De mes escapades nocturnes sur l’île de Bali, j’ai ramené l’âme de la nuit et de la nature. Si les campagnes sous nos latitudes sont loin d’être silencieuses, les nuits balinaises sont de véritables concerts paradisiaques et inquiétants, où la voix des insectes se mélangent à celle des crapauds en plein ébats amoureux, où l’eau est omniprésente, ruisselante, suintante, dégoulinante, remplissant des vasques servent à alimenter des rizières surchargées. Il suffit de croiser au détour d’un chemin le masque grimaçant d’un dieu sauvage à tête de singe ou de dragon, ou une fontaine représentant Ganesha, le Seigneur des Catégories, au mieux de sa forme, puissant et débonnaire, assis sur une fleur de lotus ruisselante, pour savoir qu’ici la nuit a des vertus hallucinogènes. Un léger coup de fatigue vous tourmentera bien plus que la plus puissante des drogues et vous vous retrouvez bien vite plongé dans le mysticisme de l’hindouisme, en pleine forêt tropicale.
Apprenons à écouter la pluie qui tombe drue, les crapauds qui s’adressent des compliments d’une rizière à l’autre, des coléoptères impossibles à identifier stridulant au point parfois d’incommoder le promeneur nocturne tellement le son est puissant. Écoutons aussi, le temps d’une journée grise et chaude, les conversations des deux chauffeurs de taxi qui ne connaissent leur île qu’approximativement et qui, j’en suis persuadé, se paient votre tête alors que vous vous demandez dans quelle embuscade vous allez encore tomber, lorsque tout à coup, on fait un demi-tour sportif en plein milieu d’une route étroite entourée de ravines pleines d’eau. On s’entend dire dans un anglais approximatif qu’il y a un barrage policier sur la route et qu’on fait un long détour pour vous protéger de la police corrompue, alors qu’en réalité c’est surtout leur peau tannée qu’il essaie de sauver (problème de licence ?).
Il faut savoir qu’Ubud est un village, très étendu, que les distances, si sur la carte ne paraissent pas si éloignées, sont en fait très grandes. Mais pour éviter les routes — personne ne songe vraiment ici à aller d’un point à un autre autrement que motorisé — il existe des petits chemins qui traversent parfois les jardins des hôtels, longent les rizières dans une nuit noire, parfois s’arrêtent puis reprennent. C’est dans ces moments nocturnes (on se couche tôt à Bali, le soleil aussi) que je me suis perdu dans la nuit pour capturer tous ces petits sons qui sont autant de souvenirs bien plus vivants parfois que de simples photos.
L’Île des Dieux. C’est ainsi que Bali se définit. La religion y est partout présente et nulle part ailleurs au monde on ne ressent si fort la présence des forces divines au travers de la nature. Bénie entre toute, la petite île à la végétation luxuriante bénéficie d’un climat tropical et océanique propice à la prolifération de multiples espèces, d’arbres gigantesques, de mousses qui n’hésitent pas à coloniser le moindre petit espace pourvu qu’il y ait du soleil, de la chaleur et de l’humidité, profitant des constructions en pierre volcanique pour s’accrocher et coloniser encore et encore. Un paradis pour le règne végétal, dont les Dieux se sont emparés pour s’y installer. Pas étonnant que dans cette enclave hindouiste dans un chapelet de plus de 17 000 îles où l’islam règne en maître sur 90% de la population, se soit vue attribuer cette appellation qui n’a pas besoin d’explication pour comprendre.
Voici un nouveau parcours sonore datant de février 2014, exclusivement réalisé à Bali, regroupant les ambiances sonores de la petite ville d’Ubud où j’étais installé, et les deux étapes sacrées aux yeux des Balinais : la sainte source du Pura Trita Empul de Tampak Siring et le temple de Gunung Kawi.
