Jul 18, 2015 | Archéologie du quotidien |
Une photo mystère, une photo mystérieuse. Au beau milieu des albums photos de mon grand-père, des clichés qu’il a pris en Guyane lors de l’unique déplacement qu’il a effectué sur ce petit bout de terre française à l’autre bout du monde, se trouve cette photo. Au beau milieu des photos de paysages, des abords de la base de lancement de Kourou, des photos de fleurs exotiques aux allures de vulves improbablement ouvertes, se trouve ce cliché représentant un homme et une femme à la peau noire, au devant d’une scène qui représente certainement un village forestier au beau milieu de la forêt guyanaise. Peu d’indices, somme toute. Le voyage de mon grand-père remonte à 1983, j’avais neuf ans. Il en rapporté plein de souvenirs, des bouteilles de rhum guyanais, des fleurs en plumes d’ibis pour ma grand-mère, certainement aussi des fruits qu’il ramenait par kilos entiers, des choses aux formes impossibles à décrire et qui faisait mon bonheur de petit garçon. Premier contact par procuration avec un monde que ne soupçonnais même pas.
Il me semble que je suis tombé plusieurs fois sur cette photo en feuilletant les dizaines d’albums photos qu’il y a chez mes grands-parents, et même si j’ai déjà dû poser la question à mon grand père, je n’ai pas le souvenir du pourquoi de cette photo. Je sais qu’il a passé quelques jours dans la forêt guyanaise, qu’il a dormi à la belle étoile et il m’a raconté plusieurs fois combien il avait mal dormi sous ces gigantesques moustiquaires, dans une atmosphère saturée d’humidité et poisseuse, avec tous ces bruits inquiétants, les toucans avec leur cris de bête qu’on égorge et surtout les singes qui se battaient dans les hautes branches d’arbres mastodontes… sans parler des nuées d’insectes géants crissant pendant qu’il essayait de trouver le sommeil.
Cet homme est-il leur guide ? Est-il un chef de village qu’ils ont traversé pendant leur escapade le long du Maroni ? Je n’en sais plus rien, mais connaissant mon grand-père, c’est forcément une de ces raisons. Il a voulu fixer sur la pellicule le visage d’un homme qu’il a côtoyé, forcément. Si l’on regarde attentivement la photo, l’homme porte un de ces maillots de bain tels qu’on pouvait en porter dans les années 70 ou 80. Est-ce l’étiquette qui ressort sur le côté droit ? La ficelle qui pend sur le devant ? Une chevalière est visible sur son annulaire gauche. Il a le cheveu pas trop court, et porte des pattes, une moustache fine. Tout semble dire que l’homme est bien de son époque, mais rien n’indique son identité, ni son statut… Seule sa posture traduit une certaine assurance. Ce mystère restera un mystère, rien ne pourra plus désormais lever le voile.
La photo est passée, jaunie, elle vire au rouge, mais j’aime bien son cadrage, l’instantané de la situation et surtout son mystère insondable. Je viens de la scanner pour la faire basculer du côté de l’éternité. A présent, je peux la remettre à sa place, dans son album, celui qui porte le numéro 07 et dont l’inscription à l’intérieur indique : Guyane, 1983. Je referme l’album, jusqu’à la prochaine photo.

Guyane, 1983
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Jul 14, 2015 | Balade luxembourgeoise, Carnets de route (Osmanlı lale) |
En sortant de Vianden, je voulais revenir en Allemagne, profiter d’être dans les parages pour nager sur cette frontière incertaine que je n’ai pas arrêté de traverser toute la journée. C’est sur la frontière et non pas de chaque côté qu’il se passe réellement quelque chose, que les identités se brouillent et se départagent pour refonder quelque chose de nouveau, que les certitudes que l’on a d’être soi se départissent de leur oripeaux. Je voulais ressentir cette sensation étrange encore une fois, alors j’ai pris les chemins de traverse, les petites routes passant dans des villages insignifiants pour celui qui est en mal de sensations mais où l’âme est certainement la plus pure de tout préjugé. J’ai l’habitude de dire que c’est lorsqu’il ne se passe rien que les révolutions sont en marche. C’est la même chose pour les lieux ; c’est là où il ne se passe rien que j’aime musarder, parce que je suis certain d’y trouver quelque chose.


