Dec 30, 2018 | Chambre acoustique, Livres et carnets, Sur les portulans |
Pendant ce temps
En Mongolie, ou ailleurs
Nous avons perdu le sens des réalités, le sens de l’humanité. Nous avons perdu le sens de la bienveillance et de l’autre. Je ne sais pas comment on a pu en arriver là. Il faut continuer les lectures et l’aventure des mots coule dans mes veines, que ce soit un poison ou une ambroisie. Ce fut une année de peu de lectures, un peu courte et chaotique, où quelques livres ont trouvé grâce à mes yeux fatigués.
J’ai lu un livre du Japonais Keisuke Hada, un livre étrange et dans la veine des nouveaux écrivains nippons, une histoire tordue. J’ai lu le très beau livre d’Elodie Bernard, voyageuse clandestine à Lhassa dans un pays sous contrôle et en voie d’acculturation. J’ai lu le livre triste et nostalgique de Suat Derwish (Hatice Saadet Baraner), la féministe socialiste turque morte en 1972, décrivant une époque révolue, pendant laquelle la Turquie était en train de se réveiller avant de s’endormir à nouveau dans les ténèbres. J’ai beaucoup ri avec le livre de Mikael Bergstrand au pays du thé Darjeeling et vu la vie du bon côté pendant ses aventures. J’ai rêvé à l’Afrique chaude avec J.M.G. Le Clézio et j’ai appris quelques secrets de cuisine vietnamienne avec le livre de Kim Thúy. J’ai vécu quelques tranches de vie dans un Hong-Kong hors du temps, des intrigues policières alambiquées avec un inspecteur rusé avec le livre de Chan Ho-kei. Et puis je suis parti en Islande, du côté sombre de la nuit polaire, dans un pays inconnu et aux facettes parfois endormies avec les livres de Ragnar Jónasson et d’Arnaldur Indriðason. Mais surtout, j’ai lu le dernier tome (on peut supposer, mais peut-être pas) des aventures du policier mongol Yeruldelgger, inventé par Ian Manook, certainement le plus abouti, le plus intense, mais aussi le plus désespéré. Étrangement, le personnage principal n’y apparaît que peu, et parfois sous forme de fantôme et de légende, donnant au récit un air d’épopée mythologique à l’heure de la mondialisation galopante qui détruit un pays de nomades désormais parqués dans des bidonvilles.
Mais avant de partir sur les traces de Yeruldelgger, il faut écouter la voix de larynx de Kaigal-ool Khovalyg, le berger touvain (le Touva est une région frontalière de la Russie, la plus septentrionale de la Sibérie orientale, et du nord-est de la Mongolie) devenu chanteur du désormais célèbre groupe de khöömeizhis Huun Huur Tu. Le khöömii est un chant diphonique faisant ressortir deux tons à une octave d’intervalle, basé sur la tension des cordes vocales. Kargyraa, le titre de cette chanson traditionnelle, signifie poitrine, là d’où le son vient.