01 — Premier jour à Ubud (1′20″)
Arrivée à l’hôtel, au bout d’un chemin qu’on ne peut emprunter qu’à pied, au bout d’une rizière. Un bonheur indescriptible dans cette grande chambre toute simple où dès le premier soir, il pleut des trombes dans la touffeur d’une journée intense. Pluie, oiseaux, insectes, vent, la nuit indonésienne ne semble pas perturbée par les éléments, tout y chante dans un concert désordonné et majestueux.
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02 — Les insectes et les oiseaux (1′00″)
Un concert improbable qu’on ne croirait possible qu’au cœur de la jungle. Mais non, nous sommes ici en pleine ville. Les chiens y aboient de temps en temps, histoire de donner le change et de ne pas trop dépayser. Parfois une moto, une voiture, le vent dans les larges feuilles des palmiers, et toujours cet arrière fond sonore, omniprésent.
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03 — Bruits de la rue à Ubud (1′00″)
Il s’y passe à la fois tout et rien. On parle ici la langue unifiée Bahasa Indonesia. Dans la rue, lorsque vous avez l’audace de prononcer deux ou trois mots d’indonésien, il n’est pas rare qu’on vous demande en retour “do you speak bahasa ?”. Des bribes de conversations auxquelles on ne fait même plus attention et qu’il faut savoir capter comme de petites pépites ; voici l’âme d’Ubud.
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04 — Des oiseaux et du vent dans les mobiles (0′42″)
On trouve partout ces petits mobiles en cannes de bambous qui se font chahuter par le vent et qui donnent à l’air une constante sonorité renouvelée. Les sons ne se ressemblent jamais. Chacun forme un ensemble qui se joue comme un symphonie à la fois complexe et d’une simplicité mystique.
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05 — Des oiseaux partout (0′46″)
Si on ferme les yeux et qu’on ne sait pas qu’on est à Bali, on pourrait presque croire qu’on se trouve dans la campagne française avec ses tourterelles et ses petits bruits anodins. On est ici bien loin de Bali, peut-être à Chaumont-sur-Tharonne, en Sologne ou dans le Perche…
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06 — Entrée dans la pharmacie (0′10″)
Inévitables coups de soleil sous un ciel d’une traîtrise incroyable. Le passage par la pharmacie pour calmer la morsure est obligé. Pas de Biafine ici, pas de crème apaisante, on traite ici la cuisante attaque par des baumes à l’Aloé Vera d’une redoutable efficacité.
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07 — Grosse averse du matin (1′00″)
Le matin, parfois, le ciel déverse des tonnes d’eau sur la planète. Ce qui est vraiment sans conséquence tant que la température ne change pas et que le soleil revient dans la minute qui suit… Juste histoire de doucher la végétation…
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08 — Clochette votive au Pura Tirta Empul, à Tampak Siring (1′20″)
Changement de décor. Nous sommes ici à Tampak Siring, un haut-lieu de la spiritualité balinaise. Pura Tirta Empul est un ensemble de temples et de fontaines sacrées construite autour d’un lieu parfaitement singulier. Autour d’une source bouillonnante sortant de terre au beau milieu d’un enclos, d’autres bassins déversent l’eau de la source sacrée dans une ambiance à la fois solennelle et joyeuse. Un peu en retrait, un homme jeune tout vêtu de blanc sous un petit temple en toit de branchages fait tinter une clochette dans une attitude méditative qui force le respect et l’admiration. Derrière lui, deux femmes se recueillent dans une posture d’offrandes. Un moment à la fois troublant et plein d’une sagesse confondante, à mille lieues de l’agitation d’Ubud. On peut presque sentir le souffle de Vishnu, maître de lieux.
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Clochette votive à Tampak Siring
Pura Tirta Empul
09 — Mobiles d’eau au Pura Tirta Empul à Tampak Siring (1′50″)
A l’abri de la foule, toujours au Pura Tirta Empul, dans un jardin d’eau exploité par des paysans qui ont certainement en charge l’entretien du temple, à l’écart et loin des regards, on trouve une mare dans laquelle coule l’eau de la sainte source. Quelques mobiles en bambou se remplissent d’eau, se déversent à un autre étage et le mobile en remontant, fait un tac creux enchanteur et qui semble ne jamais s’arrêter. Encore une manière de faire confiance à la nature.
