Pipes d’o­pium #1

Pipes d’o­pium #1

Pre­mière pipe d’o­pium. Ce qui est dif­fi­cile dans l’ap­pren­tis­sage d’une langue, ce ne sont pas tant les règles de gram­maire, qui pour un esprit nor­ma­le­ment consti­tué, ne sont que des règles par­mi tant d’autres, à apprendre, à mémo­ri­ser, à faire siennes, à retrans­crire, à appli­quer, comme un jeu de construc­tion, comme sa propre langue, non ce n’est pas ça. Ce n’est pas non plus la pro­non­cia­tion, ceci n’est qu’une affaire de com­pré­hen­sion ; on écoute, on se fond dans la langue et on s’en­traîne à dire. Non, c’est le voca­bu­laire qui consti­tue la plus grande dif­fi­cul­té, avec ses nuances de sens, et si la langue est méta­pho­rique comme le fran­çais, nous voi­là dans de beaux draps. C’est le tra­vail de toute une vie. Et quand on y ajoute des règles spé­ci­fiques comme ces hor­ribles articles clas­si­fiants qu’on trouve en viet­na­mien, voi­là de quoi se pré­pa­rer de belles migraines. Il existe un article pour ne dési­gner que les évé­ne­ments en cours (việc) et un autre pour les objets fins en papier (tờ), un autre encore pour les objets sucrés ou salés (bánh). Lorsque deux mots acco­lés prennent un autre sens, voi­ci une dif­fi­cul­té de plus. Il est à vrai dire assez facile de prendre la déci­sion de ne pas apprendre, la ten­ta­tion est grande. Autant s’y appli­quer. N’en faire qu’à sa tête. Pipe d’o­pium : ống thuốc phiện. On aurait pu don­ner ce titre à cette histoire.

Deuxième pipe d’o­pium. L’homme est facé­tieux. Tous en géné­ral mais celui-ci en par­ti­cu­lier. Auguste Fran­çois, né en 1857 à Luné­ville, ville elle-même facé­tieuse, et mort en 1935 à Bel­li­gné, ville de Loire-Atlan­tique de 1844 habi­tants (si ça ce n’est pas de la facé­tie, je mange mon cha­peau). Pour un type qui a pas­sé le plus clair de son temps à ten­ter de construire une ligne de che­min-de-fer au Yun­nan et qui se fai­sait appe­ler 方苏雅 (Fang Su Ya, autant dire Fran­çois) et dont aujourd’­hui on retrouve le nom sur les pan­neaux d’un parc public en plein cœur de la capi­tale du Yun­nan, Kun­ming, mou­rir à Bel­li­gné est en soi une facé­tie. On avait déjà par­lé du bon­homme, acces­soi­re­ment Consul de France à Guangxi puis Consul Géné­ral du Yun­nan, dans deux articles (Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #1 et #2), les­quelles démon­traient à quel point l’homme pou­vait déro­ger aux conve­nances à une époque qui les tenaient pour plus impor­tantes qu’une vie humaine. Auguste Fran­çois méri­te­rait qu’on passe une vie à écrire sur son par­cours, mais arrê­tons-nous quelques ins­tants sur une pho­to­gra­phie de lui prise en 1896 à Guangxi où l’on peut le voir assis en tailleur, le bras posé sur un gué­ri­don et sur un fond de ten­ture tis­sée. Il est habillé à la chi­noise, por­tant fausse natte et calot, ain­si que les épaisses lunettes opaques des fumeurs d’o­pium (pour se lais­ser intoxi­quer par la mor­phine, autant ne pas voir la lumière pour faire adve­nir les démons). Celui qui parais­sait si soi­gné sur les pho­tos offi­cielles porte ici sa légen­daire mous­tache à l’im­pé­riale mais éga­le­ment la barbe, une barbe négli­gée lui man­geant les joues jus­qu’à la nais­sance du col. Tête reje­tée en arrière, il n’est déjà plus là. Por­trait de l’homme en fumeur d’opium.

Auguste Fran­çois en fumeur d’o­pium, Guangxi, 1896

Troi­sième pipe d’o­pium. L’ombre et le soleil jouent à cache-cache de part et d’autre de ma mai­son — trop tôt le soleil a fichu le camp de la ter­rasse de devant où je pre­nais mon café en musar­dant — déjà il est pas­sé der­rière, bai­gnant mon salon d’une lumière crue qui me caresse tan­dis que j’é­cris dans le calme — quelques pages lues ce matin — pas vrai­ment eu envie de m’y attar­der — un grand verre d’eau pétillante — tou­jours pas rasé, le corps embau­mé des effluves de la douche — engon­cé dans un sweat-shirt trop grand, bien chaud, le soleil, rien d’autre. Pro­gramme éta­bli, ma jour­née com­mence bien — un der­nier café, une lan­gueur de plus, le corps déten­du — des pommes sur le plan de tra­vail pour en faire de petits chaus­sons. En fin d’a­près-midi, je fais un saut à la biblio­thèque dans laquelle je n’ai pas mis les pieds depuis près de huit ans… tou­jours la même odeur de vinyle, de sol plas­ti­fié, de pages jau­nies et de cou­ver­tures tri­po­tées par des cen­taines de mains — je retrouve des livres que j’ai lus il y a des années, et qui me replongent dans l’am­biance de cette époque, j’en découvre d’autres — avant que le soleil ne se couche, j’a­chète des pleu­rotes, des chan­te­relles, des poi­reaux et du jam­bon, du pain et de la sau­cisse de canard — il fait un temps superbe, des flammes roses dans le ciel — le vent char­gé des odeurs des arbres, les bou­leaux et les peu­pliers — le chat dépose comme une offrande le cadavre d’une sou­ris encore chaude sur les lames de plancher…

