Thaï­lande, sous une lumière d’ocre (3) – Ambiances sonores à Haad Salad, Koh Pha Ngan (1ère partie)

Thaï­lande, sous une lumière d’ocre (3) – Ambiances sonores à Haad Salad, Koh Pha Ngan (1ère partie)

Après Bang­kok et son vacarme, sa cha­leur et sa pol­lu­tion, retour au sud où j’é­tais déjà allé au mois de mars. Même île, même hôtel, mais pas la même chambre… Koh Pha Ngan est une petite île dis­crète encore pré­ser­vée du tou­risme de masse. Le sud de l’île est répu­té pour ses « full moon par­ties », rai­son pour laquelle je m’en suis le plus écar­té, et le nord est encore sau­vage, avec des routes à peine pra­ti­cables sinon en scoo­ter (pas tout le temps). Douze jours de repos — plus c’eût été de la gour­man­dise — en écou­tant le chant des oiseaux et les insectes qu’on pré­fère entendre que voir… La petite plage où je me suis caché et qui était autre­fois un repaire de pirates porte le nom étrange de Haad Salad.

Koh Pha Ngan, Haad Salad

Feuille de bananier - Koh Pha Ngan - Thaïlande - août 2013

Feuille de bana­nier — Koh Pha Ngan
Thaï­lande — août 2013

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Que deviennent les per­son­nages de papier… ?

Que deviennent les per­son­nages de papier… ?

Lorsqu’un auteur est décé­dé depuis plus d’un siècle et qu’un inédit appa­raît sans crier gare sur les étals des librai­ries, l’excitation est à son comble — toute pro­por­tion gar­dée. Lorsque cet inédit est en plus un roman inache­vé et qu’un des plus grands spé­cia­listes de cet auteur pro­pose d’achever le roman en ten­tant de res­pec­ter l’esprit de l’auteur, c’est la curio­si­té qui pique avant tout. En l’occurrence, c’est l’auteur de l’île au tré­sor et l’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, l’Écossais Robert Louis Ste­ven­son, qui n’a pas ter­mi­né cette Malle en Cuir (ou la Socié­té Idéale), qua­li­fié de roman de la bohème par Michel Le Bris. L’histoire de ce livre, c’est avant tout l’histoire d’un cata­logue d’enchères dans lequel Le Bris retrouve trace de la vente d’un manus­crit clai­re­ment iden­ti­fié de Ste­ven­son, caché dans les rayons d’une biblio­thèque amé­ri­caine, un nou­velle mer­veille, mais cette fois-ci il manque tout un pan. Véri­table frus­tra­tion au beau milieu de cette décou­verte que tout ama­teur de livres aime­rait faire ; l’histoire de cette décou­verte n’aurait pas déplu à l’auteur…