En arrivant aux portes de Trèves, je descends une grand côte qui me donne une vue spectaculaire sur ce qu’est la ville ; quelques flèches annoncent de grandes églises au clocher pointu, noyées dans un urbanisme dense et complexe. Je ne sais pas ce que je vais découvrir là, mais je fais plusieurs fois le tour du centre sans arriver à m’en rapprocher. Des rues piétonnes en entravent l’accès, apparemment dans une volonté d’en vider la circulation. Quelques places modernes où trônent un cinéma, un centre commercial, rien de très typique, rien de très excitant, à part peut-être une jeunesse désinvolte qui arpente les petites rues et profite de la température encore clémente. Je finis par trouver de quoi me garer sur une grand artère où l’on trouve quelques hôtels un peu cossus, Christophstraße. Inévitablement, je tombe sur ce superbe monument qui devait autrefois fermer la ville et qui remonte à l’époque romaine tardive ; la Porta Nigra. Son nom fait référence à la couleur de sa pierre, qui sans être véritablement noire est recouverte d’une patine foncée présente depuis quelques centaines d’années. Il paraît que le moine Siméon (un ermite ayant trouvé refuge à Bethléem et sur le Mont Sinaï) s’y fit enfermer jusqu’à sa mort en 1035. Drôle d’idée que de quitter les chaleurs de la Judée pour venir se faire enfermer dans un monument romain, en pleine vallée mosellane où la neige doit tomber drue l’hiver. Une église fut construite pour célébrer le saint, puis détruite par Napoléon pour lui rendre son aspect romain. Ce qui attire mon attention immédiatement, c’est la taille gigantesque des pierres qui composent l’édifice ; on n’est pas face à de la briquette, ni même à de la belle pierre de taille, mais face à des blocs énormes taillés de manière grossière.



La nuit a fini par tomber et c’est dans un semi-soir rosé que je descends l’artère de Simeonstraße, une longue rue commerçante descendant jusqu’à la place du marché, la Hauptmarkt qui paraît être le vrai centre névralgique de la ville. Avec ses belles maisons hautes à fronton baroque, ressemblant fort aux austères maisons flamandes, c’est une place magnifique que la lumière rend irréelle. Ici un carillon sonne l’heure, accroché à la façade d’un café, ici une église se cache dans un recoin, sous un portique où vous attendant trois lascars titubant, prêts à vous demander l’aumône, gentil chrétien. Une magnifique fontaine trône sur le côté de la place, surmontée d’un saint que je ne prends pas la peine de détailler, peut-être Saint Siméon, peut-être pas. Les saints me sortent par les yeux et ne sont que les signes d’un temps révolu dont je veux m’extraire. Je ne regarde plus que les couleurs de peintures, les dorures, les courbes des maisons hautes et ce pavé grossier qui ondule sous les pas. Je détourne le regard de ces vitrines flamboyantes où les marques s’affichent comme dans tous les centres-villes désormais. La flagornerie du monde moderne.





