Apr 29, 2018 | Carnets de route (Osmanlı lale), Le chant de la terre, retour en Turquie |
La Turquie est déjà loin. J’ai laissé derrière moi Istanbul, ses mosquées et ses église, la côte sud et ses miracles, la Cappadoce avec ses abricots juteux et la terre jaune qui s’est infiltrée sous ma peau. Depuis quelques mois déjà. Un mois passé en Turquie, en plein mois de Ramadan, c’est quelque chose qui laisse des traces. Mais il fallait que j’y retourne, m’abandonner encore sur des pistes que je n’avais pas parcourues, me repaître d’une terre désormais familière et hospitalière.
Mais d’abord, un peu de musique pour se mettre dans l’ambiance, avec Kudsi Ergüner, virtuose du ney, cet étrange instrument au col évasé qui se joue en soufflant dedans en biseau.
Cette fois-ci, j’atterris à Kayseri, préfecture de la province du même nom et capitale économique de la Cappadoce, grosse ville de 1,35 millions d’habitants, sans charme mais pas sans histoire puisqu’on la retrouve sous l’antique nom chrétien de Césarée, dont elle a tiré son nom turc moderne. La dernière fois que je suis venu en Cappadoce, j’étais arrivé de nuit par Nevşehir après un trajet pour le moins picaresque. Dans l’avion, j’ai tout de même réussi à renverser mon thé sur mon pantalon. Lorsque l’avion descend, il fait un soleil splendide sur la partie européenne d’Istanbul, sur un paysage de champs cultivés et de lacs, où de temps en temps, émerge les minarets élancés des mosquées qui, toutes, ont été construites selon la tradition initiée par Mimar Sinan.


Je ne foulerais pas la terre d’Istanbul tout de suite. J’attends mon transfert vers Kayseri Erkilet Havalimanı (ASR) en sirotant une limonata, fraîche et acide et un café turc, dans le grand hall du terminal 3 d’Atatürk. L’avion qui repart vers l’est s’appelle Afyonkarahisar, petite ville à mi-chemin entre Konya et Izmir. Dehors il fait 23°C et une fois installé dans l’avion, je note le prénom des hôtesses de la compagnie Turkish Airlines ; elles portent des prénoms qui laissent rêveur : Bunu, Akmaral… Je bois mon premier Ayran au-dessus des vallons arrondis de l’Anatolie…

L’avion descend sur une plaine arrosée par la pluie ; la Cappadoce m’accueille sous une pluie fine qui n’est pas sans me rappeler la Bretagne, ce qui a le don de me rendre morose. A l’aéroport, je rejoins le comptoir qui va me permettre d’enlever ma voiture de location. Le type m’emmène chercher la voiture, c’est une grosse Ford Mondeo à boîte automatique. Vu que je ne sais pas conduire ce genre de véhicule j’insiste pour qu’il me cède une boîte manuelle, ce qui le surprend passablement, il ne doit pas être habitué à tomber sur ce genre de personnes. Et tout ceci se passe dans le vent frais d’un trou perdu de Turquie, au pied de l’Erciyes (du grec argyros qui signifie argent), montagne isolée comme un téton dans la plaine, au toit de neige culminant à 3916 mètres et qui se perd dans les nuages sombres chargés de pluie.

