Jan 21, 2018 | Pipes d'opium |
Où il est question d’un poète indien, d’une femme chinoise qui n’a jamais existé, des paroles du Bouddha et d’une chanteuse islandaise qui chante à la manière des scaldes.
Première pipe d’opium. Rabindranath Thakur dit Tagore (রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর), prix Nobel de littérature en 1913. Des mots trouvés au hasard dans les pages d’Élodie Bernard, que je ramène dans mon giron, des mots attrapés au vol, pour ne pas les perdre. On ne connait pas assez ces auteurs asiatiques…
J’essaie avec toute mon âme altérée d’une soif inapaisable de pénétrer ce mince mais insondable mystère, comme ces étoiles qui épuisent les heures, nuit après nuit, espoir de percer le mystère de la sombre nuit avec leur regard baissé qui ne dort pas et ne clignote pas.
Rabindranath Tagore, Gitanjali, l’offrande lyrique
Gallimard, 1971
Deuxième pipe d’opium. Tăng Tuyết Minh (Zēng Xuěmíng), la femme qui n’avait jamais existé. Dans la longue réécriture de l’histoire à laquelle s’est adonnée le peuple vietnamien pendant de longues années d’errances communistes (n’en est-on pas encore là aujourd’hui ?), il existe une histoire que j’ai découverte cet été tandis que je m’apprêtais à rendre visite à la dépouille immortelle de l’oncle Hồ… Celui qui fut le grand révolutionnaire, encore adulé aujourd’hui, d’un Vietnam fracturé par une guerre civile qui laisse encore des traces de nos jours, fut marié dès 1926 à une jeune fille chinoise et catholique de Guangzhou mais il furent séparés six mois plus tard tandis que Hồ Chí Minh pris la fuite suite au coup d’état des nationalistes mené par Tchang Kaï-chek. Malgré des tentatives nombreuses de l’une et de l’autre, les époux ne furent jamais réunis et tandis que Hồ s’éteignit en 1969, Tăng Tuyết Minh mourut en 1991 à l’âge de 86 ans. A ce jour, le gouvernement vietnamien fait toujours son possible pour que cette histoire d’amour ne figure pas au titre de l’histoire officielle, de la même manière qu’il est jeté un voile sombre sur les relations sexuelles qu’entretenait le leader avec des jeunes filles à peine pubères… D’ailleurs, c’est bien simple, Tăng Tuyết Minh n’a jamais existé…
Troisième pipe d’opium. Le Bouddha Shakyamuni a dit Celui qui interroge se trompe. Celui qui répond se trompe. Alors je ne m’interroge plus, je laisse faire, mais devant l’impassibilité du bouddhiste qui, pris dans le Mahāyāna, a cette fâcheuse tendance à ne pas vouloir déroger à l’ordre du monde établi et finit par tomber dans une sorte de fatalisme qui ne me convient pas, je cherche jour après jour à sortir du saṃsāra. Est-ce que ça compte vraiment si c’est soi-même qu’on interroge ? Et puis après tout, quel mal y a‑t-il à vouloir sortir des cadres, surtout s’il est question de religion ? Je suis dans un état transitoire, pris entre l’envie de partir pour retrouver les sensations à présent disparues et l’envie de rester et de construire quelque chose ici, toujours dans un écart insoluble, alors je tente de retrouver au travers de mes carnets de voyage les lieux et les sensations, je reconstruis, je réélabore le voyage en imaginant ce qu’il aurait pu être. Je me souviens de mon troisième voyage en Turquie, en pleines émeutes du parc Gezi, dernière fois où j’y ai mis les pieds — le manque —, je me souviens des heures chaudes dans le parc historique de Sukhothai que je parcourais à vélo le long des larges avenues vides et entre les murs du Wat Si Chum — le manque —, je me souviens de Hanoï avec ses rues bruyantes et les vendeurs de rue assoupis sur le trottoir pendant que je me reposais sur les bords du lac de l’épée restituée, je me souviens de la moiteur du matin à Chiang Mai quand je sortais de ma chambre d’hôtel en même temps que les moines du Wat Chedi Luang et les chiens errants, au temps où dormir était une option inefficace — le manque. Mon corps a goûté les plaisirs de cette chair qui reste ancrée en moi comme le nom de Chulalongkorn.
Quatrième pipe d’opium. Björk. Un amour de jeunesse qui m’accompagne depuis 1996 tandis que je découvrais avec un peu de retard l’album Debut. Jusqu’au jour où vous vous rendez compte que le nom de celle que vous appeliez de la même manière qu’une marque de produits alimentaires bio doit finalement se prononcer Beyerk…
Björk c’est avant tout la ríma (rímur au pluriel), cette poésie scaldique venue d’Islande et qui se base sur une versification allitérative, comme le sont les plus anciens textes anglo-saxons comme Beowulf par exemple. La manière de réciter les rímur consiste à bien décoller les syllabes pour une compréhension aisée. Dans les chansons de Björk, on retrouve exactement cet art et cette diction toute particulière (on l’entend particulièrement bien dans cet extrait d’une émission de télévision islandaise où elle chante Unravel, simplement accompagnée d’une épinette), avec son anglais teinté d’un accent islandais dont elle n’arrivera jamais, et c’est tant mieux, à se départir.
https://youtu.be/yDYMfm0JQOE
Nous sommes le 21 janvier 2018, les arbres nus dégoulinent d’une pluie qui s’insinue partout et le soleil semble avoir disparu pour toujours. Cela me rappelle la lecture d’un livre somptueux mais triste, datant de 1937 et écrit par l’écrivain helvète Charles-Ferdinand Ramuz, Si le soleil ne revenait pas. Mais il reviendra, c’est écrit dans les livres. Personne n’a dit que ce sera facile, mais il reviendra.
