
Carnets de campagne #1
Carnets de campagne #1
Carnets de campagne #1
Où il est question d’une insolente en pays fermé, de confessions bretonnes, d’une grotte à peine connue et d’un cœur allemand qui s’épanche en larmes.
Première pipe d’opium. Elle s’appelle Élodie Bernard. Née en 1984, elle a ramené dans ses valises un ouvrage paru sous le nom de Le vol du paon mène à Lhassa. Jeunesse insolente, visage frondeur, œil vif et perçant, un air de combattante, Élodie Bernard porte sur elle les stigmates d’une vie de voyageuse, mais au-delà de son écrit qui relève de l’exploit puisqu’elle s’est infiltrée dans le Tibet interdit en pleine période des Jeux Olympiques de Pékin alors qu’elle n’avait que vingt-quatre ans, c’est avant tout un style insolent et riche qui n’est pas sans rappeler la plume acérée de Nicolas Bouvier. Style enlevé, plein d’une rage sourde dans une Lhassa assiégée et muselée, elle emporte le lecteur dans son aventure clandestine au cœur d’une ville qui n’a plus rien à voir avec les circuits touristiques. Plus qu’une lecture de voyage, plus qu’un récit engagé qui sonne comme un affront au pouvoir central de Pékin, c’est avant un tout un beau et grand livre qui ne fait pas que raconter.
Dans les déserts tibétains comme dans tous les déserts du monde, on pourrait rêver de courir librement à travers les espaces. Mais dans quelle direction aller ? Impuissant face à l’illimité de l’horizon, l’esprit se calme. On ne désire plus atteindre un point prochain, on apprécie le moment présent. On s’harmonise pour un temps avec la nature et on touche au bonheur. Le désir chez un individu conduit à un état de souffrance et d’insatisfaction perpétuelle, précisent les Écritures bouddhiques. L’instant de quiétude effeuillé devient alors une éclaircie, le signe avant-coureur d’un possible changement à venir. En paix avec lui-même, le corps est davantage disposé à l’accueil aux autres, non qu’il s’adapte à l’environnement, mais plutôt qu’il se renforce et se recentre. Je m’abandonne toute entière, saisissant au vol cet écho venu d’un autre horizon.
Elodie Bernard, Le vol du paon mène à Lhassa
Gallimard, 2010
Deuxième pipe d’opium. C’est bien connu, l’air de la Bretagne invite à la confession. [perfectpullquote align=“right” bordertop=“false”]Une ville tout ecclésiastique, étrangère au commerce et à l’industrie, un vaste monastère ou nul bruit du dehors ne pénétrait, où l’on appelait vanité ce que les autres hommes poursuivent, et où ce que les laïques appellent chimère passait pour la seule réalité.[/perfectpullquote] On le sait quand on a vu les reliques de Saint-Yves dans la châsse dorée qui trône sur l’autel qui lui est dédié dans la cathédrale de Tréguier, on le sait depuis qu’on a lu ces mots durs d’Ernest Renan, natif de la ville, parler de son aspect rude… On le sait aussi depuis que l’on a entendu la cloche de Minihy-Tréguier sonner dans la campagne du soir, dans cette petite église où j’ai entendu un jour une messe chantée par des gens qui n’avaient aucun sens de l’harmonie, quelle qu’elle soit. On le sait depuis que l’on n’entend plus la Micheline passer au fond du jardin. Sons de la Bretagne, bruissements de voix, rumeurs crapoteuses incertaines… Tout ce qui se dit en breton ou en français n’est pas bon à entendre. D’autant que la distance avec la capitale n’est pas si grande…
Il reste l’estran, l’horizon sans mer, des bateaux couchés sur le flanc au jusant, le souvenir des jours passés au bord de la mer avec les grands-parents, l’enfance lointaine repliée comme un mot d’amour caché dans un portefeuille. Tout le reste n’a aucune importance. L’air de la Bretagne invite à la confession.