Ils avaient cuisiné à l’extérieur, assis dans l’herbe, en regardant au loin passer des chevaux en liberté, poussant le feu à mesure que l’après-midi fraîchissait. Odval avait écrasé un éclat de brique de thé dans l’eau froide assaisonnée d’une pincée de sel qu’elle avait portée à ébullition. Tsetseg avait prélevé un peu d’eau tiède pour la mélanger à sa farine et pétrir une pâte molle et lisse qu’elle avait laissé reposer, le temps de regarder Yeruldelgger préparer la farce. Il avait puisé dans ses réserves du bœuf et du mouton un peu gras qu’il avait hachés menu au grand couteau. Puis il avait ciselé un bel oignon et des herbes aromatiques en refusant de révéler le secret de son mélange. Il avait ensuite écrasé une grosse gousse d’ail du plat de sa lame et mélangé le tout à la viande dans une cuvette de plastique jaune. Tout en se moquant de lui, Odval avait fait bouillir du lait dans une gamelle, puis mélangé le lait au thé avant de porter à nouveau le mélange à ébullition. Tsetseg, de son côté, avait découpé des petits ronds dans la pâte à l’aide d’un verre renversé. Yeruldelgger avait malaxé encore quelques instants sa farce, l’allongeant d’un soupçon de lait pour faire crier les deux femmes jurant qu’il ne fallait utiliser que de l’eau, puis il avait posé une pincée de son mélange, qu’il n’avait pas salé mais bien poivré, sur le côté de chaque rond de pâte. Il n’avait laissé à personne le soin de refermer les ravioles pour y marquer son dessin. Du coin de l’œil, les femmes avaient approuvé d’un sourire discret chacun de ses gestes. Comme il n’allait pas plonger les bansh dans de la friture, il n’avait pas besoin d’en chasser l’air avant de sceller la pâte entre ses doigts. Quand il eut fini, Odval passa le thé au lait à travers une toile. Elle le porta de nouveau à ébullition, y jeta une grosse pincée de sel, et laissa Yeruldelgger y plonger les bansh qu’ils surveillèrent en parlant de choses et d’autres : de leur enfance, et de ce que leur mère savait cuisiner de meilleur que toutes les autres mères de Mongolie. Voire du monde. Après que la pâte eut levé et que les bansh furent petit à petit remontés ballotter à la surface du bouillon, ils avaient dîné en silence, se brûlant les lèvres au plat goûteux de leur enfance, au cœur de la prairie où lézardaient encore les derniers rayons paresseux du soleil d’été, face aux dunes de sable qui commençaient à chanter dans la brise. Ils s’étaient régalés et la pénombre qui montait du sol avait rapproché les deux femmes dans une complicité de petits rires étouffés et de longs conciliabules.
Ian Manook, La mort nomade
Albin Michel, 2016
Nous serons assis autour du feu en écoutant le chant des dunes en humant la bonne odeur de graisse des ravioles de mouton gras, et nous chanterons encore cet air qui vient des poumons.
- Tais-toi !
- Quoi ?
- Ferme-la et écoute !
Djebe, surpris, obéit et se tut, devinant soudain la longue plainte que portait le vent depuis les hautes dunes devant eux. Un son rugueux bientôt accompagné d’un autre plus pur pour devenir une obsédante mélopée.
- Ce sont les dunes qui chantent ? demanda Djebe, incrédule.
- Oui, confirma Yeruldelgger, le regard soudain heureux et absent.
- Je le savais, mais je ne les avais encore jamais entendue.
- Au Maroc, celles du Sahara chantent une seule et même note. Un
sol dièse. C’est une longue plainte lugubre que craignent les touristes égarés. A Oman au contraire, le désert chante plus de neuf tonalités différentes. Ce sont des mélodies enivrantes pour lesquelles les voyageurs se perdent dans les sables. Il est rare que notre Gobi chante aussi fort deux notes différentes. Cette dune est peut-être à un kilomètre de nous, mais si nous étions sur place, son chant nous tournerait la tête tellement il hurle fort.
- Je n’avais jamais rien entendu d’aussi magique, admit Djebe, admiratif.
- Il n’y a rien de magique dans le chant des dunes, répondit Yeruldelgger. Il suffit qu’un banc de sable très fin et bien sec, vernissé d’une microscopique couche de calcite et d’argile, s’écoule sur la face la plus pentue d’une dune pour provoquer ce bruit qui ressemble quelquefois à une voix humaine. En glissant tous à la même vitesse dans la pente, les grains s’écartent d’abord les uns des autres et l’air se glisse dans les interstices, puis les grains se rapprochent à nouveau dans leur glissade et expulsent tous ensemble à l’unisson l’air qui se met à vibrer. Rien de magique, mon pauvre garçon, pas plus que ton Delgger Khan.
Djebe resta un long moment silencieux, hypnotisé par les deux notes de la mélopée.