Une fois la voiture en main, je file vers Çavuşin où m’attend ma chambre d’hôtel. Le paysage n’est pas vraiment gai sous ce ciel de plomb. Ce ne sont que des campagnes sans charme, une longue succession de villages inhospitaliers, d’usines en bord de route, de stations-service et de camions chargés à ras-bord. Tout le charme d’une autoroute.
Le type qui me reçoit à l’hôtel parle un français impeccable et m’emmène dans une chambre basse de plafond, entièrement creusée dans le grès de la montagne ; ce qui m’interpelle immédiatement, c’est la présence d’un poêle à pétrole et l’incroyable humidité de la pièce. Je ne me trompe pas, les draps sont trempés… Je prends juste le temps de déposer ma valise et salue un type qui me demande si tout va bien. C’est la réplique exacte de Joseph Kessel, un homme à la face burinée qui se serait perdu dans ce trou de Cappadoce.
En 5 minutes de route, je suis à Göreme où je mange des mezze, une brochette de poulet et un ayran. La ville semble désertée alors que j’ai eu du mal à trouver une chambre d’hôtel… C’est incompréhensible.
A l’heure qu’il est, tout ce qui m’importe, c’est d’être ici à nouveau, c’est comme si je me retrouvais chez moi alors qu’au fond, il me semble que je ne connais rien, que je n’ai aucune idée de ce qui m’attend, que je ne sais pas tous les secrets et toutes les aventures, je ne sais rien du tout, mais tout me semble familier, comme si on m’attendait, ou comme si moi j’attendais quelque chose. Je profite de mon repas, un peu exténué par les milliers de kilomètres de cette journée, l’avion, deux fois, plus de 80km en voiture, l’impression de bouffer de la route en tirant sur la corde pour arriver là où on a envie d’être… Demain, je serai sur les routes pour comprendre ce que je fais là.
Au petit matin, il est 4h00, je n’arrive plus à dormir, mais je me force à rester au lit, dans des draps trempés et au beau milieu du gravier tombé du plafond. Si je reste ici, je vais finir par tomber malade. Malgré le charme de l’hôtel, j’ai l’impression de me retrouver à la campagne, dans des draps de coton grossier que le maigre poêle n’arrive pas à sécher. Je transpire malgré l’atmosphère insupportable. La pierre est si froide par terre que j’en ai mal aux pieds et la douche glacée ne fait rien pour me mettre de bonne humeur. J’ai l’impression d’avoir dormi dans une grotte et sortir au soleil est presque une torture. Étrange lieu.
Après un petit déjeuner pris sur le pouce, je file d’ici, presque malgré moi et je me rends à Avanos où je vais rendre visite à Mehmet Körükçü, le potier qui parle un peu français, dans sa grotte lui aussi, là où il passe ses journées les mains dans la terre à tourner. Il est rayonnant comme la dernière fois que je l’ai vu et semble surpris de me revoir. Passé la surprise, il me prend dans ses bras et me tape dans le dos en proférant de longues rangées de “Selam !” qu’il n’arrive plus à contenir. “Arkadaşım ! Arkadaşım !” (mon ami, mon ami !). Les larmes lui montent aux yeux et je suis tout autant surpris que lui de voir à quel point il est heureux de me revoir. Une vraie bonne surprise pour tous les deux.


Après m’avoir offert une tasse de thé qu’il fait chauffer sur son petit réchaud électrique, il se remet au travail et me laisse le prendre en photo, toujours souriant avec ses dents du bonheur et ses yeux légèrement bridés. Je le laisse un peu tandis que des touristes viennent visiter sa boutique et je vais me promener dans la ville pour revoir ces vieilles maisons grecques qui tombent en ruine entre les grands konak flambant neufs. Le soleil est revenu et je profite de ces quelques instants pour retrouver la douceur des jours que j’ai passés ici l’été dernier. Une belle mosquée aux murs épais reste impénétrable, impossible d’y entrer. Pendant ce temps, l’ezan (appel à la prière) retentit entre les murs de la petite ville. On dit que les plus beaux chants d’appel à la prière peuvent s’entendre en Turquie ; ce n’est pas qu’une légende. Je retourne voir Mehmet et nous buvons encore et encore du thé noir. Il semble préoccupé, se plaint du dos, lui, me dit que ce sont ses poumons, il tousse beaucoup…




Il me demande de l’attendre là, pendant que lui s’enfuit sur sa moto sans casque avec ses sandales pleines de terre aux pieds. Je l’attends sous un acacia en fleurs, à l’ombre duquel je m’endors presque en écoutant les bruits de la rue, en caressant une énorme chat débonnaire. Mehmet revient avec un petit paquet duquel il sort un sachet d’aluminium, qu’il déroule, encore et encore et dont il sort de la viande séchée découpée en fine lamelles et à la couleur rouge safranée. Il m’explique que c’est une spécialité d’ici, le Pastırma. Je ne connaissais absolument pas. Il m’explique que c’est lui qui le fait avec de la viande de bœuf qu’il fait sécher à l’air et qu’il frotte avec un mélange d’épices fait d’ail, de piment, du cumin et de paprika. Il me parle aussi d’une épice dont il ne connaît pas le nom français, il dit çemen, çemen… en cherchant sur mon petit dictionnaire, je m’aperçois que c’est en réalité du fenugrec. Je ne suis pas plus avancé, car je ne sais pas ce que c’est non plus. La viande est délicieuse et nous la mangeons en riant. Il me confie le paquet en me disant que le reste est pour moi. Et il se remet au travail tandis que je bois du thé et somnole en le regardant tourner. Il me présente ses fils ; le plus jeune, Oğuz travaille avec lui et ouvrage les poteries avec une petite lame. Ömer, lui, n’aime pas la terre, il fait des études mais profite de ses vacances pour aider son père à l’atelier.