Troisième pipe d’opium. Hang Sơn Đoòng, la plus grande grotte du monde. Découverte en 1991 et explorée en 2009, c’est un des lieux les plus magiques du monde. Située au cœur du Vietnam, à la frontière avec le Laos, elle a été sculptée pendant des millénaires par les fleuves souterrains qui ont fait de ce lieu gigantesque une merveille qui cache encore des secrets. Faune endémique et forêts souterraines sont autant de miracles qu’on peut observer dans cette grotte qui est en fait un immense labyrinthe de 9 kilomètres de long et dont le point culminant souterrain s’élève à plus de 200 mètres de haut sur cent mètres de large, ce qui correspond aux deux tiers de la hauteur de la Tour Eiffel, ou à la hauteur d’un immeuble de 40 étages.
Quatrième pipe d’opium. Wiewohl mein Herz in Tränen schwimmt pour finir. La passion selon Saint Matthieu (BWV 244) de Johann Sebastian Bach. Ce ne sont que quelques notes, un récitatif limpide qu’il faut écouter en fermant les yeux.
[audio:BWV0244-18.xol]Ce sera tout pour aujourd’hui car parler trop n’est en rien une vertu. Allongez-vous ici, fermez les yeux, laissez-vous bercer par l’onde gracieuse, laissez les autres s’empêtrer dans leurs mensonges crasseux, le soleil fait enfin son apparition.
Read moreBeauport est comme un conte, un beau poème romantique de fin d’automne, lorsque le vent souffle sa dernière cantate, assis au fond de l’église. L’abbaye est une fronde à la vie austère, avec ses agapanthes qui lancent leurs pompons bleu-violet dans les airs, ses camélias aux tons rouge sang et ses massifs de buis indomptés.
On peut voir l’abbaye depuis la route qui longe la côte entre Paimpol et le bourg inconnu de Plouézec, au lieu-dit Kérity. De là où l’on est, on ne voit qu’une ancienne église de style gothique, au toit effondré, aux ouvertures sans vie, sans vitraux, son âme ouverte aux quatre vents, celui de la terre, mais surtout celui de la mer et des marécages… De loin, l’édifice fait penser à l’abbaye Saint-Mathieu, sise à la pointe du même nom, tout au bout de la terre. Ici, c’est un autre finis terrae qui nous attend, le point extrême entre le monde des vivants et le monde inconnu qui fit tant de veuves dans la région, veuves dont on peut presque voir le rocher depuis les jardins de l’abbaye, le monde de la mer.
Il ne reste ici quasiment aucun toit, à part quelques uns, certainement refaits depuis le temps, mais les bâtiments des moines sont presque tous à nu. On entre ici dans une grande salle qui devait être le réfectoire, par une petite porte sous une arche en plein cintre. De l’herbe sur le sol et par les grandes fenêtres sous d’autres arcs plein cintre recouverts de lichens et de mousses, on voit le jardin formé de quatre grands carrés. Un grand portail aujourd’hui ouvert donne accès à ce jardin qui devait autrefois subvenir aux besoins des gens d’ici. Flanqués de volutes, c’est une belle clôture entre le monde de l’esprit et le monde de la terre. Tout au bout du jardin, un autre portail, fermé celui-ci, donne sur le chemin de terre qui longe la côte et vient lécher les pieds des marécages et des prés salés le long du rivage. On n’est déjà plus sur terre, on est à mi-chemin entre la terre et la mer.
La salle capitulaire est ouverte au vent, indécise entre le fait d’être au-dedans ou au-dehors. Ici et là on trouve des arcs en anses de panier, ce qui n’est pas si commun dans les environs. Il ne reste plus parfois que les montants des fenêtres, taillés dans un beau granit qui résiste au temps, et surtout au climat qui a cet incroyable pouvoir d’en décourager plus d’un. La pierre et l’eau rendrait malade le plus aguerri des Bretons. Ajoutez à cela la solitude des lieux et le froid qui règne dans ces pièces venteuses et votre séjour sur terre devient le plus terrible des châtiments. Les esprits les plus cyniques diraient qu’en rajoutant une bonne couche de prières et de litanies, vous voilà prêts à embarquer pour les limbes plus vite que par la Nationale 12…
On a beau se promener sous les arcs-boutants aux parterres fleuris qui retiennent l’église de tomber, même si elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, on y trouve peu de motifs de réjouissements. Le jardin carré qui devait servir de cloître, là où l’on trouve aussi les lavabos, est entouré d’ombres et la végétation se greffe dans le moindre petit espace vide, accroche ses crampons à la pierre déjà attaquée par les lichens, s’offre le luxe de s’installer où bon lui semble. On regretterait presque le fait que l’église n’ait pas été restaurée avec l’ajout d’un belle toiture en bois massif et en ardoises luisantes sous la pluie du large, mais l’endroit est suffisamment sombre et beau comme cela pour ne pas en rajouter. Et puis ce n’est pas si courant que de trouver de l’herbe grasse sur le sol d’une église.
