Jan 3, 2020 | Archéologie du quotidien |
Íslenskt svæði
(zone islandaise)
L’étrange lumière blanche venue d’Islande
Je n’ai jamais eu l’opportunité de la voir de mes propres yeux, mais il paraît que l’étrange lumière venue d’Islande a quelque chose de magique qu’on ne peut, bien évidemment, voir qu’à des latitudes où la nuit dure longtemps, bien que plus que la valeur d’une nuit humaine. Est-ce que l’Islande en dehors de l’hiver est une Islande heureuse ? Un jour, je le saurais certainement, j’en ai la conviction. Peut-être même que j’y passerai plus de temps que nécessaire, là-haut ou peut-être au large de la Norvège, à Henningsvær, dans l’archipel de Lofoten… Va savoir.
Je suis entré dans la nouvelle année en revenant du Vietnam. En réalité, j’ai fait un rêve, dans lequel j’étais dans une partie du Vietnam que je ne connais pas ; le sud. Certainement Hô-Chi-Minh-Ville, mais rien n’est moins certain. Tout ce que je sais, c’est qu’il y faisait chaud et humide et que j’étais à mille lieues de chez moi, ce qui en cette période de l’année, dans un cas comme dans l’autre, est tout simplement impossible. Il en résulte que la longue nuit qui a donné naissance à ce rêve s’est terminée dans un bien-être facile à reconnaître. Je suis retourné aux lumières de mon intérieur, ne souhaitant pas en sortir en attendant que la nouvelle année arrive ; j’ai allumé des bougies et profité de ma journée en ne faisant rien d’autre que bouquiner. Un soleil clair dans un beau ciel lumineux, clinquant, laissait présager que la nuit qui allait nous emmener en 2020 allait être froide, ce qui arriva effectivement. J’ai laissé une bouteille de Champagne sur le perron, pour qu’elle soit à la température de dehors, ce qui est à mon sens la meilleure condition pour pleinement en apprécier la saveur. Trop froid, dirons les connaisseurs qui le préfèrent à 8°C, mais les connaisseurs ne me connaissent pas et ne savent pas que j’aime le Champagne bien froid.
Mes nuits sont longues, ressemblent à celle d’un animal hibernant, des nuits boréales, fragmentées souvent ; je fais des tours de cadrants comme si je tentais de battre un record de marmotte ; j’ai rarement été aussi peu actif, ce qui signifie que j’atteins un point d’équilibre parfait, puisqu’il est le signe avant-coureur d’autre chose.
J’ai dans la tête des petites musiques qui traînent et qui me suivent toute la journée. Mais je lis aussi des polars, genre littéraire que j’aurais traité il y a quelques années de cela de sous-genre, mais c’était sans avoir encore découvert les œuvres de Ragnar Jónassonn et d’Arnaldur Indriðason.
Et puis, il y a Björk. Björk mais aussi tous les autres qui viennent de l’île boréale magique, celle qui s’appelle terre de glace ; Ólafur Arnalds, Sigur Rós, Múm, Amiina, Jóhann Jóhannsson, Ásgeir Trausti… autant de créativité dans un aussi petit pays paraît presque suspect. Seulement 332 000 habitants, dont 128 000 dans la capitale Reykjavik (la baie des fumées) et une toute jeune première ministre, Katrín Jakobsdóttir, 43 ans et un sourire à se damner…
Prenez quelques instants, détendez-vous et imaginez-vous assis sur un fauteuil en face de l’Atlantique nord, il fait froid et sec, le paysage est blanc et venteux, mais incroyablement calme. Il n’y a rien d’autre que la nature et vous, et vous écoutez Boga par le groupe Amiina, sur l’album Kurr… Et là, il n’y a plus rien d’autre, à part l’Islande…
Photo d’en-tête © Jon Flobrant on Unsplash
Read more
Dec 23, 2019 | Sur les portulans |
Prendre le temps
Et garder la lumière
Une étude très sérieuse des minutes qui passent
Au coeur d’un hiver qui ressemble à un automne, la nuit la plus longue est déjà passée par là, un peu venteuse, un peu pluvieuse par intermittence ; rien de très sérieux. La lumière du soleil illuminait hier matin le pignon de la maison de la voisine en caressant le crépi. Ce matin, il n’est plus question de ça, la nature semble avoir envie de faire grise mine. Mais il n’empêche que le temps s’est arrêté, tout est silencieux, non pas triste, mais au contraire lumineux et porteur de joie.