Il est temps pour moi de le laisser travailler et de partir battre la campagne. J’ai repéré un petit monastère abandonné sur la route d’Özkonak, portant le nom de Behla Kilise. Le temps tourne au vinaigre ; au loin je peux voir la campagne changer de couleur, et des colonnes d’eau se déverser par endroits. Le ciel devient noir et ne laisse que peu d’espoir de se lever. La route est défoncée et je commence à solliciter les suspensions de la Ford qui ne bronche pas, elle monte sévèrement après une portion de route où l’on trouve des usines de fabrication de briques rouges, façonnées avec la terre des environs, que le fleuve Kızılırmak (fleuve rouge en turc) continue de charrier dans la vallée. La vue est superbe sur la vallée où l’orage commence à zébrer l’horizon. Je finis par trouver le monastère en contrebas de la route. C’est un monastère aux grandes arches de pierre. La hauteur sous plafond est impressionnante pour un bâtiment de cette époque (entre le Vè et le XIIè siècle) et les murs sont encore recouverts de suie. Sur le côté, une voûte s’est écroulée et laisse voir un grand espace découvert. Un type m’accoste et me parle dans un français balbutiant, mêlé de turc ; il me dit s’appeler Serkan et je ne sais pas pourquoi, mais ça sent le margoulin. Bref, il me fait la visite du bâtiment et me dit que le monastère a servi d’asile psychiatrique pendant de longues années. Sa présence me dérange, j’aurais préféré visiter seul, d’autant que les indications qu’il me donne ne sont d’aucune utilité. Il m’offre une tasse de thé et je tente de m’en débarrasser en lui filant un billet de 20TL, ce qui est déjà beaucoup, mais l’effronté me réclame plus. Je l’envoie balader en lui rendant son verre de thé.

De l’autre côté, le paysage est verdoyant et s’étend au pied de ce qui ressemble au lit d’une petite rivière. Je crois bien qu’à part le Kızılırmak et le lac artificiel de Bayramhacı, je n’ai jamais vu de cours d’eau dans cette région. Même un peu vallonné, le paysage offre un bel horizon et je peux constater que le temps ne s’arrange pas vraiment.





Je reprends la route en prenant le chemin de Paşabağ que j’ai visité l’été dernier et je me rends compte que la vallée de Zelve, que je connais pas encore n’est pas si éloignée que ça. Mais il est tard à présent et ce sera pour un autre jour. En rebroussant chemin, je trouve également le chemin de la bağlı dere, la vallée blanche, dont m’avait parlé Abdullah au Karlık Evi, et que j’ai bien réussi à voir depuis mon vol en montgolfière. Je retiens l’endroit pour y revenir et je file sur Göreme pour me boire une bière en terrasse. L’orage est passé au large. Je dîne au restaurant Özlem où j’étais déjà venu manger un testi kebab brûlant dans son vase en terre. La serveuse s’appelle Bişra, elle est jeune, radieuse, mais s’approche de moi alors que j’essaie de baragouiner en turc et me demande avec son petit air effronté si elle peut être prise en photo avec moi, ce que j’accepte volontiers. Je peux sentir le parfum de ses cheveux qu’elle a coiffés dans une queue de cheval sur le côté. Je lui commande un bardak şarap, un verre de vin rouge à la cerise, avant de reprendre ma route alors que la nuit est en train de tomber.

