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Le cahier secret de Tony Lee

Le cahier secret de Tony Lee

De la même manière que Pytha­gore en son temps (au VIè siècle avant J.-C.) avait réus­si à théo­ri­ser la gamme hep­ta­to­nique en uti­li­sant sim­ple­ment des rap­ports de nombres entiers par la simple obser­va­tion mathé­ma­tique de la nature (c’est-à-dire sans uti­li­ser d’ap­pa­reil mesu­rant la fré­quence des notes), et même si le coquin n’a fait somme toute que redé­cou­vrir ce que les Baby­lo­niens avaient révé­lé quatre mille ans avant J.-C., la contrainte ico­no­claste de l’Is­lam a géné­ré un mode de repré­sen­ta­tion empê­chant toute carac­té­ri­sa­tion figu­ra­tive ou sym­bo­liste de la nature (en réa­li­té des êtres vivants).

De fait, cette inter­dic­tion ne concerne que les êtres vivants et l’his­toire, si elle n’est pas claire en soi, peut être com­prise par la des­truc­tion des idoles des poly­théistes de la Ka’­ba, à par­tir de laquelle le peintre et le sculp­teur sont consi­dé­rés comme des cri­mi­nels devant Dieu… On retrouve quelques bribes qui évoquent cette inter­dic­tion dans les hadiths, à défaut d’être pré­sente dans le Coran lui-même. Quoi qu’il en soit, il n’existe pas de théo­rie à pro­pre­ment par­ler de l’i­mage, que ce soit dans le Coran ou dans les hadiths. Ce ne sont que des inter­pré­ta­tions. On peut sur­tout inter­pré­ter cette inter­dic­tion comme une peur de l’idolâtrie plus que de l’i­mage elle-même :

« Certes, ceux qui font ces des­sins seront châ­tiés au jour de la résur­rec­tion : on leur dira : don­nez la vie à vos créations. »

— Bukhâ­rî, LXX­VII, 89, 2

Il n’est au final pas ques­tion de châ­ti­ment, ni de musique, mais d’un cahier trou­vé au hasard de mes péré­gri­na­tions sur la toile. Tony Lee, ou A.J. Lee (on peut sup­po­ser qu’il s’ap­pelle — ou s’ap­pe­lait — Antho­ny) est un incon­nu, un strict incon­nu décou­vert sur une page web dont la der­nière mise à jour date de 2009, et dont la date de créa­tion doit remon­ter à ce qu’on pou­vait trou­ver au début des années 2000. Bref une page toute bête, sans fio­ri­tures, don­nant quelques infor­ma­tions sur un cahier scan­né, dont la date de concep­tion remonte entre 1964 et 1985, autant dire une anti­qui­té. Et là, c’est une décou­verte fan­tas­tique. Ledit Tony Lee a consi­gné sur un cahier ligné toutes ses obser­va­tions mathé­ma­tiques et ses études sur l’é­toile dans les motifs d’art isla­mique. Une bible de toute beau­té, dif­fi­ci­le­ment déchif­frable et remet­tant à plat toutes les méthodes de construc­tion des motifs arabes. Écri­ture sobre, sans cor­rec­tion, à peine quelques ajouts, traits assu­rés, des­sins par­faits et com­men­tés, dia­grammes, tableaux de valeurs… Un vrai beau cahier d’é­tudes comme on n’en trou­ve­rait plus aujourd’­hui, habi­tués que nous sommes à tout écrire sur ordinateur.

Com­men­cer la lec­ture de ce cahier revient à plon­ger dans un uni­vers lumi­neux dans lequel on se rend compte que les chiffres et les bases de la géo­mé­trie sont en rela­tion directe avec le divin, c’est-à-dire la créa­tion. Si l’homme est capable de don­ner vie à des formes géo­mé­triques qui se croisent et s’en­tre­croisent et qu’il est de plus en capa­ci­té de don­ner à voir ce que l’u­ni­vers a d’har­mo­nieux, de constant et d’or­ga­ni­sé, c’est qu’il est à deux doigts de connaître un des secrets de l’u­ni­vers, sans tou­te­fois pou­voir s’en appro­cher plus que ça. Icare ne risque plus de se brû­ler les ailes en appro­chant le soleil de trop près. Cette forme d’art est en quelque sorte un révé­la­teur de la puis­sance de la connais­sance mais aus­si de sa limite.

Pour télé­char­ger l’in­té­gra­li­té de ce cahier, c’est sur cette page. Le site est en réa­li­té une base de don­nées per­met­tant de recher­cher des motifs selon plu­sieurs cri­tères. A tiling data­base.

Pho­to d’en-tête © Chris­to­pher Rose

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Une pluie de Bouddhas

Une pluie de Bouddhas

Des Boud­dhas comme s’il en pleu­vait, un mil­lion peut-être, peut-être plus, mais des myriades de Boud­dhas. Des Boud­dhas dans des niches dorées, accom­pa­gnés dans leur éveil de cen­taines de petits bâton­nets rouges à la pointe incan­des­cente des­si­nant dans l’air chaud des volutes incom­pré­hen­sibles et poin­tant du doigt le sens du vent, char­riant une odeur âcre et par­fu­mée qui embaume l’air où que l’on se trouve. Ici ou là, tout nous rap­pelle que la terre que nous fou­lons n’est ni plus ni moins qu’un espace de tran­si­tion entre notre exis­tence faite de chair et le monde vapo­reux des esprits et des dieux ; l’exis­tence des dieux ne fait pas de doutes, ils sont par­tout autour de nous et on nous rap­pelle sans cesse que le Prince Sid­dhar­tha passe son temps à se battre contre la ten­ta­tion de Māra et qu’il prend la terre à témoin dans la posi­tion du Bhû­mis­par­sha-Mudrā. Toute vie ne dure, en réa­li­té, qu’un seul et bref ins­tant de conscience…

Peu importe le nombre qu’ils repré­sentent, c’est la myriade qui fait sens, l’in­con­grue et imper­ma­nente mul­ti­pli­ci­té singulière.

