Íslenskt svæði (zone islandaise)

Íslenskt svæði (zone islandaise)

Íslenskt svæði

(zone islan­daise)

L’é­trange lumière blanche venue d’Islande

Je n’ai jamais eu l’op­por­tu­ni­té de la voir de mes propres yeux, mais il paraît que l’é­trange lumière venue d’Is­lande a quelque chose de magique qu’on ne peut, bien évi­dem­ment, voir qu’à des lati­tudes où la nuit dure long­temps, bien que plus que la valeur d’une nuit humaine. Est-ce que l’Is­lande en dehors de l’hi­ver est une Islande heu­reuse ? Un jour, je le sau­rais cer­tai­ne­ment, j’en ai la convic­tion. Peut-être même que j’y pas­se­rai plus de temps que néces­saire, là-haut ou peut-être au large de la Nor­vège, à Hen­ning­svær, dans l’ar­chi­pel de Lofo­ten… Va savoir.

Je suis entré dans la nou­velle année en reve­nant du Viet­nam. En réa­li­té, j’ai fait un rêve, dans lequel j’é­tais dans une par­tie du Viet­nam que je ne connais pas ; le sud. Cer­tai­ne­ment Hô-Chi-Minh-Ville, mais rien n’est moins cer­tain. Tout ce que je sais, c’est qu’il y fai­sait chaud et humide et que j’é­tais à mille lieues de chez moi, ce qui en cette période de l’an­née, dans un cas comme dans l’autre, est tout sim­ple­ment impos­sible. Il en résulte que la longue nuit qui a don­né nais­sance à ce rêve s’est ter­mi­née dans un bien-être facile à recon­naître. Je suis retour­né aux lumières de mon inté­rieur, ne sou­hai­tant pas en sor­tir en atten­dant que la nou­velle année arrive ; j’ai allu­mé des bou­gies et pro­fi­té de ma jour­née en ne fai­sant rien d’autre que bou­qui­ner. Un soleil clair dans un beau ciel lumi­neux, clin­quant, lais­sait pré­sa­ger que la nuit qui allait nous emme­ner en 2020 allait être froide, ce qui arri­va effec­ti­ve­ment. J’ai lais­sé une bou­teille de Cham­pagne sur le per­ron, pour qu’elle soit à la tem­pé­ra­ture de dehors, ce qui est à mon sens la meilleure condi­tion pour plei­ne­ment en appré­cier la saveur. Trop froid, dirons les connais­seurs qui le pré­fèrent à 8°C, mais les connais­seurs ne me connaissent pas et ne savent pas que j’aime le Cham­pagne bien froid.

Mes nuits sont longues, res­semblent à celle d’un ani­mal hiber­nant, des nuits boréales, frag­men­tées sou­vent ; je fais des tours de cadrants comme si je ten­tais de battre un record de mar­motte ; j’ai rare­ment été aus­si peu actif, ce qui signi­fie que j’at­teins un point d’é­qui­libre par­fait, puis­qu’il est le signe avant-cou­reur d’autre chose.

J’ai dans la tête des petites musiques qui traînent et qui me suivent toute la jour­née. Mais je lis aus­si des polars, genre lit­té­raire que j’au­rais trai­té il y a quelques années de cela de sous-genre, mais c’é­tait sans avoir encore décou­vert les œuvres de Ragnar Jónas­sonn et d’Arnal­dur Indriðason.

Et puis, il y a Björk. Björk mais aus­si tous les autres qui viennent de l’île boréale magique, celle qui s’ap­pelle terre de glace ; Óla­fur Arnalds, Sigur Rós, Múm, Amii­na, Jóhann Jóhanns­son, Ásgeir Traus­ti… autant de créa­ti­vi­té dans un aus­si petit pays paraît presque sus­pect. Seule­ment 332 000 habi­tants, dont 128 000 dans la capi­tale Reyk­ja­vik (la baie des fumées) et une toute jeune pre­mière ministre, Katrín Jakobsdót­tir, 43 ans et un sou­rire à se dam­ner… 

