Ubud sto­ries #3 : L’en­fer émeraude

Ubud sto­ries #3 : L’en­fer émeraude

L’en­fer émeraude

Ubud sto­ries #3

Comme par hasard, dès qu’on s’é­loigne un peu de la foule mas­sée autour des singes, il n’y a plus per­sonne. Il n’y a plus rien, c’est comme si le monde avait ses fron­tières aux limites de ce qui est écrit dans les guides tou­ris­tiques. Pour­tant, la forêt des singes ne manque pas d’of­frir des sur­prises à celui qui fuit ceux qui marchent sans s’arrêter.

La forêt prend le des­sus, les racines cachent une vie qui ose par­fois se mon­trer, les ficus s’é­lèvent au-des­sus de la cano­pée et les nœuds qui s’en­foncent dans la terre laissent pré­sa­ger d’une vie grouillante, faite d’é­cailles et de reptations…

Il suf­fit de prendre les che­mins de tra­verse, mal­gré la touf­feur et la fatigue qui m’étreignent.

Il suf­fit de se rendre là où les che­mins des­cendent vers le cours d’une rivière qu’on entend chu­cho­ter un peu plus bas, mal­gré les rires bruyants.

Quelque chose me dit que je vais trou­ver un trésor.

Une volée de marches enca­drée par le corps immense de deux nagas ser­pente jus­qu’à une pla­te­forme qui donne sur un petit pont.

Par­tout, cachées, des fon­taines chantent dans l’air humide, des corps de femmes ondu­lant ou des monstres aux dents redoutables.

En sur­plomb de la rivière, on peut voir le corps de deux dra­gons de Komo­do, ani­mal sym­bo­lique de l’In­do­né­sie, qui mal­gré son aspect repous­sant et la dan­ge­ro­si­té de sa salive dont il se sert pour fou­droyer ses proies, ter­ras­sées par une sep­ti­cé­mie éclair, garde quelque chose de majes­tueux lors­qu’il déplace son corps mas­sif avec grâce.

Arri­vé tout en bas de la petite val­lée, un autre temple trône sur un sol dal­lé. Deux cahutes au toit de chaume de riz, et sur­tout ces colonnes qui sont comme des temples minia­tures qu’on trouve un peu par­tout sur l’île… Lorsque la reli­gion se mêle à la nature.

Je suis dans un enfer vert, peu­plé de créa­tures ter­ri­fiantes, toute en ron­deur, dans une cha­leur acca­blante, un enfer cou­leur d’é­me­raude, où les ombres dansent au gré du vent dans les hautes branches, sous un soleil qui tente de per­cer le feuillage.

L’a­près-midi est bien avan­cée mais la cha­leur ne semble pas vou­loir s’at­té­nuer. Je n’ai qu’une hâte, trou­ver de quoi man­ger et aller me repo­ser un peu, mais quelque chose me dit qu’il reste encore des lieux à décou­vrir dans les parages, avant d’a­va­ler un grand bol de mie goreng.

Moment récol­té le 21 février 2014. Écrit le 24 jan­vier 2019.

Read more
Ubud sto­ries #2 : Pura Dalem Agung Padangtegal

Ubud sto­ries #2 : Pura Dalem Agung Padangtegal

Pura Dalem Agung padang tegal

Ubud sto­ries #2

Pura Dalem Agung Padang­te­gal, un haut lieu de la culture bali­naise et de la reli­gion. Bali est sur­nom­mé l’Île des dieux car c’est la seule île de l’Ar­chi­pel indo­né­sien à pra­ti­quer le boud­dhisme en majo­ri­té. Dans un pays à très grande majo­ri­té musul­mane, Bali est un bas­tion d’une reli­gion qui compte des dieux par milliers.

Ici est le lieu de dévo­tion au dieu suprême Sang Hyang Wid­hi Wasa, connu aus­si sous le nom d’A­cin­tya, ou Tung­gal. Dans le boud­dhisme bali­nais, il n’y a pas de dieu supé­rieur à celui-ci, à l’o­ri­gine de tout, l’é­qui­valent de Brah­ma dans le boud­dhisme tra­di­tion­nel. Je m’en ren­drai par­ti­cu­liè­re­ment compte plus tard lorsque je visi­te­rai l’en­ceinte de la forêt des singes.