Qua­trième pipe d’o­pium. L’au­teur porte sur le visage le nombre des années. Quelque chose d’à la fois sédui­sant et un tan­ti­net aga­çant, railleur, hau­tain. Patrick Deville raconte comme per­sonne com­ment on s’y prend à deux pour s’a­ga­cer, pour toutes les mau­vaises réso­lu­tions qu’on a prises dans sa vie, les mau­vaises déci­sions, tous les ins­tants où l’on aurait mieux fait de ne pas réflé­chir plus de sept fois dans sa bouche et qu’il aurait mieux fal­lu pas­ser sous silence.

Cha­cun en vou­lait à l’autre de lui fusiller ain­si sa vie, de ne pas être à la hau­teur d’un amour qui nous broyait tous les deux, et je m’é­tais enfui.
Je l’a­vais aban­don­née en France, en plein été, pour aller me réfu­gier dans un hiver aus­tral qui sem­blait sus­cep­tible de me rafraî­chir les idées et de mieux conve­nir à mon humeur maus­sade. La veille de mon départ, nous pris un der­nier verre ensemble au casi­no de L’O­céan, et je m’é­tais enga­gé à ne plus lui don­ner aucune nou­velle avant l’au­tomne dans l’hé­mi­sphère Nord, ni lettre, ni télé­phone, et alors nous verrions.
Il va sans dire que debout dans mon man­teau d’hi­ver et les mains au fond de mes poches, au-des­sus des eaux froides de l’ar­royo de Migue­lete, dans les­quelles je n’en­vi­sa­geais pas spé­cia­le­ment de me pré­ci­pi­ter, je regret­tais déjà cette réso­lu­tion. Et que j’au­rais peut-être offert une de mes mains pour pou­voir, de l’autre, cares­ser ses longs che­veux noirs et très lisses — presque asiatiques.

Patrick Deville. La ten­ta­tion des armes à feu.
Seuil, col­lec­tion Fic­tions & Cie. 2006

Cin­quième pipe d’o­pium. Ils étaient friands de chi­noi­se­ries, d’exo­tisme et s’en dégui­saient comme on accroche des boules sur un sapin de Noël. L’o­rien­ta­lisme dans les grandes lar­geurs était un luxe pour bour­geois qui s’en­ca­naillaient dans les ruelles sombres de Chi­na­town, par­tout dans le monde, par­tout où les Chi­nois avaient émi­gré et s’é­taient concen­trés pour recréer à l’a­bri du monde exté­rieur leur com­mu­nau­té. Sous les lam­pions rouges des échoppes confi­den­tielles, on repo­sait sur les nattes de jonc posées sur le sol, dans cette posi­tion carac­té­ris­tique du fumeur d’o­pium, allon­gé sur le côté, bras croi­sés, pipe d’o­pium encras­sée à proxi­mi­té tan­dis que le som­meil agi­té et pro­fond empor­tait les Amé­ri­cains bien-pen­sants dans leurs songes démo­niaques et démo­cra­tiques, comme autre­fois les Anglais à Hong-Kong. Au cœur des ténèbres tenues par des Chi­nois en habits traditionnels.

Fume­rie d’o­pium aux Etats-Unis dans un quar­tier chinois

Fume­rie d’o­pium aux Etats-Unis dans un quar­tier chinois

Sixième pipe d’o­pium. C’est une jour­née d’au­tomne comme une autre, ven­teuse, odo­rante — l’au­tomne est une sta­tue odo­rante (par oppo­si­tion à une sta­tue qui pue), une jour­née pour écou­ter Agnès Obel, une jour­née pour évi­ter le dis­cours du pati­nage (j’au­rais dû pas­ser par là… j’au­rais dû évi­ter de dire cette conne­rie… comme si dire ces phrases pati­neuses pou­vaient chan­ger quelque chose à ce qui s’est pas­sé), une jour­née pour se sou­ve­nir d’un moment tout par­ti­cu­lier, avec une odeur par­ti­cu­lière, dans un lieu par­ti­cu­lier, loin d’i­ci, der­rière la récep­tion d’un hôtel de Bang­kok, dans une petite salle odo­rante où tintent des cloches boud­dhistes, une jour­née pour lire ou pour se sou­ve­nir des lec­tures pas­sées, de tout cet embou­qui­nage, ou pour se fondre dans les yeux d’une femme, d’une cou­leur noi­sette claire et inconnue…

Je m’é­tais deman­dé, dans le cas où on retrou­ve­rait le len­de­main matin mon cadavre, per­cé d’une balle, dans cette chambre d’un hôtel du quar­tier Los Condes de San­tia­go du Chi­li, qui pour­rait bien ache­ter les livres de ma biblio­thèque, épar­pillés sur les trot­toirs, et pour les empor­ter où. Les mêler à quelle nou­velle his­toire. Comme si tous ces livres ali­gnés, par­mi les­quels figure aujourd’­hui Après le feu d’ar­ti­fice, atten­dait ma mort pour choi­sir leur nou­veau pro­prié­taire et bou­le­ver­ser sa vie.

