégralité, on peut revoir le documentaire racontant l’enquête de l’écrivain Charles Allen, diffusé il y a quelques temps sur Arte.