Lorsque je m’arrête devant le Karlık Evi, j’ai dans l’idée de me prendre une chambre qui me permettrait de fuir l’hôtel de Çavuşin et sa grotte humide. Bukem et Fatoş se souviennent de moi, elles ont l’air heureuses de voir que j’ai retrouvé le chemin de leur hôtel et me retrouver ici me remplit de souvenirs. Pas de chambre pour ce soir, l’hôtel est plein d’Indiens dont elles se plaignent car ils sont bruyants et passablement méprisants, mais pour demain soir, aucun problème. Je vais même pouvoir dormir à nouveau dans la grande chambre orange dans laquelle j’avais déjà dormi cet été, celle qui a deux balcons donnant sur la vallée. Elles m’offrent un verre de thé et nous parlons en anglais pour évoquer Abdullah qui n’est pas là en ce moment, ces instants précieux où il m’offrait des abricots secs avant de partir en randonnée et des tranches de pastèque lorsque je revenais tard le soir.
Dans mes draps humides, je me prends à rêver de venir habiter ici, auprès de ces gens si chaleureux, dans ces montagnes creusées par la pluie et j’imagine que cette Turquie-là, tout au long de l’hiver, est recouverte par les neiges. Les chrétiens qui sont venus sur ces terres pour fuir les persécutions n’ont pas choisi les lieux les plus hospitaliers en ce qui concerne le climat. Et dire que cette Turquie-là, si l’on remonte six cents ans en arrière, était encore la Grèce…
Voyage effectué en 2013. Voir les 68 photos sur Flickr.
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Feb 24, 2018 | Pipes d'opium |
Première pipe d’opium. On devrait tous lire — ou relire — Saint Augustin d’Hippone, le célèbre auteur des Confessions.
Il est des choses qui ne sont pas des choses et d’autres qui sont aussi des signes […] Parmi ces signes, certains sont seulement des signaux, d’autres sont des marques ou des attributs, d’autres encore sont des symboles.

Vittore Carpaccio dans la chapelle San Giorgio degli Schiavoni, Venise — Saint Augustin
Dans les premières années du XVIè siècle, les anciens de la guilde de San Giorgio degli Schiavoni, commandèrent à l’artiste Vittore Carpaccio une série de scènes illustrant la vie de saint Jérôme, ce grand érudit et lecteur du IVè siècle. Le dernier tableau, peint en haut et à droite quand on entre dans la petite salle obscure, ne représente pas saint Jérôme mais saint Augustin, son contemporain. Une tradition répandue au Moyen Âge raconte que, saint Augustin s’étant assis devant son bureau pour écrire à saint Jérôme afin de lui demander son opinion sur la question de la béatitude éternelle, la pièce fut emplie de lumière et Augustin entendit une voix qui lui annonçait que l’âme de Jérôme était montée au ciel.
Alberto Manguel, in L’ordinateur de saint Augustin
traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 1997
Deuxième pipe d’opium. Naftule Brandwein. Les amateurs de klezmer connaissent forcément Naftule, Yom lui-même y fait souvent référence comme était le maître de la clarinette klezmer. L’homme reste peu connu, peu de documents attestent de sa vie, et le peu qu’on sait de lui c’est qu’il fut un musicien très demandé notamment dans les mariages juifs. Après une courte carrière discographique, il finit sa vie dans une misère et un anonymat parfait, entouré des brumes de l’alcool qu’il consommait en plus grande quantité que le musique. On sait aussi de lui qu’il ne connaissait rien à la musique écrite et qu’il ne parlait que yiddish, mais également que cela ne lui posait pas de problème d’éthique de jouer pour des concerts privés pour Murder Inc., la célèbre mafia de la Yiddish Corporation.
https://www.youtube.com/watch?v=yiBLDT4TTmA
Troisième pipe d’opium. Antonio Corradini, l’orfèvre du marbre. C’est un artiste qu’on connaît peu mais qui réalisa nombre d’œuvres sculpturales à l’aspect très aérien, affublés de voiles, dans une des pierres les plus dures qui soit, le marbre. Comme un point d’orgue à sa carrière, Corradini sculpte à la fin de sa vie, en 1751, une statue, œuvre allégorique représentant la Pudicité, pour le tombeau de Cécilia Gaetani à l’intérieur de la chapelle Sansevero de Naples. Évidemment, la technique de Corradini consistant à rendre présente l’extrême légèreté d’un tissu transparent posé sur la peau, il faut pour cela que le marbre soit poli avec une certaine patience pour arriver à ce résultat si fin. Le résultat est époustouflant de beauté, mais le sujet censé représenter la pudicité, est pour le coup tout sauf pudique. La femme a les yeux mi-clos sous son voile qui laisse deviner la forme avantageuse de sa poitrine qu’elle porte fièrement bombée en avant. On aurait voulu torturer un peu plus l’âme chagrine d’un croyant que le sculpteur n’aura pas pu s’y prendre autrement, et c’est certainement en cela que réside le génie de Corradini.