Patrick Deville. La ten­ta­tion des armes à feu.
Seuil, col­lec­tion Fic­tions & Cie. 2006

Sep­tième pipe d’o­pium. Il y a une belle fille qui habite là-bas. Une fille que connaît Cor­to Mal­tese et qu’il n’a pas revue depuis une quin­zaine d’an­nées, dans les bas quar­tiers de Bue­nos Aires. C’est Esme­ral­da, la fille tatouée aux quatre cou­leurs du jeu de carte sur la joue droite.

Hugo Pratt — Tan­go — 1987

Mais la belle fille a pris quelques années et n’est plus aus­si belle que dans ton sou­ve­nir. Elle a vieilli et les rides marquent son visage — et toi ? A quoi res­sembles-tu ? Qu’es-tu deve­nu ? Tu n’as pas vieilli toi aus­si ? Vieux men­teur ! Lâche ! Toi aus­si tu as vieilli et tu refuses de voir que les autres, tous les visages que tu as croi­sés ne vieillissent qu’à ton propre rythme. Les autres ne vieillissent que parce que toi aus­si tu vieillis.

Hui­tième et der­nière pipe d’o­pium. Inter­lope : Emprun­té à l’anglais inter­lo­per, lui-même déri­vé du verbe to inter­lope com­po­sé de inter- (idem en fran­çais) et de lope, qui serait une forme dia­lec­tale de to leap (« cou­rir, sau­ter »). To inter­lope signi­fie­rait alors cou­rir entre deux par­ties et recueillir l’avantage que l’une devrait prendre sur l’autre, d’où le sens de s’introduire, de tra­fi­quer dans un domaine réser­vé à d’autres que l’expression a pris ensuite. (Wiki­pe­dia).

Et main­te­nant, tu fais quoi ? Tu repren­dras bien un autre pipe d’opium ?

Read more
Mogao, et par­ti­cu­liè­re­ment la grotte 17

Mogao, et par­ti­cu­liè­re­ment la grotte 17

Mogao (莫高窟), grottes d’une hau­teur inéga­lée, Dun­huang (敦煌市) ou Touen-Houang, et tous les noms qui y sont asso­ciés, Niko­laï Mikhaï­lo­vitch Prje­vals­ki, celui qui don­na son nom au che­val des steppes, au rou­ge­queue et à la ligu­laire de Chine, Sir Aurel Stein, Paul Pel­liot, l’ab­bé Wáng Yuánlù, mais aus­si le lac et l’oa­sis du Crois­sant de Lune, Yueya­quan (月牙泉) voi­ci ce qui consti­tue un des uni­vers les plus fas­ci­nants dans l’his­toire de la Chine, ou plu­tôt de cette région du monde aujourd’­hui rat­ta­chée à la Chine, non seule­ment à cause de l’ob­jet lui-même de la décou­verte, mais éga­le­ment de ce qu’on peut appe­ler un pillage en bonne et due forme, du fan­tasme de décou­verte lié à cet endroit hors du com­mun et de l’é­trange silence qui est fait aujourd’­hui sur les manus­crits qui y ont été trouvés.

Oasis du Crois­sant de lune — Yueya­quan. Pho­to © Feel planet

A deux pas du désert de Gobi, dans une oasis aux falaises éle­vées, la pierre est creu­sée de 492 cha­pelles boud­dhistes dans les­quelles sont peintes des fresques somp­tueuses, où l’on trouve des sta­tues colos­sales du Boud­dha, mais bien au-delà de ces tré­sors ines­ti­mables dont l’é­mer­gence se situe entre le IVe et le XIVe siècles, que la séche­resse du désert a pu main­te­nir en très bon état, une des plus superbes décou­vertes de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té y a été faite par un Anglais dont le nom résonne encore comme l’a­po­gée de la traî­trise aux oreilles des Chi­nois, Sir Aurel Stein. Dans une des grottes, il découvre en 1907 une biblio­thèque murée dont le mur de brique finit par être abat­tu ; la décou­verte y est colos­sale. Près de 50000 docu­ments, objets, sta­tues, ban­nières s’y trouvent dépo­sés depuis une date anté­rieure au XIe siècle. Stein, n’ayant que peu de temps devant lui, arrive à mar­chan­der quelques manus­crits, dont le célèbre Soû­tra du dia­mant. Fina­le­ment, entre ses deux expé­di­tions, il pré­lève près de 20000 docu­ments et objets. Après lui, en 1908, le Fran­çais Paul Pel­liot emporte 10000 objets, dont des textes nes­to­riens et des tra­duc­tions en chi­nois de textes d’ins­pi­ra­tion chré­tienne. C’est la décou­verte de cette grotte, com­mu­né­ment appe­lée grotte 17 que nous raconte Peter Hopkirk.