Quand j’étais gamin, les hivers étaient souvent froids, la neige faisait son apparition même si on ne l’attendait pas ; je me souviens que mon grand-père m’avait emmené chez le coiffeur (je portais à l’époque une coupe indéfinissable à laquelle je ne comprenais rien et qu’il fallait entretenir) et qu’à notre retour, il était tombé trente centimètres de neige dans ces rues qui n’avaient pas l’habitude d’en voir. Alors nous avons fait un bonhomme de neige énorme, les mains recouvertes de moufles qui ne sortaient jamais du placard, ce qui n’empêchait nullement les doigts de geler, rouges et humides, engourdis sous le tissu qui ne servait qu’à protéger de la morsure du froid, mais pas de l’humidité. Les pieds en prenaient pour leur grade, ils finissaient généralement dans une bassine d’eau chaude à attendre que la vie coule à nouveau dans les veines.
C’est un temps qui est lointain désormais et qui s’éloigne de plus en plus. Pas de tristesse, pas de nostalgie, une nostalgie qui ne servirait qu’à diffuser l’aigreur d’une vie qui a disparu. Les moments de la vie changent, on perd souvent beaucoup mais on gagne souvent autant, les époques se succèdent et celles qui ont disparu sont le terreau des prochaines ; il faut alors se laisser porter, se laisser guider sans barguigner.
La lumière est là pour trahir l’obscurité de jours qui ne durent pas assez longtemps.
Le vent finit par chasser les nuages, laissant place à une cotonnade teintée de bleu, fragile et mouvante. Un autre jour passe, une percée lumineuse dans un ciel de plomb ; les feuilles d’eucalyptus dégoulinent d’eau froide et se teintent d’orange. Il est temps de prendre le temps.
Faisons comme si rien n’était, détournons le regard. Voici venu le temps où la canapé est mon meilleur ami, mon refuge. Un plaid en polaire, les jambes recroquevillées, blotti sous des épaisseurs moelleuses, sur des coussins empilés, je me laisse aller à rêver, sans même prendre le temps de lire.
Dans ce billet, il y en a pour plus de 36 heures de vidéos.
Photo d’en-tête © Dominik Dombrowski sur Unsplash.
J’ai découvert il y a quelques temps une occupation qui va particulièrement bien à l’hiver, sans prétention et particulièrement en vogue en Norvège : la slow TV (en français, téléscargot). La chaîne norvégienne NRK (Norsk rikskringkasting) s’en est fait la spécialiste. En 2009, elle diffuse le trajet une vidéo captée à l’avant d’un train parcourant 500 kilomètres en 7 heures entre Oslo et Bergen ; un succès terrible puisque 1 Norvégien sur 4 a regardé l’émission. Depuis, on a vu fleurir ce type d’expérience un peu partout : un feu de cheminée pendant toute une nuit (avec rajout d’une bûche), un concours national de tricot pendant lequel on peut voir la tonte et le filage de la laine, ou encore, issu du web de la fin des années 90, les webcam islandaises (live from Iceland) qui scrutent la vie trépidante d’une douzaine de lieux touristiques comme aux abords du volcan Öræfajökull. Pascal Leclerc, lui, parcourt le monde à moto et capte à la sauvette des dizaines d’heures de la vie simple qui s’écoule, un concept qui me parle tout particulièrement et que j’ai déjà expérimenté notamment en Turquie et en Thaïlande sans savoir que cela portait déjà un nom.
La palme revient à deux jeunes Français (Simon Bouisson et Ludovic Zuili). Pendant neuf heures, on voit Ludovic marcher d’une étrange manière dans les rues de Tokyo, tandis que toutes les personnes qu’il croise marchent à l’envers. En réalité, c’est lui qui marche à l’envers et les captations sont inversées. Une exéprience esthétique qu’il faut prendre le temps de regarder (j’avoue, je ne suis pas allé au bout…), à l’heure où tout va trop vite, où tout est trop explicite ; une manière de retrouver des sensations perdues.