C’est un petit temple dans lequel on ne peut pas entrer. Toute la res­pec­ta­bi­li­té du lieu trans­pire dans les innom­brables sta­tues qui en forment l’en­ceinte de pierre. La pierre est noire, très cer­tai­ne­ment vol­ca­nique et poreuse, ce qui per­met à une végé­ta­tion micro­sco­pique de s’y atta­cher et de pros­pé­rer dans des condi­tions d’hu­mi­di­té opti­males. Je touche cette pierre végé­tale et me laisse impré­gner par la dou­ceur de cette vie qui pros­père sur les ves­tiges du passé.

Au milieu de la cour du temple, vierge de toute pré­sence, se trouve un sanc­tuaire recou­vert de paille de riz, au toit légè­re­ment ren­flé, au milieu duquel se trouve un trône vide ; c’est la repré­sen­ta­tion la plus com­mune du dieu. Le vide est son attri­but. Pré­sent sans l’être, omni­po­tent sans être repré­sen­té, il est l’in­car­na­tion de cette dualité.

Ce qui me frappe sur­tout en ces lieux, c’est la mul­ti­pli­ci­té des créa­tures qui ornent les limites du temple. Monstres gri­ma­çants, visages aux yeux exor­bi­tés, désaxés, faciès aux dents poin­tues, billes rondes presque ridi­cules, cer­taines sont armées de masses et de gour­dins impres­sion­nants… Tous sont recou­verts de la même mousse verte intense. L’ombre des grands arbres joue avec les reliefs de ces per­son­nages cen­sés repous­ser les esprits malins. Les bas-reliefs fine­ment cise­lés témoignent de la richesse et de l’im­por­tance des lieux dans les croyances.

Je me sens bai­gné d’une atmo­sphère pro­tec­trice, tan­dis que le soleil éclate et que l’air semble se faire rare tant l’hu­mi­di­té est pré­gnante. Pen­dant ce temps-là, la horde joyeuse des Chi­nois et des Aus­tra­liens conti­nue de se prendre en pho­to par­mi les singes pour les­quels je n’ai qu’une petite pen­sée… Et s’ils chas­saient ces intrus de leur ter­ri­toire ? Une bonne fois pour toute.

Moment récol­té le 21 février 2014. Ecrit le 23 jan­vier 2019.

Read more
Ubud sto­ries #1 : la forêt des singes

Ubud sto­ries #1 : la forêt des singes

La forêt des singes

Ubud sto­ries #1

Ubud, capi­tale de l’île de Bali, ville chao­tique coin­cée dans le réseau com­plexe des rizières inon­dées. Je suis arri­vé ce matin, à peine sor­ti de l’hô­tel où je viens de poser mes valises après un voyage érein­tant. Je ne suis que l’ombre de moi-même, acca­blée par la cha­leur écra­sante de cette fin du mois de février. Le contraste est d’au­tant plus sai­sis­sant qu’à Paris c’est l’hiver.

La forêt des singes est en réa­li­té l’en­ceinte d’un temple, le Pura Dalem Agung, un des plus vieux temples de Bali, éri­gé vers 1350 et qui est deve­nu le ter­ri­toire d’une horde impres­sion­nante de macaques cra­biers. A l’en­trée, une gué­rite pro­pose de régimes de petites bananes pour nour­rir les hôtes de cette forêt qui se comptent par cen­taines. L’un d’eux tient en équi­libre sur une ram­barde, à deux doigts de pas­ser cul par-des­sus tête et en pro­fite pour me mon­trer (j’en déduis que c’est une femelle) ses mamelles pen­dantes sans la moindre pudeur.

Je ne sais pas vrai­ment ce que je fais ici, par­mi des bouf­fons en short qui se prennent ou se font prendre en pho­to par­mi les singes. Va savoir qui est le plus singe dans cette his­toire. Cer­tains sont atten­dris­sants avec leurs petits cachés dans leur giron. Il est ques­tion des singes, évi­dem­ment. D’autres sont très agres­sifs et coursent les tou­ristes qui s’ap­prochent un peu trop d’eux. Rien de tout ça ne m’é­meut vrai­ment et je pré­fère aller voir le temple qui est le véri­table inté­rêt du lieu.

Dans mon car­net de voyage, les singes n’oc­cupent que trois petites lignes, allez savoir pour­quoi. Il fait chaud et j’ai hâte de décou­vrir toutes les sur­prises que me réservent ces lieux.

