D’aussi loin que nous sommes de l’Asie, nous connaissons finalement assez peu de choses du bouddhisme, si ce n’est tous les clichés qu’on peut construire autour de ce que nous ne connaissons pas. Divisé en deux branches majeures, d’un côté le theravāda, le petit véhicule, religion des origines, primitive et conservatrice, qui reste au plus proche des paroles du Bouddha Śākyamūni et répandu dans toute l’Asie du Sud-est, de l’autre côté, le mahāyāna ou grand véhicule, plus développé en Chine et en Corée. L’un reste concentré sur le salut de l’individu (d’où le “petit” véhicule), l’autre sur le salut de tous les êtres (d’où le terme un peu condescendant de petit véhicule par ceux qui pratiquent le grand véhicule). Si le theravāda est la religion majoritaire dans l’aire d’expansion la plus proche de son berceau, l’Inde, c’est aussi à mon sens le plus chargé en mystères, en constructions de l’esprit, mais aussi en rites différenciés et magiques. C’est une religion destinée à être appropriée par ses fidèles, qui n’hésitent pas à en faire une chose personnelle, en dehors des canons et des dogmes.
La particularité du theravāda, c’est qu’il est s’appuie sur les Trois Corbeilles, plus connues sous le nom sanskrit de tipitaka, ou tripitaka (dont j’ai déjà parlé ici, en l’occurrence à propos d’un tripitaka coréen). Selon la légende, les trois sections (Sutta Pitaka, Vinaya Pitaka et Abhidharma Pitaka), ou corbeilles de ce corpus de textes sacrés, auraient été écrits sur des feuilles de palme déposées dans des corbeilles tressées. Sans rentrer dans le détail, la première corbeille contient les règles de la vie monastique et les mythes de la création, la seconde les paroles du Bouddha et la troisième est un ensemble de textes analytiques des paroles du Bouddha (Dharma étant la doctrine, Abhidharma est ce qui se trouve au-dessus de la doctrine). Et c’est là que les choses se compliquent, car si la science du tipitaka est réservée à une élite monastique, elle n’est pas écrite dans une langue commune. Ni les Thaïs, ni les Birmans, ni les Khmers ne peuvent la lire dans leur langue de naissance, car le tipitaka est écrit en pali, une langue indo-aryenne autrefois parlée en Inde et assez proche du sanskrit. D’ailleurs, le tipitaka est également appelé canon pali. Le pali aurait été la langue de naissance du Bouddha, ce qui explique pas mal de choses.
L’expression la plus actuelle du pali, c’est la récitation des paritta, ou pirit et ça, pour le coup, on peut l’entendre partout dans les temples d’Asie du Sud-est, puisque ces récitations qui sont des chants de protection sont les chants que les moines récitent un peu partout dans cette région du monde. Chants étonnants, ânonnés parfois, langoureux et suaves, ils sont parfois entêtants jusqu’à l’évanouissement. Cette monotonie est régulière et symptomatique d’une absence volontaire de fantaisie. On comprend aisément pourquoi la transe n’est jamais loin. Si les chants sont appris par cœur, leur sens réel n’est pas toujours connu de ceux qui les entonnent. Ce sont également les paroles de ces paritta que l’on trouve sur les tatouages sacrés thaïlandais que l’on appelle Sak Yant ou sur les inscriptions protectrices que l’on trouve au-dessus de la tête de tout chauffeur de taxi qui se respecte (et qui doit, dans certains cas leur faire croire qu’ils peuvent se permettre de ne pas faire attention à la manière dont ils conduisent).
C’est ce chant que j’ai réussi à capter en fin de journée au Wat Pho, dans le temple principal qu’on appelle Bôt ou Ubosoth, le temple d’ordination des moines. Mais ce soir, parce que Bangkok n’est décidément pas une ville comme les autres, c’était un chant d’un genre particulier que l’on pouvait entendre puisque c’était le chant des femmes, les moniales de la communauté qui vit dans l’enceinte du temple. Vêtues de blanc, le crâne rasé comme celui des hommes, elles officiaient, les pieds nus tournés vers l’entrée du temple, jamais vers le Bouddha, elles chantaient avec un certain entrain. L’une d’elle s’est tournée vers moi et m’a souri chaleureusement comme pour me remercier d’être là et de m’émerveiller de ce chant si particulier.
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On peut écouter toutes sortes de paritta sur le site pirith.org.