Sym­bole de la dynas­tie Chakri

Pen­dant ce temps, la Thaï­lande mil­lé­naire vit son petit bon­homme de che­min dans l’ère moderne. Le bon roi Rama IX, Bhu­mi­bol Adu­lya­dej (ภูมิพลอดุลยเดช), mort en 2016 après un règne d’une lon­gé­vi­té excep­tion­nelle (70 ans, 4 mois et 4 jours, pen­dant les­quels il a tout de même épui­sé 26 pre­miers ministres) et une fin de règne mar­quée par un teint cireux et figé, a fina­le­ment lais­sé sa place à son suc­ces­seur. Dans la dynas­tie Cha­kri qui tient le pou­voir (oui enfin plus trop) depuis 1792, il reste quatre des­cen­dants, tous affu­blés de petits noms faciles à retenir.

  • Une pre­mière fille : Ubol­ra­ta­na Raja­ka­nya Siri­vadha­na Bar­na­va­di (อุบลรัตนราชกัญญา สิริวัฒนาพรรณวดี)
  • Un pre­mier fils : Maha Vaji­ra­long­korn Bodin­dra­de­baya­va­rang­kun (มหาวชิราลงกรณ บดินทรเทพยวรางกูร)
  • Som­dech Phra Deba­rat­ta­na­ra­ja­su­da Chao Fa Maha Cha­kri Sirind­horn Rat­tha­si­ma­gu­na­korn­piya­jat Sayam­bo­ro­ma­ra­ja­ku­ma­ri (สมเด็จพระเทพรัตนราชสุดา เจ้าฟ้ามหาจักรีสิรินธร รัฐสีมาคุณากรปิยชาติ สยามบรมราชกุมารี)
  • Som­det Phra­chao Luk Thoe Chao­fa Chu­labhorn Walai­lak Agra­ra­ja­ku­ma­ri (สมเด็จพระเจ้าลูกเธอ เจ้าฟ้าจุฬาภรณวลัยลักษณ์ อัครราชกุมารี)

Et c’est bien évi­dem­ment le gar­çon qui a rem­por­té le coco­tier sous le nom de Rama X et qu’on appel­le­ra pour plus de com­mo­di­té, Vaji­ra­long­korn. Mais voi­là, ce n’est pas un roi comme les autres. On l’a vu des­cendre d’un avion sim­ple­ment vêtu d’un top crop lais­sant appa­raître ses tatouages et d’un jean taille basse, pre­nant dans ses bras un caniche cer­tai­ne­ment royal. Pour faci­li­ter la vie à la famille royale, il s’est marié à une rotu­rière dont la moi­tié de la famille a été accu­sée de cor­rup­tion et crou­pit actuel­le­ment dans une geôle tro­pi­cale. Peu inté­res­sé par les choses du pou­voir, il a déci­dé de gou­ver­ner la Thaï­lande depuis son nid d’aigle bava­rois en lais­sant les affaires cou­rantes à ses sœu­rettes. Voi­là la Thaï­lande dans de beaux draps. Per­sonne ne vous le dira, mais tout le monde regrette le bon roi Rama IX, modèle de ver­tu et de sagesse…

Alors voi­là. La Thaï­lande revient dans la dis­cus­sion. J’aime les redites lorsque tout me convient. J’aime mar­cher à nou­veau dans mes pas et tant que je ne me lasse pas, je peux remettre ça autant de fois que je le sou­haite. Je fais la liste de toutes ces villes tra­ver­sées, de tous ces temples dans les­quels j’ai pu m’as­seoir, les pieds tour­nés à l’exact oppo­sée des Boud­dhas hié­ra­tiques, de tous ces wat, ubo­sot, che­di et viharn croi­sés sur le bord des routes, des Boud­dhas de la semaine (si vous êtes né un mar­di comme moi, sachez que c’est le jour du Pang Sai Yat, et que si Boud­dha est allon­gé ce jour-là, c’est parce qu’il a rabais­sé la fier­té de Asu­ra Rahu, eh oui…) Je me remé­more les lieux per­dus dans les­quels je me suis moi-même per­du, les petits quar­tiers où l’on mange un bouillon de pou­let et des nouilles sous des bâches sombres qui ont cette fâcheuse ten­dance à gar­der la cha­leur étouf­fante, les places gigan­tesques où la misère a du mal à se ter­rer et que l’on peine à sup­por­ter sous ces lati­tudes tro­pi­cales. Je me refais la liste de toutes ces choses que j’ai vues et dont je n’ai pas par­lé ici, parce que le temps est pré­cieux et que je ne sais même plus par où commencer.