En contournant la place, mon regard est attiré par une flèche qui dépasse du paysage. Une petite rue part sur ma gauche et rejoint une autre place, de belles dimensions. Je trouve ici deux églises collées l’une à l’autre, deux grosses églises, imposantes, de dimensions telles qu’on pourrait les croire cathédrales… La plus grande, avec sa façade austère, son évident style roman, ses deux beaux gros clochers et ses étranges tourelles d’angles est assurément un monument puissant et ancien. Une chose m’étonne tout de suite. On est manifestement du côté de l’entrée de l’église, du côté ouest, mais un renflement dans la structure indique qu’il y a comme un chœur de ce côté-ci, ce qui est vraiment inhabituel. Les arcades en façade et les arcs en pierre de différentes couleurs donnent l’impression d’être face à un monument roman du sud de la France. La comparaison me vient immédiatement avec l’église de Saint-Nectaire. Je n’y m’y suis pas trompé, c’est bien une cathédrale, la cathédrale Saint-Pierre de Trèves. Le nom de son patron indique une autorité supérieure, mais son petit nom, celui qu’on lui donne ici est tout simplement Dom Trier. Je m’extasie également sur le portail historié de sa voisine, l’église Notre-Dame-de-Trèves, qu’on appelle plutôt Liebfrauenkirche. Plus élancée, moins large, moins massive, tout indique qu’elle est tout de même ancienne. C’est une illusion, elles ont été construite à la même période, à la moitié du XIIIè siècle. L’effet est saisissant car ces deux églises dont la date de début des travaux est 1235 sont en réalité dans deux styles différents ; la première en style roman, la seconde dans un gothique primitif. Ma frustration est énorme car il est tard et les deux églises sont fermées depuis plus d’une demi-heure ; je rêve d’un monde où les églises seraient ouvertes la nuit, comme au Moyen-âge où l’on pouvait y entrer à n’importe quelle heure, ouvertes aux quatre vents et dénuées de ces horribles bancs en bois qui brisent la perspective et en feraient oublier certains pavages parfois plus intéressants que les plafonds. A part revenir demain, je ne vois pas comment faire. Revenir dans une autre vie ? Ce serait trop idiot. On en sait jamais si on reviendra dans ses pas, à moins de le désirer très fort.
Je retourne vers la Porta Nigra car mon estomac me fait violence et je me mets en quête d’un restaurant. Une gargote un tantinet bourgeoise me fait de l’œil, mais les prix pratiqués me couperaient presque l’appétit. J’ai finalement trouvé, dans un endroit totalement improbable, une brasserie moderne, à deux pas de la Porta Nigra, mais complètement cachée, cette enseigne qu’on peut trouver en entrant dans la cour du cloître qui porte le nom de Simeonstiftplatz. La brasserie Brunnenhof propose des plats copieux et fins pour une dizaine d’euros, à l’abri du vent mauvais qui souffle le soir, dans un lieu captivant, un ancien cloître illuminé et d’un calme inespéré au beau milieu de la ville. J’y ai mangé une fine tranche de saumon cuite en papillote, avec des zestes de citron et une poêlée de légumes, accompagnée d’une pinte de la bière locale, la Bitburger (Bitte ein bit ! dit le slogan). Je ne cache pas que mes trois mots d’allemand ne m’ont pas beaucoup servi pour traduire le menu et passer la commande auprès du garçon. On m’avait pourtant juré qu’avec la proximité de la frontière française et luxembourgeoise, les gens parlaient forcément quelques mots de français. Tu parles… Une bonne dose de bonne volonté de sa part et une tentative de la mienne à parler anglais sont venus à bout de la commande. Passée l’émotion, je me suis vautré dans mon fauteuil pour profiter de l’air frais de cette belle soirée d’octobre, en sirotant ma bière glacée sous l’ombre imposante de la Porta Nigra, légèrement ivre de fatigue, ivre de vivre cet instant délicat et somptueux.


Je ne pouvais tout simplement pas en rester là. Après être rentré tard sur une route que j’ai eu du mal à apprivoiser, je me suis levé avec une seule idée en tête… déjeuner au beau milieu de ces visages sans âme de l’hôtel Double Tree, ces couples muets et blafards, ces retraités gouailleurs, pour repartir vite fait vers Trier. Sous un ciel bileux qui s’est découvert au fur et à mesure, j’ai découvert l’autre versant du Dom Trier ; son chevet baroque, tout en rondeur et que j’allais découvrir de l’intérieur, le trésor qui s’y cache, et son imposante stature, avec ses angles nets, et deux autres clochers massifs et carrés.


J’ai découvert à l’intérieur un autre monde, la rudesse et la fantaisie allemande, le contre-poids entre la Réforme et la Contre-Réforme, la sécheresse et la gaudriole. Dans ce qui me paraissait être une chœur à l’entrée en est peut-être un, je n’en sais rien, mais son plafond en demi-coupole est ornée d’une superbe décoration de plâtres finement exécutés, sur un fond bleu roi, donnant au tout une étrange impression de camée, apportant une lumière éclatante de crème Chantilly tout juste battue.


Au beau milieu de la nef trône dans les airs les plus belles des orgues, suspendues en l’air ; on appelle ça des orgues en nid d’hirondelle. Celles-ci ont la particularité d’en avoir également la couleur. D’une beauté époustouflante, d’une harmonie gracieuse et presque hautaine, c’est de loin le plus beau buffet d’orgues que j’ai jamais vu.
La crypte, comme souvent les cryptes, n’a pas grand intérêt, si ce n’est que j’y découvre des cuves en étain contenant certainement de l’eau bénite et dont je n’arrive presque pas à lire les étiquettes. C’est trop peu évident pour moi et je ne cherche pas à comprendre ce que cela peut vouloir dire. Je m’en étonnerai plus tard.

