Les licornes du cosmographe

Je songe aux aver­tis­se­ments que for­mu­lait, dès 1618, Pierre Ber­tius, cos­mo­graphe du Roy Très Chres­tien. « La froi­dure y est indomp­table… et… en tue plu­sieurs. L’hi­ver y dure neuf mois sans plou­voir… Les plus riches se défendent… par le feu ; les autres par se frot­ter les pieds et les autres par la cha­leur des cavernes de la Terre. Tout ce pais est plein d’ours cruels avec les­quels les habi­tants ont une guerre conti­nuelle. Il y aus­si… si ce qu’on dit est vray, des licornes. Tous tiennent qu’il y a des hommes pyg­mées… Les pyg­mées ont, paraît-il, une forme humaine, che­ve­lus jusques au bout des doigts, bar­bus aux genous, mais brutes sans parole et sans rai­son, sif­flant à la façon des oyes… »

Rap­por­té par Jean Malau­rie, in Les der­niers rois de Thulé
(édi­tion de 1989)

Carte de Pierre Ber­tius, Ter­ra Novae

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Extraits de la Pen­sée Sauvage

« La vie, c’é­tait l’ex­pé­rience, char­gée d’exacte et pré­cise signification »

HAN­DY, E.S. Crai­ghill et PUKUI, M. Kawe­ma : « The Poly­ne­sian fami­ly sys­tem in Ka-‘u, Hawai’i ». The Poly­ne­sian socie­ty, Wel­ling­ton, 1958

Chaque civi­li­sa­tion a ten­dance à sur­es­ti­mer l’o­rien­ta­tion objec­tive de sa pen­sée, c’est donc qu’elle n’est jamais absente. Quand nous com­met­tons l’er­reur de croire le sau­vage exclu­si­ve­ment gou­ver­né par ses besoins orga­niques ou éco­no­miques, nous ne pre­nons pas garde qu’il nous adresse le même reproche, et qu’à lui son propre désir de savoir paraît mieux équi­li­bré que le nôtre.

Habi­tants d’une région déser­tique de la Cali­for­nie du Sud où quelques rares familles de Blancs par­viennent seules à sub­sis­ter aujourd’­hui, les indiens Coa­huilla, au nombre de plu­sieurs mil­liers, ne réus­sis­saient pas à épui­ser les res­sources natu­relles ; ils vivaient dans l’a­bon­dance. Car, dans ce pays en appa­rence déshé­ri­té, ils ne connais­saient pas moins de 60 plantes ali­men­taires, et 28 autres, à pro­prié­tés nar­co­tiques, sti­mu­lantes ou médicinales.

« Ces gens sont des culti­va­teurs : pour eux les plantes sont aus­si impor­tantes, aus­si fami­lières que les êtres humains. Pour ma part, je n’ai jamais vécu dans une ferme et je ne suis même pas très sûre de recon­naître les bégo­nias des dah­lias ou des pétu­nias. Les plantes, comme les équa­tions, ont l’ha­bi­tude traî­tresse de sem­bler pareille et d’être dif­fé­rentes ou de sem­bler dif­fé­rentes et d’être pareilles. En consé­quence, je m’embrouille en bota­nique comme en mathé­ma­tiques. Pour la pre­mière fois de ma vie, je me trouve dans une com­mu­nau­té où les enfants de dix ans ne me sont pas supé­rieurs en math, mais je suis aus­si en un lieu où chaque plante, sau­vage ou culti­vée, a un nom et un usage bien défi­nis, où chaque homme, chaque femme et chaque enfant connaît des cen­taines d’es­pèces. Aucun d’entre eux ne vou­dra jamais croire que je sois inca­pable, même si je le veux, d’en savoir autant qu’eux. »

SMITH BOWEN Ele­nore, Le rire et les songes, Arthaud, Paris 1957

On infé­re­rait volon­tiers que les espèces ani­males et végé­tales ne sont pas connues pour autant qu’elles sont utiles : elles sont décré­tées utiles ou inté­res­santes parce qu’elles sont d’a­bord connues.

