Pendant ce temps
En Mongolie, ou ailleurs
Nous avons perdu le sens des réalités, le sens de l’humanité. Nous avons perdu le sens de la bienveillance et de l’autre. Je ne sais pas comment on a pu en arriver là. Il faut continuer les lectures et l’aventure des mots coule dans mes veines, que ce soit un poison ou une ambroisie. Ce fut une année de peu de lectures, un peu courte et chaotique, où quelques livres ont trouvé grâce à mes yeux fatigués.
J’ai lu un livre du Japonais Keisuke Hada, un livre étrange et dans la veine des nouveaux écrivains nippons, une histoire tordue. J’ai lu le très beau livre d’Elodie Bernard, voyageuse clandestine à Lhassa dans un pays sous contrôle et en voie d’acculturation. J’ai lu le livre triste et nostalgique de Suat Derwish (Hatice Saadet Baraner), la féministe socialiste turque morte en 1972, décrivant une époque révolue, pendant laquelle la Turquie était en train de se réveiller avant de s’endormir à nouveau dans les ténèbres. J’ai beaucoup ri avec le livre de Mikael Bergstrand au pays du thé Darjeeling et vu la vie du bon côté pendant ses aventures. J’ai rêvé à l’Afrique chaude avec J.M.G. Le Clézio et j’ai appris quelques secrets de cuisine vietnamienne avec le livre de Kim Thúy. J’ai vécu quelques tranches de vie dans un Hong-Kong hors du temps, des intrigues policières alambiquées avec un inspecteur rusé avec le livre de Chan Ho-kei. Et puis je suis parti en Islande, du côté sombre de la nuit polaire, dans un pays inconnu et aux facettes parfois endormies avec les livres de Ragnar Jónasson et d’Arnaldur Indriðason. Mais surtout, j’ai lu le dernier tome (on peut supposer, mais peut-être pas) des aventures du policier mongol Yeruldelgger, inventé par Ian Manook, certainement le plus abouti, le plus intense, mais aussi le plus désespéré. Étrangement, le personnage principal n’y apparaît que peu, et parfois sous forme de fantôme et de légende, donnant au récit un air d’épopée mythologique à l’heure de la mondialisation galopante qui détruit un pays de nomades désormais parqués dans des bidonvilles.
Kargyraa
Mais avant de partir sur les traces de Yeruldelgger, il faut écouter la voix de larynx de Kaigal-ool Khovalyg, le berger touvain (le Touva est une région frontalière de la Russie, la plus septentrionale de la Sibérie orientale, et du nord-est de la Mongolie) devenu chanteur du désormais célèbre groupe de khöömeizhis Huun Huur Tu. Le khöömii est un chant diphonique faisant ressortir deux tons à une octave d’intervalle, basé sur la tension des cordes vocales. Kargyraa, le titre de cette chanson traditionnelle, signifie poitrine, là d’où le son vient.
Ils avaient cuisiné à l’extérieur, assis dans l’herbe, en regardant au loin passer des chevaux en liberté, poussant le feu à mesure que l’après-midi fraîchissait. Odval avait écrasé un éclat de brique de thé dans l’eau froide assaisonnée d’une pincée de sel qu’elle avait portée à ébullition. Tsetseg avait prélevé un peu d’eau tiède pour la mélanger à sa farine et pétrir une pâte molle et lisse qu’elle avait laissé reposer, le temps de regarder Yeruldelgger préparer la farce. Il avait puisé dans ses réserves du bœuf et du mouton un peu gras qu’il avait hachés menu au grand couteau. Puis il avait ciselé un bel oignon et des herbes aromatiques en refusant de révéler le secret de son mélange. Il avait ensuite écrasé une grosse gousse d’ail du plat de sa lame et mélangé le tout à la viande dans une cuvette de plastique jaune. Tout en se moquant de lui, Odval avait fait bouillir du lait dans une gamelle, puis mélangé le lait au thé avant de porter à nouveau le mélange à ébullition. Tsetseg, de son côté, avait découpé des petits ronds dans la pâte à l’aide d’un verre renversé. Yeruldelgger avait malaxé encore quelques instants sa farce, l’allongeant d’un soupçon de lait pour faire crier les deux femmes jurant qu’il ne fallait utiliser que de l’eau, puis il avait posé une pincée de son mélange, qu’il n’avait pas salé mais bien poivré, sur le côté de chaque rond de pâte. Il n’avait laissé à personne le soin de refermer les ravioles pour y marquer son dessin. Du coin de l’œil, les femmes avaient approuvé d’un sourire discret chacun de ses gestes. Comme il n’allait pas plonger les bansh dans de la friture, il n’avait pas besoin d’en chasser l’air avant de sceller la pâte entre ses doigts. Quand il eut fini, Odval passa le thé au lait à travers une toile. Elle le porta de nouveau à ébullition, y jeta une grosse pincée de sel, et laissa Yeruldelgger y plonger les bansh qu’ils surveillèrent en parlant de choses et d’autres : de leur enfance, et de ce que leur mère savait cuisiner de meilleur que toutes les autres mères de Mongolie. Voire du monde. Après que la pâte eut levé et que les bansh furent petit à petit remontés ballotter à la surface du bouillon, ils avaient dîné en silence, se brûlant les lèvres au plat goûteux de leur enfance, au cœur de la prairie où lézardaient encore les derniers rayons paresseux du soleil d’été, face aux dunes de sable qui commençaient à chanter dans la brise. Ils s’étaient régalés et la pénombre qui montait du sol avait rapproché les deux femmes dans une complicité de petits rires étouffés et de longs conciliabules.
