Sep 12, 2014 | Carnet de route en Indonésie, Carnets de route (Osmanlı lale), Chambre acoustique, Prises de son, Sur les portulans |
Ubud…
Je me fait aborder par un type à la peau noire burinée, portant sarong rouge et blanc et chemise à manche courte, tandis que je sors du Pura Taman Kemuda Saraswati, un peu perdu dans cette ville dans laquelle je n’arrive pas à me repérer. Il me dit que ce soir il y a un spectacle de kecak, « fire dance ». Toujours un peu sur la défensive, je regarde sa brochure et lui demande un peu en quoi ça consiste, mais il ne me dit que « fire dance ». J’ai lu avant de partir qu’il ne fallait pas venir à Ubud sans voir au moins un de ces fabuleux spectacle de danse ou de chant balinais. Évidemment, ce sont les touristes qui profitent essentiellement de ces exhibitions, mais en y regardant de plus près, on voit à quel point les Balinais sont fiers de perpétuer une tradition ancienne et pour ceux qui font partie des troupes de danseurs et de chanteurs, c’est une véritable passion qu’ils partagent généralement avec un autre emploi la journée. J’ai pris un taxi le lendemain du spectacle et le chauffeur, lorsqu’il m’a demandé ce que j’avais fait la veille, m’a dit qu’il faisait partie de la troupe dont j’avais assisté à la représentation. J’en ai profité pour lui demander pourquoi il faisait partie de cette troupe et il s’est montré intarissable sur le sujet.
Le coquin réussit à me vendre un ticket pour m’y rendre. Il m’explique vaguement comment trouver le temple. Le soir venu, je m’y rends en pensant être large sur l’horaire, mais c’était sans compter que les estimations de distance qu’il m’avait fourni s’avéraient un peu optimiste. Je finis par cavaler un peu pour ne pas rater le début. Je finis par demander mon chemin, pas très certain de l’endroit où je me trouve. Tout le monde ici connaît le kecak qu’on ne joue qu’au Pura Dalem Taman Kaja.
Voir un spectacle de Kecak est une expérience hors du commun. S’inspirant des textes du Ramayana, ces ensembles ne sont composés que de chanteurs, une centaine environ, scandant des chants enivrants où le thème principal est chanté au rythme des “tchakatchakatchakak” qui ont donné le nom au genre. Il y est question de singes engagés dans une lutte contre un démon, tout cela autour d’une colonne où sont allumés des feux. Comme dans toutes les cérémonies, un prêtre vient bénir les chanteurs avant de commencer. Tandis qu’ils chantent, les hommes exécutent des mouvements saccadés, tantôt assis, tantôt allongés. Dans un prochain billet accompagné de vidéos, je parlerai plus précisément du déroulé du spectacle.
C’est le seul type de représentation dans lequel il n’y a aucun instrument, et étonnamment, je me suis rendu compte que certains spectateurs sont sortis avant la fin. Au début, je me suis dit que cela ne devait pas être à leur goût, mais je me suis rendu compte que les ritournelles agissent fortement sur l’état de conscience et que certains des chanteurs étaient en transe. La rythmique répétitive est un des éléments qui permet de modifier l’état de conscience dans les rituels chamaniques et j’imagine parfaitement que certaines personnes puissent être irritées par les chants, comme on peut l’être parfois au son répétitif d’une percussion.
Voici ici quasiment l’intégralité du spectacle à l’écoute pour s’imprégner de cette ambiance si particulière à la lumière de quelques torches, par une belle soirée nuit balinaise.
Bénédiction des chanteurs par le prêtre
Danseuses
Danse du démon. Le maître de cérémonie est juste à gauche de la colonne de feu
Lorsque le démon passe, les hommes s’allongent, symbolisant la mort des singes
Cérémonie du Kecak en 1937 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1971 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1959 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1935 — Tropenmuseum
Localisation du Pura Dalem Taman Kaja sur Google Maps
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Nov 17, 2009 | Histoires de gens, Sur les portulans |
La peau dure des préjugés
L’art pariétal, bien qu’il soit plus éloigné de nous sur notre frise chronologique que le Titien, Brueghel l’Ancien, et les papyrus de l’Égypte Ancienne et malgré son apparente simplicité immanente, constitue un mystère que nous sommes encore bien loin d’avoir totalement éclairci. Car derrière les gravures des livres d’école et les poncifs que l’on peut lire habituellement se cache une des dernières parts de mystère de notre humanité.
