Epi­sode pré­cé­dent : La rose et la tulipe, car­net de voyage à Istan­bul 10 : Au pied de Sul­tan Ahmet Camii, la majes­tueuse Mos­quée Bleue

Sainte-Sophie est située en plein cœur de la vie stam­bou­liote, et peu importe l’en­droit par lequel on y par­vient, le loi­sir qui est don­né de pou­voir tour­ner autour est un plai­sir pour les yeux qui fait éga­le­ment prendre conscience que nous sommes là en face d’un des plus beaux monu­ments de la Chré­tien­té qui semble nous crier dans sa langue archaïque « Ici tu pénètres en Orient, en terre chré­tienne » ; un témoi­gnage unique de l’histoire…

Istanbul - avril 2012 - jour 2 - 099 - Entrée de Sainte-Sophie (Ayasofya Cami Müzesi)

D’un côté se trouve Soğuk­çeşme Sokağı (rue de la fon­taine froide) avec ses belles mai­sons bour­geoises otto­manes du XIXème siècle et qui tire son nom de la fon­taine qui se situait autre­fois près de l’en­trée du parc de Gül­hane. S’y trouve encore une citerne byzan­tine, aujourd’­hui vidée et inves­tie par un res­tau­rant. Le haut de la rue donne vue sur l’é­glise, jus­qu’à l’une de ses entrées amé­na­gée face à la pre­mière porte du palais de Top­kapı (Top­kapı Sarayı), entrée majes­tueu­se­ment déco­rée, où se trouve éga­le­ment la fon­taine d’Ahmed III, cer­tai­ne­ment la plus grande d’Is­tan­bul, d’où la vue sur la mer de Mar­ma­ra est sai­sis­sante. Voir le dia­po­ra­ma.

Istanbul - avril 2012 - jour 2 - 110 - İshak Paşa caddesi et Mer de Marmara

En lon­geant encore l’é­glise, du côté du che­vet des­si­né par Sinan, on peut visi­ter les tom­beaux des sul­tans des­cen­dant de Süley­man le Magni­fique ; Selim II (dit l’i­vrogne), Murat III, et Meh­met III (plus inté­res­sé par les affaires du harem de Top­kapı que par celles de son pays) et de leur des­cen­dance. Des lieux solen­nels et magni­fi­que­ment déco­rés, beau­coup res­pec­tables que les per­son­nages qui y sont enter­rés, des tombes raf­fi­nées, déco­rées de faïences, de cou­pole fine­ment peintes et de mar­que­te­ries déli­cates incrus­tées d’i­voire. Voir le dia­po­ra­ma.

Istanbul - avril 2012 - jour 8 - 050 - Tombeau de Murat III

Istanbul - avril 2012 - jour 8 - 039 - Tombeau de Selim II

Istanbul - avril 2012 - jour 8 - 041 - Tombeau de Selim II

Lors­qu’on pénètre par la pre­mière porte du palais de Top­kapı , on arrive dans l’en­ceinte, près d’une autre église, beau­coup plus dis­crète celle-ci, mais qui entre­tient des rap­ports étroits avec Sainte-Sophie et dont je repar­le­rai à la fin du cha­pitre : Sainte-Irène. Je ne suis pas allé visi­ter le Palais, par manque de temps et parce que la foule qui y atten­dait me sem­blait sim­ple­ment dérai­son­nable. Il a fal­lu faire des sacrifices.

En redes­cen­dant vers la place, on se trouve nez à nez avec le Hase­ki Hür­rem Sul­tan Hamamı, com­man­di­té par Süley­man et réa­li­sé par Sinan, un très beau monu­ment bar­dé de ses mame­lons de verre fer­mant les ocu­li qui a retrou­vé son usage d’o­ri­gine qui occupe une place de choix entre les deux grandes monu­ments de Sultanahmet.

Istanbul - avril 2012 - jour 3 - 093 - Haseki Hürrem Sultan Hamamı

[audio:exapostilarion.xol]