On se perd dans le dédale des arcs rampants et dans la salle aux belles ogives larges où l’on trouve une grande cheminée qui devait à peine tromper son monde en donnant l’illusion qu’on pouvait chauffer cette immense espace incontrôlable. J’en frissonne sous ma robe de bure rien que d’y songer. Les murs sont attaqués par les lichens noirs et les champignons, signe que rien n’y fait… Dédale de pierre aux fenêtres ouvertes sur la mer, colonnes dont le pied est mangé par les crocosmias et les pivoines, les murs sont alors envisagés par les bignones (campsis radicans) qui n’ont pas encore le loisir de fleurir en ce mois d’avril. Les colonnes de l’église, elles, sont entreprises par les tapis de pervenches aux fleurs délicates et d’un bleu profond. Sous les lierres grimpants et dans les feuillages des hortensias, on imagine entendre le plain chant des moines, pauvres hères condamnés à la vie régulière sous la statue hautaine de Saint Benoît, les tançant de son regard absent et grave avant même qu’ils n’aient commis le moindre pêché connu… Déjà ils sont pêcheurs, avant même d’avoir mis le nez dehors, déjà ils doivent confesser leur existence, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense. Les anciens bandits des grands chemins et autres truands à la petite semaine auront plus de boulot que les autres, mais il faut bien de nouvelles âmes à sauver.
Mélange curieux de roman tardif, de gothique flamboyant hésitant et pas trop marqué (on est chez les frères, tout de même…), de Renaissance bretonne (vraiment particulier ici) qu’on appelle du bout des lèvres « style Beaumanoir », les dentelles de pierre dessinant les emplacements des vitraux font presque figures de fantaisie déplacée.
On peut faire le tour de l’abbaye dans la fraîcheur des débuts de soirée au printemps, en passant par les jardins, en longeant les hauts murs qui plongent leurs pieds dans la fange des marécages. Ici un arbre pousse dans l’eau saumâtre, préfiguration du bayou. Là on imagine parfaitement les nids de moustiques, nappes peu profondes regorgeant de larves prêtes à bondir hors de leur trou.
Beauport s’éteint sur la grève, Beauport nous transporte dans un autre temps, figé, somptueux, austère. Beauport, qu’on appelle Boporzh en breton, est le lieu qui rattache les vivants à leurs morts. Chargé d’histoire, le lieu se prête aux histoires qu’on imagine soi-même pour s’expliquer rationnellement ce qui ne l’est pas. Abbaye les pieds dans l’eau, fantomatique, religieuse jusqu’au bout des ongles, elle sent la dentelle noire amidonnée et les photos jaunies des ancêtres entrés dans les ordres, la relique sous verre, un peu moisie comme un souvenir de Lourdes ramené par un grand-mère très pieuse.
Entrez à Beauport, sortez-en aussi, laissez-vous retenir par ses griffes acérées, son calme impénétrable, loin des atours de la ville et sur la route de Compostelle, laissez-vous la possibilité d’en réchapper, il y fait trop humide pour vos vieilles articulations. Les rhumatismes claquent, les dents aussi. Beauport vous charme déjà, elle vous a envoutée…
Voir les 88 photos de Beauport sur Flickr.