Wáng Yuánlù, gar­dien des grottes de Dunhuang

Stein écri­vit : « Je n’a­vais rien d’autre à faire qu’attendre. »
Pas pour long­temps, ain­si que la suite devait le prou­ver. Pus tard, au cours de cette nuit-là, Chiang entra silen­cieu­se­ment dans la tente de Stein et sor­tit avec exci­ta­tion plu­sieurs manus­crits cachés sous son man­teau. Stein vit du pre­mier coup d’œil que ces textes rou­lés étaient très anciens. Les dis­si­mu­lant à nou­veau sous ses vête­ments — car le prêtre avait insis­té pour que cela se passe dans le plus abso­lu secret — Chiang s’es­qui­va et rejoi­gnit dis­crè­te­ment sa petite cel­lule de moine située au pied d’un gigan­tesque Boud­dha assis taillé dans la paroi de la falaise. Il pas­sa le reste de la nuit absor­bé dans ces manus­crits, s’ef­for­çant d’i­den­ti­fier ces textes et de déter­mi­ner leurs dates. A l’aube, il revint sous la tente de Stein, « son visage expri­mant à la fois le triomphe et la stu­pé­fac­tion ». Trans­por­té de joie, il lui décla­ra que ces tra­duc­tions chi­noises de soû­tra boud­dhistes por­taient des colo­phons qui per­met­taient d’é­ta­blir que ces textes avaient été tra­duits par Hsuan-tsang lui-même d’a­près des manus­crits ori­gi­naux qu’il avait rap­por­té de l’Inde.
Il s’a­gis­sait d’un extra­or­di­naire pré­sage — « signe divin », comme le qua­li­fiait Stein — que même cet homme inquiet qu’é­tait Wang ne pour­rait man­quer de recon­naître. En effet, lorsque le petit prêtre avait pré­le­vé de sa chambre secrète ces manus­crits-là, il ne pou­vait abso­lu­ment pas savoir que ces docu­ments étaient direc­te­ment liés à Hsuan-tsang. Chiang s’empressa de lui annon­cer la nou­velle. Il assu­ra à Wang qu’il ne pou­vait y avoir qu’une expli­ca­tion : au-delà de sa tombe, Hsuan-tsang avait lui-même choi­si ce moment pour révé­ler ces textes boud­dhistes sacrés à Stein, « afin que son admi­ra­teur et dis­ciple de l’Inde loin­taine », puisse les rap­por­ter d’où ils étaient venus. Chiang n’eut pas besoin d’in­sis­ter davan­tage. Le dévot prêtre n’é­tait pas près d’ou­blier ce pré­sage. En quelques heures, le mur qui blo­quait la niche où se trou­vaient les manus­crits était abat­tu, et avant la tom­bée du jour, Stein scru­tait la chambre secrète à la lumière de la rudi­men­taire lampe à huile de Wang. Cette scène en rap­pelle une autre qui s’é­tait dérou­lée quinze ans aupa­ra­vant, lorsque Howard Car­ter contem­pla la tombe de Tou­tân­kha­mon à la lueur vacillante d’une bougie.
En tant qu’ar­chéo­logue, Stein ne pou­vait qu’être bou­le­ver­sé par ce qu’il voyait. « Ce que me révé­la cette petite pièce avait de quoi me faire écar­quiller les yeux, racon­ta-t-il ». Amon­ce­lés en plu­sieurs couches, sans aucun ordre, appa­rurent à la faible lueur de la petite lampe que tenait le prêtre la masse com­pacte que for­maient ces énormes paquets de manus­crits qui s’é­le­vaient jus­qu’à trois mètres de haut et rem­plis­saient, ain­si que des mesures ulté­rieures le prou­vèrent, un espace de près de cent cin­quante mètres cubes. C’é­tait selon les mots de Leo­nard Wool­ley, l’homme qui avait décou­vert Ur, « une pre­mière archéo­lo­gique sans pré­cé­dent ». Le Times Lite­ra­ry Sup­ple­ment décla­ra que « seuls quelques rares archéo­logues ont fait une aus­si extra­or­di­naire découverte ».

Au fur et à mesure que leur tra­vail quo­ti­dien se pour­sui­vait, étaient extraits de la chambre secrète non seule­ment d’in­nom­brables manus­crits en chi­nois, sans­krit, sog­dien, tibé­tain, turc orien­tal, runique, oui­ghour, révé­lant aus­si des langues incon­nues, mais encore une riche mois­son de pein­tures boud­dhiques. A leur extré­mi­té tri­an­gu­laire et à leurs ban­de­roles flot­tantes, Stein recon­nut tout de suite que quelques-unes étaient des ban­nières de temples, et d’autres des pein­tures votives des­ti­nées à être accro­chées au mur. Toutes étaient peintes sur une soie extrê­me­ment fine ou sur du papier. Beau­coup étaient très frois­sés, leur plis sem­blaient « repas­sés » à cer­tains endroits, parce qu’elles étaient res­tées pen­dant neuf siècles sous le tas de manus­crits. Plu­tôt que dans leur qua­li­té, l’im­por­tance de ces pein­tures rési­dait dans leur ancien­ne­té —  et donc dans leur rare­té. Les pein­tures de la dynas­tie T’ang, aux­quelles toutes celles-ci appar­te­naient, sont extrê­me­ment rares, de même que celles pro­ve­nant d’a­te­liers locaux comme ceux des oasis. La plu­part des pein­tures furent détruites au milieu du IXe siècle lors d’une vague d’an­ti­clé­ri­ca­lisme qui eut pour consé­quence la fer­me­ture ou la des­truc­tion de quelque qua­rante mille temples et sanc­tuaires boud­dhiques dans toute la Chine. Par chance, Touen-houang tom­ba aux mains des Tibé­tains en 781 apr. J.-C. et en res­ta en leur pos­ses­sion pen­dant les soixante-sept années sui­vantes. Ses temples et ses sanc­tuaires échap­pèrent ain­si à la des­truc­tion per­pé­trée dans toute la Chine à cette époque.
Cer­taines ban­nières trou­vées par­mi les manus­crits étaient si longues, lors­qu’elles furent dépliées, que des spé­cia­listes pen­sèrent qu’elles avaient été spé­cia­le­ment conçues pour être sus­pen­dues en haut des falaises de Touen-houang. Stein ne put dérou­ler la plu­part des pein­tures sur soie qu’il trou­va, tant le poids écra­sant des manus­crits sous les­quels elles avaient été ense­ve­lies durant des siècles les avaient com­pri­mées et trans­for­mées en petits paquets fra­giles et durs. Plus tard, avec une dex­té­ri­té de chi­rur­giens neu­ro­logues, des spé­cia­listes réus­sirent à les déplier dans les labo­ra­toires du Bri­tish Museum, après les avoir trai­tés chi­mi­que­ment. Cette opé­ra­tion dura sept ans.

