Jan 27, 2019 | Carnet de route en Indonésie, Carnets de route (Osmanlı lale), Ubud stories |
L’enfer émeraude
Ubud stories #3
Comme par hasard, dès qu’on s’éloigne un peu de la foule massée autour des singes, il n’y a plus personne. Il n’y a plus rien, c’est comme si le monde avait ses frontières aux limites de ce qui est écrit dans les guides touristiques. Pourtant, la forêt des singes ne manque pas d’offrir des surprises à celui qui fuit ceux qui marchent sans s’arrêter.
La forêt prend le dessus, les racines cachent une vie qui ose parfois se montrer, les ficus s’élèvent au-dessus de la canopée et les nœuds qui s’enfoncent dans la terre laissent présager d’une vie grouillante, faite d’écailles et de reptations…
Il suffit de prendre les chemins de traverse, malgré la touffeur et la fatigue qui m’étreignent.
Il suffit de se rendre là où les chemins descendent vers le cours d’une rivière qu’on entend chuchoter un peu plus bas, malgré les rires bruyants.
Quelque chose me dit que je vais trouver un trésor.
Une volée de marches encadrée par le corps immense de deux nagas serpente jusqu’à une plateforme qui donne sur un petit pont.
Partout, cachées, des fontaines chantent dans l’air humide, des corps de femmes ondulant ou des monstres aux dents redoutables.
En surplomb de la rivière, on peut voir le corps de deux dragons de Komodo, animal symbolique de l’Indonésie, qui malgré son aspect repoussant et la dangerosité de sa salive dont il se sert pour foudroyer ses proies, terrassées par une septicémie éclair, garde quelque chose de majestueux lorsqu’il déplace son corps massif avec grâce.
Arrivé tout en bas de la petite vallée, un autre temple trône sur un sol dallé. Deux cahutes au toit de chaume de riz, et surtout ces colonnes qui sont comme des temples miniatures qu’on trouve un peu partout sur l’île… Lorsque la religion se mêle à la nature.
Je suis dans un enfer vert, peuplé de créatures terrifiantes, toute en rondeur, dans une chaleur accablante, un enfer couleur d’émeraude, où les ombres dansent au gré du vent dans les hautes branches, sous un soleil qui tente de percer le feuillage.
L’après-midi est bien avancée mais la chaleur ne semble pas vouloir s’atténuer. Je n’ai qu’une hâte, trouver de quoi manger et aller me reposer un peu, mais quelque chose me dit qu’il reste encore des lieux à découvrir dans les parages, avant d’avaler un grand bol de mie goreng.
Moment récolté le 21 février 2014. Écrit le 24 janvier 2019.
Read more
Jan 23, 2019 | Carnet de route en Indonésie, Carnets de route (Osmanlı lale), Ubud stories |
Pura Dalem Agung padang tegal
Ubud stories #2
Pura Dalem Agung Padangtegal, un haut lieu de la culture balinaise et de la religion. Bali est surnommé l’Île des dieux car c’est la seule île de l’Archipel indonésien à pratiquer le bouddhisme en majorité. Dans un pays à très grande majorité musulmane, Bali est un bastion d’une religion qui compte des dieux par milliers.
Ici est le lieu de dévotion au dieu suprême Sang Hyang Widhi Wasa, connu aussi sous le nom d’Acintya, ou Tunggal. Dans le bouddhisme balinais, il n’y a pas de dieu supérieur à celui-ci, à l’origine de tout, l’équivalent de Brahma dans le bouddhisme traditionnel. Je m’en rendrai particulièrement compte plus tard lorsque je visiterai l’enceinte de la forêt des singes.
C’est un petit temple dans lequel on ne peut pas entrer. Toute la respectabilité du lieu transpire dans les innombrables statues qui en forment l’enceinte de pierre. La pierre est noire, très certainement volcanique et poreuse, ce qui permet à une végétation microscopique de s’y attacher et de prospérer dans des conditions d’humidité optimales. Je touche cette pierre végétale et me laisse imprégner par la douceur de cette vie qui prospère sur les vestiges du passé.
Au milieu de la cour du temple, vierge de toute présence, se trouve un sanctuaire recouvert de paille de riz, au toit légèrement renflé, au milieu duquel se trouve un trône vide ; c’est la représentation la plus commune du dieu. Le vide est son attribut. Présent sans l’être, omnipotent sans être représenté, il est l’incarnation de cette dualité.
