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L’a­po­théose de Saint Pan­ta­léon de Nico­mé­die et la chute de Fumiani

Si tou­te­fois on cherche la plus grande œuvre sur toile au monde, il ne fau­dra pas regar­der du côté du Louvre, ni même des scuole véni­tiennes, mais dans une église peu visi­tée de la Séré­nis­sime, la petite Chie­sa di San Pan­ta­leone Mar­tire (Eglise de Saint Pan­ta­lon — ou Pan­ta­leon — mar­tyr), coin­cée entre deux façades du Dor­so­du­ro et sur laquelle on peut encore voir les trous de bou­lin sur le pignon.
L’é­glise n’est pas bien grande mais son pla­fond a été magni­fié par un peintre baroque mineur de Venise, Gian Anto­nio Fumia­ni, dont l’his­toire est presque aus­si tra­gique que celle du Saint dont il s’est fait le porte-parole. Entre 1680 et 1704, c’est-à-dire pen­dant 24 ans, il va peindre une toile, ou plu­tôt plu­sieurs toiles jus­qu’à en recou­vrir tota­le­ment le pla­fond ; l’œuvre mesure au total 50mx25m. Un tra­vail colos­sal qui donne à l’é­glise une pers­pec­tive hors du commun.

Gian Antonio Fumiani - Apothéose de Saint Pantaléon - Chiesa di San Pantalon martire - 1680 à 1704 - Venise

Gian Anto­nio Fumia­ni — Apo­théose de Saint Pan­ta­léon — Chie­sa di San Pan­ta­lon mar­tire — 1680 à 1704 — Venise

La par­tie ver­ti­cale du pla­fond sur­plom­bant la colon­nade est rehaus­sée du pla­fond plat sur lequel est peint un trompe‑l’œil don­nant l’im­pres­sion que la sur­face cir­cons­crite au-des­sus des arches est pro­lon­gée vers le ciel d’une par­tie ouverte, don­nant elle-même vers un ciel comme seuls savaient en peindre ces artistes véni­tiens. Les per­son­nage sont peints en contre-plon­gée d’une manière abso­lu­ment écra­sante. La scène au-des­sus du chœur repré­sente le saint des­cen­dant les marches (très escar­pées) d’un palais et le ciel du pla­fond fait appa­raitre les anges des­cen­dus du fir­ma­ment pour accom­pa­gner l’a­po­théose du Saint vers le para­dis dans une mise en scène étourdissante.

Gian Antonio Fumiani - Martyre de Saint Pantaléon - Chiesa di San Pantalon martire - 1680 à 1704 - Venise

Gian Anto­nio Fumia­ni — Mar­tyre de Saint Pan­ta­léon — Chie­sa di San Pan­ta­lon mar­tire — 1680 à 1704 — Venise

Le saint dont il est ques­tion ici, Pan­ta­léon de Nico­mé­die, vécut sous l’empereur romain Maxi­mien dont il fut le méde­cin, et dénon­cé comme étant chré­tien, il fut sup­pli­cié, puis déca­pi­té. C’est de ce per­son­nage que naî­tra l’i­cône peu flat­teuse de Pan­ta­lon qu’on retrouve dans les aven­tures de la Com­me­dia dell’arte.

On peut trou­ver éga­le­ment dans cette église une autre toile, beau­coup plus modeste, mais signée Vero­nese, repré­sen­tant le saint gué­ris­sant un enfant ; une toile datant de 1587–1588.

Paolo Veronese - Conversion de Saint-Pantaléon - Chiesa di San Pantalon martire 1588 - Venise

Pao­lo Vero­nese — Miracle de Saint-Pan­ta­léon — Chie­sa di San Pan­ta­lon mar­tire 1588 — Venise

Fumia­ni, artiste mal­heu­reux, fit une chute du haut de l’é­cha­fau­dage tan­dis qu’il ter­mi­nait sa toile. Il ne la vit jamais ter­mi­née et fut enter­ré dans l’é­glise même.