La véritable surprise de cette journée, c’est l’abside, celle que j’ai vue de l’extérieur, car elle contient quelque chose d’unique. On y trouve, enfermée, enchâssée dans une gangue de verre, hors de portée de mains, et de fidèles, la très sainte et très véritable tunique du Christ. Enfin une des véritables. Car il en existe plusieurs. Les mauvaises langues diront que le fait qu’il en existent plusieurs est le déterminant même du fait qu’elles sont toutes fausses, c’est ce qu’on appelle la délégitimation mutuelle. Mais c’est sans compter que le Christ avait peut-être un dressing avec plusieurs tuniques, qu’on a toutes retrouvées. Plus sérieusement, les deux tuniques “sérieuses” sont ici, et à… Argenteuil, à deux pas de mon lieu de travail, dans la Basilique. J’y suis allé un midi, mais je ne l’ai jamais trouvée…

A l’extérieur, un cloître magnifique entoure un jardinet dans lequel sont enterrés des prélats qu’on imagine importants et d’où l’on peut voir l’imposante église sous un autre angle. Dans une des ailes, une plaque en cuivre ajourée annonce qu’ici se trouve un ossuaire… De quoi faire trotter l’imagination.


On entre ensuite dans la Liebfrauenkirche, étrange église construite sur un plan de croix grecque, ce qui est passablement étonnant pour une église gothique, alors que les églises romanes étaient déjà construite sur un plan de croix latine. Ses vitraux lumineux et son plafond fleuri sont du plus bel effet et son plan ramassé lui donne une impression de légèreté et d’étroitesse que sa hauteur élève vers… le Très-Haut ?… Je n’ai rien trouvé d’autre à dire. Sans me sentir écrasé par la puissance mystique des deux églises, je sens quand-même que le lieu dégage une certaine aura, peut-être un peu accentuée par la présence de nombreuses personnes venues visiter ces deux églises, en pleine période automnale…



Dans les rues, de grandes maisons ornées de portails imposants, surmontés d’écussons tenus par des lions debout donnent une impression de richesse à la ville. Je marche jusqu’à un autre monument que je ne pourrais malheureusement pas visiter, car fermé pour travaux. C’est la Konstantinbasilika, une ancienne aula romaine ayant de servi de salle du trône à Constantin, reconvertie en église protestante et dont la forme est strictement byzantine. On se croirait dans un faubourg d’Istanbul. D’une rigueur extrême, imposant avec ses 67 mètres de long, ce bâtiment nous vient tout droit de l’Antiquité et demeure le plus grand monument encore intact qui nous soit parvenu de cette époque. Son aspect dépouillé paraît convenir parfaitement à ses nouvelles fonctions de temple protestant, mais la proximité d’un palais baroque rose bonbon collé sur son flanc, construit par Lothaire de Metternich au XVIè siècle, gâche un peu l’ensemble. Aussi bien les Allemands sont capables du meilleur goût que parfois leurs choix esthétiques sont hasardeux. En l’occurrence, comment s’en sentir responsable lorsque ledit bâtiment a 400 ans ?





Je n’ai plus beaucoup de temps à passer ici. Je dois rentrer ce soir, pas trop tard de préférence, et pour l’heure, je dois aller déplacer la voiture si je ne veux pas me prendre une amende. Sur le chemin, j’effleure à nouveau les murs du Dom, je repasse par la Hauptmarkt envahie de monde, fiévreuse, entre dans Fleischstraße (rue de la viande) et m’aventure jusqu’à une boulangerie où j’achète bretzels encore tout chauds, marzipanstollen et apfelstrudel à emporter, mais je mets tellement de temps à choisir que j’ai l’impression que son flegme allemand commence à bouillir sous son tablier bavarois de pacotille.
Il fait encore beau pour un mois d’octobre, le temps est même exceptionnellement doux pour la saison. Dans quelques semaines à peine, la région sera recouverte par la neige et ressemblera peut-être un peu à l’image traditionnelle qu’on se fait de l’Allemagne. Je n’ai pas vraiment pris le temps de parler avec les gens mais je ressens plus la barrière de la langue qu’à Istanbul, étrangement. Ce n’est certainement qu’une impression, parce que les heures sont comptées, parce que le temps file à une vitesse incroyable. Il est temps pour moi de repartir. Je quitte la Hauptmarkt et m’engouffre dans la dernière rue dont je retiens le nom ; Windstraße, la rue du vent qui longe le Dom, comme si on m’indiquait la sortie, ou peut-être ce qui me pousse à ne jamais rester en place, comme une métaphore du passage incertain dans les lieux qui m’habitent et dans lesquels je n’arrive jamais à rester autant que je le souhaiterais…