Peter Hop­kirk, Boud­dhas et rôdeurs sur la route de la soie
Pic­quier poche

Paul Pel­liot dans la grotte 17 à Mogao

Si les décou­vertes de Pel­liot sont aujourd’­hui conser­vées au Louvre et au Musée Gui­met, celles de Stein sont dis­sé­mi­nées entre Londres et New Del­hi. Le Bri­tish Museum, loin de faire hon­neur à un de ses plus extra­or­di­naires décou­vreur n’ex­pose, à part le soû­tra du dia­mant, que quelques manus­crits trou­vés dans la grotte 17. La qua­si inté­gra­li­té de ces docu­ments est actuel­le­ment conser­vées dans des caisses, à l’a­bri de la lumière… et des regards. Etrange hom­mage à une des plus sen­sa­tion­nelles décou­vertes de l’ar­chéo­lo­gie de la Route de la soie.

Read more
Le sūtra du dia­mant de Dunhuang

Le sūtra du dia­mant de Dunhuang

Au cœur de la mahā­pra­jñāpā­ra­mitā (प्रज्ञापारमिता), le cor­pus des œuvres lit­té­raires du grand véhi­cule, mahāyā­na (महायान), se trouve un des sūtras les plus connus du boud­dhisme, à l’o­ri­gine des grandes idées du cou­rant chan et zen.

Après avoir enten­du le Sūtra du Dia­mant, Huì­néng (惠能) se rend au monas­tère du mont de la prune jaune (黄梅山) et est assi­gné dans la cui­sine, où il demeure six mois.

Un jour, Shén­xiù (神秀), moine éru­dit et assis­tant du patriarche, écrit un poème sur un mur :

身是菩提樹, Le corps est l’arbre de l’Éveil,
心如明鏡臺。 L’es­prit est comme un brillant miroir dressé.
時時勤拂拭, À chaque ins­tant je l’époussette,
勿使惹塵埃。 Et n’y laisse aucune poussière.

Illet­tré, Hui­neng se fait lire le poème, et puis il y répond par ces vers qu’il demande à quel­qu’un d’é­crire à côté du précédent :

菩提本無樹, Il n’y a aucun arbre dans l’Éveil,
明鏡亦非臺。 Le miroir n’est pas dressé.
本來無一物, Puisque fon­da­men­ta­le­ment rien n’a d’existence,
何處惹塵埃。 Où de la pous­sière pour­rait-elle se déposer ?

(source Wiki­pe­dia)

L’im­por­tance du Vaj­rac­che­dikā­pra­jñāpā­ra­mitāsū­tra réside dans la sym­bo­lique du dia­mant, la pierre la plus dure mais aus­si la plus tran­chante qui soit, capable de cou­per toutes les autres pierres, qui, lors­qu’elle est pure peut avoir la trans­pa­rence de l’eau, et fait réfé­rence à la doc­trine de la vacui­té qui elle, trans­perce toutes les autres doc­trines sub­stan­tielles, repré­sente l’ab­sence de carac­tère fixe et inchan­geant de toute chose. Boud­dha y converse avec son dis­ciple Sub­hu­ti de la vacui­té, de la pré­cio­si­té du dia­mant qui mal­gré sa pure­té empêche le sage d’at­teindre l’éveil.

Res­pec­tueu­se­ment impri­mé par Wang Jie pour être dis­tri­bué gra­tui­te­ment à tous, au béné­fice de ses parents, le 15e jour du 4e mois, 9e année de l’ère Xian­tong. Cli­quez sur l’i­mage pour la voir en grand.

L’exé­gèse du sūtra demeure com­pli­quée du fait que les tra­duc­tions du sans­krit se sont dif­fu­sées dans le monde boud­dhiste, jus­qu’au Gand­ha­ra et au Kho­tan, et notam­ment en chi­nois sim­pli­fié. C’est une de ces ver­sions que Sir Aurel Stein a décou­vert nichée au cœur des magni­fiques grottes de Dun­huang. Si le manus­crit trou­vé n’a­vait été qu’un simple manus­crit, il n’au­rait pas été si célèbre. C’est aujourd’­hui le seul manus­crit rap­por­té par Aurel Stein qui soit expo­sé au public dans les salles de la Bri­tish Libra­ry, et pour cause, il est daté de 868 et se trouve être le pre­mier docu­ment retrou­vé impri­mé de l’hu­ma­ni­té, six cents ans avant les pre­mières impres­sions de Guten­berg, ce qui ne ren­seigne abso­lu­ment en rien sur les pro­cé­dés uti­li­sés à l’é­poque, mais peu importe, la réa­li­té est là, il a bien été impri­mé et porte aujourd’­hui la cote Or. 8210/p.