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A la ren­contre des alé­vis turcs

A la ren­contre des alé­vis turcs

Res­ca­pés des inté­grismes et des pogroms, liber­taires par essence, aty­piques par leurs croyances, les alé­vis ne sont pas beau­coup aimés du reste de la com­mu­nau­té musul­mane, a for­tio­ri parce que leur foi a pour ori­gine la branche mal-aimée de l’is­lam ; le chiisme. Le mot alé­vi lui-même signi­fie adepte d’A­li, le gendre du pro­phète, celui par lequel le chiisme a fait dissidence.
Au cours de mes péri­pé­ties, j’ai pu moi-même me rendre compte que si les alé­vis sont regar­dés de tra­vers, consi­dé­rés comme des illu­mi­nés, voire comme des fous (pas au sens fana­tiques) et mal­gré leur litur­gie peu ortho­doxe, ils n’en sont pas moins res­pec­tés, même si par le pas­sé, cela ne fut pas tou­jours le cas. Abso­lu­ment pas mino­ri­taires en Tur­quie (1 Turc sur 4 est alé­vi, les sta­tis­tiques offi­cielles fai­sant plu­tôt état de 10 à 15% de la popu­la­tion), un musul­man sun­nite vous accom­pa­gne­ra tout de même volon­tiers au tekke ou à la cem evi le plus proche si le cœur vous en dit, mais il n’est pas dit qu’on vous pro­pose d’as­sis­ter au sema avec vous, il ne faut tout de même pas exagérer.

dilek ağacı

Arbre à sou­haits alé­vi (dilek ağacı). Pho­to © Son Til­ki

Voi­ci un extrait du livre de Sébas­tien de Cour­tois (Un thé à İst­anb­ul, récit d’une ville) nous en appre­nant un peu plus sur ces reli­gieux d’un autre genre qui pra­tiquent leur foi dans un étrange syn­cré­tisme. Ren­contre avec Mehmet.

Si les alé­vis de Tur­quie sont consi­dé­rés comme des « musul­mans » par l’of­fice des cultes, leurs pra­tiques rituelles n’ont rien à voir avec l’is­lam ortho­doxe, ni même avec l’is­lam tout court étant don­né qu’ils n’en res­pectent aucun des piliers. Ils ne vont pas à la mos­quée, m’ex­plique Alber­to, spé­cia­liste de la ques­tion, ne lisent pas le Coran et, au pèle­ri­nage de La Mecque, ils pré­fèrent celui plus proche de Haci Bek­taş, une saint homme de Cap­pa­doce. De même, les cinq prières quo­ti­diennes ne leur sont pas fami­lières, comme le jeûne du rama­dan qu’ils ne res­pectent pas, et — comble d’hé­ré­sie — ils n’hé­sitent pas à jurer sur la tête du Pro­phète. Le por­trait d’A­li, le gendre du Pro­phète, trône dans leurs mai­sons de prière, les cem evi, à côté du saint cap­pa­do­cien et d’un Atatürk repré­sen­té en odeur de sain­te­té. Une étrange tri­ni­té cha­ma­nique qui n’est pas pour me déplaire tant elle est sur­réa­liste. Il fau­drait plu­tôt voir dans l’a­lé­visme turc — qui concerne près de 25% de la popu­la­tion, tout de même — un main­tien de croyances pré­sis­la­miques liées au par­cours des peuples turcs en Asie, avec une touche d’in­fluence chré­tienne, comme des rémi­nis­cences de cultures plus anciennes.