Pour voir ce qu’en disait une histoire de l’art (la mienne est celle de Horst Woldemar Janson — j’aurais préféré pouvoir citer celle d’Ernst Gombrich, mais on a les références qu’on peut), je me suis donc plongé dans les premiers chapitres de ce gros livre. Ce qui m’a tout de suite étonné c’est l’affirmation presque gratuite qui y est faite:
Les hommes de l’Âge de Pierre ne distinguaient pas clairement l’image de la réalité ; pour eux, peindre un animal signifiait l’amener à leur portée ; en «tuant» l’image, ils pensaient avoir tué l’esprit vital de l’animal.
Je crois que je n’arrive encore pas à m’en remettre, la ficelle est un peu grosse.
Ce qui pose simplement question, c’est le pourquoi du dessin et de la peinture sur les parois à une époque où — on peut aisément l’imaginer — les préoccupations devaient être principalement tournées vers la quête de nourriture et la survie dans un monde passablement hostile. Premier cliché à détruire ; l’homme préhistorique n’est pas qu’un chasseur et passe plus de temps à rêvasser et dormir que chercher sa nourriture, que déjà, il commence à stocker et conserver. Il a donc du temps de cerveau disponible — une cible parfaite pour les annonceurs — pour s’adonner à des loisirs ou des activités de l’esprit. Après tout, s’il est arrivé jusque là, ce n’est pas sans raison, c’est parce que son esprit a déjà commencé à évoluer. Second cliché qu’on évacue d’entrée de jeu: les hommes qui ont fait ces peintures sont des hommes de Cro-Magnon, des êtres évolués qui ont vécu au pire 40 000 ans av J.-C. Ce sont donc des hominidés modernes, des homo sapiens pour la plupart…
On peut imaginer que l’art pariétal — un autre préjugé, on l’a déjà appelé «art», il est déjà typé — fasse partie de ces loisirs et que la peinture est une activité divertissante, au même titre que la lecture ou la culture des orchidées à notre époque. Dans ce cas, première question, pourquoi cette peinture qu’on a souvent typé comme étant de l’art (ne pas oublier que la définition de l’art est l’expression d’un idéal esthétique) s’est retrouvée confinée dans des endroits incroyables, inaccessibles, dans des diverticules ou des couloirs étroits si sa vocation était décorative ?
Autre préjugé, les peintures pariétales n’ont pas été produites que dans des grottes ou cavernes, mais également sur des parois extérieures, mais elles n’ont malheureusement pas aussi bien résisté à l’usure du temps et ne sont parvenues jusqu’à nous que de manière fragmentaire au travers de ce qu’on appelle les «abris» . On n’arrête pas de se contredire dans cette histoire.
Reformulons. Prenons l’exemple de cette grotte de Rouffignac qui m’a tant ému. Pourquoi donc les hommes se sont enfoncés sous terre dans cette cavité qui les a mené à plus de deux kilomètres de l’entrée, dans l’obscurité la plus parfaite et dans un lieu réputé dangereux, où les ours avaient l’habitude d’hiberner, où les pires dangers étaient à prévoir et surtout, loin du regard de tous ?
L’art et le sacré
Ce qu’on peut objecter immédiatement au fait de dire que c’est de l’«art» pariétal, c’est que la fonction artistique n’a pas pour vocation d’être cachée mais au contraire montrée à la face du monde. C’est en tout cas comme ça qu’on peut la voir dans toute l’histoire de l’humanité ; les frontispices des temples égyptiens d’Edfou, Esna, Kôm Ombo sont visibles à des kilomètres à la ronde, les peintures des primitifs Flamands ou Italiens ont pour vocation de dire avec des images ce que le peuple ne peut lire en latin, à des fins de prosélytisme, l’architecture des Cathédrales doit imposer, etc. L’art n’a pas son essence dans la discrétion et la confidentialité.