Le plus célèbre manus­crit issu de la masse encom­brant la pièce est sans aucun doute le Soû­tra du Dia­mant. Sa renom­mée n’a rien à voir avec le texte lui-même, dont il existe d’in­nom­brables exem­plaires (il y en avait plus de cinq cents, com­plets ou non, qui fai­saient par­tie du seul butin de Stein à Touen-Houang). Celui-ci semble être le plus ancien livre impri­mé que l’on connaisse, fabri­qué il y a plus de mille ans à par­tir de blocs d’im­pres­sion en bois. Dans un ouvrage chi­nois contem­po­rain ayant pour thème l’his­toire de l’im­pri­me­rie et publié en 1961 par la Biblio­thèque Natio­nale de Pékin, ce texte est ain­si décrit : « Le Soû­tra du Dia­mant, impri­mé en l’an­née 868 […], est le plus ancien livre impri­mé qui existe au monde ; il est fait de sept bandes de papier jointes les unes aux autres, com­pre­nant sur la pre­mière page une gra­vure d’un grand talent. » L’au­teur ajoute : « Ce célèbre rou­leau fut volé il y a plus de cin­quante ans par l’An­glais Ssu T’an-yin [Stein] ; cet acte fait encore grin­cer les dents des Chi­nois, qui lui vouent une haine achar­née. » Ce livre est main­te­nant expo­sé au Bri­tish Museum, à quelques pas du célèbre ouvrage occi­den­tal : la Bible de Guten­berg. Le rou­leau de Touen-houang, qui mesure quatre mètres et huit cen­ti­mètres de long, porte la date exacte du 11 mai 868 ain­si que le nom de l’homme qui le com­man­da et le dif­fu­sa. Cela fait de lui non pas le plus ancien impri­meur connu, ain­si qu’on le pré­tend par­fois, mais le plus ancien éditeur.

Peter Hop­kirk, Boud­dhas et rôdeurs sur la route de la soie
Pic­quier poche

L’his­toire détaillé du manus­crit sur le site du Inter­na­tio­nal Dun­huang Pro­ject.

Read more
Moka au bar aux portes du Tak­la­ma­kan, dans l’oa­sis dévas­tée de Tourfan

Moka au bar aux portes du Tak­la­ma­kan, dans l’oa­sis dévas­tée de Tourfan

Sale habi­tude chez ces car­to­graphes que de des­si­ner les plans de pays qui n’existent que dans leurs rêves… On aurait pu les croire sur parole, leur attri­buer le mérite de l’in­ven­tion de nou­velles terres, on aurait même pu les suivre les yeux fer­més en se disant que de nou­veaux mondes étaient à por­tée de vue… mais voi­là qu’ils nous servent des cartes des­si­nant le contour des déserts, à la lisière d’é­ten­dues de sables dont l’é­chelle nous laisse sup­po­ser qu’il n’y a que la mort au bout de la route. Le sable, la pous­sière, les ves­tiges des âmes per­dues sur les routes com­mer­çantes, les oasis dévas­tées, les mai­sons de tor­chis pro­té­geant encore à demi-mots les der­niers usten­siles de la vie quotidienne.

Tour­fan fait par­tie de ces ves­tiges du pas­sé, dont il ne reste plus rien aujourd’­hui. L’âme de Tour­fan, en tout cas, a dis­pa­ru. Tour­fan, un nom qui sonne bien peu chi­nois (Tur­pan, تۇرپان en ouï­ghour), et qui pour­tant est une des prin­ci­pales pré­fec­tures de l’im­mense région auto­nome du Xin­jiang, coin­cée entre la Mon­go­lie et le Kaza­khs­tan. En réa­li­té, Tour­fan n’a jamais eu un grand  inté­rêt en soi. En revanche, les alen­tours sont truf­fés de ves­tiges encore visibles aujourd’­hui, comme la grotte des mille boud­dhas de Bezek­lik, ou les ves­tiges de la culture gushi à Gao­chang (قاراغوجا, Qara-Hoja), à deux pas des Monts Flam­boyants, ces immenses falaises de grès rouges qui réflé­chissent une cha­leur incroyable. Voi­là. Nous sommes au cœur de la Chine que l’on nom­mait autre­fois Tur­kes­tan Chi­nois, où les tem­pé­ra­tures dans ces plaines et ces mon­tagnes déser­tiques peuvent faci­le­ment mon­ter à plus de 40°C.

Albert von Le Coq, archéo­logue un peu replet et por­tant fiè­re­ment son nom fran­çais qui tra­hit des ori­gines hugue­notes, par­court les anciennes routes com­mer­ciales. Avec son adjoint Bar­tus, ils pré­lè­ve­ront des fresques à la scie direc­te­ment dans les grottes de Bezek­lik, rem­plis­sant ain­si près de 300 caisses de bois rem­plies de bourre de coton et de feutre d’an­ti­qui­tés et de fresques fra­giles, qui ren­tre­ront en Alle­magne et qui seront allè­gre­ment détruites pen­dant les bom­bar­de­ments de la Seconde Guerre Mon­diale… Tra­gique his­toire que ce pillage sys­té­ma­tique jus­ti­fié par une soi-disant insta­bi­li­té poli­tique de la région à cette période. C’est lui qui ramè­ne­ra notam­ment cette superbe fresque repré­sen­tant Boud­dha ain­si qu’un moine aux che­veux roux et aux yeux bleus, cer­tai­ne­ment un tokha­rien, le tout peint dans un style aux dra­pés qui ne sont pas sans rap­pe­ler les influences de la sta­tuaire grecque, et les cou­leurs de l’art byzan­tin. Curieux syn­cré­tisme témoin d’une époque où l’art voya­geait plus vite que les hommes…