- Je sais à quoi tu penses, dit doucement Yeruldelgger en regardant le sable qui recouvrait maintenant ses pieds jusqu’au-dessus des mollets et le haut de ses cuisses. Tu te dis que je me trompe, et que ça en peut pas être un hasard si cette dune du Gobi psalmodie deux notes simultanées comme nos chants diphoniques traditionnels. Eh bien tu as tort : au Maroc, une seule taille de grains, donc une seule note. A Oman, plusieurs tailles de grains, donc plusieurs combinaisons de notes. Je suppose qu’à trier le sable de cette dune, on ne trouverait que deux diamètres de grains différents. Alors ne va pas chercher la magie et la légende là où elles n’existent pas, tout ici n’est que la mécanique des fluides et équations d’acoustique.
Ian Manook, La mort nomade
Albin Michel, 2016
Et quand nous serons habitués aux sons de la steppe, nous irons écouter Sainkho Namtchylak et sa voix si particulière, une des seules femmes khöömeizhi.
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Feb 24, 2018 | Pipes d'opium |
Première pipe d’opium. On devrait tous lire — ou relire — Saint Augustin d’Hippone, le célèbre auteur des Confessions.
Il est des choses qui ne sont pas des choses et d’autres qui sont aussi des signes […] Parmi ces signes, certains sont seulement des signaux, d’autres sont des marques ou des attributs, d’autres encore sont des symboles.
Vittore Carpaccio dans la chapelle San Giorgio degli Schiavoni, Venise — Saint Augustin
Dans les premières années du XVIè siècle, les anciens de la guilde de San Giorgio degli Schiavoni, commandèrent à l’artiste Vittore Carpaccio une série de scènes illustrant la vie de saint Jérôme, ce grand érudit et lecteur du IVè siècle. Le dernier tableau, peint en haut et à droite quand on entre dans la petite salle obscure, ne représente pas saint Jérôme mais saint Augustin, son contemporain. Une tradition répandue au Moyen Âge raconte que, saint Augustin s’étant assis devant son bureau pour écrire à saint Jérôme afin de lui demander son opinion sur la question de la béatitude éternelle, la pièce fut emplie de lumière et Augustin entendit une voix qui lui annonçait que l’âme de Jérôme était montée au ciel.
Alberto Manguel, in L’ordinateur de saint Augustin
traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 1997
Deuxième pipe d’opium. Naftule Brandwein. Les amateurs de klezmer connaissent forcément Naftule, Yom lui-même y fait souvent référence comme était le maître de la clarinette klezmer. L’homme reste peu connu, peu de documents attestent de sa vie, et le peu qu’on sait de lui c’est qu’il fut un musicien très demandé notamment dans les mariages juifs. Après une courte carrière discographique, il finit sa vie dans une misère et un anonymat parfait, entouré des brumes de l’alcool qu’il consommait en plus grande quantité que le musique. On sait aussi de lui qu’il ne connaissait rien à la musique écrite et qu’il ne parlait que yiddish, mais également que cela ne lui posait pas de problème d’éthique de jouer pour des concerts privés pour Murder Inc., la célèbre mafia de la Yiddish Corporation.
https://www.youtube.com/watch?v=yiBLDT4TTmA
Troisième pipe d’opium. Antonio Corradini, l’orfèvre du marbre. C’est un artiste qu’on connaît peu mais qui réalisa nombre d’œuvres sculpturales à l’aspect très aérien, affublés de voiles, dans une des pierres les plus dures qui soit, le marbre. Comme un point d’orgue à sa carrière, Corradini sculpte à la fin de sa vie, en 1751, une statue, œuvre allégorique représentant la Pudicité, pour le tombeau de Cécilia Gaetani à l’intérieur de la chapelle Sansevero de Naples. Évidemment, la technique de Corradini consistant à rendre présente l’extrême légèreté d’un tissu transparent posé sur la peau, il faut pour cela que le marbre soit poli avec une certaine patience pour arriver à ce résultat si fin. Le résultat est époustouflant de beauté, mais le sujet censé représenter la pudicité, est pour le coup tout sauf pudique. La femme a les yeux mi-clos sous son voile qui laisse deviner la forme avantageuse de sa poitrine qu’elle porte fièrement bombée en avant. On aurait voulu torturer un peu plus l’âme chagrine d’un croyant que le sculpteur n’aura pas pu s’y prendre autrement, et c’est certainement en cela que réside le génie de Corradini.