En revanche, ce qui l’est, c’est le liturgique, le sacré, un autre pan de l’esprit humain : le sacré. Chez les Égyptiens de l’Antiquité, ce qui est sacré est enfermé au cœur du naos, inaccessible au commun des mortels — on ne sait d’ailleurs pas vraiment ce qu’on pouvait y trouver puisque seul Pharaon y avait accès. Dans nos églises et cathédrales, on conserve des reliques — ce qui me vient immédiatement en tête, c’est la châsse contenant le crâne de Saint-Yves Hélory de Kermartin dans la cathédrale de Tréguier, qu’on ne sort que lors du pardon, le 19 mai —, on peint des retables et des triptyques qu’on ferme, qu’on soustrait aux yeux de la plèbe comme celui de l’Agneau Mystique par Jan Van Eyck qui reste fermé et ne montre guère l’intérieur. Tout système de pensée a en lui un pan de sacré.
Deux fous contre tous
Si donc l’«art» pariétal n’est pas de l’art puisqu’il n’a pas vocation à être l’expression d’un idéal esthétique, qui plus est montrable à tous, que sont ces peintures ? Loin de tout ce qu’on a cru savoir pendant des années, depuis la découverte de la grotte d’Altamira en 1879, depuis Lascaux, depuis Chauvet et Cosquer, un livre écrit en 1996 par deux hommes a bousculé l’ordre des choses en abordant le problème sous un angle peu commun. Le premier est Jean Clottes, préhistorien, conservateur général du Patrimoine. Le second est David Lewis-Williams, archéologue et docteur en anthropologie sociale, spécialiste de l’art des San. Ensemble, ils ont élaboré une théorie faisant entrer en scène une dimension de l’esprit à peu près inconnue jusque là dans le domaine des études préhistoriques ; la neuropsychologie. Il va sans dire que ces deux individus passent pour des fous, des originaux, qui, au sein-même de leur communauté ont essuyé railleries et quolibets, mais au bout du compte, ils apportent un éclairage nouveau à ce que nous avons pris pour acquis pendant des années.
Le postulat de Clottes et Lewis-Williams n’est pas d’affirmer que l’art pariétal n’est pas de l’art, mais serait plutôt un des stades de l’expression d’une culture particulière, de rituels spirituels qui feraient intervenir différents niveaux de conscience. Pour cela, ils nous expliquent que ce sont par exemple les systèmes de pensée des plus anciennes sociétés chamaniques connues ; les populations d’Asie centrale et septentrionale; Tungus, Evènes, Saami, Télenghites ou Touvas.
États de conscience modifiée ou altérée
Le personnage du chamane est directement issu de la culture sibérienne:
Sam est une racine altaïque signifiant « s’agiter en remuant les membres postérieurs ». Saman est un mot de la langue evenki qui signifie “danser, bondir, remuer, s’agiter”. Dans les dialectes évènes, « shaman » se dit xamān ou samān. Chez les Bouriates, boo murgel signifie « encornement (ou affrontement) de chamane ».
L’idée générale est celle d’imitation des espèces animales, notamment celles qui sont prisées à la chasse : les cervidés et les gallinacés. Source Wikipédia.
Ce qu’on apprend bien vite, c’est que même si le terme de chamane est inexorablement lié aux sociétés primitives et à un penchant un peu new-age de nos sociétés modernes qui tentent de puiser dans les sociétés amérindiennes du sud et du nord — on ne peut pas s’empêcher de penser à Pierre Clastres pour l’ethnologie ou à Carlos Castaneda pour les années 70 — des modèles de vie basés sur des connaissances supposées élevés, il a quelque chose d’universel:
De fait, la capacité de passer, volontairement ou pas, d’un état de conscience à un autre fait universellement partie du système nerveux humain. […] Les états de transe sont causés par toutes sortes de facteurs. Certaines conditions pathologiques, telles que l’épilepsie du lobe temporal, la migraine et la schizophrénie, se caractérisent par des hallucinations. […] L’absorption de drogues psychotropes, telles que la cocaïne ou le LSD, est la méthode d’évasion volontaire la plus connue en Occident, surtout depuis les années soixante, lorsque l’usage des drogues fut quasiment sacralisé par beaucoup de jeunes. D’autres conditions susceptibles d’induire des états de conscience altérée sont tout aussi importants pour notre enquête. Elles incluent la déprivation sensorielle (absence de lumière, de bruit et de stimulation physique), l’isolement social prolongé, la douleur intense, la danse exténuante et des sons insistants et rythmiques, comme le tambour et les chants psalmodiés.
La modification de la conscience menant à l’hallucination est un cheminement dont les principales caractéristiques sont connues, identifiées et universelles (il est admis que l’hallucination est un phénomène «yeux ouverts») :
Stade 1, la perception sans objet d’idées et de formes: Le sujet voit des figures géométriques, des cercles, des vagues, des lignes, des grilles.