Read more
Aug 25, 2017 | Archéologie du quotidien |
Si j’avais été élevé dans le Sud-est asiatique, j’aurais dit, sur un ton presque détaché, un léger sourire au coin des lèvres et le goût de l’euphémisme chevillé au corps, que cette année a ressemblé à l’année de toutes les déconvenues. « Déconvenue…» Voici un mot qui en lui-même, quel que soit le niveau où l’on se trouve, constitue le plus élevé des euphémismes, c’est comme une sorte de parangon transcendantal.
« Les grands voyages ont ceci de merveilleux que leur enchantement commence avant le départ même. On ouvre les atlas, on rêve sur les cartes. On répète les noms magnifiques des villes inconnues… » Joseph Kessel.
Dans mes rêveries aéroportuaires, j’ai vu des noms de villes inconnues apparaître sur les tableaux d’affichage de Bangkok : Mascate, Chittagong, Shanghai, Guangzhou, Hong Kong, Hô-Chi-Minh-Ville, Vientiane… Des villes inconnues, que je ne connais pas, dont la seule idée que j’ai n’est qu’un nom dont je ne connais même pas l’origine. Même si je ne les avais déjà fréquentées, elles me seraient toujours autant inconnues et leur nom continuerait de me faire rêver. Je ne connais rien. Je ne suis qu’un puits sans fond, sans connaissance, sans certitude.
Lorsque je suis arrivé à Hà Nội, la ville entre les fleuves, j’ai vite chercher à en étudier la carte pour me repérer. Lorsque j’arrive dans une grande ville, je cherche les quartiers qui selon leur urbanisation peuvent présenter quelque intérêt à mes yeux, avec mes préjugés bien profondément enfouis d’Occidental perverti. Souvent je me trompe. Je me suis vite aperçu que la rue dans laquelle j’avais posé mes valises, Hàng Bông, l’ancienne rue du coton, était un des axes majeurs, malgré sa largeur toute relative si on la compare aux avenues que l’on trouve sur les principales artères d’une ville asiatique, menant au quartier des 36 corporations. Ce nom m’a fait rêver pendant quelques jours avant que je n’y mette les pieds. Comble du désespoir, j’ai continué à chercher l’entrée du quartier alors que cela faisait bien une demi-heure que je m’y étais enfoncé, ne comprenant pas où se trouvaient les limites de ce quartier qui finalement n’existe que dans les guides touristiques. Ici, c’est simplement l’ancien quartier. Parce qu’il n’y a pas d’immeubles et qu’on y a gardé l’ancienne voirie, celle dessinée par le regroupement des 36 corporations qui n’existent plus depuis bien longtemps. On trouve encore ça et là des îlots de boutiques délabrées, au charme antique et désuet, vendant encore ce que plus personne n’achète. Ici et là, des personnes âgées largement en âge d’être cajolées par leur famille continuent à tenir leur échoppe comme on le faisait au début du siècle précédent, dans un ordre calculé ; les petites pharmacies traditionnelles continuent de conserver leurs potions aux noms peu évocateurs et à l’aspect étrange dans des bocaux, tous bien rangés derrière le verre boursoufflé des vitrines qui sont en réalité bien plus des armoires ou des vaisseliers d’un autre âge. Les boutiques plus modernes vivent dans une espèce de fatras incohérent tout simplement étourdissant. Je me sens étrangement bien dans cette antique ville de Hà Nội, que j’ai mis un point d’honneur à sillonner pendant quatre jours, découvrant sans cesse de nouvelles boutiques, ici un temple qu’un simple lampion chinois délavé par le soleil mais encore teinté de rouge signale sur le bord du trottoir, ici un immeuble antique au balcon de bois mangé par une colonie d’orchidées qui n’ont aucun mal à pousser dans la touffeur et la chaleur de la capitale. Je me suis senti à la fois bien et désespéré de découvrir encore un territoire que je n’allais pas avoir le temps de laisser m’envelopper pour en tomber malade. Hà Nội touchée une fois de plus par une épidémie de dengue… incite à se barbouiller de lotion anti-moustiques survitaminée. Il n’y a aucune raison, mais je suis passé au travers du tamis. Le voyage c’est cet instant où on tombe malade de ce qui nous entoure, une maladie rare, orpheline, et incurable. Douloureuse, mortelle, envahissante et surtout très addictive. Rien ne saurait vouloir me faire sortir, moi le valétudinaire, de cette torpeur infernale qui me saisit à chaque fois.
Un tourbillon ne dure pas toute la matinée.
Une averse ne dure pas toute la journée. Lao Tseu
Avalokiteśvara, le bodhisattva de la compassion, « seigneur qui observe depuis le haut », dont le nom est invoqué par la formule ॐ मणिपद्मेहूम्, m’accompagne encore par sa présence lénifiante, comme une nouvelle drogue venant contrecarrer une autre, toute aussi puissante. Ici Bouddha est minoritaire, supplanté par une religion dont je défie qui que ce soit de me dire en quoi elle consiste. C’est à n’y rien comprendre. Je reste pantois, dans la chaleur étouffante d’une vieille maison transformée en temple, devant la profusion d’idoles chinoises, de poupées aux vêtements de satin ornés de motifs chinois, de fruits consacrés dont la fameuse main de bouddha, fruit improbable, cédrat protéiforme curieux qui n’a pour moi guère plus de sens que les bouteilles d’eau minérale ou les vases vides, que les lampes à pétrole allumées, que les ex-voto lardées d’inscriptions chinoises, que les multiples objets entassés dont l’entassement a priori aléatoire me donne littéralement la nausée, ne reconnaissant rien, ne posant plus de sens sur quoi que ce soit tellement ce monde est vide de toute signification pour moi. C’est comme tenter de retrouver les différents sens des objets jetés sur une nature morte hollandaise du XVIIè siècle. On finit par abandonner, terrassé par la fatigue et la chaleur, et je ressors du réduit qui y mène, harassé, débordant d’un épuisement né dans le creux de mon ignorance. On croit sans arrêt en apprendre plus, on se retrouve en fin de compte plongé dans la fange de sa propre fatuité.