Moment récol­té le 21 février 2014. Ecrit le 22 jan­vier 2019.

Read more
Ubud, au bout du monde

Ubud, au bout du monde

Ubud. Évi­dem­ment, ça ne se pro­nonce pas à la fran­çaise, mais avec des “ou” bien ronds et bien rebon­dis comme le ventre d’un macaque. Ubud. Un nom impro­bable, pas impro­non­çable, mais qui fait pen­ser à une boule, douce et presque un peu trop ven­true. Ubud, c’est une petite kelu­ha­ran d’un kaca­ma­tan d’une kebu­pa­ten de la pro­vince de Bali, île impro­bable d’un pays qui l’est encore plus. Voi­ci un bout du monde à mille lieues de ce qui est fami­lier pour moi, l’exact oppo­sé, l’in­con­ci­liable, pour ne pas dire l’im­pen­sé total. Je ne sais même plus com­ment il a pu se pro­duire cet évé­ne­ment aus­si impro­bable pour moi que de me rendre en Indo­né­sie. Cer­tai­ne­ment une absence momen­ta­née, le doigt qui glisse sur le cla­vier et qui sug­gère une autre des­ti­na­tion que celle pré­vue, l’ac­ci­dent ori­gi­nel et impu­dique d’une nais­sance qu’on n’au­rait pas eu le temps d’avorter…

Logo de la Com­pa­gnie néer­lan­daise des Indes orien­tales (Veree­nigde Oost-Indische Compagnie)

Le dra­peau rouge et blanc du pays vient d’une des plus grandes îles de l’ar­chi­pel, de Java pré­ci­sé­ment, et marque l’a­vè­ne­ment du royaume Maja­pa­hit suite à la rébel­lion de Jaya­kat­wang de Kedi­ri contre Ker­ta­ne­ga­ra de Sin­ga­sa­ri en 1292. Ça pour­rait presque paraître anec­do­tique, mais c’est là un mor­ceau d’une his­toire qui nous est incon­nue, parce que l’In­do­né­sie nous est incon­nue et son his­toire en par­ti­cu­lier. On n’a peut-être rete­nu que l’his­toire de la Veree­nigde Oost-Indische Com­pa­gnie, la Com­pa­gnie des Indes Orien­tales, des Moluques et de ses giro­fliers, et encore, ça ne parle cer­tai­ne­ment pas à grand-monde. De toute façon, l’His­toire en géné­ral nous est incon­nue. On ne sait rien. On ne sait plus rien, on oublie jus­qu’à notre propre nom qui fini­ra dans le cani­veau des grandes antho­lo­gies. Alors l’His­toire, celle avec un grand H, tout le monde s’en tamponne.

L’In­do­né­sie est un pays impro­bable. Il n’existe pas tant qu’on n’en a pas fait la connais­sance. Une langue offi­cielle qui s’ap­pelle baha­sa indo­ne­sia, 742 langues dif­fé­rentes répar­ties entre 258 mil­lions d’ha­bi­tants eux-mêmes dis­sé­mi­nés sur 13466 îles, pays le plus musul­man du monde au regard du nombre d’ha­bi­tants… rien que ces don­nées sonnent comme des étran­ge­tés de l’es­prit, des biais, des Égyptes men­tales. Mais reve­nons-en à Ubud, car c’est la des­ti­na­tion de mon voyage, pour l’ins­tant. Ubud vient d’un mot indo­né­sien, ubad, signi­fiant méde­cine. Il fal­lait se méfier dès le départ de cette incon­grui­té. Une ville qui se nomme méde­cine ne peut être tota­le­ment dans l’u­sage entier de ses facul­tés, il y a quelque chose de caché qui ne se donne pas for­cé­ment à voir du pre­mier coup, un mys­tère à lever. Il me semble qu’il m’est venu à l’i­dée de par­tir en Indo­né­sie à la lec­ture d’ar­ticles sur Suma­tra, les Célèbes, les Moluques, des noms qui sont autant de reli­quats des anciennes courses aux épices, du temps où les navi­ga­teurs fla­mands gar­daient pré­cieu­se­ment pour leur empire le secret inavouables de la culture du Syzy­gium aro­ma­ti­cum, cet arbre endé­mique des îles qui peut atteindre la hau­teur de vingt mètres et dont le bou­ton flo­ral, avant qu’il n’ar­rive au point de flo­rai­son et séché au soleil prend le nom déli­cat de clou de girofle. Il me semble même que le déclen­cheur de tout ça a été le livre Chas­seurs d’é­pices de Daniel Vaxe­laire. Mais je ne sais plus et plus que le moyen d’y arri­ver, c’est le fait d’y arri­ver qui compte à pré­sent. Le seul fait avé­ré c’est qu’a­vant d’ar­ri­ver ici, je suis pas­sé par Istan­bul et Bang­kok ; aucune logique autre que la dia­go­nale de l’es­prit dans ces voyages, rien d’autre à rete­nir que l’his­toire, plu­tôt que les détails qui la font.