Voir les 98 photos de cette journée à Trèves sur Flickr.
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Jul 4, 2015 | Livres et carnets |
Paul Morand revient de Tombouctou, dans une France des colonies où l’ouest de l’Afrique n’est plus qu’une annexe française, ravagée par les maladies et la pire d’entre toutes : l’exploitation à tous les niveaux… Qu’il s’en désole ou pas, Morand profite de ces trois mois de voyage souvent inconfortable — on s’habille tout de même tout de blanc pour les soirées chaudes chez les administrateurs des régions françaises —, il revient en passant par la Côte-d’Ivoire aux prémisses de mars et s’émerveille de la végétation, pourtant victime de ce qui ressemble à une catastrophe écologique. Il y a presque cent ans… Témoignage d’un autre temps, tout en prose enlevée :
L’eau et le feu sont ce que j’aime le mieux au monde. Rivières noires, lourdes d’un liquide foncé, couleur de révélateur photographique et, en travers, des cadavres d’arbres noyés. Barrages de jonc, filets d’herbes tressées pour prendre les poissons. Feux. Les indigènes ne défrichent pas à la hache comme nous, ni à la dynamite, comme les Canadiens, mais surtout au feu. Au pied des arbres, ils allument des feux et bientôt la moelle brûle à l’intérieur, et les fromagers, les acajous de vingt mètres se transforment en hauts fourneaux. On voit la fumée sortir par le faîte, comme d’une cheminée. Pour élargir la route, on en a abattu beaucoup. Beaucoup trop. Quelle différence avec les étroites percées de la forêt cambodgienne ! Quels décombres végétaux ! On dirait une catastrophe de chemin de fer, des camions renversés dans un fossé, des crânes de dinosaures, des ruines antiques (car beaucoup de racines étant aériennes, les troncs sont coupés à quatre ou cinq mètres au-dessus du sol). Feuilles brûlées, bananiers calcinés et les feuilles jaunies, retombées autour d’eux comme des robes à volants défraîchis. Arbres égorgés, abattus dans les bras d’autres arbres qui les retiennent, suspendus au-dessus du vide. Parfois avec toutes leurs racines en l’air et une tonne de terre rouge qui pend comme de la chair. On voit dans le sol les grandes cicatrices qu’ils ont laissés, en s’en arrachant.
Paul Morand, in Paris-Tombouctou, 1928.
Robert Laffont, collection Bouquins.
Photo d’en tête © Sebastian Kostrubala
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Jun 28, 2015 | Carnet de route en Indonésie, Carnets de route (Osmanlı lale), Prises de son |
De mes escapades nocturnes sur l’île de Bali, j’ai ramené l’âme de la nuit et de la nature. Si les campagnes sous nos latitudes sont loin d’être silencieuses, les nuits balinaises sont de véritables concerts paradisiaques et inquiétants, où la voix des insectes se mélangent à celle des crapauds en plein ébats amoureux, où l’eau est omniprésente, ruisselante, suintante, dégoulinante, remplissant des vasques servent à alimenter des rizières surchargées. Il suffit de croiser au détour d’un chemin le masque grimaçant d’un dieu sauvage à tête de singe ou de dragon, ou une fontaine représentant Ganesha, le Seigneur des Catégories, au mieux de sa forme, puissant et débonnaire, assis sur une fleur de lotus ruisselante, pour savoir qu’ici la nuit a des vertus hallucinogènes. Un léger coup de fatigue vous tourmentera bien plus que la plus puissante des drogues et vous vous retrouvez bien vite plongé dans le mysticisme de l’hindouisme, en pleine forêt tropicale.
Apprenons à écouter la pluie qui tombe drue, les crapauds qui s’adressent des compliments d’une rizière à l’autre, des coléoptères impossibles à identifier stridulant au point parfois d’incommoder le promeneur nocturne tellement le son est puissant. Écoutons aussi, le temps d’une journée grise et chaude, les conversations des deux chauffeurs de taxi qui ne connaissent leur île qu’approximativement et qui, j’en suis persuadé, se paient votre tête alors que vous vous demandez dans quelle embuscade vous allez encore tomber, lorsque tout à coup, on fait un demi-tour sportif en plein milieu d’une route étroite entourée de ravines pleines d’eau. On s’entend dire dans un anglais approximatif qu’il y a un barrage policier sur la route et qu’on fait un long détour pour vous protéger de la police corrompue, alors qu’en réalité c’est surtout leur peau tannée qu’il essaie de sauver (problème de licence ?).
Il faut savoir qu’Ubud est un village, très étendu, que les distances, si sur la carte ne paraissent pas si éloignées, sont en fait très grandes. Mais pour éviter les routes — personne ne songe vraiment ici à aller d’un point à un autre autrement que motorisé — il existe des petits chemins qui traversent parfois les jardins des hôtels, longent les rizières dans une nuit noire, parfois s’arrêtent puis reprennent. C’est dans ces moments nocturnes (on se couche tôt à Bali, le soleil aussi) que je me suis perdu dans la nuit pour capturer tous ces petits sons qui sont autant de souvenirs bien plus vivants parfois que de simples photos.