Stade 2, rationalisation: Le sujet rationalise l’objet de sa vision et assimile la forme à une forme connue, il transforme l’objet en signifiant au niveau religieux ou émotionnel.
Stade 3, transition: Le sujet voit un tunnel, un gouffre, un tourbillon, un vortex tournoyant ayant pour fonction de synthétiser les visions précédentes dans un treillis décoré d’images géométriques. Le bout du tunnel donne accès à un univers peuplé d’animaux, de personnages, de monstres.
Dernier stade, hallucination : Le sujet est synthétisé avec l’animal, on hallucine. Ce stade comme le second est conditionné par le socle culturel et social. Certains chamanes savent que cet état n’est facilement atteignable et parfois la prise de drogues permet en dernier recours d’y parvenir.
Pour bien comprendre ce qui peux se passer, voici comment peut survenir l’état de conscience modifié: on commence par percevoir des figures géométriques, des vagues ou des points. Le stade 2 formalise ces figures en animaux par exemple, les vagues en serpents, les points en mouches, etc. Le stade 3 est un tourbillon dans lequel le treillis est formé des motifs de la peau d’un serpent et de points bourdonnants et le stade 4 est l’hallucination, on se voit intégrer un autre sujet, un animal par essence symbole de puissance (lion, tigre, bœuf), dont même la posture a son importance (accouchement, charge, combat, etc.)
Les sociétés des chasseurs-collecteurs pensent habituellement que les effets et les hallucinations du dernier stade de la transe résultent d’une perte de l’âme, c’est-à-dire que l’esprit du chamane quitte son corps. La perte d’âme est fréquemment ressentie comme un envol ou comme un voyage sous terre.
Dans la cosmogonie du chamane, la relation entre l’âme, les esprits et le monde souterrain est en prise directe avec le réel. Le chamanisme n’a rien d’une lubie dans ces sociétés dans lesquelles le chamane est un être de savoir, le chamanisme n’est pas un complément trivial, c’est un mode de vie et de pensée qui embrasse tout.
Chamanisme et animalité ; la fonction de la grotte
Mais alors, quel rapport entre les lieux choisis pour l’expression des peintures et les états de conscience modifiés ? L’état d’hallucinations nécessite des conditions particulières que le chamane va rechercher:
Il choisira fréquemment un site d’art rupestre, considéré comme un lieu adéquat pour la recherche de visions. Le critère essentiel du lieu retenu est son isolement. Loin des humains et de l’aide de sa communauté, il va jeûner et méditer. Ses souffrances seront parfois exacerbées par la flagellation qu’il s’inflige. Finalement, la faim, la douleur, la concentration intense et l’isolement social se combinent pour le faire entrer en transe.
La fonction de la grotte apparait. Son isolement, sa profondeur jouent un rôle dans la provocation des hallucinations. Toutefois, il semblerait que dans la cosmogonie chamanique, elle ait également une autre fonction. Dans ce système de représentation du monde, il existe deux mondes principaux, le monde du réel et le monde des esprits, chacun ayant plusieurs strates généralement symétriques, chaque strate pouvant représenter individuellement un des stades de la modification de conscience et à l’interface de ces deux mondes, symboliquement, on retrouve… la pierre, ou plus précisément, la surface de la pierre. En effet, et c’est d’autant plus flagrant à Rouffignac que la surface de la paroi est faite de moellons de silex inclus dans une argile très molle, très friable, la surface de la pierre fait office de membrane entre les deux mondes.
Rien d’étonnant à ce qu’ils aient cru que les grottes menaient à cet étage souterrain du cosmos. Parois, voûtes et sols n’étaient que de fines membranes qui les séparaient des créatures et des événements du monde inférieur. Ceux qui se rendaient dans les cavernes les considéraient comme des lieux redoutables, liminaux, qui, à proprement parler, les amenaient dans un autre univers. Peut-être devrait-on dire en constituaient les entrailles.
Chamane équatorien en transformation. Il est personnifié sous les traits caractéristiques du dieu du renouveau, à tête de jaguar montrant les crocs, esprit de la nuit et sous les traits emplumés de l’Oiseau Soleil, esprit du jour.