Pre­nez quelques ins­tants, déten­dez-vous et ima­gi­nez-vous assis sur un fau­teuil en face de l’At­lan­tique nord, il fait froid et sec, le pay­sage est blanc et ven­teux, mais incroya­ble­ment calme. Il n’y a rien d’autre que la nature et vous, et vous écou­tez Boga par le groupe Amii­na, sur l’al­bum Kurr… Et là, il n’y a plus rien d’autre, à part l’Islande…

Pho­to d’en-tête © Jon Flo­brant on Uns­plash

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Prendre le temps et gar­der la lumière

Prendre le temps et gar­der la lumière

Prendre le temps

Et gar­der la lumière

Une étude très sérieuse des minutes qui passent

Au coeur d’un hiver qui res­semble à un automne, la nuit la plus longue est déjà pas­sée par là, un peu ven­teuse, un peu plu­vieuse par inter­mit­tence ; rien de très sérieux. La lumière du soleil illu­mi­nait hier matin le pignon de la mai­son de la voi­sine en cares­sant le cré­pi. Ce matin, il n’est plus ques­tion de ça, la nature semble avoir envie de faire grise mine. Mais il n’empêche que le temps s’est arrê­té, tout est silen­cieux, non pas triste, mais au contraire lumi­neux et por­teur de joie.

Quand j’é­tais gamin, les hivers étaient sou­vent froids, la neige fai­sait son appa­ri­tion même si on ne l’at­ten­dait pas ; je me sou­viens que mon grand-père m’a­vait emme­né chez le coif­feur (je por­tais à l’é­poque une coupe indé­fi­nis­sable à laquelle je ne com­pre­nais rien et qu’il fal­lait entre­te­nir) et qu’à notre retour, il était tom­bé trente cen­ti­mètres de neige dans ces rues qui n’a­vaient pas l’ha­bi­tude d’en voir. Alors nous avons fait un bon­homme de neige énorme, les mains recou­vertes de moufles qui ne sor­taient jamais du pla­card, ce qui n’empêchait nul­le­ment les doigts de geler, rouges et humides, engour­dis sous le tis­su qui ne ser­vait qu’à pro­té­ger de la mor­sure du froid, mais pas de l’hu­mi­di­té. Les pieds en pre­naient pour leur grade, ils finis­saient géné­ra­le­ment dans une bas­sine d’eau chaude à attendre que la vie coule à nou­veau dans les veines.

C’est un temps qui est loin­tain désor­mais et qui s’é­loigne de plus en plus. Pas de tris­tesse, pas de nos­tal­gie, une nos­tal­gie qui ne ser­vi­rait qu’à dif­fu­ser l’ai­greur d’une vie qui a dis­pa­ru. Les moments de la vie changent, on perd sou­vent beau­coup mais on gagne sou­vent autant, les époques se suc­cèdent et celles qui ont dis­pa­ru sont le ter­reau des pro­chaines ; il faut alors se lais­ser por­ter, se lais­ser gui­der sans barguigner.

La lumière est là pour tra­hir l’obs­cu­ri­té de jours qui ne durent pas assez longtemps.

Le vent finit par chas­ser les nuages, lais­sant place à une coton­nade tein­tée de bleu, fra­gile et mou­vante. Un autre jour passe, une per­cée lumi­neuse dans un ciel de plomb ; les feuilles d’eu­ca­lyp­tus dégou­linent d’eau froide et se teintent d’o­range. Il est temps de prendre le temps.

Fai­sons comme si rien n’é­tait, détour­nons le regard. Voi­ci venu le temps où la cana­pé est mon meilleur ami, mon refuge. Un plaid en polaire, les jambes recro­que­villées, blot­ti sous des épais­seurs moel­leuses, sur des cous­sins empi­lés, je me laisse aller à rêver, sans même prendre le temps de lire.

Dans ce billet, il y en a pour plus de 36 heures de vidéos.

Pho­to d’en-tête © Domi­nik Dom­brows­ki sur Uns­plash.