Read moreVous connaissez la Bretagne ? Vous vous êtes déjà promené dans ce qu’on appelle le bocage français ? Ce paysage caractéristique où les champs sont délimités par des arbres hauts permettant de couper l’effet dévastateur du vent sur les récoltes ? On le voit en Normandie, bien évidemment, mais la Normandie a beaucoup moins été touchée par la phénomène dont je vais vous parler. Une autre caractéristique du paysage de bocage, c’est le talus. Écoutons la douce poésie de Wikipédia nous parler de cette chose qui nous rappellera les cours de géographie du collège :
On nomme talus des murets bocagers de quelques décimètres à environ trois mètres de haut construits en une sorte de maçonnerie de gazon. Des briques végétales constituées de terre renforcée par les racines et l’herbe sont utilisées. Elles sont extraites au voisinage immédiat qui a été cultivé en herbe pendant au moins un ou deux ans. Leurs dimensions sont de l’ordre de celles de briques pleines classiques ou sensiblement plus grosses. Elles sont assemblées en les croisant, herbe vers le bas. Le résultat est une construction qui mesure typiquement 1,5 mètre de haut, et a une largeur de l’ordre de 2 mètres à la base et une cinquantaine de centimètres au sommet. L’intérieur du talus est entièrement constitué de terre végétale et le sommet est couronné par un dôme de terre végétale ou de mottes. Le talus est en général semé et souvent planté, participant à ce qu’on appelle la forêt linéaire.
On rencontre aussi des talus contenant des pierres ramassées dans une parcelle cultivée, des talus constitués de terre excavée (par exemple à l’occasion de la construction de chemin creux, douves ou fossés), ou des demi-talus de pierre (comportant une maçonnerie de pierres sèches sur une de leurs faces).
A présent, vous voyez mieux en quoi consistent ces talus ? Si vous connaissez un peu la Bretagne, vous les avez déjà vus. Si vous connaissez la petite ville de Plougrescant au bord de l’Atlantique, vous savez que pas une seule des maisons ne dirait non à son talus, ne serait-ce que pour la protéger de la route. Michel Le Bris, Breton de naissance, ayant passé son enfance à la lisière du Finistère (29) et de ce qui était encore dans mon enfance les Côtes-du-Nord (22), à Plougasnou très exactement (ne vous aventurez pas à prononcer le s !) et enfin expatrié à Paris par la révolution touristique, nous raconte avec un certain dépit comment toute une génération a sacrifié ces reliques d’un temps ancien, où l’on n’était pas ignare par la science mais savant par l’observation, sur l’autel du profit, afin de gagner quelques mètres carrés de terres cultivables et d’uniformiser ces petits champs pour en faire de grandes exploitations, et comment au final, prend toute son envergure l’expression “retour de boomerang”. Dans ces quelques mots se trouve toute l’amertume de ceux qui voient leur pays (pas simplement au regard de la Bretagne) saccagés non pas de l’extérieur, mais par les habitants eux-mêmes.
Passe que leurs petits-enfants partent pour Paris et reviennent chaque été avec des manières ridicules, passe qu’on leur ait enlevé leur cheminée – pas de cheminées dans les maisons neuves, bien sûr, ça fait sale – passe que les belles-filles leur fassent la guerre parce qu’ils continuent à cracher par terre. Mais que l’on touche aux talus, à leurs talus, qu’ils avaient construits et avant eux des générations de Bretons, non ! Ils n’avaient rien dit jusque-là, mais la bêtise avait des limites : les talus, leur place, leur hauteur, avaient été calculées pour retenir l’eau, protéger du vent. Il avait fallu des siècles d’expérimentations pour arriver à ces chefs d’œuvre, et on allait raser tout ça ? Jamais ! Il y eut bien des brouilles définitives, des crises de désespoir, des bérets jetés par terre, mais les jeunes tinrent bon et rasèrent les talus. Le résultat ne se fit pas attendre, évidemment : les récoltes furent à moitié détruites par le vent, les terres inondées. C’est pourquoi vous pouvez voir aujourd’hui dans certaines régions, les champs coupés de plaques de tôle. C’est pourquoi aussi, la ville de Morlaix a été inondée deux fois, ces dernières années.
Michel Le Bris, L’homme aux semelles de vent. 1977
Et toc !
Photos d’en-tête © Richard Droker
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