Dans cette quête du temps long, j’ai découvert une pure merveille. Amiina est un groupe islandais composé de Edda Rún Ólafsdóttir, Hildur Ársælsdóttir, María Huld Markan Sigfusdottir, et Sólrún Sumarliðadóttir. Oui, car en Islande, les femmes ont pour nom de famille le prénom de leur père et parfois de leur mère. Ainsi, Sólrún est la fille de Sumarliða. Il n’y a pas de lignée familiale en Islande, et c’est très bien comme ça…
Amiina est un groupe de cordes, dans lequel on trouve régulièrement le thérémine, cet instrument très étrange, un des premiers instruments de musique électronique inventé dans les années 20 par Lev Sergueïevitch Termen. Le son est produit à partir d’un signal électrique engendré par un oscillateur hétérodyne à tubes électroniques, et cet instrument a la particularité de ne pas être touché par celui qui en joue ; seule la position des mains fait varier la fréquence des notes, créant des sons très souples, tout en rondeur.
Amiina a joué ses propres compositions écrites pour être jouées dans des phares ou des lieux exigus ; c’est ainsi que l’album The lighthouse project a vu le jour entre 2009 et 2013. Un album de toute beauté, aux sonorités simples et chaleureuses. L’intégralité de l’album est disponible sur Youtube, chapitrée. Seulement vingt-deux minutes de bonheur cristallin. Mon titre préféré ; Bíólagið…
Regarder passer les rennes
La NRK ose tout et c’est même à ça qu’on la reconnaît. Pendant plus de huit heures, on peut suivre la transhumance des rennes avec le peuple Sami. Fascinant.
Pendant plus de 11 heures, on peut également regarder la croisière d’un bateau à vapeur sur le canal du Télémark.
Read more
Jan 21, 2018 | Pipes d'opium |
Où il est question d’un poète indien, d’une femme chinoise qui n’a jamais existé, des paroles du Bouddha et d’une chanteuse islandaise qui chante à la manière des scaldes.
Première pipe d’opium. Rabindranath Thakur dit Tagore (রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর), prix Nobel de littérature en 1913. Des mots trouvés au hasard dans les pages d’Élodie Bernard, que je ramène dans mon giron, des mots attrapés au vol, pour ne pas les perdre. On ne connait pas assez ces auteurs asiatiques…
J’essaie avec toute mon âme altérée d’une soif inapaisable de pénétrer ce mince mais insondable mystère, comme ces étoiles qui épuisent les heures, nuit après nuit, espoir de percer le mystère de la sombre nuit avec leur regard baissé qui ne dort pas et ne clignote pas.
Rabindranath Tagore, Gitanjali, l’offrande lyrique
Gallimard, 1971
Deuxième pipe d’opium. Tăng Tuyết Minh (Zēng Xuěmíng), la femme qui n’avait jamais existé. Dans la longue réécriture de l’histoire à laquelle s’est adonnée le peuple vietnamien pendant de longues années d’errances communistes (n’en est-on pas encore là aujourd’hui ?), il existe une histoire que j’ai découverte cet été tandis que je m’apprêtais à rendre visite à la dépouille immortelle de l’oncle Hồ… Celui qui fut le grand révolutionnaire, encore adulé aujourd’hui, d’un Vietnam fracturé par une guerre civile qui laisse encore des traces de nos jours, fut marié dès 1926 à une jeune fille chinoise et catholique de Guangzhou mais il furent séparés six mois plus tard tandis que Hồ Chí Minh pris la fuite suite au coup d’état des nationalistes mené par Tchang Kaï-chek. Malgré des tentatives nombreuses de l’une et de l’autre, les époux ne furent jamais réunis et tandis que Hồ s’éteignit en 1969, Tăng Tuyết Minh mourut en 1991 à l’âge de 86 ans. A ce jour, le gouvernement vietnamien fait toujours son possible pour que cette histoire d’amour ne figure pas au titre de l’histoire officielle, de la même manière qu’il est jeté un voile sombre sur les relations sexuelles qu’entretenait le leader avec des jeunes filles à peine pubères… D’ailleurs, c’est bien simple, Tăng Tuyết Minh n’a jamais existé…
Troisième pipe d’opium. Le Bouddha Shakyamuni a dit Celui qui interroge se trompe. Celui qui répond se trompe. Alors je ne m’interroge plus, je laisse faire, mais devant l’impassibilité du bouddhiste qui, pris dans le Mahāyāna, a cette fâcheuse tendance à ne pas vouloir déroger à l’ordre du monde établi et finit par tomber dans une sorte de fatalisme qui ne me convient pas, je cherche jour après jour à sortir du saṃsāra. Est-ce que ça compte vraiment si c’est soi-même qu’on interroge ? Et puis après tout, quel mal y a‑t-il à vouloir sortir des cadres, surtout s’il est question de religion ? Je suis dans un état transitoire, pris entre l’envie de partir pour retrouver les sensations à présent disparues et l’envie de rester et de construire quelque chose ici, toujours dans un écart insoluble, alors je tente de retrouver au travers de mes carnets de voyage les lieux et les sensations, je reconstruis, je réélabore le voyage en imaginant ce qu’il aurait pu être. Je me souviens de mon troisième voyage en Turquie, en pleines émeutes du parc Gezi, dernière fois où j’y ai mis les pieds — le manque —, je me souviens des heures chaudes dans le parc historique de Sukhothai que je parcourais à vélo le long des larges avenues vides et entre les murs du Wat Si Chum — le manque —, je me souviens de Hanoï avec ses rues bruyantes et les vendeurs de rue assoupis sur le trottoir pendant que je me reposais sur les bords du lac de l’épée restituée, je me souviens de la moiteur du matin à Chiang Mai quand je sortais de ma chambre d’hôtel en même temps que les moines du Wat Chedi Luang et les chiens errants, au temps où dormir était une option inefficace — le manque. Mon corps a goûté les plaisirs de cette chair qui reste ancrée en moi comme le nom de Chulalongkorn.