Ian Manook, La mort nomade
Albin Michel, 2016
Nous serons assis autour du feu en écoutant le chant des dunes en humant la bonne odeur de graisse des ravioles de mouton gras, et nous chanterons encore cet air qui vient des poumons.
- Quoi ?
- Ferme-la et écoute !
Djebe, surpris, obéit et se tut, devinant soudain la longue plainte que portait le vent depuis les hautes dunes devant eux. Un son rugueux bientôt accompagné d’un autre plus pur pour devenir une obsédante mélopée.
- Ce sont les dunes qui chantent ? demanda Djebe, incrédule.
- Oui, confirma Yeruldelgger, le regard soudain heureux et absent.
- Je le savais, mais je ne les avais encore jamais entendue.
- Au Maroc, celles du Sahara chantent une seule et même note. Un sol dièse. C’est une longue plainte lugubre que craignent les touristes égarés. A Oman au contraire, le désert chante plus de neuf tonalités différentes. Ce sont des mélodies enivrantes pour lesquelles les voyageurs se perdent dans les sables. Il est rare que notre Gobi chante aussi fort deux notes différentes. Cette dune est peut-être à un kilomètre de nous, mais si nous étions sur place, son chant nous tournerait la tête tellement il hurle fort.
- Je n’avais jamais rien entendu d’aussi magique, admit Djebe, admiratif.
- Il n’y a rien de magique dans le chant des dunes, répondit Yeruldelgger. Il suffit qu’un banc de sable très fin et bien sec, vernissé d’une microscopique couche de calcite et d’argile, s’écoule sur la face la plus pentue d’une dune pour provoquer ce bruit qui ressemble quelquefois à une voix humaine. En glissant tous à la même vitesse dans la pente, les grains s’écartent d’abord les uns des autres et l’air se glisse dans les interstices, puis les grains se rapprochent à nouveau dans leur glissade et expulsent tous ensemble à l’unisson l’air qui se met à vibrer. Rien de magique, mon pauvre garçon, pas plus que ton Delgger Khan.
Djebe resta un long moment silencieux, hypnotisé par les deux notes de la mélopée.
- Je sais à quoi tu penses, dit doucement Yeruldelgger en regardant le sable qui recouvrait maintenant ses pieds jusqu’au-dessus des mollets et le haut de ses cuisses. Tu te dis que je me trompe, et que ça en peut pas être un hasard si cette dune du Gobi psalmodie deux notes simultanées comme nos chants diphoniques traditionnels. Eh bien tu as tort : au Maroc, une seule taille de grains, donc une seule note. A Oman, plusieurs tailles de grains, donc plusieurs combinaisons de notes. Je suppose qu’à trier le sable de cette dune, on ne trouverait que deux diamètres de grains différents. Alors ne va pas chercher la magie et la légende là où elles n’existent pas, tout ici n’est que la mécanique des fluides et équations d’acoustique.
Ian Manook, La mort nomade
Albin Michel, 2016
Et quand nous serons habitués aux sons de la steppe, nous irons écouter Sainkho Namtchylak et sa voix si particulière, une des seules femmes khöömeizhi.
J’etais justement en train d’élaborer dans mon nouveau cahier/carnet commencé ce matin , ma liste des lectures souhaitées pour 2019, j’y ajoute donc le livre de Manook, et celui d’Elodie Bernard. Plus facile à tenir qu’une liste de bonnes résolutions pour la nouvelle année ! Je te souhaite une belle fin d’année et une douce et sereine pour 2019.
Manook c’est quand-même un peu violent, mais l’écriture est belle et mesurée. Celui d’Elodie Bernard, est vraiment beau. Mais c’est une réalité dure… Bonne année 2019 à toi