Vedrò con mio diletto (RV 717) est une des plus belles œuvres de Vivaldi, à des années-lumière de ce qu’on a l’habitude d’entendre de la part du Prêtre roux (il Prete rosso). Celui qu’on appelait il Furioso était un maître violoniste habitué des envolées rapides et saccadées, mais c’est sur une pièce beaucoup plus lente et surtout d’une sensibilité extrême qu’on le découvre ici. L’opéra Il Giustino a été composé pour le Carnaval de Venise en 1724 et offert au chant au castrat Giovanni Ossi. Si Giustino est un des personnages principaux de l’opéra, c’est en réalité l’empereur byzantin Anastasio le vrai héros de cette histoire (Anastase Ier) dans laquelle il est marié à l’impératrice Ariane, veuve de son prédécesseur Zénon. Cette pièce (RV 717), nommée Vedrò con mio diletto, ce qui veut dire à peu de choses près “je verrais cela avec mon bien-aimé” raconte le moment précis où l’empereur Anastasio part pour le champ de bataille en s’éloignant de son épouse, cassant ainsi le code traditionnel qui veut qu’on parte se battre sur un air de bravoure. C’est au contraire ici une œuvre intimiste et douce, empreinte de tendresse tragique, témoignant d’une certaine humanité de la part d’un empereur. On découvre une œuvre toute en cordes et notes saccadées, légèrement en contrepoint, chantée par un des plus grands contreténors actuels, Philippe Jaroussky, dans une version orchestrée par Jean-Christophe Spinosi et jouée par l’ensemble Matheus et qu’on peut retrouver sur l’album Heroes, aux éditions de Virgin.
S’il est un personnage emblématique de Bali, c’est bien le barong. Représenté sous la forme d’un personnage monstrueux, portant un masque de lion et habité par deux personnes, une portant le masque, l’autre portant le corps, il est le Banaspati rajah, le seigneur de la forêt et son origine remonte avant l’arrivée de l’hindouisme sur l’île de Bali, au temps où les cultes animistes étaient bien ancrés. Le spectacle lui-même comporte plusieurs tableaux, dont un legong, et une place importante est laissée à la danse du keris, arme sacrée qu’on connaît plus volontiers sous le nom de kriss malais, et dont la lame est chargée d’une puissance sacrée censée protéger son détenteur. La symbolique très forte du spectacle de barong est centrée sur la lutte entre le bien et le mal, métaphoriquement habitée par Barong d’un côté, et la sorcière Rangda de l’autre. Dans les spectacles non destinés aux touristes, la danse occasionne la transe des protagonistes.
Le masque de Barong est lui-même chargé d’une puissance spirituelle très forte et on le trouve généralement protégé à l’intérieur de l’enceinte des temples, à un emplacement bien précis, sous un toit de chaume pour le protéger de la pluie. Celui du Pura Taman Kemuda Saraswati est visible lorsqu’on visite le temple.
J’ai assisté à ce spectacle dans la cour d’un petit temple donnant sur un carrefour, un soir où je me suis fait accompagner par un des garçons de l’hôtel sur son scooter. Immanquablement, la vie au-dehors du temple continue. Pendant près d’une heure et demie, les danseurs enchaînent les tableaux à l’entrée du Pura Penataran Kloncing, dans une atmosphère chargée de spiritualité.
J’ai été particulièrement impressionné par la beauté de ces femmes balinaises dont l’expertise dans la danse est flagrante ; il n’y a qu’à voir leur corps convulsés, raides et graciles, leurs mains prendre des postures expressives ne serait-ce qu’en bougeant un seul doigt, leur regard changer d’expression d’une seconde sur l’autre, leurs pieds se tordre dans un ballet millimétré. L’une d’elles occupant le rôle d’un prince était particulièrement belle et troublante.
Retour sur cette soirée magique, en images, sons et vidéo. La vidéo dure 14’55’‘, les enregistrements audio couvrent la totalité du spectacle, soit exactement 81’39’’. Avec le spectacle de legong au Palais d’Ubud, ce sont les deux spectacles que j’ai intégralement enregistrés.
Je crois que je suis arrivé à Ubud un peu par hasard. Pourquoi cette ville en particulier et pas les plages pleines de surfeurs, battus par les vents et les vagues ? Parce que la mer n’est pas si clémente que ça dans cette partie du monde et j’ai préféré être au cœur de l’île et pouvoir y trouver là une base arrière un peu au centre de tout. Quant aux spectacles des cérémonies musicales, on ne peut vraiment arriver ici et ne pas se laisser happer par le charme étrange que dégagent ces orchestres musicaux jouant du métallophone dans un rythme endiablé, avec une rigueur incroyable et pendant de longues heures. Promenez-vous à Ubud le soir et vous ne manquerez pas d’entendre les orchestres jouer dans la fièvre et le moiteur des ténèbres.