Antonio Corradini — la pudicité (Pudicizia Velata) 1751 — Chapelle Sansevero — Naples
Quatrième pipe d’opium. Le christianisme, religion de l’oubli. Le christianisme ne sait même pas d’où il vient, il s’imagine être né à Rome et ne raconter qu’une vague histoire d’hommes crucifiés sur une colline dans un monde lointain, alors qu’il est est né dans le désert, bien loin des marbres de Rome.
Le christianisme est depuis longtemps associé à la Méditerranée et à l’Europe occidentale. Cela résulte en partie de l’emplacement du gouvernement de l’Église, les principales figures des Églises catholiques, anglicanes et orthodoxes se trouvant respectivement à Rome, Canterbury et Constantinople (la moderne Istambul). Or en réalité, dans tous ses aspect, la première chrétienté fut asiatique. Son point focal géographique était bien sûr Jérusalem, ainsi que les autres sites liés à la naissance, à la vie et à la crucifixion de Jésus ; sa langue originelle était l’araméen, l’une des langues sémitiques originaires du Proche-Orient ; son arrière-plan théologique et sa trame spirituelle étaient fournis par le judaïsme, formé en Israël puis durant les exils égyptien et babylonien ; ses histoires étaient modelées par des déserts, des crues, des sécheresses et des famines méconnues de l’Europe.
Peter Frankopan, Les routes de la soie, traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve
Editions Nevicata, 2015
Cinquième pipe d’opium. 萨顶顶. Sa Dingding. Elle est belle comme tout, elle est Chinoise, née en Mongolie et de culture han et mongole et chante en tibétain ou en sanskrit. A l’heure où la Chine fait du Tibet une forteresse acculturée, on peut dire qu’elle a un sacré culot.
https://www.youtube.com/watch?v=l8Z8gpoF4x8
Sixième pipe d’opium. Mettre un peu d’ordre dans ses affaires, et dans sa vie par la même occasion. Ce n’est pas grand-chose, juste quelques lignes à bouger. Faire le vide, reprendre les quelques outils habituels avec lesquels on fait les choses d’ordinaires, du papier et des stylos, jeter ce qui ne sert à rien. Si on ne touche pas à un objet pendant plus d’un mois, c’est qu’il ne sert à rien, autant ne pas le garder, se déposséder de tout ce qui encombre. Fermer les yeux et se concentrer sur un souvenir qu’on a tout fait pour fixer comme étant hors du temps pour revivre des sensations agréables. Évacuer les souvenirs douloureux. Imaginer toutes les vies qu’on n’a pas pu vivre est une forme de souffrance à ne surtout pas garder niché au creux de soi, un poison à faire sortir. Il n’y aura peut-être plus de pipes d’opium pour s’endormir dans les rêves de dragons, dans les volutes de cette fumée blanche qui n’est qu’un écran masquant les vrais souffrances qu’il suffit de chercher à éviter, et puis on finira bien par se réveiller un matin, les yeux un peu gonflés, les muscles engourdis et l’haleine pâteuse, pour se rendre compte qu’on a marché trop longtemps et qu’on aurait mieux fait de s’arrêter pour prendre un peu le temps.