Le voyage m’a fatigué plus que je ne l’avais imaginé. La Thaïlande m’a apporté le réconfort d’une absence de sens, parce qu’à un moment donné, j’ai tout fait pour cesser de comprendre, me laissant porter par mes propres errances, par mes propres défaillances, tentant en vain et encore de ne pas perdre la face… Plutôt mourir que de perdre la face. Combien de fois n’ai-je pas lu ces mots ? C’est incompréhensible vu de notre Europe tout aussi millénaire qu’une Asie aux codes plus profonds, plus complexes que les nôtres. Plonger au Vietnam m’a convaincu qu’il me faudrait y retourner, mais pas tout de suite. J’ai besoin d’absorber tout ça, de me l’approprier. Écoute la sage voix du Tao qui t’es enseignée :
L’univers est pareil à un soufflet de forge ;
vide, il n’est point aplati.
Plus on le meut, plus il exhale,
plus on en parle, moins on le saisit,
mieux vaut s’insérer en lui. Lao Tseu
Je ne voyagerai pas de sitôt, plus rien n’a de sens dans les ailleurs que je transgresse. J’ai besoin de me replier comme ces petits carrés de papier japonais, besoin de faire un arrêt, d’écrire tout ça, de le transformer en une ignorance parfaite, de me vider, de purger mes émotions autant que les étranges moments que j’ai crû magiques et qui se sont brusquement changés en inquiétantes missions. A l’arrêt sur un banc face au lac Hoan Kiem, le lac de l’épée restituée, à côté d’une dame âgée qui me fait signe de m’asseoir à ses côtés, écrasé de chaleur et transpirant comme jamais, nous échangeons quelques mots dans un langage fait de signes, elle me fait signe qu’il fait chaud et qu’elle est fatiguée ; elle a posé son vélo à côté et prend le temps de souffler. Dans son uniforme de tissu vert et avec son visage de grand-mère attendrissante, elle me fait comprendre qu’elle a mal au genou et pousse l’impudeur jusqu’à relever la jambe de son pantalon pour me montrer l’articulation gonflée, puis fait signe qu’il la fait souffrir. Pauvre de moi, je la plains intérieurement sans vraiment savoir pourquoi jusqu’à ce que, idiot que je suis, je me rende compte qu’elle était en train de quémander de l’argent pour se faire soigner. Est-ce vraiment cela que je suis venu chercher ?
Contre toute attente, j’ai besoin de partir en retraite. Je me satisferai de peu, vivant chichement, revenant sur moi-même quelques temps. Un peu de silence, un peu de chaleur, beaucoup de vide.
J’aimerais mourir comme la femme du bazar sur une nappe propre, bien fraîche, une pipe de bonne drogue entre les lèvres. Quand je sentirai que je m’en vais, je demanderai cela à Tsin-ling, et il pourra toucher mes soixante roupies, régulièrement, un mois après l’autre, aussi longtemps qu’il lui plaira. Alors je m’étendrai bien tranquille et à l’aise, pour regarder les dragons noirs et rouges combattre ensemble leur dernier grand combat ; puis…
Rudyard Kipling, The Gate of a Hundred Sorrows, 1884
Read more
May 31, 2017 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Mogao (莫高窟), grottes d’une hauteur inégalée, Dunhuang (敦煌市) ou Touen-Houang, et tous les noms qui y sont associés, Nikolaï Mikhaïlovitch Prjevalski, celui qui donna son nom au cheval des steppes, au rougequeue et à la ligulaire de Chine, Sir Aurel Stein, Paul Pelliot, l’abbé Wáng Yuánlù, mais aussi le lac et l’oasis du Croissant de Lune, Yueyaquan (月牙泉) voici ce qui constitue un des univers les plus fascinants dans l’histoire de la Chine, ou plutôt de cette région du monde aujourd’hui rattachée à la Chine, non seulement à cause de l’objet lui-même de la découverte, mais également de ce qu’on peut appeler un pillage en bonne et due forme, du fantasme de découverte lié à cet endroit hors du commun et de l’étrange silence qui est fait aujourd’hui sur les manuscrits qui y ont été trouvés.
Oasis du Croissant de lune — Yueyaquan. Photo © Feel planet
A deux pas du désert de Gobi, dans une oasis aux falaises élevées, la pierre est creusée de 492 chapelles bouddhistes dans lesquelles sont peintes des fresques somptueuses, où l’on trouve des statues colossales du Bouddha, mais bien au-delà de ces trésors inestimables dont l’émergence se situe entre le IVe et le XIVe siècles, que la sécheresse du désert a pu maintenir en très bon état, une des plus superbes découvertes de l’histoire de l’humanité y a été faite par un Anglais dont le nom résonne encore comme l’apogée de la traîtrise aux oreilles des Chinois, Sir Aurel Stein. Dans une des grottes, il découvre en 1907 une bibliothèque murée dont le mur de brique finit par être abattu ; la découverte y est colossale. Près de 50000 documents, objets, statues, bannières s’y trouvent déposés depuis une date antérieure au XIe siècle. Stein, n’ayant que peu de temps devant lui, arrive à marchander quelques manuscrits, dont le célèbre Soûtra du diamant. Finalement, entre ses deux expéditions, il prélève près de 20000 documents et objets. Après lui, en 1908, le Français Paul Pelliot emporte 10000 objets, dont des textes nestoriens et des traductions en chinois de textes d’inspiration chrétienne. C’est la découverte de cette grotte, communément appelée grotte 17 que nous raconte Peter Hopkirk.