Le Palais d’Ubud est réellement central dans la ville, au carrefour où l’on trouve le marché, l’ancien office du tourisme qui est en train de tomber en ruine, et le musée d’art moderne. On hésiterait presque à y entrer, car on voit bien que l’enceinte comprend des bâtiments où doivent vivre des notables. J’ai cherché des informations sur cette enceinte, mais je n’ai rien trouvé de pertinent. Il me semblait pourtant avoir lu quelque part qu’un sultan vivait là, même si son pouvoir était parfaitement réduit et dilué dans une démocratie naissante étendue entre dix-sept mille îles sur plus de 6 000 kilomètres.
On s’étonnera de la taille relativement réduite de ce bâtiment qu’on appelle palais, car rien ne le distingue réellement des autres maisons du centre, si ce n’est qu’on trouve à son entrée deux gardes de pierre, deux monstres vêtus de sarong et d’un morceau de tissu noué autour de la tête. Les étoffes changent a priori tous les jours. Partout sur les murs, ce ne sont que têtes de monstres grimaçants, singes riant, corps de femmes surmontés d’un visage horrible, tirant une langue démesurée retombant sur une poitrine opulente, dragons aux doigts ouverts en éventail, bêtes étranges descendant des murs la tête en bas. Tout un monde onirique et terrifiant.
Le soir venu, c’est dans ce décor princier que prennent vie des ombres assises sur le sol derrière leurs imposants instruments. Composés de lames de métal épais, des hommes en uniformes clinquants, sarongs et tissu noué sur la tête, commencent à caresser brutalement les touches avec mailloches et autres tiges de bois dans une symétrie absolument parfaite. Rien ne dépasse jamais.
Les femmes, sublimes danseuses vêtues d’or et de fleurs tressées, avancent dans une chorégraphie raffinée, mouvant leurs doigts dans des convulsions extatiques et faisant prendre à leur visage les plus étranges expressions, passant dans la seconde de la crainte la plus sombre à la joie extrême. Le rire et les larmes passent sur leur visage magnifique, car ces femmes ont la particularité, en dehors du fait qu’elles soient maquillées et apprêtées pour l’occasion, d’être vraiment très belles. Leur visage est d’une beauté stupéfiante et leur grâce fait d’elles de réelles déesses empreintes d’un savoir qui ne se perpétue qu’ici, sur l’île des Dieux.
Voici à nouveau un carnet sonore datant de février 2014, accompagné de photos plus belles que je n’aurais pu les prendre et d’une vidéo montrant réellement en quoi consiste le Legong balinais, une vidéo bien mieux montée que je n’en suis capable… En route pour le Legong.
Danseuses de Legong — 1934 — Anna Northcote (Severskaya), Private Collection — Sur le site de Michelle Potter
Ubud… (suite)
Au cœur du Pura Dalem Taman Kaja. On y joue ce soir un spectacle où sont regroupés une centaine d’hommes et de femmes de la communauté Taman Kaja. La cour du temple est dégagée et c’est devant le petit portail sculpté que va se jouer la cérémonie, autour d’une immense candélabre sur lequel sont disposées des lampes à huile. Une à une, un homme en sarong les allume, puis les chanteurs entrent, le regard baissé, comme s’ils étaient concentrés, et chacun prend sa place, de manière concentrique autour du pylône lumineux. Chacun sait ce qu’il a à faire, aucun n’hésite, ils se jugent à la bonne distance ; c’est millimétré.
Mon cœur bat fort, je ne sais pas pourquoi. Peut-être le fait d’avoir marché vite pour ne pas rien rater, peut-être un peu d’émotion, comme si je savais que ce que j’allais voir avait le parfum de l’expérience unique. Comme souvent, je me laisse porter par mes envies en terre étrangère, sans rien prévoir, sans rien imaginer. Les idées préconçues font tous les ans des milliers de victimes qu’on retrouve inconscientes dans le monde entier.
Un homme en blanc jette de l’eau sur les hommes, toujours tête baissée à l’aide d’un petit goupillon végétal et d’un bol en laiton. J’ai l’impression d’avoir vu cette scène des centaines de fois, ailleurs, je ne sais pas.