Il y a un étrange rapport organique entre le minéral et cette membrane charnelle. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir dans ces grottes ornées des motifs en forme de vulve. La boucle se boucle…
La pierre, l’élément central, devient d’autant plus vivant lorsque les hasards de ses anfractuosités servent de support, dans un premier temps à la forme des animaux dessinés…
[…] Le reste du corps demeure caché derrière la surface. Ces figures ne sont pas seulement peintes sur ces surfaces ; elles deviennent partie intégrante des parois de la caverne, en même temps qu’elle les interprètent. Plus important encore, elles paraissent sortir du fin fond de la roche.
Dans un second temps à la signifiance ésotérique des représentations…
Dans le diverticule [des félins, dans la grotte de Lascaux], huit de ces lignes affectent le dos d’un félin. […] Il est possible que ce soit exactement cela: des incisions — non aléatoires cependant — faites dans la membrane rocheuse pour laisser passer les animaux et le pouvoir surnaturels, ou pour établir une sorte de rapport, dont le sens de jours nous échappe, entre leur réalisateur et le monde de l’au-delà que l’on croyait exister derrière la surface. Autrement dit avec ces incisions, ils agissaient sur les surfaces souterraines d’une façon qui différait de la réalisation des figures mais en était complémentaire.
Les grottes sont comme les antichambres des mondes inférieurs dans une cosmogonie qui nous est forcément éloignée, et à la lumière de l’hallucination créée par l’état de conscience modifié, on commence à comprendre ce qui lie le monde souterrain à un système de croyance élaboré.
Le tourbillon créé des sensations d’obscurité, de resserrement et parfois des difficultés à respirer. La pénétration dans un véritable trou du sol ou dans une grotte reproduit et matérialise physiquement cette expérience neuropsychique. […] Mais l’entrée dans une grotte ne fait pas que reproduire le tourbillon ; elle peut également induire des états de conscience altérée. […] Les hallucinations engendrées par la pénétration dans une grotte et par l’isolement se combinaient probablement avec les images qui se trouvaient déjà sur les parois pour y créer un monde spirituel riche et animé. Le lien étroit entre grottes et états de conscience altérée paraît irréfutable.
La théorie de Clottes et Lewis-Williams prend tout son sens et surtout apporte un éclairage nouveau à une vision parfois un peu trop simpliste d’hommes peignant dans des cavernes dans un but artistique ou décoratif. On est vraisemblablement face à un comportement utilitariste qui prend toute son origine dans une métaphore dont le signifiant prend corps au travers d’un médium inattendu.
Représentations animales
Que sont ces animaux ? On a vu que dans le processus de l’hallucination, l’animal apparait à plusieurs niveaux ; dans le stade de rationalisation puis dans le stade final. Il semble également que l’animal ait une fonction symbolique à l’intérieur de la cosmogonie chamanique.
En effet, les détails parfois précis des animaux peints permet de renseigner l’œil averti sur sa signification ; on peut reconnaître le sexe, l’âge, l’attitude ou l’action liée. Tout indique que ceci n’ait aucune valeur symbolique générale. En revanche, la plupart des peintures ont des constantes qu’on retrouve d’un lieu à l’autre.
- Couleurs : seuls le noir et le rouge sont utilisés alors que les autres couleurs existent dans la nature et sont disponibles (bleu, jaune, blanc, etc.)
- Échelle : souvent les rapports d’échelle ne sont pas respectés, cela indique clairement que nous ne sommes déjà plus dans le figuratif.
- Posture : le sol n’est jamais représenté, les animaux flottent la plupart du temps dans l’air ou sont comme vus en plongée.
- Supports : la plupart du temps, il est choisi en fonction du fait qu’il est préservé des déprédations naturelles. De la même manière, il est toujours en relation, entre ses aspérités et ses fissures avec le sujet dessiné.
- Délicatesse : des animaux esquissés en côtoient souvent d’autres représentés avec une précision infinie ; ceci écarte d’emblée l’idée d’une fonction décorative.
- On se rend compte également que la distribution des animaux souvent mêlés (les rhinocéros laineux côtoient les chevaux, les aurochs et les mammouths), si elle semble souvent chaotique ou pour le moins hasardeuse, il n’en est en fait rien. Chaque disposition a un sens et chaque anfractuosité est utilisée et même le sens de circulation de la grotte fait sens.