Quatrième pipe d’opium. Björk. Un amour de jeunesse qui m’accompagne depuis 1996 tandis que je découvrais avec un peu de retard l’album Debut. Jusqu’au jour où vous vous rendez compte que le nom de celle que vous appeliez de la même manière qu’une marque de produits alimentaires bio doit finalement se prononcer Beyerk…
Björk c’est avant tout la ríma (rímur au pluriel), cette poésie scaldique venue d’Islande et qui se base sur une versification allitérative, comme le sont les plus anciens textes anglo-saxons comme Beowulf par exemple. La manière de réciter les rímur consiste à bien décoller les syllabes pour une compréhension aisée. Dans les chansons de Björk, on retrouve exactement cet art et cette diction toute particulière (on l’entend particulièrement bien dans cet extrait d’une émission de télévision islandaise où elle chante Unravel, simplement accompagnée d’une épinette), avec son anglais teinté d’un accent islandais dont elle n’arrivera jamais, et c’est tant mieux, à se départir.
https://youtu.be/yDYMfm0JQOE
Nous sommes le 21 janvier 2018, les arbres nus dégoulinent d’une pluie qui s’insinue partout et le soleil semble avoir disparu pour toujours. Cela me rappelle la lecture d’un livre somptueux mais triste, datant de 1937 et écrit par l’écrivain helvète Charles-Ferdinand Ramuz, Si le soleil ne revenait pas. Mais il reviendra, c’est écrit dans les livres. Personne n’a dit que ce sera facile, mais il reviendra.
Read more
Jan 11, 2014 | Livres et carnets |
William T. Vollmann, c’est un peu l’écrivain fou. Physique de bûcheron aux origines consanguines, habillé comme s’il revenait de l’équarrissage des chevaux perdus dans les monts ténébreux du Montana, l’écrivain est un personnage hors-norme. Hors-norme aussi est son œuvre, composée de pavés surnuméraires en terme de pages, mais sa prolixité cache à demi-mots le souhait d’exhumer de l’histoire de son pays les origines d’un phénomène polymorphe qui tourne autour de l’investissement par l’Europe des terres américaines, la civilisation en quelque sorte, et c’est dans ce sens qu’il conduit cet énorme projet des « sept rêves », dont La tunique de glace est le premier volet. L’auteur est clair, personne n’est obligé de les lire dans l’ordre, mais la fresque est là, à disposition, même si elle n’est pas encore terminée.
[audio:fram.xol]
Ragnheiður Gröndal chante Fram á reginfjallaslóð
Album Þjóðlög (2006)
William T. Vollmann en 2005. Photo Kent Lacin / pour LA Times
Pour revenir au livre lui-même que je n’ai pas encore terminé, c’est une immense épopée qui remonte aux premiers temps des grandes sagas vikings et islandaises depuis les origines sombres jusqu’au frémissement de la découverte de ce territoire inconnu, presque mythique qu’est le Vinland, qu’on appellera plus tard l’Amérique, mais qui n’est certainement que Terre-Neuve ou le golfe du Saint-Laurent. Le texte s’appuie sur des sources réelles et en fait une synthèse bouillonnante d’histoires entrecroisées, du temps des premiers colons mais aussi dans les temps contemporains sur les terres du Groenland.