Wáng Yuánlù, gardien des grottes de Dunhuang
Stein écrivit : « Je n’avais rien d’autre à faire qu’attendre. »
Pas pour longtemps, ainsi que la suite devait le prouver. Pus tard, au cours de cette nuit-là, Chiang entra silencieusement dans la tente de Stein et sortit avec excitation plusieurs manuscrits cachés sous son manteau. Stein vit du premier coup d’œil que ces textes roulés étaient très anciens. Les dissimulant à nouveau sous ses vêtements — car le prêtre avait insisté pour que cela se passe dans le plus absolu secret — Chiang s’esquiva et rejoignit discrètement sa petite cellule de moine située au pied d’un gigantesque Bouddha assis taillé dans la paroi de la falaise. Il passa le reste de la nuit absorbé dans ces manuscrits, s’efforçant d’identifier ces textes et de déterminer leurs dates. A l’aube, il revint sous la tente de Stein, « son visage exprimant à la fois le triomphe et la stupéfaction ». Transporté de joie, il lui déclara que ces traductions chinoises de soûtra bouddhistes portaient des colophons qui permettaient d’établir que ces textes avaient été traduits par Hsuan-tsang lui-même d’après des manuscrits originaux qu’il avait rapporté de l’Inde.
Il s’agissait d’un extraordinaire présage — « signe divin », comme le qualifiait Stein — que même cet homme inquiet qu’était Wang ne pourrait manquer de reconnaître. En effet, lorsque le petit prêtre avait prélevé de sa chambre secrète ces manuscrits-là, il ne pouvait absolument pas savoir que ces documents étaient directement liés à Hsuan-tsang. Chiang s’empressa de lui annoncer la nouvelle. Il assura à Wang qu’il ne pouvait y avoir qu’une explication : au-delà de sa tombe, Hsuan-tsang avait lui-même choisi ce moment pour révéler ces textes bouddhistes sacrés à Stein, « afin que son admirateur et disciple de l’Inde lointaine », puisse les rapporter d’où ils étaient venus. Chiang n’eut pas besoin d’insister davantage. Le dévot prêtre n’était pas près d’oublier ce présage. En quelques heures, le mur qui bloquait la niche où se trouvaient les manuscrits était abattu, et avant la tombée du jour, Stein scrutait la chambre secrète à la lumière de la rudimentaire lampe à huile de Wang. Cette scène en rappelle une autre qui s’était déroulée quinze ans auparavant, lorsque Howard Carter contempla la tombe de Toutânkhamon à la lueur vacillante d’une bougie.
En tant qu’archéologue, Stein ne pouvait qu’être bouleversé par ce qu’il voyait. « Ce que me révéla cette petite pièce avait de quoi me faire écarquiller les yeux, raconta-t-il ». Amoncelés en plusieurs couches, sans aucun ordre, apparurent à la faible lueur de la petite lampe que tenait le prêtre la masse compacte que formaient ces énormes paquets de manuscrits qui s’élevaient jusqu’à trois mètres de haut et remplissaient, ainsi que des mesures ultérieures le prouvèrent, un espace de près de cent cinquante mètres cubes. C’était selon les mots de Leonard Woolley, l’homme qui avait découvert Ur, « une première archéologique sans précédent ». Le Times Literary Supplement déclara que « seuls quelques rares archéologues ont fait une aussi extraordinaire découverte ».
Au fur et à mesure que leur travail quotidien se poursuivait, étaient extraits de la chambre secrète non seulement d’innombrables manuscrits en chinois, sanskrit, sogdien, tibétain, turc oriental, runique, ouighour, révélant aussi des langues inconnues, mais encore une riche moisson de peintures bouddhiques. A leur extrémité triangulaire et à leurs banderoles flottantes, Stein reconnut tout de suite que quelques-unes étaient des bannières de temples, et d’autres des peintures votives destinées à être accrochées au mur. Toutes étaient peintes sur une soie extrêmement fine ou sur du papier. Beaucoup étaient très froissés, leur plis semblaient « repassés » à certains endroits, parce qu’elles étaient restées pendant neuf siècles sous le tas de manuscrits. Plutôt que dans leur qualité, l’importance de ces peintures résidait dans leur ancienneté — et donc dans leur rareté. Les peintures de la dynastie T’ang, auxquelles toutes celles-ci appartenaient, sont extrêmement rares, de même que celles provenant d’ateliers locaux comme ceux des oasis. La plupart des peintures furent détruites au milieu du IXe siècle lors d’une vague d’anticléricalisme qui eut pour conséquence la fermeture ou la destruction de quelque quarante mille temples et sanctuaires bouddhiques dans toute la Chine. Par chance, Touen-houang tomba aux mains des Tibétains en 781 apr. J.-C. et en resta en leur possession pendant les soixante-sept années suivantes. Ses temples et ses sanctuaires échappèrent ainsi à la destruction perpétrée dans toute la Chine à cette époque.
Certaines bannières trouvées parmi les manuscrits étaient si longues, lorsqu’elles furent dépliées, que des spécialistes pensèrent qu’elles avaient été spécialement conçues pour être suspendues en haut des falaises de Touen-houang. Stein ne put dérouler la plupart des peintures sur soie qu’il trouva, tant le poids écrasant des manuscrits sous lesquels elles avaient été ensevelies durant des siècles les avaient comprimées et transformées en petits paquets fragiles et durs. Plus tard, avec une dextérité de chirurgiens neurologues, des spécialistes réussirent à les déplier dans les laboratoires du British Museum, après les avoir traités chimiquement. Cette opération dura sept ans.