J’ai posé mes valises à Sukho­thaï où j’ai eu tout le loi­sir de me faire dévo­rer par des mous­tiques car­nas­siers, à Phet­cha­bu­ri où je suis arri­vé en train après un voyage rocam­bo­lesque et où je me suis fait cour­ser par un singe grand comme en enfant qui en vou­lait à mon appa­reil pho­to, à Lam­pang où je me suis arrê­té en rase cam­pagne sous une pluie bat­tante pour visi­ter un temple shan qu’au­cune carte ne men­tionne, qu’au­cun guide ne connaît, j’ai vu un temple tout en métal à Bang­kok et l’en­droit pré­cis où l’on décou­pait les corps pour les funé­railles célestes, des Boud­dhas géants per­dus dans les marais, tel­le­ment grands que l’on a l’im­pres­sion qu’ils ont gran­di contraints entre quatre murs, j’ai vu un che­di dans lequel j’ai pu des­cendre et admi­rer des pein­tures du 15è siècle, des élé­phants se bai­gnant dans la rivière et des enfants jeter des bouts de pain pour nour­rir les pois­sons-chats de la Chao Phraya. J’ai vu des chiens errer autour des temples, atten­dant que les moines leur jette une poi­gnée de riz. L’an­née der­nière, j’ai fait une halte à Hanoï où j’ai visi­té le très joli temple de la lit­té­ra­ture et pu contem­pler la dépouille des­sé­chée de Ho Chi Minh et à Ninh Bình où je me suis pro­me­né sur une rivière encas­trée entre des falaises escar­pées rap­pe­lant la baie de Hạ Long. J’ai vu des pagodes dont la taille sur­pas­sait de loin tout ce que j’a­vais pu voir jusque là. Et sur­tout, j’ai bu un café dont je me sou­viens encore des effluves et qui reste gra­vé à tout jamais en moi comme étant l’o­deur de Hanoï.

J’aime la beau­té du monde car cette réa­li­té-là est unique. On n’y voit que la beau­té qu’on ne cherche pas.

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Il y a cinq ans de cela, je me suis arrê­té à Chiang Mai où je suis arri­vé un jour de mar­ché, c’é­tait un dimanche, j’y ai man­gé des œufs de caille cuits sur une planche et du riz gluant dans l’en­ceinte d’un temple en plein cœur de la ville, sous une cha­leur étouf­fante. L’hymne natio­nal a reten­ti dans les hauts-par­leurs accro­chés aux lam­pa­daires et toute la ville s’est arrê­tée, figée, pour hono­rer le roi. J’ai vu des Boud­dhas, petits, grands, dor­mant, joi­gnant leurs mains, j’ai vu une pluie de Boud­dhas et je ne compte pas m’ar­rê­ter là. Je pars bien­tôt au pays de la pluie de Boud­dhas, des myriades de Boud­dhas.… Peu importe leur nombre…

Pho­to d’en-tête © Chùa Bái Đính (Viet­nam Nord — août 2017)

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Retour en Cap­pa­doce. La route d’Özkonak

Retour en Cap­pa­doce. La route d’Özkonak

Retour en Cappadoce

La route d’özkonak

La Tur­quie est déjà loin. J’ai lais­sé der­rière moi Istan­bul, ses mos­quées et ses église, la côte sud et ses miracles, la Cap­pa­doce avec ses abri­cots juteux et la terre jaune qui s’est infil­trée sous ma peau. Depuis quelques mois déjà. Un mois pas­sé en Tur­quie, en plein mois de Rama­dan, c’est quelque chose qui laisse des traces. Mais il fal­lait que j’y retourne, m’a­ban­don­ner encore sur des pistes que je n’a­vais pas par­cou­rues, me repaître d’une terre désor­mais fami­lière et hospitalière.

Mais d’a­bord, un peu de musique pour se mettre dans l’am­biance, avec Kud­si Ergü­ner, vir­tuose du ney, cet étrange ins­tru­ment au col éva­sé qui se joue en souf­flant dedans en biseau. 

Cette fois-ci, j’at­ter­ris à Kay­se­ri, pré­fec­ture de la pro­vince du même nom et capi­tale éco­no­mique de la Cap­pa­doce, grosse ville de 1,35 mil­lions d’ha­bi­tants, sans charme mais pas sans his­toire puis­qu’on la retrouve sous l’an­tique nom chré­tien de Césa­rée, dont elle a tiré son nom turc moderne. La der­nière fois que je suis venu en Cap­pa­doce, j’é­tais arri­vé de nuit par Nevşe­hir après un tra­jet pour le moins pica­resque. Dans l’a­vion, j’ai tout de même réus­si à ren­ver­ser mon thé sur mon pan­ta­lon. Lorsque l’a­vion des­cend, il fait un soleil splen­dide sur la par­tie euro­péenne d’Is­tan­bul, sur un pay­sage de champs culti­vés et de lacs, où de temps en temps, émerge les mina­rets élan­cés des mos­quées qui, toutes, ont été construites selon la tra­di­tion ini­tiée par Mimar Sinan.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 08 - Vol Istanbul Kayseri

Je ne fou­le­rais pas la terre d’Is­tan­bul tout de suite. J’at­tends mon trans­fert vers Kay­se­ri Erki­let Hava­li­manı (ASR) en siro­tant une limo­na­ta, fraîche et acide et un café turc, dans le grand hall du ter­mi­nal 3 d’Atatürk. L’a­vion qui repart vers l’est s’ap­pelle Afyon­ka­ra­hi­sar, petite ville à mi-che­min entre Konya et Izmir. Dehors il fait 23°C et une fois ins­tal­lé dans l’a­vion, je note le pré­nom des hôtesses de la com­pa­gnie Tur­kish Air­lines ; elles portent des pré­noms qui laissent rêveur : Bunu, Akma­ral… Je bois mon pre­mier Ayran au-des­sus des val­lons arron­dis de l’Anatolie…

Turquie mai 2013 - Cappadoce 11 - Vol Istanbul Kayseri

L’a­vion des­cend sur une plaine arro­sée par la pluie ; la Cap­pa­doce m’ac­cueille sous une pluie fine qui n’est pas sans me rap­pe­ler la Bre­tagne, ce qui a le don de me rendre morose. A l’aé­ro­port, je rejoins le comp­toir qui va me per­mettre d’en­le­ver ma voi­ture de loca­tion. Le type m’emmène cher­cher la voi­ture, c’est une grosse Ford Mon­deo à boîte auto­ma­tique. Vu que je ne sais pas conduire ce genre de véhi­cule j’in­siste pour qu’il me cède une boîte manuelle, ce qui le sur­prend pas­sa­ble­ment, il ne doit pas être habi­tué à tom­ber sur ce genre de per­sonnes. Et tout ceci se passe dans le vent frais d’un trou per­du de Tur­quie, au pied de l’Er­ciyes (du grec argy­ros qui signi­fie argent), mon­tagne iso­lée comme un téton dans la plaine, au toit de neige culmi­nant à 3916 mètres et qui se perd dans les nuages sombres char­gés de pluie.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 16