Tous les voyages com­mencent à Paris et le début du voyage prend forme dans les pre­miers jours où tout prend forme ; quelle valise, soute ou cabine, quel appa­reil pho­to, de quoi prendre des notes, de quoi bou­qui­ner aus­si, des usten­siles aus­si inutiles qu’en­com­brants, tout le pos­sible pour vous détour­ner de l’ob­jet pre­mier et qui ne compte pour rien dans l’af­faire. Ce que je retiens en pre­mier lieu, c’est cette migraine tenace qui m’a empê­ché de m’en­dor­mir dans l’a­vion qui filait vers Dubaï. J’ai tour à tour eu chaud, froid, envie de vomir, envie d’al­ler aux toi­lettes, eu ter­ri­ble­ment soif, au bord de la déshy­dra­ta­tion, chaud, des gouttes de sueur per­lant sur mon front, hypo­gly­cé­mie, voile noir… une angoisse ter­rible qui me susur­rait à l’o­reille que j’é­tais en train de mou­rir à dix-mille mètres quelque part au-des­sus de l’A­ra­bie Saou­dite ou du Golfe Per­sique ; triste fin pour le voya­geur qui n’a même pas atteint Jakar­ta. Encore une fois, j’ar­rive enfin à m’as­sou­pir lorsque l’a­vion amorce sa des­cente en tour­noyant au-des­sus du sable de Dubaï. Un café et un jus d’o­range dans l’aé­ro­port de tran­sit me reviennent à 8 euros. Pour ce prix, je m’a­muse à pen­ser que j’au­rais pu sor­tir prendre un taxi et faire le tour de la ville, his­toire de rater le pro­chain avion… mais je pré­fère ten­ter de me repo­ser en atten­dant, mais la peur de m’en­dor­mir pour de bon et de ne pas pou­voir mon­ter dans l’a­vion pour l’In­do­né­sie me rend ner­veux et ce sont de mau­vais rêves, entre deux som­meils, qui me main­tiennent éveillé, et peut-être en vie aus­si. Je déteste cet aéro­port qui n’est qu’une immense vitrine de luxe, à l’i­mage de la ville et de ces états du Golfe qui ne comptent que sur leur image pour atti­rer un cer­tain type de clien­tèle que je n’ai­me­rais pas croi­ser. Deux cachets ont rai­son de ma migraine et de tout ce qui l’accompagne.

Indonésie - jour 1 - 04 - Dubaï

Mon escale est ter­mi­née et l’a­vion des­cend enfin sur Jakar­ta dans l’air du soir, avec des trem­ble­ments de satis­fac­tion, ou de ter­reur, sur un tar­mac détrem­pé ; l’a­vion gronde, sup­plie, la grosse bête qu’est l’A380 arrive enfin à se poser en ayant pro­cu­ré quelques belles suées au voya­geur, et peut-être aus­si au per­son­nel navigant.