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Jun 26, 2015 | Carnet de route en Indonésie, Carnets de route (Osmanlı lale), Prises de son |
L’Île des Dieux. C’est ainsi que Bali se définit. La religion y est partout présente et nulle part ailleurs au monde on ne ressent si fort la présence des forces divines au travers de la nature. Bénie entre toute, la petite île à la végétation luxuriante bénéficie d’un climat tropical et océanique propice à la prolifération de multiples espèces, d’arbres gigantesques, de mousses qui n’hésitent pas à coloniser le moindre petit espace pourvu qu’il y ait du soleil, de la chaleur et de l’humidité, profitant des constructions en pierre volcanique pour s’accrocher et coloniser encore et encore. Un paradis pour le règne végétal, dont les Dieux se sont emparés pour s’y installer. Pas étonnant que dans cette enclave hindouiste dans un chapelet de plus de 17 000 îles où l’islam règne en maître sur 90% de la population, se soit vue attribuer cette appellation qui n’a pas besoin d’explication pour comprendre.

Voici un nouveau parcours sonore datant de février 2014, exclusivement réalisé à Bali, regroupant les ambiances sonores de la petite ville d’Ubud où j’étais installé, et les deux étapes sacrées aux yeux des Balinais : la sainte source du Pura Trita Empul de Tampak Siring et le temple de Gunung Kawi.
01 — Premier jour à Ubud (1′20″)
Arrivée à l’hôtel, au bout d’un chemin qu’on ne peut emprunter qu’à pied, au bout d’une rizière. Un bonheur indescriptible dans cette grande chambre toute simple où dès le premier soir, il pleut des trombes dans la touffeur d’une journée intense. Pluie, oiseaux, insectes, vent, la nuit indonésienne ne semble pas perturbée par les éléments, tout y chante dans un concert désordonné et majestueux.
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02 — Les insectes et les oiseaux (1′00″)
Un concert improbable qu’on ne croirait possible qu’au cœur de la jungle. Mais non, nous sommes ici en pleine ville. Les chiens y aboient de temps en temps, histoire de donner le change et de ne pas trop dépayser. Parfois une moto, une voiture, le vent dans les larges feuilles des palmiers, et toujours cet arrière fond sonore, omniprésent.
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03 — Bruits de la rue à Ubud (1′00″)
Il s’y passe à la fois tout et rien. On parle ici la langue unifiée Bahasa Indonesia. Dans la rue, lorsque vous avez l’audace de prononcer deux ou trois mots d’indonésien, il n’est pas rare qu’on vous demande en retour “do you speak bahasa ?”. Des bribes de conversations auxquelles on ne fait même plus attention et qu’il faut savoir capter comme de petites pépites ; voici l’âme d’Ubud.
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04 — Des oiseaux et du vent dans les mobiles (0′42″)
On trouve partout ces petits mobiles en cannes de bambous qui se font chahuter par le vent et qui donnent à l’air une constante sonorité renouvelée. Les sons ne se ressemblent jamais. Chacun forme un ensemble qui se joue comme un symphonie à la fois complexe et d’une simplicité mystique.
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05 — Des oiseaux partout (0′46″)
Si on ferme les yeux et qu’on ne sait pas qu’on est à Bali, on pourrait presque croire qu’on se trouve dans la campagne française avec ses tourterelles et ses petits bruits anodins. On est ici bien loin de Bali, peut-être à Chaumont-sur-Tharonne, en Sologne ou dans le Perche…
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06 — Entrée dans la pharmacie (0′10″)
Inévitables coups de soleil sous un ciel d’une traîtrise incroyable. Le passage par la pharmacie pour calmer la morsure est obligé. Pas de Biafine ici, pas de crème apaisante, on traite ici la cuisante attaque par des baumes à l’Aloé Vera d’une redoutable efficacité.
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07 — Grosse averse du matin (1′00″)
Le matin, parfois, le ciel déverse des tonnes d’eau sur la planète. Ce qui est vraiment sans conséquence tant que la température ne change pas et que le soleil revient dans la minute qui suit… Juste histoire de doucher la végétation…
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08 — Clochette votive au Pura Tirta Empul, à Tampak Siring (1′20″)
Changement de décor. Nous sommes ici à Tampak Siring, un haut-lieu de la spiritualité balinaise. Pura Tirta Empul est un ensemble de temples et de fontaines sacrées construite autour d’un lieu parfaitement singulier. Autour d’une source bouillonnante sortant de terre au beau milieu d’un enclos, d’autres bassins déversent l’eau de la source sacrée dans une ambiance à la fois solennelle et joyeuse. Un peu en retrait, un homme jeune tout vêtu de blanc sous un petit temple en toit de branchages fait tinter une clochette dans une attitude méditative qui force le respect et l’admiration. Derrière lui, deux femmes se recueillent dans une posture d’offrandes. Un moment à la fois troublant et plein d’une sagesse confondante, à mille lieues de l’agitation d’Ubud. On peut presque sentir le souffle de Vishnu, maître de lieux.
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Clochette votive à Tampak Siring