Ce qui me frappe surtout en ces lieux, c’est la multiplicité des créatures qui ornent les limites du temple. Monstres grimaçants, visages aux yeux exorbités, désaxés, faciès aux dents pointues, billes rondes presque ridicules, certaines sont armées de masses et de gourdins impressionnants… Tous sont recouverts de la même mousse verte intense. L’ombre des grands arbres joue avec les reliefs de ces personnages censés repousser les esprits malins. Les bas-reliefs finement ciselés témoignent de la richesse et de l’importance des lieux dans les croyances.
Je me sens baigné d’une atmosphère protectrice, tandis que le soleil éclate et que l’air semble se faire rare tant l’humidité est prégnante. Pendant ce temps-là, la horde joyeuse des Chinois et des Australiens continue de se prendre en photo parmi les singes pour lesquels je n’ai qu’une petite pensée… Et s’ils chassaient ces intrus de leur territoire ? Une bonne fois pour toute.
Moment récolté le 21 février 2014. Ecrit le 23 janvier 2019.
Read more
Sep 17, 2018 | Passerelle |
Ce n’est pas vraiment l’enfer, mais c’est tout de même bien loin d’être le paradis. Trois semaines en dehors des choses connues et l’esprit complètement relâché, et je suis incapable de me réadapter complètement à la vie d’ici. C’est comme si j’étais resté dans un entre-deux de la connaissance, que tout me semblait éloigné de mes préoccupations, si tant est que j’aie encore des préoccupations.
Tout est étrangement silencieux et calme, confortable et je trouve étrange de n’avoir pas beaucoup de souci à me faire. C’est comme un cocon de douceur qui m’enveloppe. La douceur rêvée des instants calmes et des rêves qui se font discrets, qui hantent mes journées.
Je fais n’importe quoi, je lis trois livres à la fois, je joue à la belote avec des inconnus, je relis mon carnet de voyage en Thaïlande pour faire revenir les odeurs et les sensations qui sont toujours très présentes, je dessine des motifs arabes sur un grand cahier en me demandant encore à quel moment je vais passer à la réalisation de ces peintures que je souhaite appliquer sur les contre-marches de mon escalier, et si je suis comme ça c’est que je vis encore à l’heure asiatique. La temporalité n’est pas la même. Les quelques Thaïs que j’ai rencontrés au long de mes différents voyages ne sont pas des gens pressés, rien ne semble affecter leur détermination à ne pas être déterminés dans leurs actions. C’est quelque chose d’assez déstabilisant lorsque l’angoisse de ne pas être à l’heure que l’on ressent et que l’on essaie de ne pas trop montrer n’est pas du tout perçue de la même manière par un chauffeur de taxi absolument nonchalant et taiseux, qui, lorsque vous lui faites remarquer que c’est hallucinant ces embouteillages à sept heures du matin vous sourit d’un air compatissant en reprenant sa conversion avec son pote au téléphone. De toute façon, que peut-il y faire ? A part s’en foutre, il ne lui reste qu’à continuer de rouler cul à cul sur la seule route qui mène à l’aéroport. Tout ce qui arrive… arrive. Déstabilisant aussi cette étrange faculté à ne jamais se démonter parce que visiblement, tout ceci ne rentrera pas dans le coffre du taxi ; ça finit toujours par rentrer. Un car bloque la circulation parce que lui-même est passé par une route où il n’a pas la place de manœuvrer ? Peu me chaut comme dirait l’autre, il y a toujours une bonne âme pour tailler la moitié d’un arbre ou déplacer une moto mal garée pour que tout ce petit monde soit enfin délivré de tout ce qui gène. Et ça finit par passer, même si ça prend une heure. Il y a toujours une solution à tout. Et puis surtout, ไม่เป็นไร… ไม่เป็นไร ça se dit à peu près mai phen rai et ça signifie énormément de choses. C’est bon, c’est ok, tout roule, ce n’est pas très grave, ne t’en fait pas, don’t worry, etc. En bref, pas la peine de se prendre la tête. Ce n’est pas du fatalisme, c’est juste un art de vivre, une façon désinvolte et assez salvatrice de se mouvoir dans le monde, un monde parfois rude et sans concession, c’est juste que ไม่เป็นไร… En réalité, les Thaïs ne disent jamais ça. En tout cas, dans les nombreuses situations où j’aurais pu l’entendre, il n’est jamais sorti de sa tanière. C’est comme si c’était induit par la situation, comme le hüzün stambouliote, la saudade portugaise ou même le tea time londonien… une convention qui ne dit pas son nom et qui est ancrée comme un ongle au bout du doigt.