Peter Hopkirk, Bouddhas et rôdeurs sur la route de la soie
Picquier poche
Paul Pelliot dans la grotte 17 à Mogao
Si les découvertes de Pelliot sont aujourd’hui conservées au Louvre et au Musée Guimet, celles de Stein sont disséminées entre Londres et New Delhi. Le British Museum, loin de faire honneur à un de ses plus extraordinaires découvreur n’expose, à part le soûtra du diamant, que quelques manuscrits trouvés dans la grotte 17. La quasi intégralité de ces documents est actuellement conservées dans des caisses, à l’abri de la lumière… et des regards. Etrange hommage à une des plus sensationnelles découvertes de l’archéologie de la Route de la soie.
Read more
May 20, 2017 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Au cœur de la mahāprajñāpāramitā (प्रज्ञापारमिता), le corpus des œuvres littéraires du grand véhicule, mahāyāna (महायान), se trouve un des sūtras les plus connus du bouddhisme, à l’origine des grandes idées du courant chan et zen.
Après avoir entendu le Sūtra du Diamant, Huìnéng (惠能) se rend au monastère du mont de la prune jaune (黄梅山) et est assigné dans la cuisine, où il demeure six mois.
Un jour, Shénxiù (神秀), moine érudit et assistant du patriarche, écrit un poème sur un mur :
身是菩提樹, Le corps est l’arbre de l’Éveil,
心如明鏡臺。 L’esprit est comme un brillant miroir dressé.
時時勤拂拭, À chaque instant je l’époussette,
勿使惹塵埃。 Et n’y laisse aucune poussière.
Illettré, Huineng se fait lire le poème, et puis il y répond par ces vers qu’il demande à quelqu’un d’écrire à côté du précédent :
菩提本無樹, Il n’y a aucun arbre dans l’Éveil,
明鏡亦非臺。 Le miroir n’est pas dressé.
本來無一物, Puisque fondamentalement rien n’a d’existence,
何處惹塵埃。 Où de la poussière pourrait-elle se déposer ?
(source Wikipedia)
L’importance du Vajracchedikāprajñāpāramitāsūtra réside dans la symbolique du diamant, la pierre la plus dure mais aussi la plus tranchante qui soit, capable de couper toutes les autres pierres, qui, lorsqu’elle est pure peut avoir la transparence de l’eau, et fait référence à la doctrine de la vacuité qui elle, transperce toutes les autres doctrines substantielles, représente l’absence de caractère fixe et inchangeant de toute chose. Bouddha y converse avec son disciple Subhuti de la vacuité, de la préciosité du diamant qui malgré sa pureté empêche le sage d’atteindre l’éveil.
Respectueusement imprimé par Wang Jie pour être distribué gratuitement à tous, au bénéfice de ses parents, le 15e jour du 4e mois, 9e année de l’ère Xiantong. Cliquez sur l’image pour la voir en grand.
L’exégèse du sūtra demeure compliquée du fait que les traductions du sanskrit se sont diffusées dans le monde bouddhiste, jusqu’au Gandhara et au Khotan, et notamment en chinois simplifié. C’est une de ces versions que Sir Aurel Stein a découvert nichée au cœur des magnifiques grottes de Dunhuang. Si le manuscrit trouvé n’avait été qu’un simple manuscrit, il n’aurait pas été si célèbre. C’est aujourd’hui le seul manuscrit rapporté par Aurel Stein qui soit exposé au public dans les salles de la British Library, et pour cause, il est daté de 868 et se trouve être le premier document retrouvé imprimé de l’humanité, six cents ans avant les premières impressions de Gutenberg, ce qui ne renseigne absolument en rien sur les procédés utilisés à l’époque, mais peu importe, la réalité est là, il a bien été imprimé et porte aujourd’hui la cote Or. 8210/p.
Le plus célèbre manuscrit issu de la masse encombrant la pièce est sans aucun doute le Soûtra du Diamant. Sa renommée n’a rien à voir avec le texte lui-même, dont il existe d’innombrables exemplaires (il y en avait plus de cinq cents, complets ou non, qui faisaient partie du seul butin de Stein à Touen-Houang). Celui-ci semble être le plus ancien livre imprimé que l’on connaisse, fabriqué il y a plus de mille ans à partir de blocs d’impression en bois. Dans un ouvrage chinois contemporain ayant pour thème l’histoire de l’imprimerie et publié en 1961 par la Bibliothèque Nationale de Pékin, ce texte est ainsi décrit : « Le Soûtra du Diamant, imprimé en l’année 868 […], est le plus ancien livre imprimé qui existe au monde ; il est fait de sept bandes de papier jointes les unes aux autres, comprenant sur la première page une gravure d’un grand talent. » L’auteur ajoute : « Ce célèbre rouleau fut volé il y a plus de cinquante ans par l’Anglais Ssu T’an-yin [Stein] ; cet acte fait encore grincer les dents des Chinois, qui lui vouent une haine acharnée. » Ce livre est maintenant exposé au British Museum, à quelques pas du célèbre ouvrage occidental : la Bible de Gutenberg. Le rouleau de Touen-houang, qui mesure quatre mètres et huit centimètres de long, porte la date exacte du 11 mai 868 ainsi que le nom de l’homme qui le commanda et le diffusa. Cela fait de lui non pas le plus ancien imprimeur connu, ainsi qu’on le prétend parfois, mais le plus ancien éditeur.
Peter Hopkirk, Bouddhas et rôdeurs sur la route de la soie
Picquier poche
L’histoire détaillé du manuscrit sur le site du International Dunhuang Project.