143 - Plougrescant

Plou­gres­cant, Côtes d’Armor, août 2007

Pas­sée la sur­prise de voir le livre sur l’étal avec son ban­deau annon­çant un inédit de Ste­ven­son, on se demande quelle légi­ti­mi­té porte Le Bris pour ter­mi­ner le livre. Il l’annonce dans sa longue pré­face — de ces pré­faces qu’on a envie de lire et de relire, une œuvre à part entière — par­fai­te­ment pas­sion­nante dans laquelle se dévoile un peu la rela­tion de l’auteur avec Fan­ny Osbourne, la sau­va­geonne amé­ri­caine de dix ans son aînée, et son père Tho­mas, l’ingénieur cal­vi­niste, bâtis­seur de phares, comme son grand-père, Robert. Il ne pré­tend pas venir à la suite de Ste­ven­son, dont il reste un des meilleurs spé­cia­listes, bou­cler l’histoire, mais pro­po­ser une modeste contri­bu­tion qui aurait sans cela empê­ché sa publi­ca­tion avec force frus­tra­tion, dans un style moins enjoué, certes.
Pour appor­ter un peu de sub­stance à l’histoire, Le Bris a été obli­gé d’écrire une bonne par­tie, presque à éga­li­té avec Ste­ven­son. Il m’a sem­blé à un moment qu’il a dû par­tir dans une his­toire qui nous dévoie de ce qu’a vou­lu l’auteur, dans des recoins un peu sca­breux mais on assiste dans les der­nières pages à une dénoue­ment que Ste­ven­son n’aurait pas réfu­té, en y fai­sant inter­ve­nir des évé­ne­ments de la vie per­son­nelle de l’Écossais qui finit sa vie dans les îles Samoa, ce qui rend la somme assez cocasse.
Cinq étu­diants se com­plai­sant dans une vie médiocre, bohème, sans relief, ren­contrent un sixième qui­dam qui leur sug­gère de magni­fier leur vie en ima­gi­nant une socié­té idéale dans une île du Paci­fique, par­tant de rien. Le pro­jet est auda­cieux, mais ils pour­ront y arri­ver avec l’aide du conte­nu d’une malle pleine de lin­gots, que le sixième homme, Black­burn, cherche à se pro­cu­rer auprès d’une vieille châ­te­laine for­tu­née. Le décor est dres­sé. Afin de s’entrainer à cette nou­velle vie qu’ils pro­jettent de vivre, ils décident de par­tir quelques temps sur une île déserte de la côte est de l’Écosse, au milieu des pierres sèches et de la bruyère et pour toute com­pa­gnie un bouc puant…
La suite du roman éla­bo­ré par Le Bris est une véri­table exer­cice de style que Ste­ven­son n’aurait pas dédai­gné, même si, on est met­trait sa main au feu, il avait cer­tai­ne­ment autre chose en tête. Quoi ? C’est là le mys­tère inquié­tant qu’il nous a laissé.
Roman de jeu­nesse, il fait le pont entre le vie euro­péenne de l’auteur et sa future vie aux îles du Navi­ga­teur, bap­ti­sée par Bou­gain­ville et qui devien­dra plus tard les Samoa, mais c’est éga­le­ment un texte superbe, plein d’humour et tou­jours sua­ve­ment émaillé de des­crip­tions inéga­lables et de traits de génie…

Il fai­sait nuit déjà. Les réver­bères étaient allu­més le long du cani­veau, les vitrines des maga­sins éclai­raient les trot­toirs, les gens allaient et venaient sous les lumières crues. Une lueur claire encore, si pâle qu’on aurait dit de l’eau, emplis­sait le ciel à l’occident, et dans les rues tour­nées vers elles ombres et lumières se livraient comme un com­bat de spectres. Les mai­sons décou­paient leurs paral­lé­lo­grammes gris sur les der­niers reflets du jour enfui, les lam­pa­daires leurs ovales jaunes, lumi­nes­cents et sur le pavé rin­cé par les averses se reflé­taient si vive­ment les splen­deurs du ciel gagné par la nuit qu’on aurait cru cir­cu­ler entre les nuages. Sur les trot­toirs mouillés, chaque pro­me­neur mar­chait en double, qu’accompagnait son ombre, et quand à un car­re­four la lumière crue d’un bec de gaz éclai­rait un visage, ou qu’au détour d’une rue une vitrine se décou­pait brus­que­ment sur le ciel, quelque chose de sublime et d’infernal s’imposait à l’esprit avec autant de puis­sance sinon de noblesse que le plus sau­vage pano­ra­ma de mon­tagnes pro­di­gieuses ou d’abyssales vallées.

Par la bouche d’un des étu­diants, Le Bris nous emmène sur les che­mins de l’imaginaire de Ste­ven­son en nous fai­sant nous poser cette ques­tion de lecteur…

Que deviennent les per­son­nages de papier, une fois le roman achevé ?

Robert Louis Stevenson
La malle en cuir ou la socié­té idéale (The Hair Trunk or The Ideal Commonwealth)
Roman inédit inache­vé, fin ima­gi­née par Michel le Bris
Michel Le Bris, Isa­belle Chap­man (Tra­duc­teur)
Gal­li­mard, Du monde entier, 2011

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Que deviennent les per­son­nages de papier… ?