Comment faire pour s’énerver (oui parce que c’est ce que fait tout Français normalement constitué quand les choses ne vont pas comme il le souhaite) quand autour de vous tout le monde se contrefout royalement des conséquences et tout ce qui peut arriver, grave, pas grave ou moyennement grave, parce qu’en réalité, ไม่เป็นไร… Ce n’est pas la solution à tous les maux, ni même une universelle clé destinée à rendre le monde plus doux ou la misère moins contraignante, c’est juste que ce n’est pas si grave que ça.
Et puis soyons un peu honnête, en Asie de manière générale, plutôt perdre la vie que perdre la face… ไม่เป็นไร est la conjugaison thaïlandaise de cette manière d’être. Garder la face est une façon de montrer aux autres qu’on a adopté une certaine ligne de conduite destinée également à respecter autrui, sans le mettre dans l’embarras. Curieuse façon de voir les choses, me direz-vous, surtout vu depuis la lorgnette qui est la nôtre, où les rapports de domination s’exercent d’abord par le langage avant de se traduire dans les actes. Alors pourquoi sans arrêt être sur le qui-vive lorsque les innombrables événements de la vie sont finalement ce qui peut arriver de mieux ? Non, ce n’est pas la théorie du Die beste aller möglichen Welten de l’ami Leibniz, mais une vision très positive du monde qui permet de s’affranchir des malheurs du monde tout en s’imposant une règle morale de respect d’autrui. Et ça fonctionne plutôt pas mal.
Gardez-vous de penser à faire du mal à autrui, il ne vous arrivera que des bricoles, un sale karma qui fera de votre prochaine vie un enfer dans lequel vous serez peut-être amenés à manger des insectes ou à vous promener de branche en branche en poussant des cris de gibbon… Parce que même pauvre, malade, surendetté, alcoolique ou mourant, dites-vous que ce qui vous arrive n’est finalement pas forcément désempli d’une certaine douceur de vivre, et que malgré tout et définitivement, de manière irrévocable et inéluctable… ไม่เป็นไร.
Read more
Sep 16, 2018 | Architectures, Arts, Livres et carnets |
De la même manière que Pythagore en son temps (au VIè siècle avant J.-C.) avait réussi à théoriser la gamme heptatonique en utilisant simplement des rapports de nombres entiers par la simple observation mathématique de la nature (c’est-à-dire sans utiliser d’appareil mesurant la fréquence des notes), et même si le coquin n’a fait somme toute que redécouvrir ce que les Babyloniens avaient révélé quatre mille ans avant J.-C., la contrainte iconoclaste de l’Islam a généré un mode de représentation empêchant toute caractérisation figurative ou symboliste de la nature (en réalité des êtres vivants).
De fait, cette interdiction ne concerne que les êtres vivants et l’histoire, si elle n’est pas claire en soi, peut être comprise par la destruction des idoles des polythéistes de la Ka’ba, à partir de laquelle le peintre et le sculpteur sont considérés comme des criminels devant Dieu… On retrouve quelques bribes qui évoquent cette interdiction dans les hadiths, à défaut d’être présente dans le Coran lui-même. Quoi qu’il en soit, il n’existe pas de théorie à proprement parler de l’image, que ce soit dans le Coran ou dans les hadiths. Ce ne sont que des interprétations. On peut surtout interpréter cette interdiction comme une peur de l’idolâtrie plus que de l’image elle-même :
« Certes, ceux qui font ces dessins seront châtiés au jour de la résurrection : on leur dira : donnez la vie à vos créations. »
— Bukhârî, LXXVII, 89, 2
Il n’est au final pas question de châtiment, ni de musique, mais d’un cahier trouvé au hasard de mes pérégrinations sur la toile. Tony Lee, ou A.J. Lee (on peut supposer qu’il s’appelle — ou s’appelait — Anthony) est un inconnu, un strict inconnu découvert sur une page web dont la dernière mise à jour date de 2009, et dont la date de création doit remonter à ce qu’on pouvait trouver au début des années 2000. Bref une page toute bête, sans fioritures, donnant quelques informations sur un cahier scanné, dont la date de conception remonte entre 1964 et 1985, autant dire une antiquité. Et là, c’est une découverte fantastique. Ledit Tony Lee a consigné sur un cahier ligné toutes ses observations mathématiques et ses études sur l’étoile dans les motifs d’art islamique. Une bible de toute beauté, difficilement déchiffrable et remettant à plat toutes les méthodes de construction des motifs arabes. Écriture sobre, sans correction, à peine quelques ajouts, traits assurés, dessins parfaits et commentés, diagrammes, tableaux de valeurs… Un vrai beau cahier d’études comme on n’en trouverait plus aujourd’hui, habitués que nous sommes à tout écrire sur ordinateur.