Me voi­ci donc ici au cœur de Sainte-SophieἉγία Σοφία en grec (voir le dia­po­ra­ma com­plet — 102 pho­tos). Ce n’est pas une sainte du nom de Sophie qu’on célèbre ici, mais la Sagesse toute puis­sante, la Sainte-Sagesse, la Divine Sagesse. Le monu­ment ins­pire tel­le­ment le res­pect et un sen­ti­ment de tre­men­dum que même les Otto­mans qui ont conquis la ville en 1453 n’ont pas osé, comme ce fut le cas dans les autres églises, recou­vrir les repré­sen­ta­tions divines de badi­geons aux motifs flo­raux ou de ver­sets du Coran. Non, de simples disques repre­nant les noms d’Al­lah, du Pro­phète et des quatre pre­miers califes, un min­bar et un mih­rab sont les seuls signes indiquent à l’in­té­rieur que nous sommes dans ce qui a été un lieu de culte musul­man. Karl Bae­de­cker disait que les ran­gées de tapis de prière orien­tés dans une oblique par rap­port à l’o­rien­ta­tion de l’é­glise créait une étrange sen­sa­tion de dis­sy­mé­trie, presque déran­geante. A l’ex­té­rieur, quatre immenses mina­rets dépa­reillés tra­hissent la fonc­tion. Pour­tant, celle qu’on appelle la Μεγάλη Ἐκκλησία, la Grande Église était bien autre­fois recou­vertes de scènes de la Bible, mais les musul­mans n’y sont pour rien. La plu­part des repré­sen­ta­tions ont été recou­vertes par les ico­no­clastes eux-mêmes. On se rend compte à quel point la lutte fut idéo­lo­gique et pré­gnante dans la socié­té byzan­tine en regar­dant les murs de la basi­lique, comme on peut regar­der les murs des églises tro­glo­dytes de Cappadoce :

[…] La pré­sence ico­no­claste est attes­tée en maints endroits. Les motifs géo­mé­triques à l’ocre rouge, typiques de cette période, y abondent, même s’ils ont été en par­tie recou­verts de fresques exé­cu­tées après la Res­ti­tu­tion des images. Le mau­vais état de ces der­nières laisse appa­raître, sous les écaillures cau­sées par l’hu­mi­di­té, le motif inlas­sable de la Croix, ain­si que les orne­ments habi­tuels à base de car­rés et de losanges dont on a vou­lu embel­lir les pilastres et leur cha­pi­teau, sou­li­gner l’arc des voûtes ou les dif­fé­rentes saillies de l’é­di­fice. Quelques ins­crip­tions ont trait aus­si à cette époque, dont celle-ci, rele­vée par hasard à l’angle sud-ouest de la nef d’une cha­pelle située près de Sinas­sos : « Quand on se contente de figu­rer la Croix, et non pas son image, Jésus-Christ n’est point souillé… »

Istanbul - avril 2012 - jour 5 - 023 - Sainte-Sophie (Ayasofya Cami Müzesi)

Istanbul - avril 2012 - jour 8 - 029 - Sainte-Sophie (Ayasofya Cami Müzesi)

Istanbul - avril 2012 - jour 5 - 101 - Sainte-Sophie (Ayasofya Cami Müzesi)

Retra­cer l’his­toire de cette vieille dame serait trop long, car la pre­mière basi­lique vou­lue par Constan­tin date de 330, cer­tai­ne­ment sur les ruines d’un temple dédié à Apol­lon. Comme on peut le voir sur la modé­li­sa­tion ci-des­sous à droite, le pre­mier bâti­ment consa­cré en 360 par Constance II est bâti sur le modèle des pre­mières basi­liques, rec­tan­gu­laire, fabri­qué en pierre et pour­vu d’un toit en bois. Incen­diée en 404 puis recons­truite en 415, elle fut à nou­veau incen­diée en 532 lors de la sédi­tion Nika et recons­truite immé­dia­te­ment jus­qu’en 537. La modé­li­sa­tion ci-des­sous montre au milieu l’é­glise dans sa forme vou­lue par Jus­ti­nien, telle qu’elle existe encore aujourd’­hui et juste avant que le dôme ne s’ef­fondre. Le des­sin du fond montre l’é­glise avec son nou­veau dôme. L’im­mense basi­lique qui se trouve sur cette place et qui est long­temps res­tée la plus grande église du monde est en réa­li­té debout depuis 1500 ans ! C’est en par­tie la rai­son pour laquelle elle semble si véné­rable et peut-être aus­si rustique.

Illus­tra­tion pro­ve­nant du site Byzan­tium 1200

A l’ex­té­rieur, le bâti­ment a une allure aus­tère, mas­sive. Les par­ties infé­rieurs sont faites de pierre nue jointe au mor­tier mais sur les par­ties supé­rieures, on voit qu’une grande par­tie a été recou­verte d’en­duit badi­geon­né d’un rose oran­gé qui donne à l’en­semble une cou­leur irréelle, sur­tout lorsque le soleil se couche et s’ap­puie sur la vieille dame jus­qu’à sa dis­pa­ri­tion. Tout le charme de cette église réside dans la jux­ta­po­si­tion d’élé­ments contraires ; dômes et lignes droites des crêtes du pen­den­tif, arron­di des fenêtres sui­vi dans la toi­ture et piliers massifs.