Extraits de La Pen­sée Sau­vage, Claude Lévi-Strauss,
Librai­rie Plon, Paris 1962

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Textes sacrés, contes tra­di­tion­nels et lit­té­ra­tures orales

Lorsque j’é­tais gamin et que j’é­tais en vacances  en Bre­tagne, au 216 rue de la gare à Ploua­ret, je me suis long­temps deman­dé pour­quoi cette étrange mai­son avait son rez-de-chaus­sée rue Fran­çois-Marie Luzel (Fañch an Uhel) alors que quand on mon­tait au pre­mier étage, on était encore au rez-de-chaus­sée, mais rue de la gare. Par contre, je ne me suis deman­dé que très très tard qui était Fran­çois-Marie Luzel. Dans ma famille, du côté de mon père, tra­di­tion bigote et bre­tonne oblige, tout le monde porte au moins quelque part le pré­nom de la Vierge Marie, hommes, femmes ou ani­maux, alors que celui-ci s’ap­pelle Fran­çois-Marie ne m’a jamais cho­qué. Luzel, on retrouve son buste sur la place de l’é­glise de Ploua­ret, mais cela ne dit en rien sa qua­li­té et son his­toire. Luzel était un per­son­nage notable, né en 1821 au Vieux-Mar­ché, com­mune voi­sine de Ploua­ret, au manoir de Keram­borgne-Bras que l’on peut encore voir aujourd’­hui (en cher­chant bien, il faut vrai­ment connaître le coin). Ami d’Ernest Renan, celui-ci lui four­ni­ra l’ap­pui néces­saire pour mener à bien son tra­vail de col­lecte des lit­té­ra­tures orales en Basse-Bre­tagne. A cette époque, les tra­di­tions orales sont répu­tées faire par­tie du quo­ti­dien, les soirs d’hi­ver sont dédiées aux veillées, ces moments d’in­ti­mi­té fami­liale où les langues se délient, où l’i­ma­gi­na­tion court comme un kor­ri­gan(1) sur la lande et sur­tout, où l’on per­pé­tue la mémoire des anciens et les récits dans les­quels sont encap­su­lés la morale, la tra­di­tion, des struc­tures struc­tu­rantes qui sont à la fois de l’ordre du poli­tique, du cultu­rel, de l’his­toire, du social, du reli­gieux et du psychologique.
C’est dans ce contexte, en fai­sant connais­sance avec la fier­té locale ploua­re­taise que plus glo­ba­le­ment tout natu­rel­le­ment je me suis inté­res­sé aux tra­di­tions orales.
Tout ceci tient du para­doxe: les lit­té­ra­tures dites orales n’en sont en fait pas tant qu’elles ne sont pas écrites, auquel cas elles ne sont plus orales. Elles consti­tuent un patri­moine énorme mais en rapide voie d’ex­tinc­tion, qui heu­reu­se­ment a été en par­tie sau­vé et conti­nue de l’être jour après jour grâce aux col­lec­teurs qui battent la cam­pagne aux quatre coins du monde.

Voi­ci deux sources qui per­met­tront de décou­vrir une mul­ti­tude de textes, le pre­mier site pour les textes sacrés mais qui reprend éga­le­ment des textes de William Jen­kyn Tho­mas par exemple et nombre de recueils de légendes de tous les pays et de toutes les civi­li­sa­tions, le second est un site que je connais depuis long­temps, tenu par le Dr Ash­li­man est un index de bon nombre de textes mytho­lo­giques fon­da­teurs et de contes tra­di­tion­nels, clas­sés selon les types du sys­tème Aarne-Thomp­son-Uther (à ma connais­sance, c’est le seul site qui soit aus­si com­plet au regard de cette clas­si­fi­ca­tion) . Une mine d’or (uni­que­ment en anglais).