Télé­scar­got

J’ai décou­vert il y a quelques temps une occu­pa­tion qui va par­ti­cu­liè­re­ment bien à l’hi­ver, sans pré­ten­tion et par­ti­cu­liè­re­ment en vogue en Nor­vège : la slow TV (en fran­çais, télé­scar­got). La chaîne nor­vé­gienne NRK (Norsk riks­kring­kas­ting) s’en est fait la spé­cia­liste. En 2009, elle dif­fuse le tra­jet une vidéo cap­tée à l’a­vant d’un train par­cou­rant 500 kilo­mètres en 7 heures entre Oslo et Ber­gen ; un suc­cès ter­rible puisque 1 Nor­vé­gien sur 4 a regar­dé l’é­mis­sion. Depuis, on a vu fleu­rir ce type d’ex­pé­rience un peu par­tout : un feu de che­mi­née pen­dant toute une nuit (avec rajout d’une bûche), un concours natio­nal de tri­cot pen­dant lequel on peut voir la tonte et le filage de la laine, ou encore, issu du web de la fin des années 90, les web­cam islan­daises (live from Ice­land) qui scrutent la vie tré­pi­dante d’une dou­zaine de lieux tou­ris­tiques comme aux abords du vol­can Öræ­fa­jö­kull. Pas­cal Leclerc, lui, par­court le monde à moto et capte à la sau­vette des dizaines d’heures de la vie simple qui s’é­coule, un concept qui me parle tout par­ti­cu­liè­re­ment et que j’ai déjà expé­ri­men­té notam­ment en Tur­quie et en Thaï­lande sans savoir que cela por­tait déjà un nom.

Tokyo à l’envers

La palme revient à deux jeunes Fran­çais (Simon Bouis­son et Ludo­vic Zui­li). Pen­dant neuf heures, on voit Ludo­vic mar­cher d’une étrange manière dans les rues de Tokyo, tan­dis que toutes les per­sonnes qu’il croise marchent à l’en­vers. En réa­li­té, c’est lui qui marche à l’en­vers et les cap­ta­tions sont inver­sées. Une exé­prience esthé­tique qu’il faut prendre le temps de regar­der (j’a­voue, je ne suis pas allé au bout…), à l’heure où tout va trop vite, où tout est trop expli­cite ; une manière de retrou­ver des sen­sa­tions perdues.

Pro­jet phare : Amiina

Dans cette quête du temps long, j’ai décou­vert une pure mer­veille. Amii­na est un groupe islan­dais com­po­sé de Edda Rún Ólaf­sdót­tir, Hil­dur Ársælsdót­tir, María Huld Mar­kan Sig­fus­dot­tir, et Sólrún Sumar­liðadót­tir. Oui, car en Islande, les femmes ont pour nom de famille le pré­nom de leur père et par­fois de leur mère. Ain­si, Sólrún est la fille de Sumar­liða. Il n’y a pas de lignée fami­liale en Islande, et c’est très bien comme ça…

Amii­na est un groupe de cordes, dans lequel on trouve régu­liè­re­ment le thé­ré­mine, cet ins­tru­ment très étrange, un des pre­miers ins­tru­ments de musique élec­tro­nique inven­té dans les années 20 par Lev Ser­gueïe­vitch Ter­men. Le son est pro­duit à par­tir d’un signal élec­trique engen­dré par un oscil­la­teur hété­ro­dyne à tubes élec­tro­niques, et cet ins­tru­ment a la par­ti­cu­la­ri­té de ne pas être tou­ché par celui qui en joue ; seule la posi­tion des mains fait varier la fré­quence des notes, créant des sons très souples, tout en rondeur.

Amii­na a joué ses propres com­po­si­tions écrites pour être jouées dans des phares ou des lieux exi­gus ; c’est ain­si que l’al­bum The ligh­thouse pro­ject a vu le jour entre 2009 et 2013. Un album de toute beau­té, aux sono­ri­tés simples et cha­leu­reuses. L’in­té­gra­li­té de l’al­bum est dis­po­nible sur You­tube, cha­pi­trée. Seule­ment vingt-deux minutes de bon­heur cris­tal­lin. Mon titre pré­fé­ré ; Bíólagið…

Regar­der pas­ser les rennes

La NRK ose tout et c’est même à ça qu’on la recon­naît. Pen­dant plus de huit heures, on peut suivre la trans­hu­mance des rennes avec le peuple Sami. Fascinant.