La pre­mière chose que je fais en arri­vant à Jakar­ta, c’est filer aux toi­lettes pour me chan­ger, pas­ser quelques vête­ments légers ; la cli­ma­ti­sa­tion du ter­mi­nal fonc­tionne bon an mal an et j’ai besoin de me faire absor­ber par l’air ambiant. Je trans­pire non pas de cha­leur mais comme si déjà j’é­tais pris dans les griffes d’un mal sor­dide, une fièvre tro­pi­cale débi­li­tante alors que je ne suis même pas encore sor­ti en ville. Une fois encore, je me trouve en tran­sit. Je n’au­rais pas l’oc­ca­sion de voir Jakar­ta puisque j’at­tends un autre avion pour me rendre à Den­pa­sar, aéro­port de Bali. J’a­vais ima­gi­né qu’en arri­vant le soir à Jakar­ta, je n’au­rais qu’à attendre patiem­ment dans un petit coin de l’aé­ro­port sur des sièges confor­tables que le temps passe en dor­mant un peu sur les sièges confor­tables d’un salon cli­ma­ti­sé ; c’é­tait sans comp­ter que Soe­kar­no-Hat­ta fait figure d’aé­ro­port pro­vin­cial, un tan­ti­net cam­pa­gnard. Rien à voir avec un Suvar­nabhu­mi au mieux de sa forme. Rien ne se passe for­cé­ment comme on l’a­vait imaginé.

Indonésie - jour 1 - 06 - Aéroport de Jakarta

Il est plus de 23h00 et la vie com­mence à ralen­tir dans le petit aéro­port. Dans les espaces fumeurs à l’ex­té­rieur, là où les taxis attendent leurs clients, cha­cun de ceux qui m’ap­prochent ont du mal à com­prendre que je ne veux pas de taxis et je suis obli­gé de me jus­ti­fier à chaque fois que je reprends un avion le len­de­main. Tous com­prennent en acquies­çant et disent « Ah !! Den­pa­sar !! ». Eh oui. Une odeur de clou de girofle baigne l’air moite, par­tout où les hommes fument. Ce sont les kre­teks, des ciga­rettes fabri­quées ici et qui sup­plantent tout le mar­ché du tabac dans le pays. Aro­ma­ti­sées aux clous de girofle, par­fu­mées d’une sauce sucrée qui rend le filtre étran­ge­ment déli­cieux, elles pro­duisent un petit cré­pi­te­ment lorsque brûlent les clous, ce qui leur donne leur nom, comme une ono­ma­to­pée dont les Indo­né­siens sont friands. L’air est pesant, il vient de pleu­voir, l’hu­mi­di­té est à son maxi­mum et la cha­leur étouf­fante même après la pluie dilu­vienne qui vient de s’a­battre. Dans la lumière jaune de la nuit illu­mi­née par les lam­pa­daires, je pro­fite de ces pre­miers ins­tants sur ce conti­nent nou­veau pour admi­rer les visages buri­nés et bruns des hommes por­tant le song­kok, les robes bigar­rées des femmes por­tant toutes le voile, la ron­deur char­mante des visages d’en­fants et chez cha­cun cet air un peu débon­naire qui tra­duit une cer­taine manière de conduire sa vie. Ce pre­mier contact avec les Indo­né­siens me ravit ; ils ont tous l’air si gentils.