Costume traditionnel de cérémonie alévi

Cos­tume tra­di­tion­nel de céré­mo­nie alé­vi. Pho­to © Sol Por­tal

Meh­met est fier de sa reli­gion. Une iden­ti­té qui fait de lui un être à part dans la socié­té turque, comme l’en­semble de ses congé­nères. Digne des­cen­dant de ses aïeux, il conspue régu­liè­re­ment toute forme d’au­to­ri­ta­risme reli­gieux et reste un fervent défen­seur de la laï­ci­té et du sécu­la­risme. « Cha­cun chez soi, me dit-il sou­vent, les imams à la mos­quée ! » Aux dires de cer­tains obser­va­teurs — dont je suis —, si la Tur­quie n’a pas encore bas­cu­lé dans le camp de l’obs­cu­ran­tisme, c’est grâce à cette mino­ri­té de râleurs nés. Les quar­tiers alé­vis ne se mélangent pas avec ceux des sun­nites, les deux groupes se regar­dant en chien de faïence et sus­pec­tant l’autre d’un mau­vais coup. Ils aiment la musique, la trans­mis­sion des cultures locales, dont celle des bardes, les aşık, qui ont por­té jus­qu’à nous des siècles de mémoire orale.
J’ai com­pris la spé­ci­fi­ci­té des alé­vis en assis­tant à leur culte dans une cem evi située au der­nier étage d’un immeuble moderne du quar­tier de Yeni­bos­na. Rien de bien attrac­tif en appa­rence — une tour vitrée près d’un péri­phé­rique —, mais je décou­vris là le ter­rain d’une magie secrète ber­cée par les chants, les danses où hommes et femmes se meuvent pour des rituels qui me sem­blaient sor­ti du jour­nal d’ex­plo­ra­tion d’un décou­vreur de cam­pagnes turques au Moyen-Âge.
Un autre genre de voyage dans la ville, celui des sectes, confré­ries et ordres mys­tiques. Meh­met m’a­vait intro­duit dans cet uni­vers de signes et de sym­boles. Le dede, le maitre spi­ri­tuel, était l’un de ses parents éloi­gnés. Il m’a­vait pla­cé au pre­mier rang, en signe de res­pect pour l’in­vi­té, dans une sorte d’am­phi­théâtre minia­ture. Je décou­vrais un autre aspect de mon ami, celui d’un homme res­pec­té dans sa com­mu­nau­té pour ses ascen­dances fami­liales car, dans la croyance alé­vie, on croit à la trans­mi­gra­tion des âmes — la réin­car­na­tion, pour être pré­cis —, et son lignage était hono­rable. « On ne parle pas de mort », me dit-il, mais plu­tôt de « pas­sage », ce qui aidait à dédra­ma­ti­ser le ter­rible acci­dent de son frère.

Sébas­tien de Cour­tois, Un thé à İst­anb­ul, récit d’une ville
Le Pas­seur édi­tions, coll. Che­mins d’étoiles, 2014

Pho­to d’en-tête © Utku Kay­nar

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L’œuvre ter­ri­fiante : l’A­po­ca­lypse de Saint-Jean par Albrecht Dürer

L’œuvre ter­ri­fiante : l’A­po­ca­lypse de Saint-Jean par Albrecht Dürer

1498, il se passe quelque chose de peu com­mun en Alle­magne, dans la ville de Nurem­berg. L’ar­tiste Albrecht Dürer, fils d’or­fèvre, peintre et gra­veur de son état, est en train de révo­lu­tion­ner quelque chose : il vient de ter­mi­ner une série de 15 gra­vures (16 si l’on compte la page de garde) illus­trant l’A­po­ca­lypse rédi­gée par l’é­van­gé­liste Saint-Jean et il s’ap­prête à les publier sous forme de livre, c’est-à-dire en uti­li­sant la tech­nique de dif­fu­sion la plus moderne pour son époque ; l’im­pri­me­rie. Dürer est sur le point d’être le pre­mier artiste publiant un livre. Une révo­lu­tion dans le monde de l’art. L’A­po­ca­lypse gra­vée par Albrecht Dürer : une œuvre magis­trale conçue comme un par­cours minia­ture dans l’i­ma­gi­naire col­lec­tif autour de ce texte hal­lu­ci­né, puis­sante par son pou­voir d’é­vo­ca­tion, ter­ri­fiante dans ce qui est pré­sa­gé si tant est qu’on veuille y croire… Visite gui­dée. (more…)

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Le chant d’Ul­li­kum­mi, la pierre de Rome et Armil­lus, l’Antéchrist

Le chant d’Ul­li­kum­mi, la pierre de Rome et Armil­lus, l’Antéchrist

Le clergé catholique au service de l’Antéchrist (« Unterscheid zwischen der waren Religion Christi und falschen Abgöttischenlehr des Antichrists in den fürnemsten Stücken ») Gravure sur bois en deux parties de Lucas Cranach l’Ancien (1472 – 1553), 1ère moitié du XVIe siècle (reproduit dans : The German Single-Leaf Woodcut : 1550 – 1600, ed. Max Geisberg, New-York, 1974, vol. 2, p. 619)