Read more
Mar 12, 2017 | Ayutthaya stories, Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Sur les portulans |
Au petit matin, une odeur d’eau, de rivière mouvante, quelque chose de vivant emplit l’air. L’odeur âcre d’un feu de végétaux se répand doucement. Après le petit déjeuner, je me rendors quelques minutes sur la terrasse, où la chaleur des premiers instants me chauffe déjà la peau. Je profite quelques instants de la piscine avant de refaire ma valise qui restera toute la journée à la réception de l’hôtel. Déjà, je suis redevenu un étranger aux lieux et laisser la suite derrière moi me pince le cœur. Si peu de temps passé ici. C’est le principe du voyage ; déjà il faut repartir, tout le temps repartir, se dessaisir de ce qu’on a appréhendé pour n’en garder qu’une essence.
J’ai commandé un skylab à la réception de l’hôtel. Le petit bonhomme qui arrive ne paie de mine avec sa chemise jaune déchirée et une bouche presque entièrement édentée, mais il arbore un sourire heureux d’homme simple et jovial. Il connaît parfaitement sa ville, mais n’entrave pas un seul mot d’anglais. Ce n’est pas vraiment un problème, on réussira à s’en sortir pour se parler quand-même. Je lui demande de m’emmener à Hua Raw, à l’est de la ville. Hua Raw c’est le plus grand marché couvert de la ville, une grande halle sans charme qui abrite des centaines de commerçants, où l’on peut trouver aussi bien de quoi manger sur le pouce, que de quoi cuisiner, paniers à riz, ustensiles, mais aussi lunch-boxes, tissus, balais, réchauds, bâtons d’encens et offrandes pour les temples, coussins de paille, bref, tout ce qu’il faut pour le foyer. Je suis ébahi par la fraicheur des marchandises qu’on trouve sur les étals, malgré leur aspect peu engageant ; poissons fumés, poissons frais à la mine patibulaire, entrailles d’animaux non identifiés… des tripes, boyaux, viscères que je ne connaissais pas, s’entassent sur la glace pilée des boucheries ambulantes. On se demande à quel moment cela va se retrouver dans nos assiettes… L’odeur âcre des animaux abattus prend à la gorge, mais ce n’est pas une odeur de mort ou de pourriture, c’est plutôt quelque chose de sauvage…
Le conducteur du skylab partage avec moi un petit ballotin de fraises blanches avec un petit sachet de sucre rose pimenté. Elles sont dures et sans saveur, mais nous rions tous les deux en partageant cet en-cas incongru. Manger des fraises en Thaïlande, au bord de la route avec un chauffeur de skylab…
Une vieille dame qui tient une échoppe encombrée de tissus et d’ustensiles de cuisine rigole avec moi lorsque, je ne sais pourquoi, j’en viens à lui demander comment on prononce en thaï le mot “main” (มือ) ; elle essaie désespérément avant d’abandonner de me faire prononcer quelque chose qui ressemble à “meuuuuuuuh” en gardant les dents serrées et en faisant s’éterniser ce joli son long. Un peu plus loin, j’achète un balai recourbé en paille de riz au fils d’une vieille dame ; il parle un anglais parfait avec l’accent de l’université, mais la bosse du commerce n’est pas encore en lui. Celui que j’achète est cher (90 bahts) et me propose si je le souhaite d’en acquérir un autre beaucoup moins cher pour 50 baths (un peu plus d’un euro) parce qu’il m’explique qu’il est plus pratique.
Un peu plus loin, j’achète une petite boîte à riz tressée pour un prix tellement dérisoire que c’en est gênant, à un vieux chinois presque aveugle pour qui sourire doit être une vague notion antique, mais lorsque, comme à chaque fois que j’achète quelque chose, je lui dis merci en thaï (khop kun khrap) suivi d’un salut (sawasdi khrap), j’arrive à lui arracher un léger sourire de satisfaction presque ému. Se fouler d’apprendre quelques mots est la moindre des politesses, ce qui est toujours ressenti comme une marque d’attention dans un pays où la confrontation avec l’étranger est souvent ressenti comme une colonisation agressive.
Dans la partie du marché où l’on trouve légumes et fruits, viande et épices, ce sont surtout des musulmanes qui sont aux affaires sous les grandes plaques de tôle du toit ajouré. Elles préparent des volailles avec la méticulosité des artisanes appliquées. D’immenses ventilateurs brassent un air inexistant sous ce hangar frappé par un soleil impitoyable qui se faufile au travers des petites ouvertures et dessine sur le sol de jolis motifs terminant les rais de lumière enfumés. C’est ici que j’arriverai à trouver des petits sachets d’épices pour cuisiner le Laab-Namtok.
A l’hôtel, j’avais demandé au skylab de m’emmener au marché, puis au Wat Yai Chai Mongkhon, mais je change d’idée et lui demande de me ramener là où j’ai déjeuné hier, au Wat Ratchaburana, là où je me suis régalé de ce superbe chicken noodle. Une fois arrêté devant, il me dit avec malice avec quelques mots d’anglais que c’est très bon ici ; je lève mon pouce pour approuver en lui faisant comprendre qu’on est sur la même longueur d’ondes. Aujourd’hui, c’est une petite jeune fille d’à peine 13 ans qui fait le service, coupée au carré et lunettes rondes, son anglais est très bon. Elle me sert une soupe de poulet et nouilles aux œufs à la chinoise, légumes et coriandre, que j’agrémente de sauce soja et piment maison.