Je m’ar­rête dans un petit res­tau­rant près des arri­vées pour dîner d’un Ipoh lun mee, une sorte de bouillon dans lequel flottent des nouilles plates et de la viande hachée que je ne sau­rais pas iden­ti­fier. Les épices me brûlent le gosier, mais j’ai tel­le­ment faim et suis si fati­gué que je pour­rais man­ger mes doigts sans m’en rendre compte. Dehors, la patrouille aéro­por­tuaire passe dans une espèce de taxi 4x4 qui pousse d’étranges glous­se­ments que des types assis par terre imitent en se mar­rant. J’es­saie vai­ne­ment de trou­ver un siège libre pour me poser et dor­mir un peu, mais tous les fau­teuils sont assaillis par des familles entières ; le sol est suf­fi­sam­ment sale pour que je n’ose pas m’y allon­ger. Fina­le­ment, je trouve un petit hall cli­ma­ti­sé près de la porte de la mos­quée de l’aé­ro­port où je pose ma valise sous le regard amu­sé d’une famille qui doit s’é­ton­ner de voir un occi­den­tal par­ta­ger le même espace qu’eux. Je pose ma valise et tente de trou­ver une posi­tion allon­gée pas trop dou­lou­reuse pour mon corps osseux et four­bu de fatigue. M’en­dor­mir est à la fois un pari et un dan­ger ; j’ai juste besoin de récu­pé­rer un peu avant de repar­tir et la peur de m’en­fon­cer dans un som­meil trop pro­fond serait l’as­su­rance pour moi de rater ma cor­res­pon­dance, alors je m’a­ban­donne quelques ins­tants dans un som­meil de sur­face, en léger éveil, afin de pou­voir réagir rapi­de­ment… Je dors peut-être une heure, une toute petite heure à la fois longue et dif­fi­cile, avant de me reprendre et de me diri­ger vers les comp­toirs d’en­re­gis­tre­ment encore fer­més. Après tout s’en­chaîne ; le visage char­mant des hôtesses à l’en­re­gis­tre­ment, les orchi­dées blanches posées sur les comp­toirs, les longs cou­loirs vides et les ran­gées de trol­leys qui n’at­tendent visi­ble­ment per­sonne, les bou­tiques duty-free fer­mées, les colonnes de bois sou­te­nant un toit pen­tu, les lustres en bam­bou et papier et les orchi­dées de toutes les cou­leurs, raf­fi­nées, les dis­tri­bu­teurs de billets étin­ce­lants et les pre­miers tableaux d’af­fi­chage des vols égre­nant des noms de villes dont je n’ai jamais enten­du par­ler… Balik­pa­pan, Pekan­ba­ru, Kua­la­na­mu… Plus qu’un bout du monde, j’ai l’im­pres­sion d’être dans un autre monde, étran­ger per­du, incon­gru par­fait, presque tota­le­ment hors-pro­pos. L’es­pace de l’aé­ro­port me per­met­tant d’at­tendre mon avion pour Den­pa­sar n’est pas cli­ma­ti­sé mais réfri­gé­ré. Il faut comp­ter encore une bonne heure avant que la porte ne soit ouverte ; impos­sible de s’as­sou­pir dans un froid pareil et sur­tout dans ce hall où les enfants crient comme s’il était quatre heures de l’a­près-midi et où cha­cun vit sa vie sans se pré­oc­cu­per de l’autre. Éton­nam­ment, il n’y a pas un seul Occi­den­tal à l’horizon.

Indonésie - jour 1 - 10 - Aéroport de Jakarta

Chan­ge­ment de décor. Den­pa­sar, sur l’île de Bali, aéro­port inter­na­tio­nal sans inté­rêt, ville à la fois cos­mo­po­lite et sans charme, entiè­re­ment tour­née vers la mer. Ce n’est qu’une escale éloi­gnée de plus d’une heure d’U­bud que je rejoins avec un taxi qui res­semble plus à un van déla­bré. La route qui mène jus­qu’à Ubud est droite, large et dan­ge­reuse, tout le monde y roule à une allure exces­sive ; je n’en retiens que les pre­miers pay­sages de rizières qui s’é­tendent à perte de vue, les mai­sons si carac­té­ris­tiques avec leur enceinte et les por­tails monu­men­taux taillés dans cette pierre vol­ca­nique sombre, les ven­deurs de sta­tues hin­doues et de paniers regrou­pés en cor­po­ra­tions sur le bord du che­min, der­rière les para­pets. Je suis tel­le­ment exté­nué que je ne vois plus rien, le chauf­feur de taxi sachant exac­te­ment où je vais, je n’ai plus à me pré­oc­cu­per de rien et je m’ef­fondre dans un som­meil lourd que même la beau­té du pay­sage et la nou­veau­té du lieu n’ar­rivent à pas faire taire. Je m’en­dors dans les cahots de la route pour me retrou­ver encore plus éteint sur une route de cam­pagne défon­cée, dans les rizières, à la plus extrême pointe du monde connu… quelques kilo­mètres plus loin et l’on arri­vait dans des lieux qui n’ap­pa­raissent sur aucune carte… Un peu plus et je som­brais dans le chaos.

Indonésie - jour 1 - 16 - Ubud

En tirant ma valise sur le che­mins de terre qui borde des champs de riz, je me demande ce qui m’attend…

Read more
Danses prin­cières : Legong au Palais d’Ubud

Danses prin­cières : Legong au Palais d’Ubud

Je crois que je suis arri­vé à Ubud un peu par hasard. Pour­quoi cette ville en par­ti­cu­lier et pas les plages pleines de sur­feurs, bat­tus par les vents et les vagues ? Parce que la mer n’est pas si clé­mente que ça dans cette par­tie du monde et j’ai pré­fé­ré être au cœur de l’île et pou­voir y trou­ver là une base arrière un peu au centre de tout. Quant aux spec­tacles des céré­mo­nies musi­cales, on ne peut vrai­ment arri­ver ici et ne pas se lais­ser hap­per par le charme étrange que dégagent ces orchestres musi­caux jouant du métal­lo­phone dans un rythme endia­blé, avec une rigueur incroyable et pen­dant de longues heures. Pro­me­nez-vous à Ubud le soir et vous ne man­que­rez pas d’en­tendre les orchestres jouer dans la fièvre et le moi­teur des ténèbres.