Pen­dant plus de 11 heures, on peut éga­le­ment regar­der la croi­sière d’un bateau à vapeur sur le canal du Télé­mark.

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Pipes d’o­pium #7

Pipes d’o­pium #7

Où il est ques­tion d’un poète indien, d’une femme chi­noise qui n’a jamais exis­té, des paroles du Boud­dha et d’une chan­teuse islan­daise qui chante à la manière des scaldes.

Pre­mière pipe d’o­pium. Rabin­dra­nath Tha­kur dit Tagore (রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর), prix Nobel de lit­té­ra­ture en 1913. Des mots trou­vés au hasard dans les pages d’Élodie Ber­nard, que je ramène dans mon giron, des mots attra­pés au vol, pour ne pas les perdre. On ne connait pas assez ces auteurs asiatiques…

J’es­saie avec toute mon âme alté­rée d’une soif inapai­sable de péné­trer ce mince mais inson­dable mys­tère, comme ces étoiles qui épuisent les heures, nuit après nuit, espoir de per­cer le mys­tère de la sombre nuit avec leur regard bais­sé qui ne dort pas et ne cli­gnote pas.

Rabin­dra­nath Tagore, Gitan­ja­li, l’of­frande lyrique
Gal­li­mard, 1971

 

Deuxième pipe d’o­pium. Tăng Tuyết Minh (Zēng Xuěmíng), la femme qui n’a­vait jamais exis­té. Dans la longue réécri­ture de l’his­toire à laquelle s’est adon­née le peuple viet­na­mien pen­dant de longues années d’er­rances com­mu­nistes (n’en est-on pas encore là aujourd’­hui ?), il existe une his­toire que j’ai décou­verte cet été tan­dis que je m’ap­prê­tais à rendre visite à la dépouille immor­telle de l’oncle Hồ… Celui qui fut le grand révo­lu­tion­naire, encore adu­lé aujourd’­hui, d’un Viet­nam frac­tu­ré par une guerre civile qui laisse encore des traces de nos jours, fut marié dès 1926 à une jeune fille chi­noise et catho­lique de Guangz­hou mais il furent sépa­rés six mois plus tard tan­dis que Hồ Chí Minh pris la fuite suite au coup d’é­tat des natio­na­listes mené par Tchang Kaï-chek. Mal­gré des ten­ta­tives nom­breuses de l’une et de l’autre, les époux ne furent jamais réunis et tan­dis que Hồ s’é­tei­gnit en 1969, Tăng Tuyết Minh mou­rut en 1991 à l’âge de 86 ans. A ce jour, le gou­ver­ne­ment viet­na­mien fait tou­jours son pos­sible pour que cette his­toire d’a­mour ne figure pas au titre de l’his­toire offi­cielle, de la même manière qu’il est jeté un voile sombre sur les rela­tions sexuelles qu’en­tre­te­nait le lea­der avec des jeunes filles à peine pubères… D’ailleurs, c’est bien simple, Tăng Tuyết Minh n’a jamais existé… 