Le cler­gé catho­lique au ser­vice de l’Antéchrist (« Unter­scheid zwi­schen der waren Reli­gion Chris­ti und fal­schen Abgöt­ti­schen­lehr des Anti­christs in den für­nem­sten Stü­cken »)
Gra­vure sur bois en deux par­ties de Lucas Cra­nach l’Ancien (1472 – 1553), 1ère moi­tié du XVIe siècle (repro­duit dans : The Ger­man Single-Leaf Wood­cut : 1550 – 1600, ed. Max Geis­berg, New-York, 1974, vol. 2, p. 619)

J’ai trou­vé dans le livre de Fatih Cimok (Ana­to­lie Biblique, de la Genèse aux Conciles) une légende fai­sant appel à la fois au Déluge, aux peuples Hour­rites et à un des mythes de la Bible les plus inquié­tant ; celui de l’Antéchrist.
Dans la légende du Déluge, que ce soit celui des Chré­tiens ou celui dont j’ai déjà par­lé lors­qu’il était ques­tion du Mont Ara­rat, il est ques­tion au tra­vers de cette épi­pha­nie d’un moment de puri­fi­ca­tion du mal sur Terre par l’eau, ce que l’on peut tra­duire dans une cer­taine mesure comme une méta­phore à une dif­fé­rente échelle du bap­tême. Mais après le déluge ? Non, il n’est pas ques­tion ici de l’a­pho­risme de Madame de Pom­pa­dour, « Après moi, le déluge… » mais bel et bien de ce qui s’est pas­sé après que la Terre fut enva­hie par l’eau, que Noé se retrou­va per­ché sur Ara­rat et qu’il repeu­pla la terre par sa pro­gé­ni­ture (Table des Nations) en la per­sonne de ses fils, Sem, Cham et Japhet et de leurs enfants.

Monstres nés du Déluge, Chroniques de Nuremberg, 1493

Dans les croyances popu­laires, des monstres sont nés du déluge, comme en témoignent les Chro­niques de Nurem­berg écrites en 1493 par l’hu­ma­niste Hart­mann Sche­del. Il est d’autre part ques­tion dans l’An­cien Tes­ta­ment, d’un pas­sage peu connu (l’An­cien Tes­ta­ment est de toute façon trop peu connu, les Chré­tiens pré­fé­rant s’ex­ta­sier sur la vie par­faite et tra­gique du Christ) du Livre des Nombres. Dans ce livre, il est ques­tion d’une race de géants appe­lés les Nephi­lim (הנּפלים: géant) :

27 Voi­ci ce qu’ils [les chefs des douze tri­bus envoyés par Moïse en mis­sion de repé­rage] racon­tèrent à Moïse : « Nous sommes allés dans le pays où tu nous as envoyés. À la véri­té, c’est un pays où coulent le lait et le miel, et en voi­ci les fruits.
28 Mais le peuple qui habite ce pays est puis­sant, les villes sont for­ti­fiées, très grandes ; nous y avons vu des enfants d’Anak.
29 Les Ama­lé­cites habitent la contrée du midi ; les Héthiens, les Jébu­séens et les Amo­réens habitent la mon­tagne ; et les Cana­néens habitent près de la mer et le long du Jourdain. »
30 Caleb fit taire le peuple, qui mur­mu­rait contre Moïse. Il dit : « Mon­tons, empa­rons-nous du pays, nous y serons vainqueurs ! »
31 Mais les hommes qui y étaient allés avec lui dirent : « Nous ne pou­vons pas mon­ter contre ce peuple, car il est plus fort que nous. »
32 Et ils décrièrent devant les enfants d’Is­raël le pays qu’ils avaient explo­ré. Ils dirent : « Le pays que nous avons par­cou­ru, pour l’ex­plo­rer, est un pays qui dévore ses habi­tants ; tous ceux que nous y avons vus sont des hommes d’une haute taille ;
33 et nous y avons vu les nephi­lim, enfants d’A­nak, de la race des nephi­lim : nous étions à nos yeux et aux leurs comme des sauterelles.