Une fois la voi­ture en main, je file vers Çavuşin où m’at­tend ma chambre d’hô­tel. Le pay­sage n’est pas vrai­ment gai sous ce ciel de plomb. Ce ne sont que des cam­pagnes sans charme, une longue suc­ces­sion de vil­lages inhos­pi­ta­liers, d’u­sines en bord de route, de sta­tions-ser­vice et de camions char­gés à ras-bord. Tout le charme d’une auto­route.
Le type qui me reçoit à l’hô­tel parle un fran­çais impec­cable et m’emmène dans une chambre basse de pla­fond, entiè­re­ment creu­sée dans le grès de la mon­tagne ; ce qui m’in­ter­pelle immé­dia­te­ment, c’est la pré­sence d’un poêle à pétrole et l’in­croyable humi­di­té de la pièce. Je ne me trompe pas, les draps sont trem­pés… Je prends juste le temps de dépo­ser ma valise et salue un type qui me demande si tout va bien. C’est la réplique exacte de Joseph Kes­sel, un homme à la face buri­née qui se serait per­du dans ce trou de Cappadoce.

En 5 minutes de route, je suis à Göreme où je mange des mezze, une bro­chette de pou­let et un ayran. La ville semble déser­tée alors que j’ai eu du mal à trou­ver une chambre d’hô­tel… C’est incompréhensible.

A l’heure qu’il est, tout ce qui m’im­porte, c’est d’être ici à nou­veau, c’est comme si je me retrou­vais chez moi alors qu’au fond, il me semble que je ne connais rien, que je n’ai aucune idée de ce qui m’at­tend, que je ne sais pas tous les secrets et toutes les aven­tures, je ne sais rien du tout, mais tout me semble fami­lier, comme si on m’at­ten­dait, ou comme si moi j’at­ten­dais quelque chose. Je pro­fite de mon repas, un peu exté­nué par les mil­liers de kilo­mètres de cette jour­née, l’a­vion, deux fois, plus de 80km en voi­ture, l’im­pres­sion de bouf­fer de la route en tirant sur la corde pour arri­ver là où on a envie d’être… Demain, je serai sur les routes pour com­prendre ce que je fais là.

Au petit matin, il est 4h00, je n’ar­rive plus à dor­mir, mais je me force à res­ter au lit, dans des draps trem­pés et au beau milieu du gra­vier tom­bé du pla­fond. Si je reste ici, je vais finir par tom­ber malade. Mal­gré le charme de l’hô­tel, j’ai l’im­pres­sion de me retrou­ver à la cam­pagne, dans des draps de coton gros­sier que le maigre poêle n’ar­rive pas à sécher. Je trans­pire mal­gré l’at­mo­sphère insup­por­table. La pierre est si froide par terre que j’en ai mal aux pieds et la douche gla­cée ne fait rien pour me mettre de bonne humeur. J’ai l’im­pres­sion d’a­voir dor­mi dans une grotte et sor­tir au soleil est presque une tor­ture. Étrange lieu.

Après un petit déjeu­ner pris sur le pouce, je file d’i­ci, presque mal­gré moi et je me rends à Ava­nos où je vais rendre visite à Meh­met Körük­çü, le potier qui parle un peu fran­çais, dans sa grotte lui aus­si, là où il passe ses jour­nées les mains dans la terre à tour­ner. Il est rayon­nant comme la der­nière fois que je l’ai vu et semble sur­pris de me revoir. Pas­sé la sur­prise, il me prend dans ses bras et me tape dans le dos en pro­fé­rant de longues ran­gées de “Selam !” qu’il n’ar­rive plus à conte­nir. “Arka­daşım ! Arka­daşım !” (mon ami, mon ami !). Les larmes lui montent aux yeux et je suis tout autant sur­pris que lui de voir à quel point il est heu­reux de me revoir. Une vraie bonne sur­prise pour tous les deux.

 

Turquie mai 2013 - Cappadoce 22 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 32 - Avanos

Après m’a­voir offert une tasse de thé qu’il fait chauf­fer sur son petit réchaud élec­trique, il se remet au tra­vail et me laisse le prendre en pho­to, tou­jours sou­riant avec ses dents du bon­heur et ses yeux légè­re­ment bri­dés. Je le laisse un peu tan­dis que des tou­ristes viennent visi­ter sa bou­tique et je vais me pro­me­ner dans la ville pour revoir ces vieilles mai­sons grecques qui tombent en ruine entre les grands konak flam­bant neufs. Le soleil est reve­nu et je pro­fite de ces quelques ins­tants pour retrou­ver la dou­ceur des jours que j’ai pas­sés ici l’é­té der­nier. Une belle mos­quée aux murs épais reste impé­né­trable, impos­sible d’y entrer. Pen­dant ce temps, l’e­zan (appel à la prière) reten­tit entre les murs de la petite ville. On dit que les plus beaux chants d’ap­pel à la prière peuvent s’en­tendre en Tur­quie ; ce n’est pas qu’une légende. Je retourne voir Meh­met et nous buvons encore et encore du thé noir. Il semble pré­oc­cu­pé, se plaint du dos, lui, me dit que ce sont ses pou­mons, il tousse beaucoup…