Troi­sième pipe d’o­pium. Le Boud­dha Sha­kya­mu­ni a dit Celui qui inter­roge se trompe. Celui qui répond se trompe. Alors je ne m’in­ter­roge plus, je laisse faire, mais devant l’im­pas­si­bi­li­té du boud­dhiste qui, pris dans le Mahāyā­na, a cette fâcheuse ten­dance à ne pas vou­loir déro­ger à l’ordre du monde éta­bli et finit par tom­ber dans une sorte de fata­lisme qui ne me convient pas, je cherche jour après jour à sor­tir du saṃsā­ra. Est-ce que ça compte vrai­ment si c’est soi-même qu’on inter­roge ? Et puis après tout, quel mal y a‑t-il à vou­loir sor­tir des cadres, sur­tout s’il est ques­tion de reli­gion ? Je suis dans un état tran­si­toire, pris entre l’en­vie de par­tir pour retrou­ver les sen­sa­tions à pré­sent dis­pa­rues et l’en­vie de res­ter et de construire quelque chose ici, tou­jours dans un écart inso­luble, alors je tente de retrou­ver au tra­vers de mes car­nets de voyage les lieux et les sen­sa­tions, je recons­truis, je rééla­bore le voyage en ima­gi­nant ce qu’il aurait pu être. Je me sou­viens de mon troi­sième voyage en Tur­quie, en pleines émeutes du parc Gezi, der­nière fois où j’y ai mis les pieds — le manque —, je me sou­viens des heures chaudes dans le parc his­to­rique de Sukho­thai que je par­cou­rais à vélo le long des larges ave­nues vides et entre les murs du Wat Si Chum — le manque —, je me sou­viens de Hanoï avec ses rues bruyantes et les ven­deurs de rue assou­pis sur le trot­toir pen­dant que je me repo­sais sur les bords du lac de l’é­pée res­ti­tuée, je me sou­viens de la moi­teur du matin à Chiang Mai quand je sor­tais de ma chambre d’hô­tel en même temps que les moines du Wat Che­di Luang et les chiens errants, au temps où dor­mir était une option inef­fi­cace — le manque. Mon corps a goû­té les plai­sirs de cette chair qui reste ancrée en moi comme le nom de Chu­la­long­korn.

Wat Sri Chum. Fan­tas­tique Boud­dha de 14 mètres de haut dont la seule main est plus haute qu’un homme

Une publi­ca­tion par­ta­gée par Romuald (@swedishparrot) le

Qua­trième pipe d’o­pium. Björk. Un amour de jeu­nesse qui m’ac­com­pagne depuis 1996 tan­dis que je décou­vrais avec un peu de retard l’al­bum Debut. Jus­qu’au jour où vous vous ren­dez compte que le nom de celle que vous appe­liez de la même manière qu’une marque de pro­duits ali­men­taires bio doit fina­le­ment se pro­non­cer Beyerk

Björk c’est avant tout la ríma (rímur au plu­riel), cette poé­sie scal­dique venue d’Is­lande et qui se base sur une ver­si­fi­ca­tion alli­té­ra­tive, comme le sont les plus anciens textes anglo-saxons comme Beo­wulf par exemple. La manière de réci­ter les rímur consiste à bien décol­ler les syl­labes pour une com­pré­hen­sion aisée. Dans les chan­sons de Björk, on retrouve exac­te­ment cet art et cette dic­tion toute par­ti­cu­lière (on l’en­tend par­ti­cu­liè­re­ment bien dans cet extrait d’une émis­sion de télé­vi­sion islan­daise où elle chante Unra­vel, sim­ple­ment accom­pa­gnée d’une épi­nette), avec son anglais tein­té d’un accent islan­dais dont elle n’ar­ri­ve­ra jamais, et c’est tant mieux, à se départir.

Nous sommes le 21 jan­vier 2018, les arbres nus dégou­linent d’une pluie qui s’in­si­nue par­tout et le soleil semble avoir dis­pa­ru pour tou­jours. Cela me rap­pelle la lec­ture d’un livre somp­tueux mais triste, datant de 1937 et écrit par l’é­cri­vain hel­vète Charles-Fer­di­nand Ramuz, Si le soleil ne reve­nait pas. Mais il revien­dra, c’est écrit dans les livres. Per­sonne n’a dit que ce sera facile, mais il reviendra.