  1. Sacred texts
  2. Folk­lore and Mytho­lo­gy Elec­tro­nic Texts

Notes:
(1) Je viens d’ap­prendre le mot hypo­co­ris­tique

J’ai éga­le­ment retrou­vé un lien qui recense diverses his­toires du Hod­ja cité dans un billet précédent.

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La voix du vieil homme au visage de sable, Wil­fred The­si­ger le nomade #5

Pour en finir avec Wil­fred The­si­ger, l’homme aura pas­sé sa vie en dehors des sen­tiers bat­tus, à la recherche de l’a­ven­ture, et tou­jours par­tant pour des aven­tures d’un soir qui durent toute une vie. Par­ti chas­ser le canard, il res­te­ra avec les Ma’­dans quelques années. Par­ti sur les traces du gnou, il suc­com­be­ra au charme des plaines du Kenya et de la Tan­za­nie, et s’in­tro­dui­ra dans des zones inter­dites. De l’an­cienne Abys­si­nie aux mon­tagnes du Nou­res­tân ou Kafi­ris­tan (Rudyard Kipling en fera le décor de sa nou­velle L’homme qui vou­lut être roi), du cœur du roi des désert (Rub al-Kha­li) à Bor­néo, en pas­sant par l’Inde et les déserts arides du Ladakh, il aura été le témoin d’un monde qu’il se repré­sen­tait avec une cer­taine vir­gi­ni­té. Au fur et à mesure de ses expé­di­tions, par­tout où il pas­se­ra il vivra les der­niers ins­tants de civi­li­sa­tions qui aujourd’­hui ne vivent plus de la même manière. Les Kikuyus eux, ne vivent plus à la manière tra­di­tion­nelle. Les Ma’­dans on l’a vu vivent désor­mais dans une région de marais, autre­fois humide, aujourd’­hui assé­chée par Sad­dam Hus­sein. Les Bédouins du désert, les Rashid, ne vivent plus dans ce milieu incroya­ble­ment inhos­pi­ta­lier qu’est la Zone Vide et se sont séden­ta­ri­sés à la lisière des éten­dues de sable. L’Af­gha­nis­tan des hauts pla­teaux est aujourd’­hui infes­té de cruels Tali­bans.  Ce monde que connais­sait The­si­ger avec un don incroyable du mimé­tisme n’est plus. Il l’a fou­lé de ses pas, pris en pho­to et dit avec amer­tume d’une voix qu’on ima­gine rauque et rocailleuse que plus rien à pré­sent ne sub­siste des usages obser­vés de par le pas­sé. Un constat d’é­chec après une vie de voyages…

Billets sur Wil­fred Thesiger:

Ren­dile et Tur­ka­na, Wil­fred The­si­ger le nomade #1
Églises mono­li­thiques de Lali­be­la, Wil­fred The­si­ger le nomade #2
Sana’a et Shi­bam, au pays des man­geurs de qât, Wil­fred The­si­ger le nomade #3
Mud­hif Ma’dan et Yazi­di, Wil­fred The­si­ger le nomade #4

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Mud­hif Ma’­dan et Yazi­di, Wil­fred The­si­ger le nomade #4

Entre 1950 et 1958, Wil­fred The­si­ger se rend en Irak. A cette époque-là, Sad­dam Hus­sein n’a pas encore mené son coup d’é­tat dans ce pays jeune dont l’in­dé­pen­dance est pro­cla­mée en 1932. Avant 1968, l’I­rak est un pays ron­gé par les com­mu­nau­ta­risme et un fort sen­ti­ment anti­sé­mite qui condui­ra les 125000 juifs ira­kiens à affluer en Israël, ain­si que par des ten­sions entre la répu­blique ins­tau­rée et sou­te­nue par le Troi­sième Reich et la monar­chie pro­mue par le Royaume-Uni. Loin de ces conflits d’in­té­rêt, The­si­ger pas­se­ra quelques temps par­mi les Yazi­di (يزيدي), dans le nord du pays (région de Mos­soul et de Ninive) puis au sud, dans la région des marais située dans le bas­sin du Tigre et de l’Eu­phrate (entre les tris­te­ment célèbres villes de Bas­so­rah, Nasi­riyah et le bar­rage de Kut), par­mi les Arabes des Marais (عرب الأهوار), les Maa­dans ou Ma’­dans (معدان).