Commencer la lecture de ce cahier revient à plonger dans un univers lumineux dans lequel on se rend compte que les chiffres et les bases de la géométrie sont en relation directe avec le divin, c’est-à-dire la création. Si l’homme est capable de donner vie à des formes géométriques qui se croisent et s’entrecroisent et qu’il est de plus en capacité de donner à voir ce que l’univers a d’harmonieux, de constant et d’organisé, c’est qu’il est à deux doigts de connaître un des secrets de l’univers, sans toutefois pouvoir s’en approcher plus que ça. Icare ne risque plus de se brûler les ailes en approchant le soleil de trop près. Cette forme d’art est en quelque sorte un révélateur de la puissance de la connaissance mais aussi de sa limite.
Pour télécharger l’intégralité de ce cahier, c’est sur cette page. Le site est en réalité une base de données permettant de rechercher des motifs selon plusieurs critères. A tiling database.
Photo d’en-tête © Christopher Rose
Read more
Jul 22, 2018 | Passerelle |
Des Bouddhas comme s’il en pleuvait, un million peut-être, peut-être plus, mais des myriades de Bouddhas. Des Bouddhas dans des niches dorées, accompagnés dans leur éveil de centaines de petits bâtonnets rouges à la pointe incandescente dessinant dans l’air chaud des volutes incompréhensibles et pointant du doigt le sens du vent, charriant une odeur âcre et parfumée qui embaume l’air où que l’on se trouve. Ici ou là, tout nous rappelle que la terre que nous foulons n’est ni plus ni moins qu’un espace de transition entre notre existence faite de chair et le monde vaporeux des esprits et des dieux ; l’existence des dieux ne fait pas de doutes, ils sont partout autour de nous et on nous rappelle sans cesse que le Prince Siddhartha passe son temps à se battre contre la tentation de Māra et qu’il prend la terre à témoin dans la position du Bhûmisparsha-Mudrā. Toute vie ne dure, en réalité, qu’un seul et bref instant de conscience…
Peu importe le nombre qu’ils représentent, c’est la myriade qui fait sens, l’incongrue et impermanente multiplicité singulière.

Symbole de la dynastie Chakri
Pendant ce temps, la Thaïlande millénaire vit son petit bonhomme de chemin dans l’ère moderne. Le bon roi Rama IX, Bhumibol Adulyadej (ภูมิพลอดุลยเดช), mort en 2016 après un règne d’une longévité exceptionnelle (70 ans, 4 mois et 4 jours, pendant lesquels il a tout de même épuisé 26 premiers ministres) et une fin de règne marquée par un teint cireux et figé, a finalement laissé sa place à son successeur. Dans la dynastie Chakri qui tient le pouvoir (oui enfin plus trop) depuis 1792, il reste quatre descendants, tous affublés de petits noms faciles à retenir.