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La Tunique de Glace par William T. Vollmann

William T. Voll­mann, c’est un peu l’é­cri­vain fou. Phy­sique de bûche­ron aux ori­gines consan­guines, habillé comme s’il reve­nait de l’é­quar­ris­sage des che­vaux per­dus dans les monts téné­breux du Mon­ta­na, l’é­cri­vain est un per­son­nage hors-norme. Hors-norme aus­si est son œuvre, com­po­sée de pavés sur­nu­mé­raires en terme de pages, mais sa pro­lixi­té cache à demi-mots le sou­hait d’ex­hu­mer de l’his­toire de son pays les ori­gines d’un phé­no­mène poly­morphe qui tourne autour de l’in­ves­tis­se­ment par l’Eu­rope des terres amé­ri­caines, la civi­li­sa­tion en quelque sorte, et c’est dans ce sens qu’il conduit cet énorme pro­jet des « sept rêves », dont La tunique de glace est le pre­mier volet. L’au­teur est clair, per­sonne n’est obli­gé de les lire dans l’ordre, mais la fresque est là, à dis­po­si­tion, même si elle n’est pas encore terminée.

[audio:fram.xol]

Ragn­heiður Grön­dal chante Fram á reginfjallaslóð
Album Þjóðlög (2006)

William T. Vollmann en 2005. Photo Kent Lacin / pour LA Times

William T. Voll­mann en 2005. Pho­to Kent Lacin / pour LA Times

Pour reve­nir au livre lui-même que je n’ai pas encore ter­mi­né, c’est une immense épo­pée qui remonte aux pre­miers temps des grandes sagas vikings et islan­daises depuis les ori­gines sombres jus­qu’au fré­mis­se­ment de la décou­verte de ce ter­ri­toire incon­nu, presque mythique qu’est le Vin­land, qu’on appel­le­ra plus tard l’A­mé­rique, mais qui n’est cer­tai­ne­ment que Terre-Neuve ou le golfe du Saint-Laurent.  Le texte s’ap­puie sur des sources réelles et en fait une syn­thèse bouillon­nante d’his­toires entre­croi­sées, du temps des pre­miers colons mais aus­si dans les temps contem­po­rains sur les terres du Groenland.
Si j’ai eu du mal à com­men­cer le livre, parce qu’il me sem­blait trop abs­trait, trop touf­fu, je trouve l’é­cri­ture non pas belle, mais sau­vage, ardue par­fois, ter­ri­ble­ment ter­rienne, c’est une écri­ture orga­nique et sen­suelle, qui pue autant la glace que la mort et la graisse de phoque ou la pelisse d’ours. C’est une écri­ture cha­ma­nique qui racle et qui renâcle. J’en veux pour preuve cet extrait gran­diose qui n’a qu’une seule voca­tion, par­ler de la boue…

La tunique de glace - William T. Vollmann

Le havre de son âme, la baie de Fun­dy 1987

L’herbe, aus­si mar­ron que si elle avait mari­né, est tout apla­tie par la main énorme de la marée. Il s’en étend une plate éten­due à perte de vue. La moi­tié du temps, elle est recou­verte par la mer, et l’eau est pareille au cli­mat, et l’on ne peut dis­cer­ner la nature pro­fonde de Frey­dis, mais comme la marée s’est à pré­sent reti­rée, nous pou­vons avan­cer et péné­trer loin à l’in­té­rieur de Fery­dis, nos pas s’en­fon­çant dans cette herbe élas­tique et accueillante, cri­blée çà et là de flo­cons de boue épars ; il y a de la boue dans les petits méandres rem­plis d’une eau de mer cou­leur de vinaigre. Dans ces méandres, l’eau est très calme, reflé­tant les herbes qui la sur­plombent, sauf aux endroits où des accré­tions d’algues flottent, comme dis­soutes, et bar­bouillent le tableau. Les méandres se jettent dans de plus grands lagons d’eau brune. La mer est si calme qu’il est dif­fi­cile d’a­per­ce­voir la moindre vague. Une herbe verte et luxu­riante pousse sur les rives boueuses ; des sternes grises sur­volent l’herbe. Dans la boue se dressent de fins mor­ceaux d’ar­doise poin­tus. – A la lisière de l’herbe brune s’a­lignent des petits mon­ti­cules de boue duve­teuse, qu’on pour­rait prendre à pre­mière vue pour les restes épars de quelque ani­mal mort. Puis sur­vient une petite butte boueuse, mon­tant jus­qu’à la taille, du haut de laquelle on peut aper­ce­voir une plaine de boue grise et détrem­pée, pique­té de chaume vert, tachée d’algues vertes et d’ar­gile rouge, par­se­mée de pierres et de flaques duve­teuses suin­tantes. Une pierre qu’on y jette s’y enfonce presque com­plè­te­ment, avec un bruit humide et vis­queux. Cette boue a la consis­tance de la diar­rhée. – Le long des rives du lagon, l’herbe est rase par endroits, comme pelée, et révèle un lit de sable ; on peut y aper­ce­voir de minus­cules coquillages blancs.  – Il est pos­sible de sau­ter sur les bancs de terre humide et mar­brée de quelque cours d’eau étroit et de se tenir debout sur la boue dans l’es­poir de voir l’o­céan enfui, mais alors l’herbe se dérobe et l’on glisse inexo­ra­ble­ment, de longs che­veux d’herbe brune accro­chés aux chaus­sures, dans les pro­fon­deurs de l’onde sale, au fil de laquelle nage un long fila­ment vert d’algues à moi­tié dis­soutes, pre­mier indice annon­cia­teur de la marée mon­tante. Tout sera bien­tôt dis­si­mu­lé de nouveau.
Bien à l’in­té­rieur des terres, debout sur un solide pré d’herbe et de pis­sen­lits, on pour­rait croire qu’on a mis der­rière soi cet enfer boueux, mais c’est alors qu’on tombe sur d’i­nex­pli­cables empi­le­ments de flo­cons rocheux, cha­cun de ces flo­cons plus fin qu’une tuile au gin­gembre, et l’on com­prend que l’on ne s’en est pas encore débar­ras­sé et qu’on ne s’en débar­ras­se­ra jamais.