Nous repartons vers le Wat Yai Chai Mongkhon qui se trouve encore plus à l’est que le marché, au-delà de la frontière naturelle formée par la Pa Sak, dans une circulation dense à l’extérieur de la ville. Il roule à contresens pour gagner un peu de temps et enquiller l’entrée du temple. C’est aujourd’hui un jour férié, et comme tous les jours comme celui-ci, les gens se pressent dans les temples en famille, c’est ce que je remarque immédiatement en arrivant au temple où se garer devient un jeu complexe. Le petit homme me laisse devant et va garer son skylab un peu plus loin, à l’ombre des ficus, avant d’aller se payer une bière avec ses copains chauffeurs à l’abri des regards. Les bouddhistes ne sont pas censés boire de l’alcool (le cinquième précepte de la conduite morale du bouddhisme exige qu’on n’ingère pas de produits toxiques annihilant la maîtrise de soi, mais tant qu’on est maître, tout va bien, non ?).
Avant d’être un lieu de pèlerinage important, ce temple est un monastère (Wihan Phraphutthasaiyat), et sa particularité est d’accueillir également des femmes, vêtues de blanc et le crane rasé. Construit en premier lieu par le roi U‑Thong, il faut agrandi par ses prédécesseurs et consacré comme le lieu de la victoire sur les Birmans. Le ubosot est entièrement en bois et passablement ancien. La foule qui s’y presse rend l’accès compliqué, et je capitule devant la masse des pèlerins, surtout pour ne pas déranger. Je n’aime pas m’imposer comme visiteur tandis que d’autres viennent ici avant tout pour prier. Mais ce qui fait la beauté du lieu, c’est le chedi, immense, visible à des kilomètres à la ronde. De chaque côté, un immense Bouddha souriant semble assurer la sécurité du lieu.
Un peu à l’abri de la foule se trouve un immense Bouddha allongé, recouvert d’un drap orange, que deux petits vieux à la peau brunie par le soleil, tout habillés de carmin et de bordeaux, courbés comme de vieux arbres, remettent en place avec attachement et tendresse. Il se passe ici quelque chose d’étrange. Derrière la foule de ceux qui se pressent ici pour prier, bâtons d’encens et fleur de lotus retenus dans leurs mains jointes au chevet du Bouddha couché, position qui symbolise le Bouddha malade sur le point d’entrer au Parinirvāṇa, bon nombre de personnes stationnent devant les deux pieds de la statue dont les orteils sont tous, comme dans toute l’iconographie thaïlandaise, de la même longueur, et pressent de toute leur force une pièce de monnaie qu’ils tentent de faire adhérer à la pierre. L’exercice peut sembler étrange, mais aussi bizarre que cela puisse paraître, certaines des pièces s’enfoncent et restent collées dessus. Tout le monde essaie à son tour ; certains dépités de voir que leur pièce ne tient pas, s’éloignent ; d’autres qui y parviennent arborent un sourire d’extase. Si la pièce est retenue par la pierre, la chance et le bonheur sont assurés. C’est la première que je vois cette pratique en Thaïlande, c’est assez émouvant.
L’immense chedi est entouré de dizaines de statues de Bouddha, toutes recouvertes d’un linge jaune d’or aussi brillant que la soie, resplendit dans le soleil d’une journée chaude. Dans la main ouverte vers le ciel de la statue se trouve parfois une fleur de frangipanier, déposée là avec tendresse. Parfois, ce sont des amulettes en bronze posées là sur le rebord du socle. Les frangipaniers poussent dans la cour du chedi, répendant leur odeur si sucrée au pied de l’immense monument. Dans la jardin gisant au pied du chedi, de l’autre côté de l’ubosot, des maisons en bois sont les retraites de ces femmes qui sont entrées en religion, portant l’habit blanc, crane rasé ; elles vivent ici en toute quiétude, à l’abri des regards, entourées de chats et d’arbres hauts au pied desquels des petites statuettes, des arbres tressées de fils de fers et de petites pierres, des amulettes sont déposées en signe de vénération. Une plante épiphyte est enroulée autour du tronc d’un arbre, dans un morceau de tissu de couleur jaune également. Le jaune ici prend la symbolique de la renoncement aux choses matérielles et de l’humilité. Je fais le tour, comme beaucoup d’autres personnes, du beau chedi par la gauche, comme il se doit, et regarde les gens pieux en faire de même avec leur fleur de lotus dans les mains. Une jolie lumière tamisée, orangée, recouvre les jardins et les visages paisibles des Bouddha, dans l’odeur florale des fleurs de frangipaniers et l’atmosphère humide que la brique du chedi semble exhaler.
Une fois monté sur le chedi par une volée de marche extrêmement raide, la vue est exceptionnelle sur la ville d’Ayutthaya, même si on ne se trouve qu’à peine plus haut que la cime des plus grands ficus des alentours. Une niche est creusée à l’intérieur du monument, il y a fait une chaleur harassante. Sept Bouddhas trônent ici, tous recouvert de feuilles d’or que l’on vient déposer en masse sur le corps de la statue. Au centre, un puits, qui a dû contenir autrefois des trésors et des reliques, contient des centaines de pièces d’or que l’on jette ici comme dans un geste pour s’attirer la chance ; c’est aussi un symbole fort : on se déleste des biens matériels au creux de ce monument dont la forme aniconique est censée représenter le corps du Bouddha. Ceux qui ont la chance de monter jusqu’à cet endroit sont empreints d’une ferveur tout particulière.
A l’écart du temple, une petite maison censée représenter un temple contient des dizaines de peluches de Doraemon, un personnage de mangas japonais qui n’est autre qu’un chat-robot qui voyage dans le temps. On se demande déjà pourquoi ce personnage est aussi connu ici, mais d’ici à le voir sanctuarisé dans un temple bouddhiste, on se rend compte à quel point la religion prend des formes un peu élargies.