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10 — Fontaine à Gunung Kawi (0′56″)
Gunung Kawi
On change encore de décor. A quelques kilomètres du Pura Tirta Empul se trouve le mystérieux temple de Gunung Kawi, perdu au fond d’une vallée, au beau milieu des rizières. Huit énormes stupas creusés dans la falaise de chaque côté de la rivière se font face, dans une atmosphère hautement sereine, désertée des touristes, à tel point qu’un homme avait délié son sarong pour se baigner nu dans la rivière en contrebas.
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11 — La rivière et le chant du coq à Gunung Kawi (0′47″)
Au pied de la rivière qui coule, on entend un coq chanter alors que le soir approche…
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12 — La rivière et le mobile à vent (0′47″)
Le vent se lève et un mobile s’agite avec le bruit de la rivière à l’arrière. Frénétique, extatique, un petit personnage joue de la hache et le mécanisme de bambous s’agite…
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13 — Jeune fille apprenant la musique à Gunung Kawi (0′23″)
En remontant jusqu’à la voiture, j’entends une musique légère tandis que dans la rue, une fumée épaisse se répand et pique le nez. On brûle les feuilles mortes et ses ordures de la journée juste sur le pas de sa maison. Le soleil passant au travers des frondaisons des arbres et de la fumée teinte la fin de journée d’une lumière irréelle. Je savoure ce doux instant en écoutant la petite jeune fille qui apprend à jouer sur un gambang sous l’œil inquisiteur de son maître… Magie d’un instant inoubliable.
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14 — Jeune fille apprenant la musique à Gunung Kawi, un chien et une moto (1′14″)
Le paradis n’est pas immaculé. S’il n’y avait pas ces petits sons à côté, ces motos qui traversent le paysage, toutes ces choses qui sont autant de petites pollutions, le paradis serait un enfer de perfection…
Prendre l’avion est toujours pour moi une angoisse pas possible. Les longs voyages m’épuisent, même si je suis bien évidemment toujours heureux de me dire qu’au bout je me réveillerai dans un autre pays, peut-être à l’autre bout du monde. Mais voilà, je déteste être coincé 7 heures ou plus dans une carlingue volante, d’autant que je ne sais pas dormir assis et que le moindre bruit me réveille. En général, j’attends mon plateau repas que j’engloutis avant de fermer l’œil. Pour la première fois, je suis parti en emportant mon enregistreur, à l’affût de la moindre cocasserie — autant dire qu’elle n’arrive pas souvent, ou alors bien avant qu’on ait eu le temps de sortir l’instrument.
J’ai tenu à enregistrer une partie de mon voyage jusqu’en Indonésie, pour me replonger dans cette ambiance si particulière propre aux aéroports, aux salles d’attente ou aux abords des files où passent les taxis qui vous interpellent à grands coups de klaxons et c’est toujours avec plaisir que je ferme les yeux en écoutant l’avion décoller ou l’ambiance dans l’aéroport.
Détails du vol Paris-Dubaï-Jakarta-Denpasar :
21h15 CDG ✈ DXB 6h45
10h45 DXB ✈ CGK 21h55
5h40 CGK ✈ DPS 8h45
Voici mes notes prises en vol, ou dans l’attente, faute de faire autre chose. Je sais toujours très bien m’occuper.
Mauvais moment dans l’avion, impossible de dormir à cause d’une migraine tenace. J’ai tour à tour eu chaud, envie de vomir, d’aller au toilettes et une soif atroce. En gros, je me suis endormi quand l’avion a tourné au-dessus de Dubaï, comme d’habitude.