Turquie mai 2013 - Cappadoce 33 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 44 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 45 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 37 - Avanos

Il me demande de l’at­tendre là, pen­dant que lui s’en­fuit sur sa moto sans casque avec ses san­dales pleines de terre aux pieds. Je l’at­tends sous un aca­cia en fleurs, à l’ombre duquel je m’en­dors presque en écou­tant les bruits de la rue, en cares­sant une énorme chat débon­naire. Meh­met revient avec un petit paquet duquel il sort un sachet d’a­lu­mi­nium, qu’il déroule, encore et encore et dont il sort de la viande séchée décou­pée en fine lamelles et à la cou­leur rouge safra­née. Il m’ex­plique que c’est une spé­cia­li­té d’i­ci, le Pastır­ma. Je ne connais­sais abso­lu­ment pas. Il m’ex­plique que c’est lui qui le fait avec de la viande de bœuf qu’il fait sécher à l’air et qu’il frotte avec un mélange d’é­pices fait d’ail, de piment, du cumin et de papri­ka. Il me parle aus­si d’une épice dont il ne connaît pas le nom fran­çais, il dit çemen, çemen… en cher­chant sur mon petit dic­tion­naire, je m’a­per­çois que c’est en réa­li­té du fenu­grec. Je ne suis pas plus avan­cé, car je ne sais pas ce que c’est non plus. La viande est déli­cieuse et nous la man­geons en riant. Il me confie le paquet en me disant que le reste est pour moi. Et il se remet au tra­vail tan­dis que je bois du thé et som­nole en le regar­dant tour­ner. Il me pré­sente ses fils ; le plus jeune, Oğuz tra­vaille avec lui et ouvrage les pote­ries avec une petite lame. Ömer, lui, n’aime pas la terre, il fait des études mais pro­fite de ses vacances pour aider son père à l’atelier.

 

Turquie mai 2013 - Cappadoce 49

Turquie mai 2013 - Cappadoce 51

Il est temps pour moi de le lais­ser tra­vailler et de par­tir battre la cam­pagne. J’ai repé­ré un petit monas­tère aban­don­né sur la route d’Öz­ko­nak, por­tant le nom de Beh­la Kilise. Le temps tourne au vinaigre ; au loin je peux voir la cam­pagne chan­ger de cou­leur, et des colonnes d’eau se déver­ser par endroits. Le ciel devient noir et ne laisse que peu d’es­poir de se lever. La route est défon­cée et je com­mence à sol­li­ci­ter les sus­pen­sions de la Ford qui ne bronche pas, elle monte sévè­re­ment après une por­tion de route où l’on trouve des usines de fabri­ca­tion de briques rouges, façon­nées avec la terre des envi­rons, que le fleuve Kızılır­mak (fleuve rouge en turc) conti­nue de char­rier dans la val­lée. La vue est superbe sur la val­lée où l’o­rage com­mence à zébrer l’ho­ri­zon. Je finis par trou­ver le monas­tère en contre­bas de la route. C’est un monas­tère aux grandes arches de pierre. La hau­teur sous pla­fond est impres­sion­nante pour un bâti­ment de cette époque (entre le Vè et le XIIè siècle) et les murs sont encore recou­verts de suie. Sur le côté, une voûte s’est écrou­lée et laisse voir un grand espace décou­vert. Un type m’ac­coste et me parle dans un fran­çais bal­bu­tiant, mêlé de turc ; il me dit s’ap­pe­ler Ser­kan et je ne sais pas pour­quoi, mais ça sent le mar­gou­lin. Bref, il me fait la visite du bâti­ment et me dit que le monas­tère a ser­vi d’a­sile psy­chia­trique pen­dant de longues années. Sa pré­sence me dérange, j’au­rais pré­fé­ré visi­ter seul, d’au­tant que les indi­ca­tions qu’il me donne ne sont d’au­cune uti­li­té. Il m’offre une tasse de thé et je tente de m’en débar­ras­ser en lui filant un billet de 20TL, ce qui est déjà beau­coup, mais l’ef­fron­té me réclame plus. Je l’en­voie bala­der en lui ren­dant son verre de thé.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 53 - Özkonak

De l’autre côté, le pay­sage est ver­doyant et s’é­tend au pied de ce qui res­semble au lit d’une petite rivière. Je crois bien qu’à part le Kızılır­mak et le lac arti­fi­ciel de Bay­ram­hacı, je n’ai jamais vu de cours d’eau dans cette région. Même un peu val­lon­né, le pay­sage offre un bel hori­zon et je peux consta­ter que le temps ne s’ar­range pas vraiment.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 59 - Özkonak

Turquie mai 2013 - Cappadoce 60 - Özkonak

Turquie mai 2013 - Cappadoce 63 - Bağlı dere

Turquie mai 2013 - Cappadoce 65 - Bağlı dere

Turquie mai 2013 - Cappadoce 68 - Bağlı dere

Je reprends la route en pre­nant le che­min de Paşa­bağ que j’ai visi­té l’é­té der­nier et je me rends compte que la val­lée de Zelve, que je connais pas encore n’est pas si éloi­gnée que ça. Mais il est tard à pré­sent et ce sera pour un autre jour. En rebrous­sant che­min, je trouve éga­le­ment le che­min de la bağlı dere, la val­lée blanche, dont m’a­vait par­lé Abdul­lah au Karlık Evi, et que j’ai bien réus­si à voir depuis mon vol en mont­gol­fière. Je retiens l’en­droit pour y reve­nir et je file sur Göreme pour me boire une bière en ter­rasse. L’o­rage est pas­sé au large. Je dîne au res­tau­rant Özlem où j’é­tais déjà venu man­ger un tes­ti kebab brû­lant dans son vase en terre. La ser­veuse s’ap­pelle Bişra, elle est jeune, radieuse, mais s’ap­proche de moi alors que j’es­saie de bara­goui­ner en turc et me demande avec son petit air effron­té si elle peut être prise en pho­to avec moi, ce que j’ac­cepte volon­tiers. Je peux sen­tir le par­fum de ses che­veux qu’elle a coif­fés dans une queue de che­val sur le côté. Je lui com­mande un bar­dak şarap, un verre de vin rouge à la cerise, avant de reprendre ma route alors que la nuit est en train de tomber.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 69 - Bağlı dere