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Apr 11, 2015 | Livres et carnets |
Son nom de cérémonie mongole est, en toute simplicité, Agvaanluvsanchoyjindanzanvaanchigbalsambuu. Né en 1870 et mort en 1924, il est le huitième et dernier Jebtsundamba Khutuktu à avoir régné et à avoir porté le titre de Bogdo Khan (Bogd Jivzundamba Agvaanluvsanchoijinyamdanzanvanchüg), c’est-à-dire la troisième personne la plus importante du bouddhisme tibétain, après le Dalaï et le Panchen. Le dernier Jebtsundamba, Jampal Namdol Chokye Gyaltsen, identifié à l’âge de 4 ans, est né à Lhassa. En 1959, il s’est enfui à Dharamsala où il a vécu en exil jusqu’à sa mort en 2012. Le dernier Bouddha vivant est mort il y a 3 ans…
Le 9ème Jebtsundamba Khutuktu : Jetsun Dhampa Dorjee Chang Jampel Namdrol Choekyi Gyaltsen
Celui qui tenta de le remettre sur son trône, c’est le baron Roman Fiodorovitch von Ungern-Sternberg, plus connu sous son petit nom de « baron fou », dont j’ai déjà raconté les aventures sur ce blog au travers du livre écrit par le géologue Ferdynand Ossendowski. Ce seront finalement les tibétains communistes qui gardèrent le 8ème Jebtsundamba Khutuktu comme chef de leur gouvernement jusqu’à sa mort en 1924. Par la suite, ils décrétèrent à la fondation de la République populaire mongole, qu’il n’y aurait plus d’autre réincarnation. Fin de l’histoire signée par décret. Ce personnage important pour les bouddhistes tibétains porte également le titre de Bouddha vivant.
Le 8ème Jebtsundamba Khutuktu et sa famille
Voici l’étrange légende que rapporte Ferdynand Ossendowski à son propos, puisqu’il a fait partie des rares personnages à avoir pu le côtoyer :
Le Bouddha vivant ne meurt pas. Son âme passe quelque fois dans celle d’un enfant qui naît le jour de sa mort, parfois se transmet chez un autre homme pendant la vie même du Bouddha. Cette nouvelle demeure mortelle de l’esprit sacré de Bouddha apparaît presque toujours dans la yourta de quelque famille pauvre thibétaine ou mongole. Il y a à ceci une raison politique. Si le Bouddha faisait son apparition dans une riche famille princière, le risque serait grand que, honorée de la sorte, cette famille refuse d’obéir au clergé, comme cela s’est déjà produit par le passé. Au contraire, une famille pauvre et inconnue qui hérite du trône de Gengis Khan, et acquiert de ce fait une incommensurable richesse, se soumet toujours volontiers aux lamas. Seuls trois ou quatre Bouddhas vivants furent d’origine purement mongole ; les autres étaient thibétains.
Ferdynand Ossendowski, Bêtes, hommes et dieux
A travers la Mongolie interdite, 1920–1921
Editions Phebus Libretto
Photo d’en-tête © Jonathan E. Shaw (Palais d’hiver du Bogdo Khan à Ulaanbaatar, Mongolie)
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Oct 21, 2012 | Histoires de gens, Livres et carnets |
Avant…
La magie et la présence des esprits vient la plupart du temps de toutes ces histoires que nous n’arrivons pas à expliquer et pour lesquelles il faut bien une explication, car Natura abhorret a vacuo, la nature a horreur du vide, rien n’est sans raison, alors seuls le grand Gengis Khan et ceux de sa lignée peuvent accomplir leur destinée là où les autres périront. Sauf si on est un géologue averti comme l’était Ossendowski…
« Pourquoi cette région a‑t-elle attiré tous les puissants empereurs et les khans qui régnèrent du Pacifique à l’Adriatique ? » me demandais-je. Et je pensais en moi-même que ce ne pouvaient être ni les montagnes arides, ni les vallées couvertes de mélèzes et de bouleaux, ni les vastes étendues sablonneuses, ni même les lacs retirés et les rochers stériles.
Les grands empereurs, se souvenant de la vision de Gengis Khan, on cherché ici de nouvelles révélations ; ils ont attendu que se réalisent les prédictions touchant à sa miraculeuse et majestueuse destinée, cette destinée sur laquelle se sont cristallisés les honneurs divins, l’obéissance et la haine. Où pouvaient-ils mieux entrer en relations avec les dieux, les bons et les mauvais esprits qu’ici même où ils demeurent ? La région de Zain, couverte de ces anciennes ruines, était un lieu prédestiné.