Pura Tirta Empul
09 — Mobiles d’eau au Pura Tirta Empul à Tampak Siring (1′50″)
A l’abri de la foule, toujours au Pura Tirta Empul, dans un jardin d’eau exploité par des paysans qui ont certainement en charge l’entretien du temple, à l’écart et loin des regards, on trouve une mare dans laquelle coule l’eau de la sainte source. Quelques mobiles en bambou se remplissent d’eau, se déversent à un autre étage et le mobile en remontant, fait un tac creux enchanteur et qui semble ne jamais s’arrêter. Encore une manière de faire confiance à la nature.
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10 — Fontaine à Gunung Kawi (0′56″)

Gunung Kawi
On change encore de décor. A quelques kilomètres du Pura Tirta Empul se trouve le mystérieux temple de Gunung Kawi, perdu au fond d’une vallée, au beau milieu des rizières. Huit énormes stupas creusés dans la falaise de chaque côté de la rivière se font face, dans une atmosphère hautement sereine, désertée des touristes, à tel point qu’un homme avait délié son sarong pour se baigner nu dans la rivière en contrebas.
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11 — La rivière et le chant du coq à Gunung Kawi (0′47″)
Au pied de la rivière qui coule, on entend un coq chanter alors que le soir approche…
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12 — La rivière et le mobile à vent (0′47″)
Le vent se lève et un mobile s’agite avec le bruit de la rivière à l’arrière. Frénétique, extatique, un petit personnage joue de la hache et le mécanisme de bambous s’agite…
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13 — Jeune fille apprenant la musique à Gunung Kawi (0′23″)

En remontant jusqu’à la voiture, j’entends une musique légère tandis que dans la rue, une fumée épaisse se répand et pique le nez. On brûle les feuilles mortes et ses ordures de la journée juste sur le pas de sa maison. Le soleil passant au travers des frondaisons des arbres et de la fumée teinte la fin de journée d’une lumière irréelle. Je savoure ce doux instant en écoutant la petite jeune fille qui apprend à jouer sur un gambang sous l’œil inquisiteur de son maître… Magie d’un instant inoubliable.
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14 — Jeune fille apprenant la musique à Gunung Kawi, un chien et une moto (1′14″)

Le paradis n’est pas immaculé. S’il n’y avait pas ces petits sons à côté, ces motos qui traversent le paysage, toutes ces choses qui sont autant de petites pollutions, le paradis serait un enfer de perfection…
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