- Une première fille : Ubolratana Rajakanya Sirivadhana Barnavadi (อุบลรัตนราชกัญญา สิริวัฒนาพรรณวดี)
- Un premier fils : Maha Vajiralongkorn Bodindradebayavarangkun (มหาวชิราลงกรณ บดินทรเทพยวรางกูร)
- Somdech Phra Debarattanarajasuda Chao Fa Maha Chakri Sirindhorn Ratthasimagunakornpiyajat Sayamboromarajakumari (สมเด็จพระเทพรัตนราชสุดา เจ้าฟ้ามหาจักรีสิรินธร รัฐสีมาคุณากรปิยชาติ สยามบรมราชกุมารี)
- Somdet Phrachao Luk Thoe Chaofa Chulabhorn Walailak Agrarajakumari (สมเด็จพระเจ้าลูกเธอ เจ้าฟ้าจุฬาภรณวลัยลักษณ์ อัครราชกุมารี)
Et c’est bien évidemment le garçon qui a remporté le cocotier sous le nom de Rama X et qu’on appellera pour plus de commodité, Vajiralongkorn. Mais voilà, ce n’est pas un roi comme les autres. On l’a vu descendre d’un avion simplement vêtu d’un top crop laissant apparaître ses tatouages et d’un jean taille basse, prenant dans ses bras un caniche certainement royal. Pour faciliter la vie à la famille royale, il s’est marié à une roturière dont la moitié de la famille a été accusée de corruption et croupit actuellement dans une geôle tropicale. Peu intéressé par les choses du pouvoir, il a décidé de gouverner la Thaïlande depuis son nid d’aigle bavarois en laissant les affaires courantes à ses sœurettes. Voilà la Thaïlande dans de beaux draps. Personne ne vous le dira, mais tout le monde regrette le bon roi Rama IX, modèle de vertu et de sagesse…
Alors voilà. La Thaïlande revient dans la discussion. J’aime les redites lorsque tout me convient. J’aime marcher à nouveau dans mes pas et tant que je ne me lasse pas, je peux remettre ça autant de fois que je le souhaite. Je fais la liste de toutes ces villes traversées, de tous ces temples dans lesquels j’ai pu m’asseoir, les pieds tournés à l’exact opposée des Bouddhas hiératiques, de tous ces wat, ubosot, chedi et viharn croisés sur le bord des routes, des Bouddhas de la semaine (si vous êtes né un mardi comme moi, sachez que c’est le jour du Pang Sai Yat, et que si Bouddha est allongé ce jour-là, c’est parce qu’il a rabaissé la fierté de Asura Rahu, eh oui…) Je me remémore les lieux perdus dans lesquels je me suis moi-même perdu, les petits quartiers où l’on mange un bouillon de poulet et des nouilles sous des bâches sombres qui ont cette fâcheuse tendance à garder la chaleur étouffante, les places gigantesques où la misère a du mal à se terrer et que l’on peine à supporter sous ces latitudes tropicales. Je me refais la liste de toutes ces choses que j’ai vues et dont je n’ai pas parlé ici, parce que le temps est précieux et que je ne sais même plus par où commencer.
J’ai posé mes valises à Sukhothaï où j’ai eu tout le loisir de me faire dévorer par des moustiques carnassiers, à Phetchaburi où je suis arrivé en train après un voyage rocambolesque et où je me suis fait courser par un singe grand comme en enfant qui en voulait à mon appareil photo, à Lampang où je me suis arrêté en rase campagne sous une pluie battante pour visiter un temple shan qu’aucune carte ne mentionne, qu’aucun guide ne connaît, j’ai vu un temple tout en métal à Bangkok et l’endroit précis où l’on découpait les corps pour les funérailles célestes, des Bouddhas géants perdus dans les marais, tellement grands que l’on a l’impression qu’ils ont grandi contraints entre quatre murs, j’ai vu un chedi dans lequel j’ai pu descendre et admirer des peintures du 15è siècle, des éléphants se baignant dans la rivière et des enfants jeter des bouts de pain pour nourrir les poissons-chats de la Chao Phraya. J’ai vu des chiens errer autour des temples, attendant que les moines leur jette une poignée de riz. L’année dernière, j’ai fait une halte à Hanoï où j’ai visité le très joli temple de la littérature et pu contempler la dépouille desséchée de Ho Chi Minh et à Ninh Bình où je me suis promené sur une rivière encastrée entre des falaises escarpées rappelant la baie de Hạ Long. J’ai vu des pagodes dont la taille surpassait de loin tout ce que j’avais pu voir jusque là. Et surtout, j’ai bu un café dont je me souviens encore des effluves et qui reste gravé à tout jamais en moi comme étant l’odeur de Hanoï.
J’aime la beauté du monde car cette réalité-là est unique. On n’y voit que la beauté qu’on ne cherche pas.
[audio:thai/01-CM.mp3]
Il y a cinq ans de cela, je me suis arrêté à Chiang Mai où je suis arrivé un jour de marché, c’était un dimanche, j’y ai mangé des œufs de caille cuits sur une planche et du riz gluant dans l’enceinte d’un temple en plein cœur de la ville, sous une chaleur étouffante. L’hymne national a retenti dans les hauts-parleurs accrochés aux lampadaires et toute la ville s’est arrêtée, figée, pour honorer le roi. J’ai vu des Bouddhas, petits, grands, dormant, joignant leurs mains, j’ai vu une pluie de Bouddhas et je ne compte pas m’arrêter là. Je pars bientôt au pays de la pluie de Bouddhas, des myriades de Bouddhas.… Peu importe leur nombre…
Photo d’en-tête © Chùa Bái Đính (Vietnam Nord — août 2017)
Read more