Lorsque je m’ar­rête devant le Karlık Evi, j’ai dans l’i­dée de me prendre une chambre qui me per­met­trait de fuir l’hô­tel de Çavuşin et sa grotte humide. Bukem et Fatoş se sou­viennent de moi, elles ont l’air heu­reuses de voir que j’ai retrou­vé le che­min de leur hôtel et me retrou­ver ici me rem­plit de sou­ve­nirs. Pas de chambre pour ce soir, l’hô­tel est plein d’In­diens dont elles se plaignent car ils sont bruyants et pas­sa­ble­ment mépri­sants, mais pour demain soir, aucun pro­blème. Je vais même pou­voir dor­mir à nou­veau dans la grande chambre orange dans laquelle j’a­vais déjà dor­mi cet été, celle qui a deux bal­cons don­nant sur la val­lée. Elles m’offrent un verre de thé et nous par­lons en anglais pour évo­quer Abdul­lah qui n’est pas là en ce moment, ces ins­tants pré­cieux où il m’of­frait des abri­cots secs avant de par­tir en ran­don­née et des tranches de pas­tèque lorsque je reve­nais tard le soir.

Dans mes draps humides, je me prends à rêver de venir habi­ter ici, auprès de ces gens si cha­leu­reux, dans ces mon­tagnes creu­sées par la pluie et j’i­ma­gine que cette Tur­quie-là, tout au long de l’hi­ver, est recou­verte par les neiges. Les chré­tiens qui sont venus sur ces terres pour fuir les per­sé­cu­tions n’ont pas choi­si les lieux les plus hos­pi­ta­liers en ce qui concerne le cli­mat. Et dire que cette Tur­quie-là, si l’on remonte six cents ans en arrière, était encore la Grèce…

Voyage effec­tué en 2013. Voir les 68 pho­tos sur Fli­ckr.

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Pipes d’o­pium #9

Pipes d’o­pium #9

Pre­mière pipe d’o­pium. On devrait tous lire — ou relire — Saint Augus­tin d’Hip­pone, le célèbre auteur des Confessions.

Il est des choses qui ne sont pas des choses et d’autres qui sont aus­si des signes […] Par­mi ces signes, cer­tains sont seule­ment des signaux, d’autres sont des marques ou des attri­buts, d’autres encore sont des symboles.

Vit­tore Car­pac­cio dans la cha­pelle San Gior­gio degli Schia­vo­ni, Venise — Saint Augustin

Dans les pre­mières années du XVIè siècle, les anciens de la guilde de San Gior­gio degli Schia­vo­ni, com­man­dèrent à l’ar­tiste Vit­tore Car­pac­cio une série de scènes illus­trant la vie de saint Jérôme, ce grand éru­dit et lec­teur du IVè siècle. Le der­nier tableau, peint en haut et à droite quand on entre dans la petite salle obs­cure, ne repré­sente pas saint Jérôme mais saint Augus­tin, son contem­po­rain. Une tra­di­tion répan­due au Moyen Âge raconte que, saint Augus­tin s’é­tant assis devant son bureau pour écrire à saint Jérôme afin de lui deman­der son opi­nion sur la ques­tion de la béa­ti­tude éter­nelle, la pièce fut emplie de lumière et Augus­tin enten­dit une voix qui lui annon­çait que l’âme de Jérôme était mon­tée au ciel.

Alber­to Man­guel, in L’or­di­na­teur de saint Augustin
tra­duit de l’an­glais par Chris­tine Le Bœuf, Actes Sud, 1997

Deuxième pipe d’o­pium. Naf­tule Brand­wein. Les ama­teurs de klez­mer connaissent for­cé­ment Naf­tule, Yom lui-même y fait sou­vent réfé­rence comme était le maître de la cla­ri­nette klez­mer. L’homme reste peu connu, peu de docu­ments attestent de sa vie, et le peu qu’on sait de lui c’est qu’il fut un musi­cien très deman­dé notam­ment dans les mariages juifs. Après une courte car­rière dis­co­gra­phique, il finit sa vie dans une misère et un ano­ny­mat par­fait, entou­ré des brumes de l’al­cool qu’il consom­mait en plus grande quan­ti­té que le musique. On sait aus­si de lui qu’il ne connais­sait rien à la musique écrite et qu’il ne par­lait que yid­dish, mais éga­le­ment que cela ne lui posait pas de pro­blème d’é­thique de jouer pour des concerts pri­vés pour Mur­der Inc., la célèbre mafia de la Yid­dish Corporation.