Antonio Corradini — la pudicité (Pudicizia Velata) 1751 — Chapelle Sansevero — Naples
Quatrième pipe d’opium. Le christianisme, religion de l’oubli. Le christianisme ne sait même pas d’où il vient, il s’imagine être né à Rome et ne raconter qu’une vague histoire d’hommes crucifiés sur une colline dans un monde lointain, alors qu’il est est né dans le désert, bien loin des marbres de Rome.
Le christianisme est depuis longtemps associé à la Méditerranée et à l’Europe occidentale. Cela résulte en partie de l’emplacement du gouvernement de l’Église, les principales figures des Églises catholiques, anglicanes et orthodoxes se trouvant respectivement à Rome, Canterbury et Constantinople (la moderne Istambul). Or en réalité, dans tous ses aspect, la première chrétienté fut asiatique. Son point focal géographique était bien sûr Jérusalem, ainsi que les autres sites liés à la naissance, à la vie et à la crucifixion de Jésus ; sa langue originelle était l’araméen, l’une des langues sémitiques originaires du Proche-Orient ; son arrière-plan théologique et sa trame spirituelle étaient fournis par le judaïsme, formé en Israël puis durant les exils égyptien et babylonien ; ses histoires étaient modelées par des déserts, des crues, des sécheresses et des famines méconnues de l’Europe.
Peter Frankopan, Les routes de la soie, traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve
Editions Nevicata, 2015
Cinquième pipe d’opium. 萨顶顶. Sa Dingding. Elle est belle comme tout, elle est Chinoise, née en Mongolie et de culture han et mongole et chante en tibétain ou en sanskrit. A l’heure où la Chine fait du Tibet une forteresse acculturée, on peut dire qu’elle a un sacré culot.
https://www.youtube.com/watch?v=l8Z8gpoF4x8
Sixième pipe d’opium. Mettre un peu d’ordre dans ses affaires, et dans sa vie par la même occasion. Ce n’est pas grand-chose, juste quelques lignes à bouger. Faire le vide, reprendre les quelques outils habituels avec lesquels on fait les choses d’ordinaires, du papier et des stylos, jeter ce qui ne sert à rien. Si on ne touche pas à un objet pendant plus d’un mois, c’est qu’il ne sert à rien, autant ne pas le garder, se déposséder de tout ce qui encombre. Fermer les yeux et se concentrer sur un souvenir qu’on a tout fait pour fixer comme étant hors du temps pour revivre des sensations agréables. Évacuer les souvenirs douloureux. Imaginer toutes les vies qu’on n’a pas pu vivre est une forme de souffrance à ne surtout pas garder niché au creux de soi, un poison à faire sortir. Il n’y aura peut-être plus de pipes d’opium pour s’endormir dans les rêves de dragons, dans les volutes de cette fumée blanche qui n’est qu’un écran masquant les vrais souffrances qu’il suffit de chercher à éviter, et puis on finira bien par se réveiller un matin, les yeux un peu gonflés, les muscles engourdis et l’haleine pâteuse, pour se rendre compte qu’on a marché trop longtemps et qu’on aurait mieux fait de s’arrêter pour prendre un peu le temps.

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Jan 13, 2018 | Pipes d'opium |
Où il est question d’une insolente en pays fermé, de confessions bretonnes, d’une grotte à peine connue et d’un cœur allemand qui s’épanche en larmes.
Première pipe d’opium. Elle s’appelle Élodie Bernard. Née en 1984, elle a ramené dans ses valises un ouvrage paru sous le nom de Le vol du paon mène à Lhassa. Jeunesse insolente, visage frondeur, œil vif et perçant, un air de combattante, Élodie Bernard porte sur elle les stigmates d’une vie de voyageuse, mais au-delà de son écrit qui relève de l’exploit puisqu’elle s’est infiltrée dans le Tibet interdit en pleine période des Jeux Olympiques de Pékin alors qu’elle n’avait que vingt-quatre ans, c’est avant tout un style insolent et riche qui n’est pas sans rappeler la plume acérée de Nicolas Bouvier. Style enlevé, plein d’une rage sourde dans une Lhassa assiégée et muselée, elle emporte le lecteur dans son aventure clandestine au cœur d’une ville qui n’a plus rien à voir avec les circuits touristiques. Plus qu’une lecture de voyage, plus qu’un récit engagé qui sonne comme un affront au pouvoir central de Pékin, c’est avant un tout un beau et grand livre qui ne fait pas que raconter.