Nombres, 13, 27–33

Albrecht Dürer - Révélation de Saint-Jean (12) Le monstre des mers et la Bête à cornes d'agneau

Albrecht Dürer — Révé­la­tion de Saint-Jean (12) Le monstre des mers et la Bête à cornes d’agneau

Les Nephi­lim, per­son­nages pour le moins mys­té­rieux ont été assi­mi­lés, dans cer­taines inter­pré­ta­tions, à des anges déchus, que le pas­sage du Déluge aurait eu pour mis­sion d’ex­ter­mi­ner en tant que tel. L’hé­breu nephel désigne qui celui qui tombe (ליפול). Dans cette ambiance inquié­tante appa­rait un per­son­nage qu’on retrouve dans nombres de récits éso­té­riques et escha­to­lo­giques, sou­vent inté­gré aux théo­ries com­plo­tistes ; l’Anté­christ. Ce per­son­nage est consi­dé­ré comme un double néfaste du Christ, ayant pour fonc­tion de détour­ner l’œuvre chris­tique et par son impos­ture d’in­flé­chir la marche de l’his­toire pour que celle-ci prenne un mau­vais tour­nant. Je me gar­de­rai bien ici de com­men­ter quoi que ce soit sur cette his­toire que les Chré­tiens connaissent à la lec­ture des Épîtres de Jean et qu’on retrouve aus­si dans la mytho­lo­gie juive sous le nom d’an­ti-mes­sie et dans les hadîth musul­mans sous le nom de Masih ad-Daj­jâl (le faux mes­sie). L’o­ri­gine de ce type de figure peut tou­jours paraître un peu obs­cure, mais il faut regar­der dans la longue his­toire de la reli­gion juive pour en retrou­ver des traces et c’est ici qu’in­ter­vient un autre per­son­nage ; Armi­lus ou Armil­lus, ארמילוס‎ (Armi­los) en hébreu. L’o­ri­gine de ce nom est incon­nue, bien qu’on en retrouve des traces dans le Sefer Zerub­ba­bel, dans l’Apo­ca­lypse du pseu­do-Méthode ain­si que dans le Midrash Vayo­sha où il appa­raît sous la forme d’un roi qui ver­ra son avè­ne­ment à la fin des temps. La plu­part des sources qui citent Armil­lus prennent leurs sources dans des textes méso­po­ta­miens ou syriaques, et pour cause, puis­qu’on sup­pose qu’il est un double d’une autre his­toire, plus ancienne encore et c’est dans cette niche qu’in­ter­vient le mythe de Teshup (Teshub) au sein du Chant d’Ul­li­ku­mi, un chant pro­ve­nant de la civi­li­sa­tion hit­tite (cen­trée sur l’A­na­to­lie), qui s’est elle-même réap­pro­prié une vieille légende hourrite. 

Le peuple des Hour­rites trouve son ori­gine deux mil­lé­naires av. J.-C. dans le bas­sin méso­po­ta­mien et par­lait une langue répu­tée être la plus ancienne langue indo-euro­péenne connue. C’est dans ce recoin de l’his­toire que prend forme la légende d’Ar­mil­lus auprès d’un per­son­nage nom­mé Teshup, roi des dieux du pan­théon hour­rite qui com­plote pour prendre la place de son père, le dieu Kumar­bi, dont le chant épo­nyme a été repris en par­tie par Hésiode dans sa Théo­go­nie. C’est dans cet acte de vou­loir prendre la place de entre le père et le fils bila­té­ra­le­ment que le paral­lèle se fait entre les deux légendes et se forge dans le temps jus­qu’à nos mythes fon­da­teurs au tra­vers d’un phé­no­mène étrange ; la sub­stan­tia­tion dans la pierre et la véné­ra­tion des pierres, comme on peut le voir dans les reli­gions anté-isla­miques. Voi­ci ce qu’en dit Fatih Cimok :