A l’in­té­rieur, la pre­mière chose qui frappe, c’est l’im­pres­sion presque écra­sante ren­due par cet espace immense créé du fait que le dôme prin­ci­pal repose sur ce qu’on appelle un pen­den­tif, c’est à dire la haute cour­bure de quatre demi-cou­poles affron­tées. Le résul­tat est extra­or­di­naire et ain­si qu’on le voit sur le plan ci-des­sus, il n’y aucun pilier sur toute la par­tie cen­trale pour venir sup­por­ter la charge colos­sale de qui se trouve au-des­sus de nos têtes. C’est là un exploit archi­tec­tu­ral sans pré­cé­dent, pui­qu’au­cune des églises de la Chré­tien­té ne sera plus construite sur ce modèle et n’u­ti­li­se­ra ce pro­cé­dé qui est sim­ple­ment sai­sis­sant. La ran­gée de fenêtres qui fait tout le tour est un véri­table puits de lumière.

Istanbul - avril 2012 - jour 5 - 026 - Sainte-Sophie (Ayasofya Cami Müzesi)

Sur le pen­den­tif lui-même, on retrouve la figure des séra­phins qui pen­dant un temps avaient le visage recou­vert d’un capi­ton (digne com­pro­mis des musul­mans qui n’ont pas sou­hai­té faire dis­pa­raître ces figures, mais les ont tout de même mas­quées) et au-des­sus de l’un d’eux, on voit à quel point l’é­qui­libre de la cou­pole repose sur peu de chose…

On trouve dans la basi­lique tout un ensemble har­mo­nieux de cha­pi­teaux de marbre fine­ment cise­lé, de mosaïques déco­ra­tives dorées si fines qu’on a du mal à se dire qu’elles ont quinze fois cent ans… En par­lant de marbres, on les trouve pla­qués sur les murs de l’exo­nar­thex, de toutes les cou­leurs, de toutes les tailles ; por­phyre d’E­gypte, phry­gien, vert de Laco­nie, lydien, mau­ri­ta­nien, abrugge et bien d’autres au nom exo­tiques et aux cou­leurs irréelles… A l’é­tage, on pour­ra voir une plaque récente mon­trant l’emplacement pré­su­mé de la tombe du doge Enri­co Dan­do­lo, celui qui à la tête de la Qua­trième Croi­sade dévas­ta l’in­té­rieur de la basi­lique, en plus de quelques autres bâti­ments de la ville. Drôle d’hon­neur pour un assassin…

Istanbul - avril 2012 - jour 5 - 112 - Sainte-Sophie (Ayasofya Cami Müzesi)

Istanbul - avril 2012 - jour 5 - 122 - Sainte-Sophie (Ayasofya Cami Müzesi)

Istanbul - avril 2012 - jour 5 - 117 - Sainte-Sophie (Ayasofya Cami Müzesi)

Dans la cou­pole de l’ab­side du chœur se trouve la figure immense et pro­tec­trice de la Théo­to­kos (vierge à l’en­fant) qui porte sur elle seule pra­ti­que­ment la res­pon­sa­bi­li­té de l’im­pres­sion de solen­ni­té qui se dégage du lieu. A l’é­tage supé­rieur où l’on accède par une rampe qu’on croi­rait faite pour y mon­ter à che­val, on retrouve cer­taines des plus belles mosaïques byzan­tines qui soit : la déi­sis où l’on voit un Christ à la car­na­tion superbe entou­ré de Saint-Jean Bap­tiste et de la Vierge Marie, mais aus­si la mosaïque des Com­nène ou celle de l’im­pé­ra­trice Zoé.

Istanbul - avril 2012 - jour 5 - 014 - Sainte-Sophie (Ayasofya Cami Müzesi)

L’at­mo­sphère des lieux nous dit à quel point c’est ici que s’est cris­tal­li­sée l’his­toire de Byzance, dans sa gran­deur comme dans ses bas­sesses, dans sa gloire et ses moments sombres. L’âge de cette église nous ren­voie à des choses tel­le­ment archaïques, presque brutes et sau­vages qu’on se sent lit­té­ra­le­ment hap­pé dans le pas­sé et dans une his­toire qui nous est, fina­le­ment, assez étran­gère et qui peut, je le conçois mettre mal à l’aise. Entrer ici n’est pas un acte ano­din ; il per­met d’in­té­grer une his­toire qui nous a échap­pé et qui fait pour­tant hau­te­ment par­tie de notre culture et de notre civi­li­sa­tion. Il per­met éga­le­ment de com­prendre en par­tie les tenants et abou­tis­sants d’une des plus graves crises esthé­tiques et théo­lo­giques de notre civi­li­sa­tion : la que­relle des images.