Elodie Bernard par Djamilla Cochran
Dans les déserts tibétains comme dans tous les déserts du monde, on pourrait rêver de courir librement à travers les espaces. Mais dans quelle direction aller ? Impuissant face à l’illimité de l’horizon, l’esprit se calme. On ne désire plus atteindre un point prochain, on apprécie le moment présent. On s’harmonise pour un temps avec la nature et on touche au bonheur. Le désir chez un individu conduit à un état de souffrance et d’insatisfaction perpétuelle, précisent les Écritures bouddhiques. L’instant de quiétude effeuillé devient alors une éclaircie, le signe avant-coureur d’un possible changement à venir. En paix avec lui-même, le corps est davantage disposé à l’accueil aux autres, non qu’il s’adapte à l’environnement, mais plutôt qu’il se renforce et se recentre. Je m’abandonne toute entière, saisissant au vol cet écho venu d’un autre horizon.
Elodie Bernard, Le vol du paon mène à Lhassa
Gallimard, 2010
Deuxième pipe d’opium. C’est bien connu, l’air de la Bretagne invite à la confession. [perfectpullquote align=“right” bordertop=“false”]Une ville tout ecclésiastique, étrangère au commerce et à l’industrie, un vaste monastère ou nul bruit du dehors ne pénétrait, où l’on appelait vanité ce que les autres hommes poursuivent, et où ce que les laïques appellent chimère passait pour la seule réalité.[/perfectpullquote] On le sait quand on a vu les reliques de Saint-Yves dans la châsse dorée qui trône sur l’autel qui lui est dédié dans la cathédrale de Tréguier, on le sait depuis qu’on a lu ces mots durs d’Ernest Renan, natif de la ville, parler de son aspect rude… On le sait aussi depuis que l’on a entendu la cloche de Minihy-Tréguier sonner dans la campagne du soir, dans cette petite église où j’ai entendu un jour une messe chantée par des gens qui n’avaient aucun sens de l’harmonie, quelle qu’elle soit. On le sait depuis que l’on n’entend plus la Micheline passer au fond du jardin. Sons de la Bretagne, bruissements de voix, rumeurs crapoteuses incertaines… Tout ce qui se dit en breton ou en français n’est pas bon à entendre. D’autant que la distance avec la capitale n’est pas si grande…
Il reste l’estran, l’horizon sans mer, des bateaux couchés sur le flanc au jusant, le souvenir des jours passés au bord de la mer avec les grands-parents, l’enfance lointaine repliée comme un mot d’amour caché dans un portefeuille. Tout le reste n’a aucune importance. L’air de la Bretagne invite à la confession.

L’estran à Plougrescant. Photo prise en 2008 mais depuis, rien n’a vraiment changé.
Troisième pipe d’opium. Hang Sơn Đoòng, la plus grande grotte du monde. Découverte en 1991 et explorée en 2009, c’est un des lieux les plus magiques du monde. Située au cœur du Vietnam, à la frontière avec le Laos, elle a été sculptée pendant des millénaires par les fleuves souterrains qui ont fait de ce lieu gigantesque une merveille qui cache encore des secrets. Faune endémique et forêts souterraines sont autant de miracles qu’on peut observer dans cette grotte qui est en fait un immense labyrinthe de 9 kilomètres de long et dont le point culminant souterrain s’élève à plus de 200 mètres de haut sur cent mètres de large, ce qui correspond aux deux tiers de la hauteur de la Tour Eiffel, ou à la hauteur d’un immeuble de 40 étages.

Hang Sơn Đoòng
Quatrième pipe d’opium. Wiewohl mein Herz in Tränen schwimmt pour finir. La passion selon Saint Matthieu (BWV 244) de Johann Sebastian Bach. Ce ne sont que quelques notes, un récitatif limpide qu’il faut écouter en fermant les yeux.
[audio:BWV0244-18.xol]