Le Palais d’U­bud est réel­le­ment cen­tral dans la ville, au car­re­four où l’on trouve le mar­ché, l’an­cien office du tou­risme qui est en train de tom­ber en ruine, et le musée d’art moderne. On hési­te­rait presque à y entrer, car on voit bien que l’en­ceinte com­prend des bâti­ments où doivent vivre des notables. J’ai cher­ché des infor­ma­tions sur cette enceinte, mais je n’ai rien trou­vé de per­ti­nent. Il me sem­blait pour­tant avoir lu quelque part qu’un sul­tan vivait là, même si son pou­voir était par­fai­te­ment réduit et dilué dans une démo­cra­tie nais­sante éten­due entre dix-sept mille îles sur plus de 6 000 kilomètres.

On s’é­ton­ne­ra de la taille rela­ti­ve­ment réduite de ce bâti­ment qu’on appelle palais, car rien ne le dis­tingue réel­le­ment des autres mai­sons du centre, si ce n’est qu’on trouve à son entrée deux gardes de pierre, deux monstres vêtus de sarong et d’un mor­ceau de tis­su noué autour de la tête. Les étoffes changent a prio­ri tous les jours. Par­tout sur les murs, ce ne sont que têtes de monstres gri­ma­çants, singes riant, corps de femmes sur­mon­tés d’un visage hor­rible, tirant une langue déme­su­rée retom­bant sur une poi­trine opu­lente, dra­gons aux doigts ouverts en éven­tail, bêtes étranges des­cen­dant des murs la tête en bas. Tout un monde oni­rique et terrifiant.

Le soir venu, c’est dans ce décor prin­cier que prennent vie des ombres assises sur le sol der­rière leurs impo­sants ins­tru­ments. Com­po­sés de lames de métal épais, des hommes en uni­formes clin­quants, sarongs et tis­su noué sur la tête, com­mencent à cares­ser bru­ta­le­ment les touches avec mailloches et autres tiges de bois dans une symé­trie abso­lu­ment par­faite. Rien ne dépasse jamais.

Les femmes, sublimes dan­seuses vêtues d’or et de fleurs tres­sées, avancent dans une cho­ré­gra­phie raf­fi­née, mou­vant leurs doigts dans des convul­sions exta­tiques et fai­sant prendre à leur visage les plus étranges expres­sions, pas­sant dans la seconde de la crainte la plus sombre à la joie extrême. Le rire et les larmes passent sur leur visage magni­fique, car ces femmes ont la par­ti­cu­la­ri­té, en dehors du fait qu’elles soient maquillées et apprê­tées pour l’oc­ca­sion, d’être vrai­ment très belles. Leur visage est d’une beau­té stu­pé­fiante et leur grâce fait d’elles de réelles déesses empreintes d’un savoir qui ne se per­pé­tue qu’i­ci, sur l’île des Dieux.

Voi­ci à nou­veau un car­net sonore datant de février 2014, accom­pa­gné de pho­tos plus belles que je n’au­rais pu les prendre et d’une vidéo mon­trant réel­le­ment en quoi consiste le Legong bali­nais, une vidéo bien mieux mon­tée que je n’en suis capable… En route pour le Legong.

Legong - 1934 - Anna Northcote (Severskaya), Private Collection

Dan­seuses de Legong — 1934 — Anna Nor­th­cote (Severs­kaya), Pri­vate Col­lec­tion — Sur le site de Michelle Pot­ter

Danseuse de Legong au Palais d'Ubud

Dan­seuse de Legong au Palais d’U­bud — Pho­to © Jorge Dal­mau

Danseur de Legong à Ubud - Photo © Matt Palsh

Dan­seur de Legong à Ubud — Pho­to © Matt Palsh

Danseuse de Legong - Photo © Alberto

Dan­seuse de Legong — Pho­to © Alber­to

Read more