Ceux de Falesa

Robert Louis Ste­ven­son a fini sa courte vie (il est mort à 44 ans d’une crise d’apoplexie) dans les îles Samoa. Sa san­té pré­caire depuis son plus jeune âge et un emphy­sème chro­nique lui ron­geant les pou­mons le for­cèrent à quit­ter le cli­mat humide et froid de son Écosse natale. Il s’était ins­tal­lé non comme un vul­gaire occi­den­tal dans une hutte pour faire un peu bohème, il était réel­le­ment venu ici pour ter­mi­ner son rêve, sa vie et che­min fai­sant, prendre fait et cause pour le peuple samoan contre l’impérialisme. Les iliens qu’il côtoya pen­dant les der­nières années de sa vie construi­sirent une route jusqu’à sa plan­ta­tion et lui don­nèrent le nom res­pec­tueux de Tusi­ta­la, le racon­teur d’histoires.
Pen­dant ces années d’isolement, loin de Londres et d’Édimbourg, il conti­nua d’écrire mais dans un style beau­coup plus âpre que celui qu’on lui connais­sait, plus sau­vage, dans un style qu’on pour­rait qua­li­fier de style de la matu­ri­té. Mort trop jeune, on ne lui connait fina­le­ment pas d’autre enver­gure et il n’eut pas l’occasion de mon­trer ce nou­veau visage. En effet, vivant à l’autre bout du monde, Sid­ney Col­vin, son (soi-disant) ami et « agent lit­té­raire » qui s’occupait de ses écrits fit en sorte que son der­nier livre, Ceux de Fale­sa, ne soit pas publié de son vivant, par un concours de cir­cons­tance qui demeure aujourd’hui encore com­plexe à comprendre.

Pho­to © Marques Ste­wart

Encore une pré­face de Michel Le Bris qui nous explique avec force détails la situa­tion. Col­vin fait tout son pos­sible pour ne pas publier ce que lui envoie Ste­ven­son depuis les Samoa, mais Ste­ven­son ne sait pas pour­quoi. Il enrage devant les com­pro­mis­sions que lui demande son agent. Il est ques­tion dans l’histoire d’un contrat de mariage entre le nar­ra­teur et une ilienne dont la date doit être cen­su­rée, repous­sée, pour ne pas cho­quer les bonnes âmes chré­tiennes ; d’autre part, il est mal venu de faire l’apologie du sau­vage de la part d’un grand écri­vain au suc­cès énorme de son vivant. Il est éga­le­ment aus­si ques­tion de lan­gage. Ste­ven­son emploie le bêche-de-mer(1) et sys­té­ma­ti­que­ment le lan­gage sera cor­ri­gé pour reve­nir vers un anglais tra­di­tion­nel. D’autre part, il y a fort à parier que der­rière cette volon­té de cen­su­rer se trouve une forte rai­son poli­tique. Les Samoa sont à l’époque l’objet de convoi­tises de ter­ri­toire et le fait que Ste­ven­son se batte pour l’autonomie du peuples des îles fait mau­vais effet.
Ste­ven­son est un écri­vain à suc­cès et son style deve­nu rude, ses sujets sombres risquent de cho­quer son lec­to­rat et de créer un séisme. Ce sont en tout cas les rai­sons offi­cieuses qui ont dû pous­ser l’ami Col­vin à cen­su­rer celui qui repré­sen­tait pour lui une manne finan­cière incroyable. Ste­ven­son n’était cer­tai­ne­ment pas dupe, mais sans lui, il n’avait aucune porte d’entrée vers la publication.
Le texte sera publié en Angle­terre, cen­su­rée, tron­qué, modi­fié, et de sur­croît après la mort de l’écrivain. Pour la pre­mière fois, il est res­ti­tué ici dans sa ver­sion ori­gi­nale, tel que Ste­ven­son l’avait sou­hai­té, et dans l’esprit dans lequel il aurait cer­tai­ne­ment sou­hai­té voir son œuvre per­du­rer s’il n’avait suc­com­bé à son mau­vais état de san­té. Ste­ven­son est enter­ré sur le mont Vaea selon sa volon­té et sur sa tombe est ins­crite cette épi­taphe, un extrait d’un de ses poèmes écrit en 1884 :

Sous le vaste ciel étoilé
Creuse la tombe et laisse moi en paix;
Heu­reux ai-je vécu et heu­reux je suis mort
Et me suis cou­ché ici de mon plein gré.

Ceux de Fale­sa est un texte à carac­tère eth­no­gra­phique. Il raconte la vie d’un homme, un Blanc, débar­qué dans une île pour y faire com­merce. Il éta­blit un contrat de mariage bidon avec une jolie fille de l’île dont il ne sait rien. D’autres Blancs vivent ici et lui parlent de le façon de vivre locale et bien vite il se retrouve “tabou”, inca­pable de vendre quoi que ce soit sur cette terre, pour une rai­son qu’il n’arrive pas à détec­ter. Il s’avère bien vite que ces Blancs uti­lisent la ruse pour asser­vir (une vieille his­toire) les iliens en les main­te­nant dans la crainte des ancêtres et des démons. Le nar­ra­teur va décou­vrir le pot-aux-roses…
Une nou­velle d’aventures comme on en voit peu, à l’opposé des autres textes de Ste­ven­son, moins joyeux, moins opti­miste, mais manu­fac­tu­ré dans une langue claire et riche, lumineuse.