Ce sera tout pour aujourd’hui car parler trop n’est en rien une vertu. Allongez-vous ici, fermez les yeux, laissez-vous bercer par l’onde gracieuse, laissez les autres s’empêtrer dans leurs mensonges crasseux, le soleil fait enfin son apparition.
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Jan 1, 2018 | Sur les portulans |
Tandis que la course folle des nuages poussés par le vent ne s’arrête que lorsque je ne regarde plus par la fenêtre, je me souviens d’un nom comme d’un mantra, le nom d’un des avatars de Vishnu. Narasimha (नरसिंह). L’homme (nara) lion (simha). Drôle de personnage que ce quatrième avatar de Vishnu qui avait bercé une de mes chaudes nuits au cœur de Bangkok. Je me souviens précisément de cette nuit particulièrement chaude à l’hôtel Le Tada pendant laquelle je dévorais le livre de Catherine Clément, Promenade avec les dieux de l’Inde où Narasimha, selon la tradition du Bhagavata Purana (भागवतपुराण), extermina l’anti-dieu dont le petit nom sonne comme celui d’un mignon petit chien à poil long ; Hiranyakashipu. Narasimha est pour moi le symbole de la ruse dont sont capables les dieux de l’Inde face aux règles innombrables et parfois facétieuses de la loi. Pour prendre connaissance de cette histoire pour le moins cocasse, laissons-nous embarquer par Catherine Clément, qui, en d’autres temps, nous emmenait sur les chemins des dieux sur France Culture.
[…] Il est le roi des anti-dieux. Les anti-dieux, en sanskrit Asura, qu’on peut traduire par « démons », sont des rebelles en lutte contre les Deva. D’un côté les Deva, de l’autre les Asura. Et celui-là, Hiranyakashipu, est le plus puissant des anti-dieux.
Le propre des anti-dieux, c’est que, jaloux des dieux, ils sont toujours prêts à leur prendre le pouvoir. Mais lorsqu’un anti-dieu se livre à suffisamment de pratiques macératoires dans le but d’obtenir satisfaction, on n’a pas le choix, on est obligé de lui céder. Personne n’a le choix. C’est la loi du yoga, et non celle des poissons.
Hiranyakashipu, qui connaît son monde, commene à faire des austérités pour obtenir les faveurs de Brahma. Il pratique notamment l’ascèse des Cinq Feux, et il dégage tellement de chaleur autour de lui que les Deva demandent à Brahma de s’occuper de l’importun. Brahma et personne d’autre. C’est la loi ! Puisque l’importun prie Brahma, c’est à Brahma de s’en occuper.
Obéissant aux règles, Brahma apparaît donc à Hiranyakashipu qui obtient ce qu’il veut. Il a tout prévu. Hiranyakashipu obtient l’invulnérabilité.
Mais attention ! Conformément au règlement, l’invulnérabilité que demande le roi des anti-dieux est précisément définie. Il a mûrement réfléchi, ce roi. Quoi qu’il advienne, Hiranyakashipune sera tué ni par un homme ni par un animal, ni par une créature de Brahma, ni de jour ni de nuit, ni sur terre ni en l’air. L’Asura pense qu’ainsi, il est bien protégé. (On va le voir, il se trompe.) Ce n’est pas tout. Hiranyakashipu obtient également l’égalité avec Brahma et il obtient enfin de pouvoir pratiquer des ascétismes que personne d’autre ne pourra pratiquer — c’est une garantie.
Brahma dit oui à tout. Comme patron des brahmanes, il est obligé d’accepter les demandes d’un ascète. Il fait de plus en plus chaud ! Les Deva, qui suffoquent, sont pris au piège. Alors, qui peut les sauver ?
En cas de danger absolu, Vishnu prépare un de ses avatars. Nous sommes dans un danger absolu. Vishnu va donc se charger de l’importun dont les exercices ascétiques déclenchent une chaleur formidable.
En tous les cas, puisque l’adversaire a tout prévu et qu’il est invulnérable, il va falloir ruser. Vishnu prévoit donc de « descendre » sous une forme inattendue, (on ne sait pas encore laquelle) mais seulement, décide-t-il, quand le fils d’Hiranyakashipu sera maltraité par son père au point de risquer la mort.
Vishnu a ses raisons. Hiranyakashipu déteste profondément Vishnu, mais il a un fils qui déteste son père. Naturellement, en bonne logique, ce fils est en adoration devant Vishnu.
Furieux de la trahison de son fils, Hiranyakashipu commence à le maltraiter. Il le jette à l’eau ligoté, en vain ; il lui fait toutes sortes de misères, en vain. L’enfant survit. Il finit par le mettre à l’épreuve et le somme de renoncer à Vishnu, ou de périr. En vain. Le fils tient bon. Vishnu apparaît lorsque le malheureux enfant risque d’être mis à mort.
Il apparaît sous la forme d’un homme à tête de lion — donc ni homme ni animal. Il apparaît au crépuscule — donc ni jour ni nuit. Il attrape Hiranyakashipu et le tue sur ses cuisses — ni sur terre ni en l’air.
Vishnu n’est pas une créature de Brahma. Cet homme à tête de lion qu’on appelle Narasimha n’est pas non plus une créature de Brahma. L’anti-dieu n’est pas tué par un animal, ni par un homme ni par une créature de Brahma, ni de jour ni de nuit, ni sur terre ni en l’air. Les dieux de l’Inde ont cette particularité d’être extrêmement pointilleux sur le règlement.
Lié par les accords entre Brahma et l’anti-dieu, Vishnu les contourne. Sans concessions : il déchire l’anti-dieu tout vivant.
Catherine Clément, Promenade avec les dieux de l’Inde
Editions du Panama, 2005
En-tête : Narasimha et Hiranyakashipu (1820–1840) 24.5 x 12.8cm, miniature indienne.
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Oct 1, 2017 | Arts, Sur les portulans |
C’est un saint qui est passé relativement inaperçu dans les hagiographies principales. Pourtant, Janvier de Bénévent est l’héritier direct d’un dieu romain dont il tire son nom, Janus, le dieu bifrons, à deux têtes, dieu des débuts et des fins, des choix et des portes, célébré le 1er janvier et qui marque le début de l’année du calendrier romain. Ce qui fit de Janvier de Bénévent un saint, c’est son martyr pendant la période de persécution anti-chrétienne de la Tétrarchie sous Dioclétien, suite à quoi il mourut décapité en 305 après avoir passé une vie exemplaire emplie de miracles plus ou moins extraordinaires, relatés notamment par Alexandre Dumas qui déploya ses talents littéraires au service du saint lors de son voyage à Naples, ville dont Saint Janvier est le saint patron. Voilà pour le décor. Pour des raisons pratiques, nous appellerons l’homme San Gennaro. Dans l’histoire, ce n’est ni l’histoire de son martyr, ce qui est somme toute commun à presque tous les saints de la Chrétienté (et parfois fatigant à entendre), ni l’iconographie hagiographique du saint dont la plus célèbre représentation est ce très beau tableau peint par le caravagiste flamand Louis Finson (Ludovicus Finsonius) entre 1610 et 1612, qui nous intéresse, mais bien plutôt ce qui en reste aujourd’hui, à savoir le miracle de la liquéfaction de son sang…