Selon Barrière, la grotte de Rouffignac — et sans doute d’autres cavernes — aurait une valeur femelle et elle «serait symboliquement source de vie et de mort», avec des animaux qui vont vers les profondeurs et disparaissent dans l’hiver et la mort, tandis que ceux qui paraissent sortir des «bouches d’ombre» traduiraient la renaissance de la vie à la belle saison.
Une question demeure. Que sont ces animaux ? A quoi correspondent-ils ? Leur fonction n’est pas claire, et la représentation qu’on en a dans sa diversité indique une chose. Nous ne sommes en présence de vrais animaux, ni même de représentations de vrais animaux. Ce que nous voyons, ce sont les nouvelles identités des chamanes.
On commence alors à se demander combien des animaux présumés réalistes ne sont pas des animaux au sens où nous l’entendons mais des animaux-esprits ou des chamanes dont la transformation est complète.
Nous y sommes. Les peintures représentant ces animaux, figurent en réalité des hommes transfigurés.
Représentations humaines
L’art pariétal, on le sait également parce qu’on l’a appris à l’école, ne consiste pas uniquement dans le représentation d’animaux, mais dans la figuration de mains, en négatif ou en positif, généralement de couleur rouge ou noire. Également, on trouve parfois des représentations d’êtres humains, mais là encore, on trouve des préceptes tout à fait étonnants. Tandis que les animaux sont toujours dessinés dans les couloirs, les humains, aussi rares soient leurs représentations, ne figurent que dans les cheminées des grottes, pour une raison qu’on ne s’explique pas bien. A Rouffignac par exemple, un visage d’homme est dessinée en noir à l’intérieur d’une cheminée profonde de 6 mètres. Fait très exceptionnel, on trouve dans la grotte des Trois-Frères dans l’Ariège un personnage mi-animal mi-humain, portant des andouillers et à la musculature aussi développée que celle d’un félin. Très tôt on lui a donné le nom de Sorcier. Il semble qu’en ce qui concerne les peintures de mains, cela ait été beaucoup plus qu’une sorte de signature de l’artiste, mais bien plutôt un médium sur la membrane constituée par la surface de pierre.
Il semble bien que le but n’était pas de faire des «images» des mains. La peinture chargée de pouvoir établissait plutôt une sorte de lien entre la personne, le voile rocheux et le monde des esprits qui bouillonnait derrière lui. Toucher avait autant d’importance que peindre, bien que sans doute un sens différent.
Ce serait l’acte de couvrir la main et les surfaces immédiatement adjacentes d’une peinture, souvent rouge mais parfois noire, qui serait important. Ainsi les protagonistes aurait scellé dans la paroi leurs mains ou celles des autres, les faisant disparaître derrière ce qui était probablement une substance rituellement préparée, sans doute chargée de pouvoir, plutôt qu’une «peinture» dans notre acception du terme. Ce qui importait le plus alors, ce n’était pas les empreintes laissées sur la paroi, mais l’instant où les mains étaient «invisibles».
Une nouvelle vision des choses
Clottes et Levis-Williams passent en revue toutes les théories précédemment utilisées en en retirant ce qu’elles avaient de bon pour les chasser les unes après les autres. Ils font une grande avancée en mettant l’accent tacitement sur le fait que l’art pariétal n’est finalement pas réellement un art puisqu’il remplit une fonction symbolique sacrée. Ce n’est pas non plus une célébration rituelle pour favoriser la chasse ou un passage des saisons (totémisme et magie de la chasse). Nous ne sommes pas non plus dans le structuralisme, lequel n’explique en rien la dimension souterraine des représentations. Malgré une perspicacité hors du commun de la part des deux hommes et une détermination dans leur travail, leurs conclusions ont certainement touché leur but au vu du nombre de réactions négatives, dépréciatives ou même insultantes de la part de leurs congénères dont ils font état à la fin du livre.
Ce qu’ils soulignent également, c’est que le chamanisme a eu ses heures de gloire pendant une période d’environ 25 000 ans, disons quasiment 40 000 si l’on considère que ces croyances d’un autre âge (au sens littéral du terme) sont encore vivantes aujourd’hui chez les Evènes ou les Saame et d’autres populations d’Asie centrale, c’est à dire sur une période entre 12 et 20 fois supérieure à la période pendant laquelle s’est répandu… le christianisme.
Jean Clottes, David Lewis-Williams
Les chamanes de la préhistoire, Transe et magie dans les grottes ornées
Texte intégrale, polémiques et réponses
Editions La Maison des Roches
Collection Points Histoire
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