L’aéroport de Dubaï n’est qu’une immense vitrine, un centre commercial géant d’où accessoirement décollent quelques avions, où travaillent des Chinois et des Pakistanais sous-payés. Le Heineken Lounge cible une certaine population qui s’y reconnaît bien. Le duty free est foncièrement cher et un café et un jus d’orange me reviennent à 8 euros ; on me rend la monnaie en dirham des Émirats Arabes (AED) dont je ne sais que faire.
L’atterrissage a été compliqué, et sur une grosse bête comme l’A380, ça fait du bruit.
En attendant l’avion, j’ose à peine m’endormir, de peur de ne pas me réveiller. Je commence à flancher. J’ai fini par dormir une demi-heure à deux pas de la porte d’embarquement. Pour la première fois, je vois des Indonésiens, des visages différents, des gens au visage brun, portant le calot national, le songkok.
L’avion a du retard aussi au départ. A chaque fois à Dubaï, quelque chose ne tourne pas rond, à part les avions qui attendent d’atterrir. Leur aéroport est énorme, n’accueille que des vols internationaux sur Emirates et QA, d’immenses salles d’attente sont complètement vides, mais ça bouchonne toujours sur le tarmac.
L’annonce au micro dans l’avion est faite en bahasa, et pour la première fois depuis que je vole sur cette compagnie, je vole dans un avion vide. Business class fermée, éco remplie au deux tiers. Certains s’offrent quatre places pour dormir. Je ne saurais dire combien de temps j’ai dormi dans ce Boeing 777 mais ça reste strictement anecdotique.
Finalement, j’ai quand-même réussi à me reposer un peu et j’ai pris le parti de ne me fier ni à l’heure ni au jour, mais à la fatigue. Pour l’instant, tout va bien, je ne me sens pas épuisé. L’idée d’arriver en Indonésie me fait bizarre, tout y sera nouveau pour moi, à découvrir, peut-être un peu pittoresque. Il paraît que l’aéroport de Jakarta est un peu… rustique. Je vais y passer la nuit, je verrai bien.
Pendant une bonne partie du voyage, l’appareil est balloté dans tous les sens. On traverse un sacré orage, même les hôtesses n’en mènent pas large.
Des gens habillés dans un beau blanc, des femmes voilées, des songkok, des barbes. Des visages agréables. Je me suis fait un pote d’un type qui venait d’Arabie Saoudite et qui ne savait pas remplir son formulaire d’immigration, il m’explique dans un anglais approximatif qu’il ne connait que l’alphabet arabe. Du coup, c’est moi qui lui remplit sa carte. C’est quand-même un peu drôle comme situation. Il me demande si je suis Américain ou Canadien, un peu sur la défensive, mais quand je lui dit que je viens de France, il a comme l’air soulagé. Il s’appelle Nader et me remercie chaleureusement de l’avoir aidé et me serre la main. Il finit par me dire “good french…”
Arrivée à l’aéroport. Il fait lourd, la climatisation n’est pas à fond, loin de là. Tracasserie du visa à payer en dollars, puis attente pour les papiers à la douane. Les types ont vraiment des sales gueules, me demandent d’où je viens. France.
Je suis en transit dans l’aéroport, mais en dehors de l’aéroport, sous les néons jaunes du hall. Je suis harcelé par les taxis et les porteurs mais maintenant j’ai la technique. Ils sont gentils et prévenants, même s’ils essaient de m’emmener dans un hôtel pas cher. Je m’étais dit que la première chose que je ferai en arrivant, ce serait fumer un cigarillo. Un taxi s’assoit à côté de moi, il essaie de m’embarquer dans son manège, mais je lui propose un cigarillo qui lui cloue le bec, il a l’air heureux, un peu surpris tout de même. Il a vraiment l’air sympa, et n’insiste pas. Mon premier contact avec cet Indonésien me fait oublier un peu les Thaïs.
Diner dans un bouiboui cher où je mange un Ipoh lun mee, je ne sais pas ce que c’est, c’est impossible à décrire, c’est gras et ça ressemble à des ramens.
