May 25, 2017 | Archéologie du quotidien |
Peu importe ce qui s’est passé cette après-midi où tu as tout déposé, où tu n’es pas retourné au travail après la matinée de lundi et où tu as pris ta voiture sans prévenir personne pour partir, deux bonnes heures de route, l’asphalte qui brûle sous tes pneus dégonflés, mais c’est comme si un besoin impérieux s’était emparé de toi, impossible à retenir, une envie organique et suave, avec une petite note sauvage sur la langue, un je-ne-sais-quoi d’à la fois sucré et honteux, presque comme si c’était un plaisir qui ne regardait que toi.
Il n’y avait plus rien ni personne, personne pour te dire quoi faire ou quoi penser, rien qui puisse polluer cet instant précieux, rien qui ne fasse signe de l’incroyable hypocrisie que tu détestes tant. Alors voilà, c’est comme ça, tu es parti après ton rendez-vous, tu n’as pas dit au revoir à tes collègues et tu as rejoint ta voiture dans tes vêtements de travail, pantalon léger, veste grise ajustée, un simple teeshirt, des tennis blanches, et te voilà parti sur la route en direction de l’océan, ce n’était même pas prémédité, ce n’est même pas au moment de partir que tu as décidé que ça se ferait comme ça, tu as fait comme d’habitude, tu as improvisé… et cette fois-ci, l’improvisation c’était la mer. Je l’ai entendu, tu écoutais Lazarus de David Bowie (ça fait un peu penser à du Supertramp parfois non ? — crache-moi dessus…) aussi fort que possible, le soleil par la fenêtre, te brûlant la peau du bras et le côté gauche du visage. Oui mais Bowie.…
Et puis ça faisait combien de temps ? Vingt ans ? Tu n’y as pas mis les pieds depuis des années, comme si quelque chose t’en avait empêché, comme si un des pôles d’un aimant t’en empêchait désormais, provoquant presque des hauts-le-cœur. Il s’est passé quelque chose là-bas ? Tu ne sauras pas. Tout ceci est du passé et le passé empêche de vivre et de progresser.
L’avenue de la mer qui donne sur le Grand Hôtel où ta table t’attend encore, il n’est pas l’heure de déjeuner, mais déjà, derrière les vitres du restaurant, tu peux sentir cette odeur particulière de vent marin et de cuisine qu’ont tous ces grands restaurants qui donnent sur la mer, ça te rappelle cet hôtel aussi sur la plage de Boulogne‑s/-Mer, une parenthèse dans ta vie, quelques jours heureux qui ne se reproduiront plus, et dans lesquels finalement, il y a un secret qui se niche. Le bonheur se trouve encapsulé là-dedans, lorsque tu sais que les événements, une fois passés, ne se reproduiront pas, même si tu cours après dans une chevauchée folle ; ça-ne-se-reproduira-pas. Il faut s’y faire.
L’air de la mer, un verre de vin blanc frais, l’odeur d’une cigarette qu’une femme tient du bout des doigts non loin de toi, les lèvres très rouges, fines et entr’ouvertes, lunettes de soleil qui font d’elle une inconnue que tu ne connaîtras jamais… Le vent dans les cheveux, comme dans une chanson d’Elton John, Return to paradise, l’air qui revient, Remember me while we are apart… Quel que soit le temps qu’il fasse, il y a toujours du vent sur cette longue promenade qui porte le nom d’un écrivain que tu n’as jamais vraiment réussi à lire, des pavés roses sous les pieds et une grande arche arrondie dans ton dos, les vitres gaufrées par le temps, la peinture qui s’écaille sur les montants des fenêtres en bois, lorsqu’elles n’ont pas encore été remplacées par du plastique. En d’autres temps, c’était le sable et la neige qui se mélangeaient sur le plage, mais aujourd’hui il fait particulièrement chaud, le sel, la sueur, le soleil, le vent… tout se mélange sur ta peau, des odeurs que tu avais oubliées et que tu oublies à chaque fois, que tu fais mine de redécouvrir à chaque fois, il n’y a pas de sentiments comme ça qui ressemblent à la noblesse décatie des automnes fatigués. Les cris des enfants qui jouent sur la plage ne te parviennent pas, le vent vient de travers, même la mer te fait silence, seuls les nuages ont l’air de bruisser légèrement en glissant sur la toile bleue. Tu regardes encore cette femme qui a jeté sa cigarette, elle te rappelle quelqu’un dont tu tais le souvenir à présent, ce ne sont plus que des instants lointains qui n’appartiennent peut-être déjà plus à tes souvenirs, légers comme du sable qui file entre les doigts, légers mais puissants, altérés par le temps, friables comme des cendres dans le vent. Il est déjà six heures, la plus belle heure du jour tandis que le soleil commence à se fatiguer, It’s paradise here where the sun meets the sea, il faudrait rentrer mais comme toujours, tu ne fais que ce que tu as envie de faire, ce n’est pas plus mal comme ça. Le sable colle sous tes chaussures, les mains dans les poches et le regard un peu fatigué d’avoir trop aimé, heureusement les réserves se régénèrent, ce serait trop triste sinon.