Louis Finson ‑Saint Janvier — 1610–1612 — Palmer Art Museum at Pennsylvania State University
La légende veut que le sang du saint homme ait été recueilli dans deux ampoules de verre suite à sa décapitation en 305 après- J.-C., lors du transfert de sa dépouille vers sa catacombe. Après une histoire pour le moins épique et confuse, le corps du saint repose en partie dans une urne de bronze, tandis que le sang séché placé dans les ampoules sont conservées dans le reliquaire de la cathédrale Notre-Dame de l’Assomption à Naples. Aujourd’hui, le miracle ne peut avoir lieu que si les deux ampoules sont rapprochées des restes du corps du saint, phénomène qui a été attesté plus de mille ans après la mort du saint, en 1389. Depuis ce jour, le phénomène de l’ostension du sang dans la cathédrale est opéré trois fois par an, et la liquéfaction, si elle est observée, est considérée comme un signe bénéfique pour la ville ; il arrive même parfois que le sans entre en ébullition. Toutefois, il arrive régulièrement que le sang ne se liquéfie pas.
Voici pour la légende et pour le miracle, miracle que toutefois, l’Église ne reconnait pas en tant que tel. Il est arrivé au cours de l’histoire de ce miracle, plusieurs anomalies. Tantôt le sang est liquéfié dès l’ouverture de la châsse, tantôt il ne se liquéfie pas du tout lors de l’ostension. Signe des temps, le Pape François est venu assister à la cérémonie, mais voyant que le sang ne se liquéfia que partiellement, il eut ce trait d’humour de circonstances : « On voit que le saint nous aime seulement à moitié… »
Bien évidemment, cette histoire est étrange, agitant aussi bien la ferveur aveuglée d’un peuple joyeux et fier que les hypothèses les plus saugrenues des scientifiques qui ne peuvent admettre que cela se passe comme cela se passe… Le fait que l’Église elle-même n’atteste pas ce miracle comme un miracle 100% pur miracle est un signe que l’on se trouve face à un événement dont personne ne comprend l’origine. On pourrait croire à une organisation bien rodée qui consiste à montrer aux gens ce qu’ils sont prêts à voir, ou tout au moins à induire leur perception des choses, mais le fait est que, quelle que soit la nature de la « chose » qui se trouve dans ces deux ampoules, cela se transforme bien en liquide. Alors peut-être qu’un jour on découvrira le secret, ou alors la supercherie, mais pour l’instant la ville de Naples continue de vivre au rythme des trois processions annuelles qui rendent son peuple attentif à leur saint protecteur, à la vie de leur communauté et au bien-être de chacun. Au fond, c’est tout ce qui compte…

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