Les hommes commencent à chanter après qu’un des chanteurs que je n’arrive pas à identifier tout de suite ait donné le départ. Tout de suite, on entend l’un d’eux scander une syllabe rapidement, toujours sur le même rythme ; il faut s’habituer, on va l’entendre quasiment tout du long. Assis autour du feu les hommes posent leurs mains sur leurs cuisses, un coup d’un côté, un coup de l’autre et leur tête fait une saccade de l’autre côté ; le rythme est donné. Les tchakatchakak arrivent, tout parait désordonné, mais j’arrive à percevoir quelques sons qui donnent l’intonation et leur permettent de changer de rythme. Sous mes yeux se déroule un spectacle très ancien qui n’a pas changé d’un pouce et que la tradition pousse à maintenir vivant. Cette histoire est un épisode du Râmâyana (रामायण), la célèbre épopée hindouiste composée à partir du IIIème siècle AEC.
L’épisode précis que raconte le kecak est celui où le prince Râma, alors héritier du trône du royaume d’Ayodya, ainsi que son épouse Sītā sont bannis par le roi Dasarataaprès que la belle-mère de Râma ait comploté pour qu’il n’hérite pas du pouvoir. L’histoire commence tandis que les amants accompagnés de Laksmana, le frère de Râma, entrent dans la forêt de Dandaka.
Le roi d’Alengka, le démon Rahwana, a repéré le trio, mais surtout la belle Sītā qu’il convoite pour sa beauté. Il envoie son ministre Maricaisoler la belle pour pouvoir la kidnapper, et pour cela, Marica utilise ses pouvoirs pour se transformer en cerf couleur d’or. La jeune fille, captivée par cet animal, demande à Râma de le capturer pour elle. Il part à la chasse et demande à son frère de garder une œil sur elle. Sītā entend un cri, pense que c’est son amant qui a besoin d’aide, envoie son protecteur l’aider. Celui-ci part après avoir dessiné un cercle magique sur le sol et donne l’instruction à Sītā de ne pas en sortir.
Rahwana, alors déguisé en vieux prêtre affamé, lui demande l’aumône, et c’est sans mal qu’elle sort du cercle magique pour aider le vieil homme. Il l’enlève jusqu’à son palais où il tente de la séduire. Pendant ce temps, Hanuman, le singe blanc ami de Râma cherche Sītā. Celle-ci se lie d’amitié avec la nièce de Rahwana, Trijata, lorsqu’Hanuman apparaît en lui montrant la bague de Râma. Celle-ci lui donne une épingle à cheveux pour passer le message qu’elle est toujours en vie et pour demander à Râma de venir l’aider.
Pendant ce temps, Râma et son frère tombent sur Meganada, le fils du démon, qui les entraînent dans un combat féroce. Celui-ci tire une flèche qui se transforme en dragon qui les ligote avec des cordes. L’oiseau Garuda, roi de tous les oiseaux, ami de Dasarata, voit depuis le ciel dans quelle situation se trouve Râma et vient libérer les hommes. Râma et son frère sont aidés par Sugriwa, roi des singes et son armées de singes.
Ce tableau se termine avec la défaite de Meganada par Sugriwa et son armée.
Le dernier tableau est la danse du feu (Sanghyang Djaran). Les danseurs et les chanteurs sortent du carré du temple. Un homme vient déposer des coques de noix de coco sèches au centre, à la place du candélabre, et y met le feu. Une rangée de chanteurs entonne un chant différent de ce qui a été chanté jusqu’à présent ; ils dressent devant eux des paillasses comme pour se protéger de quelque chose. Un danseur, un grand costaud portant à l’épaule une manière de cheval danse en sillonnant la place d’un pas lourdaud ; il entre dans le feu et balaie de ses pieds le brasier puis marche dans les braises. Plusieurs fois un homme rassemble les braises avec un balai et la scène se reproduit plusieurs fois.
La fonction de cette danse est d’apporter la protection sur les familles, pour leur éviter l’influence des forces du mal et les prévenir des épidémies. Le cheval à bascule, à Bali comme à Java, est associé à la transe. Le chevalier qui marche dans le feu entre en transe au son des maigres instruments et des chants qui portent le nom de gamelan suara.
Je ressens un étrange bien-être de me trouver ici dans la cour de ce temple, comme légèrement ivre, emporté par ces chants de transe d’un autre âge. Je rentre me coucher le cœur léger, heureux d’avoir vécu cette expérience dont je ne soupçonnais pas la portée. Les chamans existent encore, je viens de les rencontrer… une nouvelle fois.