Le soleil chauffe encore ton visage déjà bien bronzé pour la saison, le hâle a pris de l’avance, comme la floraison des fuchsias, le retour s’amorce et tu ne sais même pas quand il terminera, mais ça, ça n’a pas d’importance. Seuls les souvenirs ont de l’importance, le présent ne compte pour rien, car c’est à partir de lui que le passé se construit. Une parenthèse se referme lorsque les odeurs se dissipent, il ne reste que ta peau qui en garde encore les traces…
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Dec 4, 2016 | Archéologie du quotidien |
Assis sur le bord de l’océan en haut de la dune couverte d’oyats et de camomilles sauvages, face aux brisants en ce jour de grandes marées, face contre soleil et vent dans les oreilles, il y a quelque chose qui me revient en mémoire ; j’ai une vie là-bas alors que l’océan m’appartient, ou plutôt il me possède en propre, c’est lui qui me retient et retient le temps, je n’y fais même plus attention, fait accompli et irréfutable. Il me hante depuis tout petit et me ramène sans arrêt vers lui, me faire dire des grossièretés à l’attention de tout ce qui n’est pas océan, les mers sont des piscines dont les bords ne connaissent pas la vie intense de la marée, lieux sans vie réelle. L’océan est fascinant lorsque la terre est au vent. L’écume bave sur les côtes, la vie y est sans cesse renouvelée et chaque marée apporte son lot de surprise sur le rivage, tantôt une bouée décrochée et lardée d’anatifes, tantôt un tronc de cèdre arraché au sol. Violent et passionnant, il est le maître de la terre, grignotant à chaque fois un peu plus de terrain, inexorablement, et montre à chaque coup de boutoir, que quoi qu’il en soit, c’est bien lui le plus fort.
Ici le temps s’est arrêté, les flots et les jusants se trouvent lointains désormais, mais telle une terre nourricière, l’océan continue de vivre en moi. Retour à la normale.
La journée d’hier a été courte, révélée par l’inadvertance du cours de la vie. Je me sens épuisé et seul, brisé par le changement d’atmosphère, la simple idée du retour aux jours qui se succèdent me casse les genoux. Il me vient des idées saugrenues de journal au fil des jours, des passions ordonnées heures après heures qui se déversent dans une immense clepsydre. Remplir ma vie, voilà tout ce que je souhaite.
J’ai retrouvé toutes mes petites affaires et ne sais pas trop par où commencer. Trop de choses finalement, énormément de choses (des pollutions ?), trop de choses… Je ne sais toujours pas ce que je cherche, mais je continue de courir après.
Tout bien considéré, il y a deux sortes d’hommes dans le monde : ceux qui restent chez eux, et les autres.