Fresque de la grotte des mille boud­dhas de Bezek­lik repré­sen­tant un moine tokharien

La ville de Tour­fan se trouve à deux cent qua­rante kilo­mètres au nord du point ultra-secret, situé près de Lou-lan, où la Chine a tes­té ses pre­mières armes nucléaires. Cette verte et fer­tile oasis consiste en une très vaste dépres­sion natu­relle d’en­vi­ron sept cent soixante dix mille kilo­mètres car­rés, que les géo­graphes consi­dèrent comme l’une des plus pro­fondes à la sur­face du globe. Autour de la ville s’é­lèvent des col­lines por­tant des traces de trem­ble­ments de terre, et dépour­vues de toute vie, ain­si que d’autres déserts tout aus­si sté­riles. Au nord se dresse la cime ennei­gée du Bog­do-Ola (la « mon­tagne de Dieu »), plus hautes que tous les som­mets d’Eu­rope, et qui forme l’é­pe­ron orien­tal du grand T’ien Shan. Le pay­sage gran­diose et aus­tère de cette région rap­pe­lait au voya­geur bri­tan­nique Sir Eric Teich­man, qui tra­ver­sa cette par­tie du Tur­kes­tan au cours de l’hi­ver 1935, le Grand Canyon du Colo­ra­do. Il fai­sait si froid que les membres de son groupe devaient chaque matin allu­mer des feux sous les moteurs pour les faire démar­rer, « pro­cé­dé très dan­ge­reux », sou­li­gna-t-il, mais consi­dé­ré comme très cou­rant dans cette par­tie du monde. Au contraire, en été, la cha­leur était si intense que le mer­cure mon­tait en flèche jus­qu’à cin­quante-cinq degrés, contrai­gnant même les habi­tants de la région à se réfu­gier dans des caves spé­cia­le­ment creu­sées à cet effet. Cepen­dant, quelques uns des vil­lages-oasis les plus fer­tiles du Tur­kes­tan chi­nois y vivent, dis­sé­mi­nés à tra­vers ce pay­sage aride et des­sé­ché. Au moment de l’a­po­gée de la Route de la Soie, les vins, les melons et les rai­sins frais de ces oasis appro­vi­sion­naient la cour impé­riale de C’hang-an. Le secret de cette éton­nante luxu­riance réside dans un ingé­nieux sys­tème d’ir­ri­ga­tion ori­gi­nai­re­ment emprun­té à la Perse, et qui, grâce à de pro­fonds canaux sou­ter­rains, apporte l’eau des neiges, pro­ve­nant des mon­tagnes du Nord, à ces com­mu­nau­tés, qui, sans cela, n’au­rait pu survivre.

Les deux Alle­mands pour­sui­virent leur voyage vers Tour­fan, située à deux cents soixante kilo­mètres à l’in­té­rieur du Tur­kes­tan chi­nois, où ils firent très vite connais­sance avec la vie répu­gnante des insectes. Outre les mous­tiques, les mouches, les simu­lies, les scor­pions et les poux, il exis­tait deux types d’a­rai­gnées par­ti­cu­liè­re­ment déplai­santes. La pre­mière appar­te­nait à une espèce capable de sau­ter ; son corps avait la taille d’un œuf de pigeon, ses mâchoires émet­taient une sorte de cris­se­ment de dents, et elle avait la répu­ta­tion d’être veni­meuse. La seconde était plus petite, noire et poi­lue, et vivait dans les trous creu­sés dans le sol. Sa piqûre était par­ti­cu­liè­re­ment redou­tée, car si elle n’é­tait pas mor­telle elle pou­vait être très dan­ge­reuse. C’é­tait cepen­dant les cafards de Tour­fan qui dégoû­taient le plus les Alle­mands. A. von Le Coq, écri­vait « Un homme qui se réveillait le matin avec une telle créa­ture assise sur son nez, ses grands yeux en train de le fixer et ses antennes qui ten­taient d’at­ta­quer les yeux de sa vic­time, tom­bait irré­mé­dia­ble­ment malade. On avait l’ha­bi­tude de sai­sir l’in­secte, non sans éprou­ver un hor­rible dégoût, et de l’é­cra­ser ; il se déga­geait alors une odeur extrê­me­ment désagréable. »

Peter Hop­kirk, Boud­dhas et rôdeurs sur la route de la soie
Pic­quier poche

Paul Pel­liot à Dun­huang (Touen Hang)

Carte dis­po­nible sur Gal­li­ca.

Read more
Kara-buran, oura­gan noir, ter­reur des cara­vanes de Taklamakan

Kara-buran, oura­gan noir, ter­reur des cara­vanes de Taklamakan

La plu­part de ceux qui y ont mis les pieds n’en sont jamais res­sor­tis pour en par­ler. On les avait pour­tant pré­ve­nus ; Tak­la­ma­kan (ەكلىماكان قۇملۇقى en ouï­ghour) aurait plu­sieurs sens : lieu de ruines, endroit aban­don­né, on dit même que le mot lui-même signi­fie « entre, mais ne sort jamais »… Ce désert dont la majeure par­tie se trouve aujourd’­hui dans la région auto­nome ouï­ghoure du Xin­jiang (Chine) est un des déserts les plus redou­tables du monde. Cer­tains de ceux qui s’y sont aven­tu­rés sont à ce jour en train de voir blan­chir leur os sous la caresse d’un soleil redou­table, si tou­te­fois ils n’ont pas déjà été absor­bés par les sables.