Bref, ce que je pou­vais faire de mieux était de res­ter bien tran­quille, de gar­der la main sur mon fusil et d’attendre l’explosion. Ce fut un moment d’une solen­ni­té écra­sante. La noir­ceur de la nuit était comme pal­pable ; la seule chose qu’on pût voir était la sale lueur mal­saine du bois mort mais elle n’éclairait rien qu’elle-même. Quant aux bruits alen­tour, j’eus beau tendre l’oreille jusqu’à’ m’imaginer entendre brû­ler la mèche dans le tun­nel, la brousse res­tait aus­si silen­cieuse qu’un tom­beau.  De temps en temps se pro­dui­saient bien des espèces de cra­que­ments, mais quant à dire s’ils étaient proches ou loin­tains, s’ils pro­ve­naient de Case se cognant les orteils contre une branche à quelques pas de moi ou d’un arbre de bri­sant à des milles de là, j’en étais aus­si inca­pable qu’un enfant à naître.
Et alors, d’un seul coup, le Vésuve explo­sa. Ça avait été long à venir mais quand ça vint, per­sonne (même si ce n’est pas à moi de le dire) n’aurait pu rêver mieux. D’abord ce fut un énorme cham­bard et une trombe de feu, et le bois s’éclaira, au point qu’on aurait pu y lire son jour­nal. Puis les ennuis com­men­cèrent. Uma et moi, nous fûmes à demi recou­verts d’une char­rette de terre et heu­reux d’en être quitte à bon compte, car un des rochers qui for­maient l’entrée du tun­nel fut car­ré­ment pro­je­té en l’air, et retom­ba à moins de deux brasses de l’endroit où nous étions, et rebon­dit par-des­sus le som­met de la col­line pour s’écraser au fond de la val­lée. Ce qui montre que j’avais mal cal­cu­lé la dis­tance de sécu­ri­té, ou un peu trop for­cé sur la poudre et la dyna­mite, à votre préférence.

Robert Louis Ste­ven­son, Ceux de Falesa
tra­duit de l’anglais par Eric Deschodt
édi­tion éta­blie et pré­sen­tée par Michel Le Bris,
La Table ronde, 1990

Notes:
(1) Le biche­la­mar (aus­si appe­lé bichla­mar ou — sur­tout en anglais — bis­la­ma) est un pid­gin à base lexi­cale anglaise, par­lé au Vanua­tu (anciennes Nou­velles-Hébrides). C’est la langue véhi­cu­laire de cet archi­pel qui compte, par ailleurs, envi­ron 105 langues ver­na­cu­laires ; depuis son indé­pen­dance en 1980, c’est aus­si l’une des trois langues offi­cielles de la Répu­blique du Vanua­tu, à éga­li­té avec le fran­çais et l’anglais.
Le mot biche­la­mar vient du por­tu­gais bicho do mar « bêche de mer » qui dési­gnait un ani­mal marin, l’holothurie. En anglais, cet ani­mal est appe­lé sea-slug ou sea cucum­ber ; en fran­çais, bêche de mer, biche de mer ou concombre de mer. Les holo­thu­ries étaient un pro­duit consom­mé par les Chi­nois. Leur com­merce se fit d’abord avec les Malais, puis il s’étendit au Paci­fique-Sud. Au milieu du XIXe siècle, des tra­fi­quants, les bea­ch­com­bers (« bat­teurs de grève »), allèrent la ramas­ser sur les récifs des îles méla­né­siennes pour la revendre en Chine. La langue par­lée entre ces navi­ga­teurs et les popu­la­tions locales, sorte de sabir à base d’anglais, consti­tue la toute pre­mière forme du futur pid­gin qui allait se répandre dans toute la Méla­né­sie. C’est ain­si que le terme biche­la­mar a fini par dési­gner l’une des variantes de ce pid­gin. La forme bis­la­ma est la pro­non­cia­tion de ce même mot dans le pid­gin lui-même. (source Wiki­pé­dia)

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Tigres, femmes, joueurs de mah-jong et fumeurs d’opium

Lorsque Joseph Kes­sel nous emmène à Hong-Kong, il ne nous laisse pas à la gare avec nos valises en nous don­nant ren­dez-vous dans le hall d’un quel­conque hôtel de seconde zone, ce n’est pas le genre, il nous emmène là où ceux avec qui il a voya­gé l’ont emme­né, dans les lieux éloi­gnés des tou­ristes, là où on n’o­se­rait pas mettre les pieds sans avoir contac­té au préa­lable son ambassade.