La légende escha­to­lo­gique juive de Armil­lus, l’An­té­christ semble avoir été ins­pi­rée par l’é­po­pée hour­rite du « Chant d’Ul­li­kum­mi ». Le sujet de ce mythe hour­rite est la ten­ta­tive du dieu de l’o­rage, Kumar­bi, de détrô­ner son fils Teshup, qui l’a­vait lui-même évin­cé. Kumar­bi fécon­da « le som­met d’une grande mon­tagne » qui enfan­ta Ulli­kum­mi, un monstre aveugle et sourd fait de dio­rite. Teshup grim­pa au som­met du mont Haz­zi, à l’embouchure de l’O­ronte pour obser­ver ce monstre de pierre pous­sé hors de la mer, aujourd’­hui le golfe d’İsk­end­er­un. A la fin de l’his­toire, les dieux entrèrent en guerre contre le monstre et sem­blèrent l’a­voir vain­cu. Le thème de la nais­sance à par­tir de la roche semble avoir été rap­por­té par les Hour­rites du Nord-Est de la Méso­po­ta­mie. Cette idée était fami­lière aux Sémites occi­den­taux qui révé­raient des rochers ani­més, pou­vant êtres consi­dé­ré comme les mères sym­bo­liques des êtres humains. Ain­si Jéré­mie (2:27) reproche à ses com­pa­triotes de suivre des étran­gers qui disent au bois : « Tu es mon père ! » et à la pierre : « Toi, tu m’as enfan­té ! ». On ren­contre ce concept plu­sieurs fois dans la Bible, par exemple dans Isaïe (51:1–2), Abra­ham et Sarah sont com­pa­rés à des rochers qui ont don­né nais­sance au peuple d’Is­raël : « Regar­dez le rocher d’où l’on vous a tirés… Regar­dez Abra­ham votre père et Sarah qui vous a enfan­tés ». De même on retrouve cette image dans l’é­van­gile selon Saint Mat­thieu (3:9) lorsque Jean le Bap­tiste dit « Dieu peut, des pierres [de l’hé­breu aba­nim] que voi­ci, faire sur­gir des enfants [de l’hé­breu banim] à Abra­ham », et répé­tée dans l’é­van­gile selon Saint Luc (3:8). Selon la légende de Armillus :

Il existe à Rome une pierre de marbre, et elle a la forme d’une jolie fille. Elle fut créée durant les six jours de la Créa­tion. Des gens sans valeur venus des nations viennent et l’a­busent et elle devint enceinte et à la fin des neuf mois elle éclate et un enfant mâle en sort de la forme d’un homme dont la hau­teur est de douze cubes et dont la lar­geur est de deux cubes. Ses yeux sont rouges et tors, les che­veux de sa tête sont rouges comme de l’or, et les empreintes de ses pieds sont vertes et il a deux crânes. Ils l’ap­pellent Armillus.

Fatih Cimok, Ana­to­lie biblique, de la Genèse aux Conciles
A Turizm Yayın­ları, İst­anb­ul, 2010

Une his­toire tout à fait sur­pre­nante qui fait appel aux mys­tères ori­gi­nels de la Créa­tion et aux mythes de la Des­truc­tion. L’Α et l’Ω en somme.

Je suis l’al­pha et l’o­mé­ga, dit le Sei­gneur Dieu, celui qui est, qui était, et qui vient, le Tout Puissant.
Εγώ ειμι το Αλφα και το Ωμεγα, λέγει κύριος ο θεός, ο ων και ο ην και ο ερχόμενος, ο παντοκράτωρ.

Apo­ca­lypse 1:8

Chrisme

Sources :

Image d’en-tête : Ren­contre de la pro­ces­sion des dieux menés par le Dieu de l’O­rage du Hatti/Teshub (à gauche) et la pro­ces­sion des déesses menées par la Déesse-Soleil d’Arinna/Hebat (à droite). Des­sin d’un bas-relief de la Chambre A de Yazılı­kaya par Charles Texier.

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J’ai­mais bien Mar­ce­line Lori­dan-Ivens jus­qu’à ce que…

Jean-Pierre Sergent et Marceline Loridan-Ivens dans le film documentaire français de Jean Rouch et Edgar Morin, "Chronique d'un été" (1961)

Jean-Pierre Ser­gent et Mar­ce­line Lori­dan-Ivens dans le film docu­men­taire fran­çais de Jean Rouch et Edgar Morin, “Chro­nique d’un été” (1961)