– Seuls peuvent faire l’ascension de cette montagne ceux qui sont issus en droite lignée de Gengis Khan, m’expliqua le Pandita. A mi-hauteur l’homme ordinaire suffoque, et s’il veut s’aventurer plus haut, il meurt. Il y a quelques temps, des chasseurs mongols poursuivaient une meute de loups sur la montagne ; quand ils eurent atteint cette région, tous périrent. Sur les flancs gisent des ossements d’aigles, de moutons et de ces antilopes kabarga, qui courent légères et rapides comme le vent. C’est là qu’habite le mauvais démon qui possède le livre des destinées humaines.
Je possédais pour ma part une réponse à ce mystère : dans le Caucase occidental, j’avais gravi une montagne, située entre Soukhoum Kalé et Toupsei, sur laquelle venaient mourir les loups, les aigles et les chèvres sauvages. Les hommes y périraient aussi s’ils ne traversaient cette région à cheval. Le terre en effet produit de l’acide carbonique dont les émanations détruisent toute ville animale. Le gaz s’attache au sol, formant une couche d’environ cinquante centimètres d’épaisseur. Les cavaliers quand ils passent dominent cette couche ; leurs chevaux redressent la tête, s’ébrouent et hennissent, car ils sentent le danger. Ici au sommet de cette montagne où le mauvais démon parcourt le livre de la destinée humaine, c’est le même phénomène qui se produit. C’est lui qui explique la peur sacrée des Mongols et l’inexorable attrait qu’il exerce sur les descendants de Gengis Khan, hauts de taille, presque géants. Leurs têtes altières dominent les couches de gaz empoisonné, si bien qu’ils peuvent atteindre sans mal les cimes de cette terrible et mystérieuse montagne. Pour le géologue, il ne s’agit que de la limite méridionale des dépôts houillers qui produisent l’acide carbonique et le gaz des marais.
Ferdynand Ossendowski, Bêtes, hommes et dieux
A travers la Mongolie interdite, 1920–1921
Editions Phebus Libretto
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Oct 2, 2012 | Livres et carnets |
Avant…
Photo © Birding Mongolia
On en viendrait presque à oublier que lorsque les Hommes se battent et s’entre-déchirent, la nature, elle, continue de vivre dans la plus belle des intelligences, celle où se partagent les intérêts communs, loin de l’imbécile apparence, des chimères du paraître et de la course à la vanité… Belle leçon de nature, au milieu de l’orgueil et des combats.
Dans les endroits les plus stériles, où seuls parviennent à pousser quelques maigres brins d’herbe, vit une autre espèce de rongeur, l’imouran, à peu près de la taille d’un écureuil. La teinte de son pelage se confond avec la prairie sur laquelle il se déplace comme un serpent, ramassant les graines éparpillées par le vent, et les transportant dans sa minuscule demeure. L’imouran a une amie fidèle, l’alouette jaune, à dos brun et tête brune. Quand l’imouran court dans la plaine, elle se poste sur son dos, battant des ailes pour maintenir son équilibre, et se fait joyeusement porter au galop par cette curieuse monture à la longue queue en broussaille. L’alouette en profite pour débarrasser avec dextérité le pelage de son compagnon de tous les parasites qui s’y sont enfouis ; elle sait aussi faire entendre son chant mélodieux, tout le temps que dure cette course allègre. C’est pour cela que les Mongols ont surnommé l’imouran « le coursier de la joyeuse alouette ». D’ailleurs celle-ci sait encore lui rendre d’autres services ; elle avertit toujours l’imouran de la présence des aigles et des faucons, en poussant trois coups de sifflets aigus avant de se réfugier derrière une pierre ou dans un fossé. Dès qu’il entend ce signal, nul imouran ne sort plus la tête de son trou tant que le brigand des airs ne s’est pas éloigné. C’est ainsi que l’alouette et son coursier vivent en amical voisinage.
[audio:Borbanngadyr.xol]
Ferdynand Ossendowski, Bêtes, hommes et dieux
A travers la Mongolie interdite, 1920–1921
Editions Phebus Libretto
Après…
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