[audio:plums.xol]

Il nous emmène sur les hau­teurs de l’île, vers la tour qui sur­plombe la ville et attire le regard. On apprend que celui qui a fait construire ces jar­dins n’est autre que l’in­ven­teur du fameux baume du tigre, Aw Boon Haw, un Bir­man expa­trié en Chine qui avait vite com­pris que pour vendre, il fal­lait maî­tri­ser les médias et la publi­ci­té. Il ache­ta donc plu­sieurs jour­naux et déve­lop­pa un véri­table empire à la Mur­doch, lar­ge­ment sou­te­nu par le com­merce de l’o­pium dont il était un des piliers.

La visite des jar­dins qu’il fit construire démontre que l’homme n’a­vait pas for­cé­ment bon goût.

La tour qui, d’a­bord, avait fixé mon atten­tion, n’a­vait en elle-même rien d’ex­tra­or­di­naire. Par contre, ce qui se trou­vait aux alen­tours sem­blait rele­ver d’un cau­che­mar bur­lesque et monstrueux.
C’é­tait une vaste pro­prié­té, mais dis­po­sée en hau­teur, parce qu’elle s’ac­cro­chait, comme tout domaine à Hong-Kong, au flanc du roc abrupt. On y accé­dait par un pre­mier esca­lier assez raide, qui par­tait de la route pour abou­tir à la ter­rasse d’une grande et somp­tueuse mai­son d’ha­bi­ta­tion, cer­née de fleurs et munie d’une pis­cine. Après quoi, l’on débou­chait sur un terre-plein et aus­si­tôt la folie commençait.
Car de là, dans un fouillis au pre­mier abord inex­tri­cable, par­taient en toutes direc­tions sen­tiers et pistes, gra­dins et degrés, arcades et gale­ries, allées et rampes qui, grim­pant, des­cen­dant, tour­nant en spi­rales, se mêlant, s’en­che­vê­trant, reve­nant au point de départ, com­po­saient un dédale informe, un laby­rinthe apla­ti contre une paroi de falaise. Et der­rière chaque pierre, sous chaque arbre, le long de chaque esca­lier, entre les colonnes, dans les pavillons et les kiosques innom­brables, au fond des arcades, au milieu des mas­sifs de fleurs, debout, assis, age­nouillés, cou­chés, tor­dus, lovés, ges­ti­cu­lant, rica­nant, gri­ma­çant, mena­çant, peints, sculp­tés, taillés dans le fer-blanc, la por­ce­laine, l’os, le bois, la cire, l’ar­gile, le plâtre, le stuc, mono­chromes, poly­chromes, iso­lés en groupes, en masses, en foules, grouillaient, four­millaient d’une exis­tence fré­né­tique et silen­cieuse, des per­son­nages humains et bes­tiaux, des divinités,d es monstres, des démons et des symboles.
Les dra­gons énormes dres­saient leur gueule flam­boyante au-des­sus de l’herbe qui tapis­sait une éminence.
Un trou­peau d’é­lé­phants, trompes, oreilles, épaules et défenses confon­dues dans un affron­te­ment immo­bile, ser­vait de sou­bas­se­ment à une grande gale­rie ouverte, divi­sée par des colonnes.
Dans les niches, logeaient des sque­lettes sur les­quels sou­riaient des visages exta­tiques, et des guer­riers bar­bus, et des sor­ciers à long bon­net en pointe, et des rois cou­verts de parures, et des hideuses femmes nues, dont le ventre était lourd de fécon­di­tés malsaines.
Plus loin, un lapin déme­su­ré en por­ce­laine blanche sem­blait sor­tir de plantes grasses. Sous des arbres s’é­bat­taient des singes de plâtre aux museaux outran­ciers. Puis tout à coup, l’on voyait sur une pelouse un vieux mon­sieur chi­nois à jaquette verte adres­ser une sou­rire de Musée Gré­vin à une jeune fille en robe de brocart.
Et à mesure que l’on mon­tait, mon­tait sans fin, le long des sen­tiers qui se croi­saient, se nouaient et se dénouaient autour de l’axe du rocher, on décou­vrait sans cesse de nou­veaux asiles, des nou­veaux refuges — grottes en rocaille, socles contour­nés, kiosques d’une pré­cio­si­té hor­rible, pavillons posés de guin­gois pour un peuple de pein­tures, de sta­tues, de figu­rines incroyables par leur nombre, leur varié­té, leur vio­lence, leur lai­deur, leur obscénité.
Des arbustes, des buis­sons tor­tu­rés, des plantes inflé­chies contre nature, toute une végé­ta­tion naine, arti­fi­ciel­le­ment plan­tée et for­mée, mise au jour comme par sup­plice, entou­rait, enca­drait ce monde en minia­ture de monstres, de suc­cubes, d’a­ni­maux humains, d’hommes-chiens, oiseaux, ser­pents,  limaces, lézards, cet uni­vers d’êtres innommables.
C’é­tait un chaos, un enfer, un pan­théon, un pan­dé­mo­nium, une mytho­lo­gie de cau­che­mar. Tout y fai­sait son­ger aux fruits de la fièvre, du délire, de la démence.