Si j’ai eu du mal à commencer le livre, parce qu’il me semblait trop abstrait, trop touffu, je trouve l’écriture non pas belle, mais sauvage, ardue parfois, terriblement terrienne, c’est une écriture organique et sensuelle, qui pue autant la glace que la mort et la graisse de phoque ou la pelisse d’ours. C’est une écriture chamanique qui racle et qui renâcle. J’en veux pour preuve cet extrait grandiose qui n’a qu’une seule vocation, parler de la boue…
Le havre de son âme, la baie de Fundy 1987
L’herbe, aussi marron que si elle avait mariné, est tout aplatie par la main énorme de la marée. Il s’en étend une plate étendue à perte de vue. La moitié du temps, elle est recouverte par la mer, et l’eau est pareille au climat, et l’on ne peut discerner la nature profonde de Freydis, mais comme la marée s’est à présent retirée, nous pouvons avancer et pénétrer loin à l’intérieur de Ferydis, nos pas s’enfonçant dans cette herbe élastique et accueillante, criblée çà et là de flocons de boue épars ; il y a de la boue dans les petits méandres remplis d’une eau de mer couleur de vinaigre. Dans ces méandres, l’eau est très calme, reflétant les herbes qui la surplombent, sauf aux endroits où des accrétions d’algues flottent, comme dissoutes, et barbouillent le tableau. Les méandres se jettent dans de plus grands lagons d’eau brune. La mer est si calme qu’il est difficile d’apercevoir la moindre vague. Une herbe verte et luxuriante pousse sur les rives boueuses ; des sternes grises survolent l’herbe. Dans la boue se dressent de fins morceaux d’ardoise pointus. – A la lisière de l’herbe brune s’alignent des petits monticules de boue duveteuse, qu’on pourrait prendre à première vue pour les restes épars de quelque animal mort. Puis survient une petite butte boueuse, montant jusqu’à la taille, du haut de laquelle on peut apercevoir une plaine de boue grise et détrempée, piqueté de chaume vert, tachée d’algues vertes et d’argile rouge, parsemée de pierres et de flaques duveteuses suintantes. Une pierre qu’on y jette s’y enfonce presque complètement, avec un bruit humide et visqueux. Cette boue a la consistance de la diarrhée. – Le long des rives du lagon, l’herbe est rase par endroits, comme pelée, et révèle un lit de sable ; on peut y apercevoir de minuscules coquillages blancs. – Il est possible de sauter sur les bancs de terre humide et marbrée de quelque cours d’eau étroit et de se tenir debout sur la boue dans l’espoir de voir l’océan enfui, mais alors l’herbe se dérobe et l’on glisse inexorablement, de longs cheveux d’herbe brune accrochés aux chaussures, dans les profondeurs de l’onde sale, au fil de laquelle nage un long filament vert d’algues à moitié dissoutes, premier indice annonciateur de la marée montante. Tout sera bientôt dissimulé de nouveau.
Bien à l’intérieur des terres, debout sur un solide pré d’herbe et de pissenlits, on pourrait croire qu’on a mis derrière soi cet enfer boueux, mais c’est alors qu’on tombe sur d’inexplicables empilements de flocons rocheux, chacun de ces flocons plus fin qu’une tuile au gingembre, et l’on comprend que l’on ne s’en est pas encore débarrassé et qu’on ne s’en débarrassera jamais.
William T. Vollmann, La Tunique de Glace
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty,
The ice-shirt (1990)
Le cherche-midi, collection Lot 49, 2013
Read more
Dec 19, 2010 | Histoires de gens, Livres et carnets |
A la fin des journées d’hiver, tandis que la nuit envahit les longues heures froides, j’ouvre les pages de livres qui sont comme des grimoires décorés de runes anciennes, pleins de signes et de magie nordique. J’attends alors jusqu’au matin pour me souvenir des mots, regardant la lueur grimaçante du jour pointer au loin, éteignant les petites lumières qui donnent encore le jour au milieu des ténèbres.