Les Yazi­di font par­tie de ces peuples trop sou­vent per­sé­cu­tés parce que mino­ri­taires, confi­nés dans les arrière pays et par­lant kurde. Les musul­mans les appellent impro­pre­ment « les ado­ra­teurs du Diable ». Le Yézi­disme est un syn­cré­tisme reli­gieux dans lequel on adore aus­si bien l’ange-paon Taous‑i Malek, oiseau qui repré­sente Satan, que le cheikh Adi ibn Mus­ta­fa, fon­da­teur de leur reli­gion et observent éga­le­ment les fon­de­ments du zoroas­trisme. Les Yazi­di, mal­gré une volon­té farouche de ne pas prendre part dans le conflit qui secoue l’I­rak depuis 2003, ont payé un lourd tri­but puisque leur com­mu­nau­té a été vic­time de l’at­ten­tat sui­cide le plus meur­trier depuis le 11 sep­tembre 2001, dans la pro­vince de Ninive avec plus de 570 morts (cet atten­tat est en rela­tion directe avec la lapi­da­tion de la jeune Yazi­di Doaa Kha­lil Assouad).

Pho­to extraite de son livre Visions d’un nomade, chez Plon, 1987, coll. Terre humaine.

Dans le sud du pays, The­si­ger arrive pour une période de quinze jours, his­toire de pas­ser un peu de temps à chas­ser le canard dans cette région fon­ciè­re­ment giboyeuse par­mi les Ma’­dans. Il y res­te­ra fina­le­ment sept ans. C’est dans cette région qu’est cen­sée s’être trou­vé le Jar­din d’É­den et c’est éga­le­ment une région infes­tée de mous­tiques où l’on ne se déplace qu’à l’aide d’embarcations longues d’une dizaine de mètres sur un au plus de large. Lors des inon­da­tions qui ont eu lieu en 1954, le niveau de l’eau a mon­té de plus de deux mètres, rédui­sant consi­dé­ra­ble­ment les aires de vie des autoch­tones, mais ils se sont adap­tés et ont bâti des îlots arti­fi­ciels. Lorsque le Sheikh pro­pose à The­si­ger d’ha­bi­ter une hutte confor­table, une mai­son d’hôte appe­lé mud­hif, une construc­tion faite de roseaux géants en tun­nel pou­vant atteindre 26 mètres de lon­gueur, il refuse, pré­tex­tant qu’a­près avoir vécu dans le désert avec les Rashid, il est habi­tué à l’in­con­fort et sou­haite être logé à la même enseigne que n’im­porte quel Ma’dan.
Les Ma’­dan ont subi les foudres de Sad­dam Hus­sein lors­qu’au len­de­main de la guerre Iran-Irak, celui-ci se ren­dit compte qu’ils avaient aidé les déser­teurs ira­kiens et qu’ils avaient éga­le­ment par­ti­ci­pé à l’in­sur­rec­tion de 91 ; il leur en tint une ran­cune mor­telle. Il fit assé­cher les marais et la popu­la­tion des Ma’­dans pas­sa de 250.000 à quelques dizaines de mil­liers, rava­geant à la fois un éco­sys­tème de terre humide unique au monde et déci­mant une popu­la­tion au mode de vie millénaire.

Pho­to © Wil­fred Thesiger

Billet sui­vant: La voix du vieil homme au visage de sable, Wil­fred The­si­ger le nomade #5

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