Aw Boon Haw passe pour avoir été un per­son­nage odieux, un tyran. C’est en tout cas le por­trait qu’en fait Har­ry Ling, le com­pa­gnon de route de Kessel.

Au phy­sique : tra­pu, mas­sif, le cou bref, un masque immo­bile. Des yeux d’une acui­té presque insou­te­nable. Un man­geur terrifiant.
Au moral : un tyran capri­cieux, n’ayant que deux pas­sions : les affaires et les femmes. D’une pro­di­ga­li­té sans limites, pour l’os­ten­ta­tion, pour « la face ». D’une mons­trueuse ava­rice pour ceux qui le servaient.

L’œil s’a­muse du por­trait fait de son épouse, que la pho­to vient renforcer…

[La pho­to­gra­phie] repré­sen­tait, au milieu de deux com­pagnes plus jeunes et au sou­rire char­mant, une femme d’âge mûr, très petite et très râblée. Le visage était rond, apla­ti et le nez camus che­vau­ché de lunettes à mon­tures métal­lique. Mais il y avait sur tous les traits et, sin­gu­liè­re­ment, dans le vaste front bom­bé et dans une bouche ferme et pré­cise, l’ex­pres­sion d’une intel­li­gence pro­fonde et d’une éner­gie presque dure.

Hong-Kong tel que nous le brosse Kes­sel, est une ville sombre et bruyante, cras­seuse, boueuse et n’a rien avec l’i­dée qu’on s’en fait aujourd’­hui. En 1957, c’est encore une ville puzzle que l’ad­mi­nis­tra­tion bri­tan­nique a du mal à conte­nir. Tout y est inter­dit, la pros­ti­tu­tion, l’o­pium, et même le mah-jong dont le bruit fait par les tuiles pla­quées contre les tables enva­hit les rues, mais en réa­li­té, tout y pros­père avec la force d’un tigre, sur­tout lors­qu’on pose des billets sur les pau­pières des poli­ciers. Fait étrange, l’an­cienne cita­delle de Kow­loon City est une véri­table zone de non-droit qui n’ap­par­tient à per­sonne. Tous les truands et assas­sins s’y ras­semblent et lorsque la police y cherche quel­qu’un, elle com­mis­sionne d’autres assas­sins pour le rabattre jus­qu’aux portes de la ville. En 1987, lors­qu’elle com­mence à être détruite, sa den­si­té de popu­la­tion est de 1 923 076 habi­tants au km², ce qui en fait le quar­tier le plus den­sé­ment peu­plé du monde.

Avant d’ar­ri­ver au vil­lage iso­lé de Ren­nie Mil­ls (aujourd’­hui Tiu Keng Leng) et son cor­tège de vieux natio­na­listes nos­tal­giques de Tchang Kaï-Chek dont le nom est écrit à la chaux en immenses lettres blanches dans la col­line, où les femmes ont encore les pieds com­pres­sés dans d’im­mondes ban­de­lettes, nous arri­vons dans les ruelles boueuses d’une ville morte, han­tée par les fume­ries d’o­pium — la « boue étran­gère », tra­fic orga­ni­sé — qui dévore les corps et trans­forme les villes en refuges d’ombres.