Dans ce désert de mort souffle des vents cata­ba­tiques, c’est-à-dire gra­vi­ta­tion­nels, pro­duits par la des­cente brusque d’une masse d’air froid le long d’une pente ; en l’oc­cur­rence, le désert est bor­dé au nord par la chaîne du Tian Shan, à l’ouest par le Pamir et au sud par la cor­dillère du Kun Lun, des chaînes de mon­tagnes dont l’al­ti­tude culmine pour cha­cune à plus de 7500 mètres. On pour­rait se dire que la seule porte à peu près pra­ti­cable reste l’est, mais on n’y trouve que le désert de Lop et le Gobi… Autant dire que les envi­rons ne sont pas les régions les plus hos­pi­ta­lières du monde…

Chez les Ouï­ghours qui sont les rési­dents his­to­riques de cette région, rôde une légende selon laquelle les lieux seraient infes­tés d’es­prits malins, mais selon les témoi­gnages lit­té­raires qu’on retrouve, il fau­drait plu­tôt aller cher­cher du côté du Kara-Buran, cet oura­gan noir malé­fique que cer­tains ont si bien décrits.

Sven Hedin, l’ex­plo­ra­teur sué­dois, écrit ces quelques lignes lors de sa pre­mière expé­di­tion dans le désert (textes ras­sem­blés dans l’ou­vrage Dans les sables du Tak­la­ma­kan aux édi­tions Nico­las Chau­dun, 2011) :

Brus­que­ment le soleil se voi­la et dis­pa­rut dans une obs­cu­ri­té profonde.
… Une sen­sa­tion de cata­clysme immi­nent nous enve­loppe. Au loin on entend un cré­pi­te­ment ; de minute en minute il se rap­proche… Un coup de vent, puis une rafale ter­rible. Les arbres tor­dus par l’ouragan se brisent avec des cra­que­ments épou­van­tables. Pen­dant quelques ins­tants c’est un fra­cas ter­rible. En même temps, des tour­billons de pous­sière nous aveuglent nous étouffent. Fouet­té par le souffle irré­sis­tible de la tour­mente, le sable fuit sous nos pas ; on a comme une impres­sion d’engloutissement.
La tem­pête ne dure que quelques heures ; le len­de­main le ciel était cepen­dant encore tel­le­ment char­gé de pous­sière, que tout vue était mas­quée dans un faible rayon.

J’ai éga­le­ment retrou­vé la trace de cette orgueilleuse bour­rasque dans le magni­fique livre de Peter Hop­kirk, Forei­gn devils on the silk road (le titre fran­çais étant plus conno­té autour de la ques­tion des vols d’an­ti­qui­té, l’au­teur ne l’a jamais vali­dé). On recon­naît dans le mot kara-buran, la racine turque kara qui signi­fie “noir”. Le mot Buran (Бура́н), lui, désigne en russe la tem­pête de neige.

Dans son livre inti­tu­lé Tré­sors ense­ve­lis du Tur­kes­tan chi­nois (Buried Trea­sures of Chi­nese Tur­kes­tan), Albert von Le Coq décrit le kara-buran, l’ou­ra­gan noir, ter­reur des cara­vanes : « Tout à coup, le ciel noir­cit… Peu après, la tem­pête éclate avec une effroyable vio­lence et s’a­bat sur la cara­vane. D’é­normes masses de sable mêlées de cailloux sont hap­pées avec une force extra­or­di­naire, tour­billonnent et se ruent sur l’homme et l’a­ni­mal, l’obs­cu­ri­té s’ac­croît, et d’é­tranges bruits d’ob­jets qui s’en­tre­choquent se confondent avec le mugis­se­ment et le hur­le­ment de la tem­pête… Tout cela res­semble à une vision d’en­fer… Tout voya­geur pris dans une telle tem­pête doit, mal­gré la cha­leur, s’en­ve­lop­per entiè­re­ment de feutre pour évi­ter d’être bles­sé par les pierres qui s’a­battent avec une force folle tout autour de lui. Les hommes et les che­veux doivent se cou­cher par terre et subir la vio­lence de l’ou­ra­gan qui fait rage pen­dant plu­sieurs heures d’affilée. »

Peter Hop­kirk, Boud­dhas et rôdeurs sur la route de la soie, 1980

L’in­ter­pré­ta­tion que le voya­geur Xuan­zang (玄奘) en fait dans ses récits de voyage est beau­coup moins fac­tuelle et s’en tient à l’exis­tence, avé­rée ou non et relayée par les voya­geurs ouï­ghours, d’es­prits maléfiques.

Hsuan-tsang, le grand voya­geur chi­nois qui, au VIIè siècle, tra­ver­sa le Tak­la­ma­kan pour se rendre en Inde, décrit ces démons : « Lorsque ces vents se lèvent, hommes et bêtes perdent l’es­prit et res­tent plan­tés là, tota­le­ment impuis­sants. On entend alors par moments des notes tristes et plain­tives, des cris pitoyables, de telle sorte qu’entre les visions et les bruits du désert les hommes se sentent per­dus et ne savent plus où aller. D’où le fait que tant de gens péris­sent au cours du voyage. Mais tout cela est l’œuvre des démons et des mau­vais esprits. »

Peter Hop­kirk, Boud­dhas et rôdeurs sur la route de la soie, 1980

Pho­to d’en-tête © Mike Locke

Read more