https://www.youtube.com/watch?v=yiBLDT4TTmA

Troi­sième pipe d’o­pium. Anto­nio Cor­ra­di­ni, l’or­fèvre du marbre. C’est un artiste qu’on connaît peu mais qui réa­li­sa nombre d’œuvres sculp­tu­rales à l’as­pect très aérien, affu­blés de voiles, dans une des pierres les plus dures qui soit, le marbre. Comme un point d’orgue à sa car­rière, Cor­ra­di­ni sculpte à la fin de sa vie, en 1751, une sta­tue, œuvre allé­go­rique repré­sen­tant la Pudi­ci­té, pour le tom­beau de Céci­lia Gae­ta­ni à l’in­té­rieur de la cha­pelle San­se­ve­ro de Naples. Évi­dem­ment, la tech­nique de Cor­ra­di­ni consis­tant à rendre pré­sente l’ex­trême légè­re­té d’un tis­su trans­pa­rent posé sur la peau, il faut pour cela que le marbre soit poli avec une cer­taine patience pour arri­ver à ce résul­tat si fin. Le résul­tat est épous­tou­flant de beau­té, mais le sujet cen­sé repré­sen­ter la pudi­ci­té, est pour le coup tout sauf pudique. La femme a les yeux mi-clos sous son voile qui laisse devi­ner la forme avan­ta­geuse de sa poi­trine qu’elle porte fiè­re­ment bom­bée en avant. On aurait vou­lu tor­tu­rer un peu plus l’âme cha­grine d’un croyant que le sculp­teur n’au­ra pas pu s’y prendre autre­ment, et c’est cer­tai­ne­ment en cela que réside le génie de Corradini.

Anto­nio Cor­ra­di­ni — la pudi­ci­té (Pudi­ci­zia Vela­ta) 1751 — Cha­pelle San­se­ve­ro — Naples

Qua­trième pipe d’o­pium. Le chris­tia­nisme, reli­gion de l’ou­bli. Le chris­tia­nisme ne sait même pas d’où il vient, il s’i­ma­gine être né à Rome et ne racon­ter qu’une vague his­toire d’hommes cru­ci­fiés sur une col­line dans un monde loin­tain, alors qu’il est est né dans le désert, bien loin des marbres de Rome.

Le chris­tia­nisme est depuis long­temps asso­cié à la Médi­ter­ra­née et à l’Eu­rope occi­den­tale. Cela résulte en par­tie de l’emplacement du gou­ver­ne­ment de l’Église, les prin­ci­pales figures des Églises catho­liques, angli­canes et ortho­doxes se trou­vant res­pec­ti­ve­ment à Rome, Can­ter­bu­ry et Constan­ti­nople (la moderne Istam­bul). Or en réa­li­té, dans tous ses aspect, la pre­mière chré­tien­té fut asia­tique. Son point focal géo­gra­phique était bien sûr Jéru­sa­lem, ain­si que les autres sites liés à la nais­sance, à la vie et à la cru­ci­fixion de Jésus ; sa langue ori­gi­nelle était l’a­ra­méen, l’une des langues sémi­tiques ori­gi­naires du Proche-Orient ; son arrière-plan théo­lo­gique et sa trame spi­ri­tuelle étaient four­nis par le judaïsme, for­mé en Israël puis durant les exils égyp­tien et baby­lo­nien ; ses his­toires étaient mode­lées par des déserts, des crues, des séche­resses et des famines mécon­nues de l’Europe.

Peter Fran­ko­pan, Les routes de la soie, tra­duit de l’an­glais par Guillaume Villeneuve
Edi­tions Nevi­ca­ta, 2015

Cin­quième pipe d’o­pium. 萨顶顶. Sa Ding­ding. Elle est belle comme tout, elle est Chi­noise, née en Mon­go­lie et de culture han et mon­gole et chante en tibé­tain ou en sans­krit. A l’heure où la Chine fait du Tibet une for­te­resse accul­tu­rée, on peut dire qu’elle a un sacré culot. 

https://www.youtube.com/watch?v=l8Z8gpoF4x8

Sixième pipe d’o­pium. Mettre un peu d’ordre dans ses affaires, et dans sa vie par la même occa­sion. Ce n’est pas grand-chose, juste quelques lignes à bou­ger. Faire le vide, reprendre les quelques outils habi­tuels avec les­quels on fait les choses d’or­di­naires, du papier et des sty­los, jeter ce qui ne sert à rien. Si on ne touche pas à un objet pen­dant plus d’un mois, c’est qu’il ne sert à rien, autant ne pas le gar­der, se dépos­sé­der de tout ce qui encombre. Fer­mer les yeux et se concen­trer sur un sou­ve­nir qu’on a tout fait pour fixer comme étant hors du temps pour revivre des sen­sa­tions agréables. Éva­cuer les sou­ve­nirs dou­lou­reux. Ima­gi­ner toutes les vies qu’on n’a pas pu vivre est une forme de souf­france à ne sur­tout pas gar­der niché au creux de soi, un poi­son à faire sor­tir. Il n’y aura peut-être plus de pipes d’o­pium pour s’en­dor­mir dans les rêves de dra­gons, dans les volutes de cette fumée blanche qui n’est qu’un écran mas­quant les vrais souf­frances qu’il suf­fit de cher­cher à évi­ter, et puis on fini­ra bien par se réveiller un matin, les yeux un peu gon­flés, les muscles engour­dis et l’ha­leine pâteuse, pour se rendre compte qu’on a mar­ché trop long­temps et qu’on aurait mieux fait de s’ar­rê­ter pour prendre un peu le temps.

Fumeurs d'opium en 1880

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Pipes d’o­pium #6

Pipes d’o­pium #6

Où il est ques­tion d’une inso­lente en pays fer­mé, de confes­sions bre­tonnes, d’une grotte à peine connue et d’un cœur alle­mand qui s’é­panche en larmes.