William T. Voll­mann, La Tunique de Glace
Tra­duit de l’an­glais (États-Unis) par Pierre Demarty,
The ice-shirt (1990)
Le cherche-midi, col­lec­tion Lot 49, 2013

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Ain­si naissent les plus belles his­toires lorsque l’aube blanche gran­dit dans l’air froid

A la fin des jour­nées d’hi­ver, tan­dis que la nuit enva­hit les longues heures froides, j’ouvre les pages de livres qui sont comme des gri­moires déco­rés de runes anciennes, pleins de signes et de magie nor­dique. J’at­tends alors jus­qu’au matin pour me sou­ve­nir des mots, regar­dant la lueur gri­ma­çante du jour poin­ter au loin, étei­gnant les petites lumières qui donnent encore le jour au milieu des ténèbres.

Iceland

[audio:ragnheidur.xol]

Cette saga com­mence alors que le roi Hákon Adal­steinfós­tri régnait sur la Nor­vège, et elle se pas­sa vers la fin de sa vie. Il y avait un homme qui s’ap­pe­lait Thor­kell ; il était sur­nom­mé Ske­rau­ki ; il habi­tait le Súr­na­dalr, et avait rang de her­sir. Il avait une femme qui s’ap­pe­lait Ísger­dr, et trois enfants, des fils ; l’un s’ap­pe­lait Ari, l’autre, Gís­li, le troi­sième — c’é­tait le plus jeune —, Thor­jörn. Tous gran­dirent à la mai­son. Il y avait un homme qui se nom­mait Ísi ; il habi­tait dans le Nord­moerr, dans le fjord qui s’ap­pelle Fibu­li ; sa femme s’ap­pe­lait Ingi­ger­dr, et sa fille, Ingib­jörg. Ari, le fils de Thor­kell du Súr­na­dalr, la deman­da en mariage, et elle lui fut accor­dée avec de grands biens. Il y avait un esclave qui s’ap­pe­lait Kolr : il s’en alla avec elle [chez Ari]. Il y avait un homme qui s’ap­pe­lait Björn le Blême ; c’é­tait un ber­ser­kr(1). Il allait par le pays et pro­vo­quait les hommes en duel s’ils ne vou­laient pas faire à son gré. Pen­dant l’hi­ver, il vint chez Thor­kell du Súr­na­dalr. C’é­tait Ari, son fils, qui diri­geait alors la ferme. Björn offrit à Ari de choi­sir entre deux choses : pré­fé­rait-il se battre en duel contre lui dans l’î­lot qui se trouve dans le Súr­na­dalr et s’ap­pelle Stok­kahólmr, ou bien vou­lait-il lui livrer sa femme ? Il choi­sit aus­si­tôt de se battre, plu­tôt que de cou­vrir de honte et lui et sa femme. La ren­contre aurait lieu dans un délai de trois nuits. À pré­sent, le temps passe jus­qu’à la ren­contre sur l’î­lot. Alors ils se battent, et pour conclure, Ari tombe et y laisse la vie. Björn consi­dé­ra avoir rem­por­té au com­bat et la terre et la femme. Gís­li dit qu’il pré­fère périr que de lais­ser faire cela, qu’il veut se battre en duel contre Björn. Alors Ingib­jörg prit la parole : « Ce n’est pas parce que j’ai été mariée