Je mon­tai dans l’une des voi­tu­rettes. Georges — très léger — et le fumeur d’o­pium, dont le corps n’é­tait qu’un sac d’os­se­ments, se tas­sèrent dans l’autre.
Les rick­shaws, d’un bref coup de reins, déta­chèrent les roues de l’or­nière boueuse et prirent leur élan. Ils sem­blaient avan­cer sans peine d’une allure régu­lière, ryth­mée, aisée. Leurs pieds nus ne fai­saient qu’un bruit très faible.
Course irréelle, course de songe… Le clair-obs­cur des rues… Les misé­rables mai­sons blan­châtres… Des ombres humaines allant où et pour­quoi ? Des troupes d’en­fants tapis contre les murs comme de petits ani­maux tra­qués ou per­dus… Sou­dain un mar­ché en plein air, illu­mi­né de quin­quets, avec ses ven­deurs hâves, haillon­neux. Et puis de nou­veau la pénombre… des ter­rains vagues… et encore des bâtisses. Et la nuque ployée du rick­shaw… ses bras liés aux bran­cards, aus­si rigides, aus­si maigres. Et le son léger, caden­cé, des pieds nus…

De cette his­toire somme toute une peu sor­dide, on retien­dra l’am­biance pas­sa­ble­ment irréelle des mai­sons closes de luxe, où les femmes de toute la Chine viennent vendre leurs charmes, dans un pays qui n’a déjà plus d’yeux que pour ses financiers…

De cette race, le filles les plus belles se trou­vaient dans la mai­son de danse où Har­ry m’a­vait ame­né. Grandes pour la plu­part et toutes admi­ra­ble­ment faites, har­mo­nieuses dans chaque atti­tude et des mou­ve­ments si souples et déliés, que les os mêmes sem­blaient par­ti­ci­per à la suave mol­lesse de leur chair, elles avaient des visages d’un mode­lé à la fois ferme et comme fon­dant, la fraî­cheur lisse des pétales — cou­leur d’ambre clair — et une che­ve­lure de nuit étin­ce­lante. Elles ne por­taient pas les jupes ouvertes à mi-cuisse et les vestes mul­ti­co­lores que l’on voyait ailleurs, mais leurs robes étaient si ajus­tées, et d’é­toffes si déli­cates, qu’elles don­naient, à cause de la lumière sous-marine, l’im­pres­sion de ruis­se­ler sur ces corps cise­lés de sirènes.

Joseph Kes­sel, Hong-Kong et Macao. 1957
Folio Gal­li­mard, col­lec­tion voyages.

Toutes les pho­tos sont extraites du maga­zine LIFE

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Choses gla­nées I

Ocean­dots

Ocean dots Atlantic Ocean  Navassa

Ocean dots est une ency­clo­pé­die des îles qui manque peut-être un peu de pro­fon­deur, mais qui per­met de faire de belles décou­vertes et sur­tout de fonc­tion­ner en réponse aux sys­tèmes glo­baux de posi­tion­ne­ment et notam­ment Google Earth ; une idée qui pour­rait don­ner des idées à cer­tains, his­toire d’é­tof­fer l’outil…

Codex xcix

Codex XCIX est un blog sur les arts visuels à tra­vers les âges. Les articles ne sont pas nom­breux, mais de bonne qua­li­té et sur­tout, diver­si­fiés. Pour les ama­teurs de belles choses à voir.

Le voyage de Lapérouse

Pré­sen­té par le très bon blog Biblio­dys­sey, on peut trou­ver le livre et les illus­tra­tions d’o­ri­gine sur le site de l’u­ni­ver­si­té de Har­vard(et télé­char­geable). Un superbe docu­ment issu d’une époque où la repré­sen­ta­tion pas­sait par de véri­tables artistes sou­vent éga­le­ment eth­no­logues ou géographes.

Dis­co­ver Isla­mic art

Dis­co­ver Isla­mic art est un site de musées sans fron­tières (MWNF), pré­sen­tant une immense base de don­nées d’œuvres dis­sé­mi­nées aux quatre coins de la pla­nète. On peut y faire des visites vir­tuelles de musées ou d’ex­po­si­tions, comme de monu­ments plus ou moins inac­ces­sibles, comme par exemple le palais Qasr al-Khayr al-Ghar­bi. (Existe aus­si en ver­sion dis­co­ver baroque art)

MWNF

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