Soekarno ne ressemble à rien de ce que je connais. Samui qui est plus petit est aussi plus moderne. On est loin de Suvarnabhumi qui est à la pointe de la modernité. Ici, c’est un vaste hall en longueur dont le toit imite l’architecture balinaise en bois, mais le tout est hétéroclite et un peu sale. Je ne pense pas pouvoir entrer dans la zone d’embarquement avant 3h00. Dehors, la patrouille aéroportuaire passe dans une espèce de taxi 4x4 qui pousse d’étranges gloussements que des types assis par terre imitent en se marrant.
Une petite salle fait office de mosquée. J’aurais dû me convertir à l’islam pour aller dormir sur les coussins moi aussi
L’odeur humide, les insectes, les éclairs dans le ciel orageux, les hauts-parleurs qui crient leurs annonces, les sirènes des voitures de police, les chats qui se battent.
Arrive 3h10 après un somme sur un banc en pierre, le seul que j’ai trouvé est dans la zone fumeurs. Je me suis finalement replié dans une salle climatisée, avec des familles indonésiennes qui l’air de rien me regardent avec circonspection, tout en souriant ; je m’installe à côté d’eux et tente de fermer l’œil, la tête posée sur la bouche de la clim, un coup à attraper la mort. Un type ronfle à en faire trembler les vitres.
Enregistrement au comptoir de Garuda Airlines. Tous les comptoirs ont une orchidée blanche, les employées sont toutes voilées, vêtues de turquoise.
Le type du contrôle me parle en bahasa, mais j’ai beau faire des efforts, je ne comprends pas. Il chante tout seul entre deux passagers.
Je mange un Roti’O (“savour hard to describe”, on dirait quelque chose comme notre tourteau au fromage, sauf que c’est aromatisé au café), l’aéroport se remplit, il a plus de gueule dans la zone d’embarquement que dans la zone d’attente. J’arrive dans une salle carrée magnifique, les employées ne sont plus voilées passés les contrôles. Les éclairs illuminent le ciel où le soleil pointe le bout de son nez. Il a plu fort sans que je m’en rende compte.
Ubud… (suite)
Au cœur du Pura Dalem Taman Kaja. On y joue ce soir un spectacle où sont regroupés une centaine d’hommes et de femmes de la communauté Taman Kaja. La cour du temple est dégagée et c’est devant le petit portail sculpté que va se jouer la cérémonie, autour d’une immense candélabre sur lequel sont disposées des lampes à huile. Une à une, un homme en sarong les allume, puis les chanteurs entrent, le regard baissé, comme s’ils étaient concentrés, et chacun prend sa place, de manière concentrique autour du pylône lumineux. Chacun sait ce qu’il a à faire, aucun n’hésite, ils se jugent à la bonne distance ; c’est millimétré.
Mon cœur bat fort, je ne sais pas pourquoi. Peut-être le fait d’avoir marché vite pour ne pas rien rater, peut-être un peu d’émotion, comme si je savais que ce que j’allais voir avait le parfum de l’expérience unique. Comme souvent, je me laisse porter par mes envies en terre étrangère, sans rien prévoir, sans rien imaginer. Les idées préconçues font tous les ans des milliers de victimes qu’on retrouve inconscientes dans le monde entier.
Un homme en blanc jette de l’eau sur les hommes, toujours tête baissée à l’aide d’un petit goupillon végétal et d’un bol en laiton. J’ai l’impression d’avoir vu cette scène des centaines de fois, ailleurs, je ne sais pas.