à Ari que je n’au­rais pas pré­fé­ré t’ap­par­te­nir. Kolr, mon esclave, pos­sède une épée qui s’ap­pelle Grásí­da(2) et tu vas lui deman­der qu’il te la prête car elle a la pro­prié­té de don­ner la vic­toire à celui qui s’en sert dans la bataille. » Il deman­da l’é­pée à l’es­clave, et l’es­clave se fit prier pour la prê­ter. Gís­li se pré­pa­ra pour le duel, le com­bat eut lieu et se ter­mi­na par la mort de Björn. Alors Gís­li consi­dé­ra qu’il avait rem­por­té une grande vic­toire, et l’on dit qu’il deman­da Ingib­jörg en mariage, ne vou­lant pas lais­ser cette excel­lente femme sor­tir de la famille, et qu’il obtint. Il prit donc toute la pro­prié­té et devint un homme impor­tant. Là-des­sus, son père mou­rut et Gís­li reprit toute la pro­prié­té après lui. Alors il fit tuer tous ceux qui avaient accom­pa­gné Björn. L’es­clave récla­ma son épée, et Gís­li ne vou­lut pas la lui rendre : il lui offrit de l’argent à la place. Mais l’es­clave ne vou­lut rien d’autre que son épée, et ne l’ob­tint pas. Celui lui déplut fort, et il se jeta sur Gís­li : ce fut une grande bles­sure. En échange, Gís­li frap­pa l’es­clave à la tête avec Grásí­da, si fort que l’é­pée se bri­sa, mais le crâne en fut fen­du, et l’un et l’autre tombèrent.

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Notes:
1 — On appelle ain­si les guer­riers-fauves, clai­re­ment rat­ta­chés à l’i­déo­lo­gie odi­nique, qui entraient dans une sorte de fureur sacrée et se ren­daient alors capables des plus invrai­sem­blables exploits. Leur nom peut signi­fier qu’ils se bat­taient à décou­vert (sans che­mise), mais, plus vrai­sem­bla­ble­ment, qu’ils étaient doués de la force d’un ours dont ils por­taient la peau en guise d’ar­mure (che­mise d’ours).
2 — Voi­là un des meilleurs exemples de tra­di­tion véné­rable en Islande. Le nom de l’é­pée vient pro­ba­ble­ment de gnár (gris), cou­leur conven­tion­nel­le­ment attri­buée au fer et à l’a­cier dans ken­nin­gar (méta­phores) des scaldes. Grásí­da signi­fie­rait alors : aux flancs gris. L’arme qui porte ce nom — tan­tôt épée, tan­tôt lance — se retrouve dans maintes sagas. On lui attri­buait des pro­prié­tés mer­veilleuses, comme le dit pré­ci­sé­ment notre texte ; il était d’ailleurs très fré­quent de don­ner un nom aux armes et de faire inter­ve­nir des sor­ciers pour pré­si­der à leur fabrication

Saga de Gís­li Súrs­son (Gís­la saga Súrs­so­nar) écrite entre 1270 et 1320.
Texte extrait de Sagas Islan­daises, Gal­li­mard La Pléiade, tra­duc­tion et anno­ta­tions de Régis Boyer
Tra­duc­tion anglaise sur cette page.

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