A l’écart du temple, quand je rejoins le skylab, je tombe sur une petite fille qui ouvre les gros boutons des fleurs de lotus pour en faire de belles choses, pliées et repliées, avec une agilité dont elle est très fière. Elle me fait un grand sourire tandis que je la filme.
La foule se presse encore à l’entrée du temple et la circulation reste très dense, même à l’écart de la ville. Le petit véhicule se fraie un passage entre les voitures pour m’emmener au Wat Lokayasutharam (วัดโลกยสุธาราม), qui n’a plus de temple que le nom. En réalité, l’immense Bouddha couché est tout ce qui reste du temple. Tout le reste est tombé à terre, fortement endommagé. Le prang est en très mauvais état et tout autour, il ne reste plus que les socles et six pierres en forme d’orchidées plantées devant le monument principal ; ce sont les symboles anciens, protecteurs, dont le nom m’échappe encore et toujours. Ce lieu est réputé pour son Bouddha couché qui a été maintes fois restauré et dont les dimensions en font un des plus imposants de Thaïlande ; 42 mètres de long pour 8 mètres de haut. Bien évidemment, celui du Wat Pho le surpasse largement, mais celui-ci est en plein air, directement sous le soleil ; un petit plateau d’offrandes lui est consacré. Je ne sais pas si c’est parce que l’heure commence à être avancée, mais il n’y a personne alentour. Seuls quelques Thaïs trainent encore dans les environs tandis que le soleil décline.
Il va être temps de retourner à l’hôtel pour récupérer ma valise et repartir ce soir-même. Auparavant, le chauffeur du skylab s’excuse platement, mais il doit absolument s’arrêter sur un tout petit marché enfumé près du Bouddha couché. Il est en réalité parti s’acheter deux brochettes de poulet qu’on lui enfourne dans un sachet plastique et qu’il dévore en ne tenant plus son guidon que d’une main. Il se marre d’un air désolé en montrant qu’il commençait à avoir faim.
Dans le centre de la ville, près du quartier général des éléphants, là où les cornacs vêtus de rouge et de noir comme les soldats Thaïs du XIXè siècle, lavent leurs montures à grande eau et les nourrissent, il existe un petit marché tout en longueur où l’on trouve toutes sortes de bondieuseries et d’ustensiles de cuisine sous les tôles basses chauffées par le soleil. A l’heure qu’il est, tout ferme, et je me résigne à partir sans d’avoir pu jeter un coup d’œil. Je me console comme je peux en me disant que de toute façon, quasiment tout ce qu’on trouve ici est fabriquée en Chine.
Avant de retourner chercher ma valise, je demande au chauffeur de m’amener à Chao Phrom, un marché, ou plutôt un centre commercial qui se trouve à l’est de la ville, non loin de la rivière. Tout est en train de fermer. L’ambiance du marché me rappelle Pasar Beringharjo à Yogyakarta. Les vendeurs de légumes sont les derniers à fermer, mais avec la chaleur qu’il a fait aujourd’hui, il ne reste plus sur les étals que de vieilles choses vertes, molles et flétries. En ce jour férié et à cette heure du jour, il ne reste plus grand-chose d’ouvert. La dernière image que j’aurais d’Ayutthaya, ce seront d’immenses boulevards vidés de leurs voitures, ville de province, calme et sans bruit de circulation, tandis que le skylab me ramène à l’hôtel. Le petit chauffeur avec qui j’ai passé la journée me demande 600 bahts, soit la moitié de ce que je lui dois puisque normalement je le paie à l’heure… je fronce les sourcils et trouve ça bizarre de lui devoir aussi peu mais je m’exécute. Il reviendra dix minutes plus tard en s’excusant auprès de la réception pour demander le reste. Je lui donne le reste, et même plus pour le remercier de cette belle journée avec lui dans la ville qu’il connaît parfaitement.
Je me barbouille d’anti-moustiques, commande un Chang beer qu’on me sert dans le patio de l’hôtel et j’attends mon taxi qui doit arriver vers 19h30 pour m’emmener à Bangkok. Lorsqu’il arrive, il s’excuse de son retard et file aux toilettes en se marrant. Nous nous marrons bien quand il revient et qu’il me dit qu’il avait une urgence…
Le taxi est une grosse bagnole, un mini-van Nissan super confortable qui parcourt les quatre-vingts kilomètres qui me séparent de Don Mueang dans une atmosphère feutrée et climatisée qui n’est pas sans apaiser le feu d’un soleil brûlant qui s’est amusé à tatouer ma peau blanche tout au long de la journée. Il me dépose dans un quartier miteux près de l’aéroport, dans la nuit crasseuse et bordélique, au pied de l’hôtel non moins miteux que j’ai choisi pour être près de l’aéroport. La réceptionniste, une femme revêche et grasse qui me fait penser à Germaine dans Monstres et Cie, aimable comme une porte de prison, me donne la clé d’une toute petite chambre à peine assez grande pour passer entre le mur et le lit. La climatisation, nécessaire dans cette cage à lapins, ne fonctionne presque pas et émet un souffle bruyant que je vais devoir supporter toute la nuit ; la température ne descendra pas en dessous de 29°C. Après avoir posé ma valise, je tente de trouver un petit restaurant dans le quartier, mais même les indications que je trouve sur le GPS et sur internet sont fausses ; j’ai l’impression d’être dans un no man’s land, loin de tout, isolé et perdu. Pas un seul restaurant, même pas de quoi acheter à emporter pour dîner sur un bout de trottoir, à part un pauvre 7/11 où j’achète un bol de nouilles déshydratées. C’est vraiment la pire nuit que je passe en Thaïlande, une très courte nuit puisque je dois me lever à 3h30 demain matin. Demain, je pars sur un île, alors je mets tout ça de côté, et je m’endors presque paisiblement.
Read more