Les hommes commencent à chanter après qu’un des chanteurs que je n’arrive pas à identifier tout de suite ait donné le départ. Tout de suite, on entend l’un d’eux scander une syllabe rapidement, toujours sur le même rythme ; il faut s’habituer, on va l’entendre quasiment tout du long. Assis autour du feu les hommes posent leurs mains sur leurs cuisses, un coup d’un côté, un coup de l’autre et leur tête fait une saccade de l’autre côté ; le rythme est donné. Les tchakatchakak arrivent, tout parait désordonné, mais j’arrive à percevoir quelques sons qui donnent l’intonation et leur permettent de changer de rythme. Sous mes yeux se déroule un spectacle très ancien qui n’a pas changé d’un pouce et que la tradition pousse à maintenir vivant. Cette histoire est un épisode du Râmâyana (रामायण), la célèbre épopée hindouiste composée à partir du IIIème siècle AEC.
L’épisode précis que raconte le kecak est celui où le prince Râma, alors héritier du trône du royaume d’Ayodya, ainsi que son épouse Sītā sont bannis par le roi Dasarataaprès que la belle-mère de Râma ait comploté pour qu’il n’hérite pas du pouvoir. L’histoire commence tandis que les amants accompagnés de Laksmana, le frère de Râma, entrent dans la forêt de Dandaka.
Le roi d’Alengka, le démon Rahwana, a repéré le trio, mais surtout la belle Sītā qu’il convoite pour sa beauté. Il envoie son ministre Maricaisoler la belle pour pouvoir la kidnapper, et pour cela, Marica utilise ses pouvoirs pour se transformer en cerf couleur d’or. La jeune fille, captivée par cet animal, demande à Râma de le capturer pour elle. Il part à la chasse et demande à son frère de garder une œil sur elle. Sītā entend un cri, pense que c’est son amant qui a besoin d’aide, envoie son protecteur l’aider. Celui-ci part après avoir dessiné un cercle magique sur le sol et donne l’instruction à Sītā de ne pas en sortir.
Rahwana, alors déguisé en vieux prêtre affamé, lui demande l’aumône, et c’est sans mal qu’elle sort du cercle magique pour aider le vieil homme. Il l’enlève jusqu’à son palais où il tente de la séduire. Pendant ce temps, Hanuman, le singe blanc ami de Râma cherche Sītā. Celle-ci se lie d’amitié avec la nièce de Rahwana, Trijata, lorsqu’Hanuman apparaît en lui montrant la bague de Râma. Celle-ci lui donne une épingle à cheveux pour passer le message qu’elle est toujours en vie et pour demander à Râma de venir l’aider.
Pendant ce temps, Râma et son frère tombent sur Meganada, le fils du démon, qui les entraînent dans un combat féroce. Celui-ci tire une flèche qui se transforme en dragon qui les ligote avec des cordes. L’oiseau Garuda, roi de tous les oiseaux, ami de Dasarata, voit depuis le ciel dans quelle situation se trouve Râma et vient libérer les hommes. Râma et son frère sont aidés par Sugriwa, roi des singes et son armées de singes.
Ce tableau se termine avec la défaite de Meganada par Sugriwa et son armée.
Le dernier tableau est la danse du feu (Sanghyang Djaran). Les danseurs et les chanteurs sortent du carré du temple. Un homme vient déposer des coques de noix de coco sèches au centre, à la place du candélabre, et y met le feu. Une rangée de chanteurs entonne un chant différent de ce qui a été chanté jusqu’à présent ; ils dressent devant eux des paillasses comme pour se protéger de quelque chose. Un danseur, un grand costaud portant à l’épaule une manière de cheval danse en sillonnant la place d’un pas lourdaud ; il entre dans le feu et balaie de ses pieds le brasier puis marche dans les braises. Plusieurs fois un homme rassemble les braises avec un balai et la scène se reproduit plusieurs fois.
La fonction de cette danse est d’apporter la protection sur les familles, pour leur éviter l’influence des forces du mal et les prévenir des épidémies. Le cheval à bascule, à Bali comme à Java, est associé à la transe. Le chevalier qui marche dans le feu entre en transe au son des maigres instruments et des chants qui portent le nom de gamelan suara.