Pre­mière pipe d’o­pium. Elle s’ap­pelle Élo­die Ber­nard. Née en 1984, elle a rame­né dans ses valises un ouvrage paru sous le nom de Le vol du paon mène à Lhas­sa. Jeu­nesse inso­lente, visage fron­deur, œil vif et per­çant, un air de com­bat­tante, Élo­die Ber­nard porte sur elle les stig­mates d’une vie de voya­geuse, mais au-delà de son écrit qui relève de l’ex­ploit puis­qu’elle s’est infil­trée dans le Tibet inter­dit en pleine période des Jeux Olym­piques de Pékin alors qu’elle n’a­vait que vingt-quatre ans, c’est avant tout un style inso­lent et riche qui n’est pas sans rap­pe­ler la plume acé­rée de Nico­las Bou­vier. Style enle­vé, plein d’une rage sourde dans une Lhas­sa assié­gée et muse­lée, elle emporte le lec­teur dans son aven­ture clan­des­tine au cœur d’une ville qui n’a plus rien à voir avec les cir­cuits tou­ris­tiques. Plus qu’une lec­ture de voyage, plus qu’un récit enga­gé qui sonne comme un affront au pou­voir cen­tral de Pékin, c’est avant un tout un beau et grand livre qui ne fait pas que raconter.

Elo­die Ber­nard par Dja­mil­la Cochran

Dans les déserts tibé­tains comme dans tous les déserts du monde, on pour­rait rêver de cou­rir libre­ment à tra­vers les espaces. Mais dans quelle direc­tion aller ? Impuis­sant face à l’illi­mi­té de l’ho­ri­zon, l’es­prit se calme. On ne désire plus atteindre un point pro­chain, on appré­cie le moment pré­sent. On s’har­mo­nise pour un temps avec la nature et on touche au bon­heur. Le désir chez un indi­vi­du conduit à un état de souf­france et d’in­sa­tis­fac­tion per­pé­tuelle, pré­cisent les Écri­tures boud­dhiques. L’ins­tant de quié­tude effeuillé devient alors une éclair­cie, le signe avant-cou­reur d’un pos­sible chan­ge­ment à venir. En paix avec lui-même, le corps est davan­tage dis­po­sé à l’ac­cueil aux autres, non qu’il s’a­dapte à l’en­vi­ron­ne­ment, mais plu­tôt qu’il se ren­force et se recentre. Je m’a­ban­donne toute entière, sai­sis­sant au vol cet écho venu d’un autre horizon.

Elo­die Ber­nard, Le vol du paon mène à Lhassa
Gal­li­mard, 2010

Deuxième pipe d’o­pium. C’est bien connu, l’air de la Bre­tagne invite à la confes­sion. [per­fect­pull­quote align=“right” bordertop=“false”]Une ville tout ecclé­sias­tique, étran­gère au com­merce et à l’industrie, un vaste monas­tère ou nul bruit du dehors ne péné­trait, où l’on appe­lait vani­té ce que les autres hommes pour­suivent, et où ce que les laïques appellent chi­mère pas­sait pour la seule réalité.[/perfectpullquote] On le sait quand on a vu les reliques de Saint-Yves dans la châsse dorée qui trône sur l’au­tel qui lui est dédié dans la cathé­drale de Tré­guier, on le sait depuis qu’on a lu ces mots durs d’Er­nest Renan, natif de la ville, par­ler de son aspect rude… On le sait aus­si depuis que l’on a enten­du la cloche de Mini­hy-Tré­guier son­ner dans la cam­pagne du soir, dans cette petite église où j’ai enten­du un jour une messe chan­tée par des gens qui n’a­vaient aucun sens de l’har­mo­nie, quelle qu’elle soit. On le sait depuis que l’on n’en­tend plus la Miche­line pas­ser au fond du jar­din. Sons de la Bre­tagne, bruis­se­ments de voix, rumeurs cra­po­teuses incer­taines… Tout ce qui se dit en bre­ton ou en fran­çais n’est pas bon à entendre. D’au­tant que la dis­tance avec la capi­tale n’est pas si grande…

Il reste l’es­tran, l’ho­ri­zon sans mer, des bateaux cou­chés sur le flanc au jusant, le sou­ve­nir des jours pas­sés au bord de la mer avec les grands-parents, l’en­fance loin­taine repliée comme un mot d’a­mour caché dans un por­te­feuille. Tout le reste n’a aucune impor­tance. L’air de la Bre­tagne invite à la confession.

Estran

L’es­tran à Plou­gres­cant. Pho­to prise en 2008 mais depuis, rien n’a vrai­ment changé.

Troi­sième pipe d’o­pium. Hang Sơn Đoòng, la plus grande grotte du monde. Décou­verte en 1991 et explo­rée en 2009, c’est un des lieux les plus magiques du monde. Située au cœur du Viet­nam, à la fron­tière avec le Laos, elle a été sculp­tée pen­dant des mil­lé­naires par les fleuves sou­ter­rains qui ont fait de ce lieu gigan­tesque une mer­veille qui cache encore des secrets. Faune endé­mique et forêts sou­ter­raines sont autant de miracles qu’on peut obser­ver dans cette grotte qui est en fait un immense laby­rinthe de 9 kilo­mètres de long et dont le point culmi­nant sou­ter­rain s’é­lève à plus de 200 mètres de haut sur cent mètres de large, ce qui cor­res­pond aux deux tiers de la hau­teur de la Tour Eif­fel, ou à la hau­teur d’un immeuble de 40 étages.

Hang Sơn Đoòng

Qua­trième pipe d’o­pium. Wie­wohl mein Herz in Trä­nen schwimmt pour finir. La pas­sion selon Saint Mat­thieu (BWV 244) de Johann Sebas­tian Bach. Ce ne sont que quelques notes, un réci­ta­tif lim­pide qu’il faut écou­ter en fer­mant les yeux.

[audio:BWV0244-18.xol]

Ce sera tout pour aujourd’­hui car par­ler trop n’est en rien une ver­tu. Allon­gez-vous ici, fer­mez les yeux, lais­sez-vous ber­cer par l’onde gra­cieuse, lais­sez les autres s’empêtrer dans leurs men­songes cras­seux, le soleil fait enfin son apparition.

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