J’ai­mais bien Mar­ce­line Lori­dan-Ivens, jus­qu’à ce que je l’en­tende hier soir sur France-Inter, dans l’é­mis­sion d’Ar­thur Drey­fus, Encore heu­reux. L’en­tre­tien était plu­tôt inté­res­sant, parce qu’il était léger, par­lait de ciné­ma, de la vie en géné­ral, jus­qu’à ce qu’on tombe dans un ramas­sis de cli­chés — pour ne pas dire de conne­ries — du genre qu’on entend à lon­gueur de jour­née et qui ne servent qu’à ali­men­ter une haine engen­drée par la peur. La vieille dame de confes­sion juive n’hé­site pas à mettre tout le monde dans le même panier, ce qui met visi­ble­ment mal à l’aise le pré­sen­ta­teur. Celle qui a côtoyé nombre d’in­tel­lec­tuels de sa géné­ra­tion, dont Jean Rouch et Edgar Morin avec qui elle a fait un très beau film, celle qui fut l’é­pouse de Joris Ivens, a tout à coup fait une chute dans l’es­ca­lier de mon estime et de celle, cer­tai­ne­ment, des audi­teurs de la radio, pour ne plus deve­nir qu’une vieille dame un peu fan­tasque aux che­veux oranges.
Trans­crip­tion de l’en­tre­tien (en élu­dant les fautes de fran­çais orales) de cette émis­sion du 18 juin 2014, sur France Inter, dis­po­nible en réécoute sur ce lien.

AD — Vous dites, ce qui m’in­quiète, c’est l’antisémitisme.
MLI — Oui bien sûr, je trouve qu’il est en train de se déve­lop­per dans des pro­por­tions inima­gi­nables, on sait bien pour­quoi, on sait d’où ça vient aus­si […] Je me dis “ça va recom­men­cer”, ce que j’ai vécu quand j’a­vais 15 ans est en train de se remettre en place dans un futur proche ou plus ou moins loin­tain et ça com­mence tou­jours par les Juifs, vous savez, et ça conti­nue par les autres. Le Juif est un bouc émis­saire dont on se sert aisé­ment depuis l’his­toire de la Chré­tien­té et puis c’est pas­sé ensuite chez les Musul­mans et ça nous revient par les Musul­mans en France et aus­si par l’ex­trême-droite fran­çaise. […] L’an­ti­sé­mi­tisme se nour­rit de lui-même et tous les pré­textes sont bons pour le nour­rir. Voilà. […]
AD — Vous dites “pour moi le futur c’est le jihadisme”
MLI — Oui bien sûr, ce n’est pas mon futur sou­hai­té, mais je suis obli­gé de consta­ter que l’Eu­rope se laisse enva­hir par cette notion, croit à une pen­sée de cette modé­ra­tion isla­mique qui date du Moyen-Âge…
AD — Isla­miste vous vou­lez dire, mais euh, on par­lait tout à l’heure de l’an­ti­sé­mi­tisme, mais que dire de la peur de cer­tains Fran­çais envers les Musul­mans quels qu’ils soient, com­ment font, com­ment pour­raient faire les mil­lions de Musul­mans qui n’ont rien à voir avec tout ce qui se passe, eux aus­si sont dans une situa­tion difficile ?
MLI — C’est eux qui subissent leur propre oppres­sion, ils l’ac­ceptent, c’est à eux de se révol­ter, comme d’autres socié­tés se sont révoltées…
AD — Mais ils ne sont pas res­pon­sables de ce qu’ils n’ont pas fait ?
MLI — Ils ne sont pas res­pon­sables de ce qu’ils n’ont pas fait, mais ils acceptent très très bien l’op­pres­sion des femmes qui sont les leurs…
AD — Pas tous ?
MLI — Pas tous oui, mais jamais tous ! Mais jus­te­ment il faut combattre…
AD — C’est dur d’é­chap­per aux étiquettes…
MLI — Ben oui, mais il faut se battre, il ne faut pas accep­ter comme ça. Le ving­tième siècle est une suc­ces­sion de com­bats des Hommes pour gagner en liber­té et d’autres socié­tés doivent faire la même chose.

A ce moment-là, Arthur Drey­fus décide de mettre un terme à l’en­tre­tien en pas­sant à la pro­mo et l’é­mis­sion se ter­mine sur ces bonnes paroles.
Je l’ai­mais bien car étant don­né ce qu’elle a vécu, je la pen­sais suf­fi­sam­ment intel­li­gente pour ne pas avoir ce genre de dis­cours dis­cri­mi­nant et au contraire être por­teuse d’une parole éclai­rée. Quel jus­ti­fi­ca­tion trou­ver à ces mots ? J’en reste sans voix.
Déplorable…

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