Rudyard Kipling
A force de trop creuser, on finit par retrouver dans le passé ce qui n’est rien d’autre que le présent. Le passé, ce sont des rêves qu’on a fabriqué de toute pièce… petite chose exhumée du 25 août 2008
Photo d’en-tête © David
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Apr 16, 2011 | Arts, Sur les portulans |
J’ai vu, sur le papier glacé, le soleil tomber au soir d’une belle journée d’été sur les coupoles légèrement outrepassées, les dômes majestueux d’Ispahan, ou alors était-ce Tabriz ou Chiraz ? Le bleu somptueux d’un turquoise profond, scarifié de floraisons orange comme l’or de la fin du jour, le fût tancé par une coufique précise, pointilleuse, fière comme un sultan debout à l’heure de l’assaut… autant d’images qui me traversent et me laissent chavirer comme dans les volutes d’un petit cigare dont je me plais à me souvenir l’odeur. Un faisceau de couleur, orange d’or, tabac brun, jaune d’œuf, feuille d’automne, un soir d’été sur la terrasse face à la mer, et cette dernière image mentale se profile : la couleur un peu ternie et pourtant chaleureuse d’une vieille carte d’un pays vieux de mille ans. L’amateur de cartes y trouvera une certaine douceur de vivre comme au soir d’un printemps… Laissons-le plonger dans ces océans aux couleurs de thé…
Lost islands
Henry Stommel, porté à ma connaissance au travers du livre d’Erik Orsenna, Portrait du Gulf Stream, est océanographe et a écrit un livre portant ce sous-titre : The story of islands that have vanished from nautical charts, autrement dit, Histoire des îles qui ont disparu des cartes nautiques. Étrange titre, et non moins étrange livre faisant état d’îles qui n’existent plus ou plutôt, que l’on a été obligé, à un moment ou à un autre de faire “disparaître” des cartes, car souvent fantasmées, parfois mal placées, quelques fois tout simplement rêvées, elles n’ont pour la plupart jamais existé ou tout bonnement disparu. Le livre raconte l’histoire de ces curiosités pour lesquelles il aura fallu énormément de violence pour les supprimer. Un cartographe établit, il n’efface pas…
Le livre n’a jamais été traduit et renferme dans son rabat intérieur une superbe carte du XIXème siècle imprimée en recto-verso, d’un côté le Pacifique, de l’autre l’Indien… avec sur cette carte, la plupart des îles dont il est question dans le livre. Et en France, le livre est épuisé.
Henry M. Stommel. Lost Islands: The Story of Islands That Have Vanished from Nautical Charts
University of British Columbia Press. Vancouver 1984
Justus Danckerts: Recentissima Novi Orbis Sive Americae Septentrionalis et Meridionalis Tabula… [California as an Island] Amsterdam / 1690
Océans de papier
Olivier le Carrer n’est pas qu’un simple écrivain, un journaliste, c’est avant tout un géographe et navigateur, un vrai connaisseur de la mer de l’intérieur, un génie des eaux qui n’hésite pas à passer son temps dans les bibliothèques pour illustrer ses livres des plus belles cartes au monde, issues des plus grandes bibliothèques et conservées dans leur gangue d’inconnuité pour les dévoiler au grand jour. Andalouses, persanes, arabes, portugaises, ces cartes de papier belles et sensuelles comme des femmes antiques montrent l’évolution de la perception de la Terre depuis l’Antiquité jusqu’au GPS moderne.
Olivier Le Carrer. Océans de papier : Histoire des cartes marines, des périples antiques au GPS
Glénat 2006
Hessel Gerritsz : Mar del Sur. Manuscrit enluminé sur parchemin, 1622. BNF
Atlas des îles abandonnées
Judith Schalansky est une jeune illustratrice née en RDA et dont l’imaginaire de jeune fille l’a porté à vivre ses premiers émois en parcourant du bout des lèvres les pages des atlas et les cartes. Plus qu’un véritable atlas, son livre est un beau livre fait de cartes redessinées, plein d’anecdotes étranges, parfois un peu inquiétantes. Je ne fais pas partie de ceux qui se plaignent du fait que ce livre n’est pas véritablement un atlas, mais un “simple livre”… Malédiction… Le livre fait débat, on attendait a priori plus de l’auteur qu’un joli livre. Il ne décevra pas, en revanche, ceux qui ont gardé intact leur regard d’enfant sur un monde qui reste encore à découvrir. On regrette simplement que de l’allemand au français, le titre change d’îles éloignées (remote islands en anglais) à îles abandonnées…
Judith Schalansky. Atlas des îles abandonnées
Préface d’Olivier de Kersauson, traduit de l’allemand par Elisabeth Landes, Arthaud
The Island of St. Christophers / Antego Island / Part of y Islands of America &c.