[audio:ragnheidur.xol]
Cette saga commence alors que le roi Hákon Adalsteinfóstri régnait sur la Norvège, et elle se passa vers la fin de sa vie. Il y avait un homme qui s’appelait Thorkell ; il était surnommé Skerauki ; il habitait le Súrnadalr, et avait rang de hersir. Il avait une femme qui s’appelait Ísgerdr, et trois enfants, des fils ; l’un s’appelait Ari, l’autre, Gísli, le troisième — c’était le plus jeune —, Thorjörn. Tous grandirent à la maison. Il y avait un homme qui se nommait Ísi ; il habitait dans le Nordmoerr, dans le fjord qui s’appelle Fibuli ; sa femme s’appelait Ingigerdr, et sa fille, Ingibjörg. Ari, le fils de Thorkell du Súrnadalr, la demanda en mariage, et elle lui fut accordée avec de grands biens. Il y avait un esclave qui s’appelait Kolr : il s’en alla avec elle [chez Ari]. Il y avait un homme qui s’appelait Björn le Blême ; c’était un berserkr(1). Il allait par le pays et provoquait les hommes en duel s’ils ne voulaient pas faire à son gré. Pendant l’hiver, il vint chez Thorkell du Súrnadalr. C’était Ari, son fils, qui dirigeait alors la ferme. Björn offrit à Ari de choisir entre deux choses : préférait-il se battre en duel contre lui dans l’îlot qui se trouve dans le Súrnadalr et s’appelle Stokkahólmr, ou bien voulait-il lui livrer sa femme ? Il choisit aussitôt de se battre, plutôt que de couvrir de honte et lui et sa femme. La rencontre aurait lieu dans un délai de trois nuits. À présent, le temps passe jusqu’à la rencontre sur l’îlot. Alors ils se battent, et pour conclure, Ari tombe et y laisse la vie. Björn considéra avoir remporté au combat et la terre et la femme. Gísli dit qu’il préfère périr que de laisser faire cela, qu’il veut se battre en duel contre Björn. Alors Ingibjörg prit la parole : « Ce n’est pas parce que j’ai été mariée à Ari que je n’aurais pas préféré t’appartenir. Kolr, mon esclave, possède une épée qui s’appelle Grásída(2) et tu vas lui demander qu’il te la prête car elle a la propriété de donner la victoire à celui qui s’en sert dans la bataille. » Il demanda l’épée à l’esclave, et l’esclave se fit prier pour la prêter. Gísli se prépara pour le duel, le combat eut lieu et se termina par la mort de Björn. Alors Gísli considéra qu’il avait remporté une grande victoire, et l’on dit qu’il demanda Ingibjörg en mariage, ne voulant pas laisser cette excellente femme sortir de la famille, et qu’il obtint. Il prit donc toute la propriété et devint un homme important. Là-dessus, son père mourut et Gísli reprit toute la propriété après lui. Alors il fit tuer tous ceux qui avaient accompagné Björn. L’esclave réclama son épée, et Gísli ne voulut pas la lui rendre : il lui offrit de l’argent à la place. Mais l’esclave ne voulut rien d’autre que son épée, et ne l’obtint pas. Celui lui déplut fort, et il se jeta sur Gísli : ce fut une grande blessure. En échange, Gísli frappa l’esclave à la tête avec Grásída, si fort que l’épée se brisa, mais le crâne en fut fendu, et l’un et l’autre tombèrent.
Notes:
1 — On appelle ainsi les guerriers-fauves, clairement rattachés à l’idéologie odinique, qui entraient dans une sorte de fureur sacrée et se rendaient alors capables des plus invraisemblables exploits. Leur nom peut signifier qu’ils se battaient à découvert (sans chemise), mais, plus vraisemblablement, qu’ils étaient doués de la force d’un ours dont ils portaient la peau en guise d’armure (chemise d’ours).
2 — Voilà un des meilleurs exemples de tradition vénérable en Islande. Le nom de l’épée vient probablement de gnár (gris), couleur conventionnellement attribuée au fer et à l’acier dans kenningar (métaphores) des scaldes. Grásída signifierait alors : aux flancs gris. L’arme qui porte ce nom — tantôt épée, tantôt lance — se retrouve dans maintes sagas. On lui attribuait des propriétés merveilleuses, comme le dit précisément notre texte ; il était d’ailleurs très fréquent de donner un nom aux armes et de faire intervenir des sorciers pour présider à leur fabrication
Saga de Gísli Súrsson (Gísla saga Súrssonar) écrite entre 1270 et 1320.
Texte extrait de Sagas Islandaises, Gallimard La Pléiade, traduction et annotations de Régis Boyer
Traduction anglaise sur cette page.
Read more