Istanbul - avril 2012 - jour 5 - 055 - Sainte-Sophie (Ayasofya Cami Müzesi)

Alain Nadaud, en rap­por­tant les mots de Karl Bae­de­cker, montre à quel point le lieu est controversé :

[…] L’au­teur constate avec regret que beau­coup de voya­geurs, et cer­tains par­mi les plus illustres, n’ont consi­dé­ré qu’a­vec dédain ce monu­ment. […] Ain­si assaillent-ils nos ambas­sades et léga­tions de requêtes dans le but d’ar­ra­cher l’au­to­ri­sa­tion qui leur per­met­tra de visi­ter le Séraï et ses confi­se­ries archi­tec­tu­rales et ne prennent-ils avec ennui la peine de reti­rer leurs chaus­sures pour péné­trer dans cette église, dédiée à la « Sagesse divine », encore toute reten­tis­sante des cla­meurs de l’his­toire. Nous recom­man­de­rons donc au voya­geur de ne pas trop céder au confort moderne et dis­tin­gué des hôtels de Péra ou à l’a­gré­ment des petits cafés de Gala­ta où se ren­contrent la plu­part des euro­péens. Par le pont de bateaux, nous l’in­vi­tons à pas­ser le plus sou­vent pos­sible du côté de Stan­bul. Par ses pro­por­tions et son allure impo­sante, son aspect sombre et char­gé de mys­tères, par le froid aus­si qui, dès l’en­trée, vous tombe sur les épaules, Sainte-Sophie a‑t-elle à ce point de quoi ter­ri­fier ? Plus sûre­ment le goût du jour ne porte-t-il guère s’ex­ta­sier devant d’aus­si colos­sales construc­tions ; il est vrai éga­le­ment qu’une telle déme­sure a de quoi lais­ser inter­dit. L’au­teur soup­çonne plu­tôt ses pareils d’y voir quelque chose d’antique et de sau­vage. Cet or ici et là affi­ché et la brillance des mosaïques dis­si­mulent mal l’ex­cès en tout qui, à leurs yeux, carac­té­rise en géné­ral l’art des bar­bares. Il les sent poser le pied sur le dal­lage sonore de la Mega­lis eccle­sias avec la même stu­pé­fac­tion mais fina­le­ment aus­si la même répul­sion que leurs pré­dé­ces­seurs francs de la Qua­trième Croi­sade lors­qu’en 1204 ceux-ci osèrent péné­trer à che­val dans l’é­di­fice, avant de se ruer sur ses richesses et tout y mettre à sac. Tant de magni­fi­cence les rebute. Leur esprit raf­fi­né n’y voit qu’ou­trances et gros­siè­re­té. Ils aiment que les curio­si­tés qu’ils visitent res­tent à leur échelle, petites comme eux.

Istanbul - avril 2012 - jour 8 - 072a - Topkapı Sarayı Müzesi

Au-delà des murs de Top­kapı, on trouve une autre vieille dame, dis­crète, ombra­geuse, Sainte-Irène. Construite éga­le­ment au IVème siècle, elle fut incen­diée de la même manière lors de la sédi­tion Nika et fut recons­truite dans le même esprit que Sainte-Sophie, mais sur le plan d’une croix grecque. Dans sa forme actuelle, elle date du VIIème siècle puis­qu’un trem­ble­ment de terre l’a mise à terre à cette époque. Elle n’est pas ouverte au public car on la juge de trop d’in­té­rêt, et souffre de la concur­rence de sa voi­sine. En effet, toutes ses déco­ra­tions ont souf­fert de la période ico­no­claste et il ne reste plus qu’une simple croix sous la cou­pole de l’ab­side du chœur pour tout signe de chré­tien­té. Elle n’en conserve pas moins tout le charme brut des pre­mières églises chrétiennes.

Voi­ci pour ter­mi­ner une superbe visite de Sainte-Sophie, comme si l’on y était…

Voir le Dia­po­ra­ma ou les 102 pho­tos de cette jour­née sur Fli­ckr.

Épi­sode sui­vant : La rose et la tulipe, car­net de voyage à Istan­bul 12 : Sur les toits du cara­van­sé­rail de la sul­tane Valide (Büyük Valide Han)

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