London 1744
Exploration des Routes de la Soie et au-delà
Ceux qui traversèrent d’inconnues contrées pour commercer avec les peuples lointains, ceux qui pensaient que le coton poussait sur les agneaux, ceux qui voyaient dans les étoiles leur chemin à dos de chameau et ceux qui prisaient le tabac assis sous une toile tendue dans le désert ouïghour du Taklamakan, tous ont désiré cartographier le parcours qui reliait l’Occident à la Chine par ces villes mythiques qui portent le nom d’Ispahan, Samarkand, Nishapur, Tashkent, Merv, Boukhara ou Kachgar… qui excitent l’imaginaire, font penser aux odeurs d’épices, aux couleurs chatoyantes des tapis, des soieries et des brocarts, des monnaies d’or frappées à l’effigie de califes disparus et de minarets surplombant les immenses iwâns décorées de céramiques bleues… Ce livre est un joyau de cartes turques, ouzbeks, persanes, arabes, chinoises, rares, précieuses, colorées, et mêmes parfois surprenantes, comme ces cartes établies d’après Claude Ptolémée où le rebord du monde connu est illustré sous forme… d’angle…
Kenneth Nebenzah. Exploration des Routes de la Soie et au-delà , 2000 ans de cartographie
Phaidon, 2005
Carte du monde de Ptolémée, reconstituée au XVe siècle à partir de sa Géographie
Des cartes sur tous les plans…
Bigmapblog :le blog d’un amateur de cartes anciennes qu’il s’amuse à piocher un peu partout, scannées en haute définition et zoomables. L’auteur du blog est également à l’origine d’un film, The Pruitt-Igoe Myth.
Perry-Castañeda Library Map Collection : une impressionnante collection de cartes récentes mais également de cartes anciennes classées par région.
Parisbal: Plans anciens de Paris entre 1550 et 1790.
Barry Lawrence Rudeman antique maps Inc. : Un vendeur de cartes anciennes qui a l’intelligence de laisser à disposition des images grand format des cartes qu’il vend.
The beauty of maps : Une série documentaire de la BBC en 4 parties sur les cartes : Atlas, médiévales, cartes modernes de propagande ou cartes de villes, voici de quoi alimenter un sujet superbe avec la précision et l’accent des documentaristes de la vénérable institution qu’est la BBC.
A la découverte d’Eduard Imhof : géographe et professeur de cartographie suisse, il a donné ses lettres de noblesse à la cartographie en 3D et est aujourd’hui considérée comme le père de la géographie moderne institutionnelle. A visiter, ses archives :
David Rumsey Map Collection Database and Blog : Voici une Rolls de la cartographie. Riche de plus de 26000 cartes, voici une collection de cartes, principalement du XVIIIè et du XIXè siècle et d’Amérique du Nord, elle contient également de nombreuses cartes européennes, des cartes historiques, anciennes ou modernes, chacun y trouvera son compte. On appréciera également, entre autres choses, la possibilité de visionner ces cartes anciennes avec Google Maps, par superposition. Une idée de génie. La collection scannée est d’une grande qualité visuelle.
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Mar 14, 2011 | Histoires de gens, Livres et carnets |
Si la traversée de l’Atlantique jusqu’à ce petit archipel est si hasardeuse et ne peut se faire que lorsque le vent souffle nord-est, c’est que Saint-Kilda se trouve à soixante bons kilomètres des Hébrides extérieures, déjà à l’écart de l’extrême nord du nord de l’Écosse, autant dire au bord du monde connu…
En 1876, les seize cabanes en pierre sèche (cleitan), les trois maisons et l’église qui composent les seules traces de vies humaines sur l’île maudite d’Hirta sont désertées… Tous les habitants ont fui une étrange malédiction qui tuait tous les nouveaux-nés dans les premiers jours de leur vie terrestre. Héritage consanguin, nourriture trop amère ou asphyxie due à la tourbe ? D’autre disent que c’est un châtiment divin… Éleveurs de mouton, agriculteurs ou exploitants d’œufs marins, tous ont perdus la foi en leur île et l’ont abandonné aux flots et aux vents…
Localisation d’Hirta sur Google maps. Pour en savoir plus, Atlas des îles abandonnées par Judith Schalansky, éditions Arthaud.
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