Je ressens un étrange bien-être de me trouver ici dans la cour de ce temple, comme légèrement ivre, emporté par ces chants de transe d’un autre âge. Je rentre me coucher le cœur léger, heureux d’avoir vécu cette expérience dont je ne soupçonnais pas la portée. Les chamans existent encore, je viens de les rencontrer… une nouvelle fois.
Ubud…
Je me fait aborder par un type à la peau noire burinée, portant sarong rouge et blanc et chemise à manche courte, tandis que je sors du Pura Taman Kemuda Saraswati, un peu perdu dans cette ville dans laquelle je n’arrive pas à me repérer. Il me dit que ce soir il y a un spectacle de kecak, « fire dance ». Toujours un peu sur la défensive, je regarde sa brochure et lui demande un peu en quoi ça consiste, mais il ne me dit que « fire dance ». J’ai lu avant de partir qu’il ne fallait pas venir à Ubud sans voir au moins un de ces fabuleux spectacle de danse ou de chant balinais. Évidemment, ce sont les touristes qui profitent essentiellement de ces exhibitions, mais en y regardant de plus près, on voit à quel point les Balinais sont fiers de perpétuer une tradition ancienne et pour ceux qui font partie des troupes de danseurs et de chanteurs, c’est une véritable passion qu’ils partagent généralement avec un autre emploi la journée. J’ai pris un taxi le lendemain du spectacle et le chauffeur, lorsqu’il m’a demandé ce que j’avais fait la veille, m’a dit qu’il faisait partie de la troupe dont j’avais assisté à la représentation. J’en ai profité pour lui demander pourquoi il faisait partie de cette troupe et il s’est montré intarissable sur le sujet.
Le coquin réussit à me vendre un ticket pour m’y rendre. Il m’explique vaguement comment trouver le temple. Le soir venu, je m’y rends en pensant être large sur l’horaire, mais c’était sans compter que les estimations de distance qu’il m’avait fourni s’avéraient un peu optimiste. Je finis par cavaler un peu pour ne pas rater le début. Je finis par demander mon chemin, pas très certain de l’endroit où je me trouve. Tout le monde ici connaît le kecak qu’on ne joue qu’au Pura Dalem Taman Kaja.
Voir un spectacle de Kecak est une expérience hors du commun. S’inspirant des textes du Ramayana, ces ensembles ne sont composés que de chanteurs, une centaine environ, scandant des chants enivrants où le thème principal est chanté au rythme des “tchakatchakatchakak” qui ont donné le nom au genre. Il y est question de singes engagés dans une lutte contre un démon, tout cela autour d’une colonne où sont allumés des feux. Comme dans toutes les cérémonies, un prêtre vient bénir les chanteurs avant de commencer. Tandis qu’ils chantent, les hommes exécutent des mouvements saccadés, tantôt assis, tantôt allongés. Dans un prochain billet accompagné de vidéos, je parlerai plus précisément du déroulé du spectacle.
C’est le seul type de représentation dans lequel il n’y a aucun instrument, et étonnamment, je me suis rendu compte que certains spectateurs sont sortis avant la fin. Au début, je me suis dit que cela ne devait pas être à leur goût, mais je me suis rendu compte que les ritournelles agissent fortement sur l’état de conscience et que certains des chanteurs étaient en transe. La rythmique répétitive est un des éléments qui permet de modifier l’état de conscience dans les rituels chamaniques et j’imagine parfaitement que certaines personnes puissent être irritées par les chants, comme on peut l’être parfois au son répétitif d’une percussion.
Voici ici quasiment l’intégralité du spectacle à l’écoute pour s’imprégner de cette ambiance si particulière à la lumière de quelques torches, par une belle soirée nuit balinaise.
Bénédiction des chanteurs par le prêtre
Danseuses
Danse du démon. Le maître de cérémonie est juste à gauche de la colonne de feu
Lorsque le démon passe, les hommes s’allongent, symbolisant la mort des singes
Cérémonie du Kecak en 1959 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1935 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1971 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1937 — Tropenmuseum
Localisation du Pura Dalem Taman Kaja sur Google Maps