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Sainte-Sophie est située en plein cœur de la vie stambouliote, et peu importe l’endroit par lequel on y parvient, le loisir qui est donné de pouvoir tourner autour est un plaisir pour les yeux qui fait également prendre conscience que nous sommes là en face d’un des plus beaux monuments de la Chrétienté qui semble nous crier dans sa langue archaïque « Ici tu pénètres en Orient, en terre chrétienne » ; un témoignage unique de l’histoire…
D’un côté se trouve Soğukçeşme Sokağı (rue de la fontaine froide) avec ses belles maisons bourgeoises ottomanes du XIXème siècle et qui tire son nom de la fontaine qui se situait autrefois près de l’entrée du parc de Gülhane. S’y trouve encore une citerne byzantine, aujourd’hui vidée et investie par un restaurant. Le haut de la rue donne vue sur l’église, jusqu’à l’une de ses entrées aménagée face à la première porte du palais de Topkapı (Topkapı Sarayı), entrée majestueusement décorée, où se trouve également la fontaine d’Ahmed III, certainement la plus grande d’Istanbul, d’où la vue sur la mer de Marmara est saisissante. Voir le diaporama.
En longeant encore l’église, du côté du chevet dessiné par Sinan, on peut visiter les tombeaux des sultans descendant de Süleyman le Magnifique ; Selim II (dit l’ivrogne), Murat III, et Mehmet III (plus intéressé par les affaires du harem de Topkapı que par celles de son pays) et de leur descendance. Des lieux solennels et magnifiquement décorés, beaucoup respectables que les personnages qui y sont enterrés, des tombes raffinées, décorées de faïences, de coupole finement peintes et de marqueteries délicates incrustées d’ivoire. Voir le diaporama.
Lorsqu’on pénètre par la première porte du palais de Topkapı , on arrive dans l’enceinte, près d’une autre église, beaucoup plus discrète celle-ci, mais qui entretient des rapports étroits avec Sainte-Sophie et dont je reparlerai à la fin du chapitre : Sainte-Irène. Je ne suis pas allé visiter le Palais, par manque de temps et parce que la foule qui y attendait me semblait simplement déraisonnable. Il a fallu faire des sacrifices.
En redescendant vers la place, on se trouve nez à nez avec le Haseki Hürrem Sultan Hamamı, commandité par Süleyman et réalisé par Sinan, un très beau monument bardé de ses mamelons de verre fermant les oculi qui a retrouvé son usage d’origine qui occupe une place de choix entre les deux grandes monuments de Sultanahmet.
[audio:exapostilarion.xol]Me voici donc ici au cœur de Sainte-Sophie, Ἁγία Σοφία en grec (voir le diaporama complet — 102 photos). Ce n’est pas une sainte du nom de Sophie qu’on célèbre ici, mais la Sagesse toute puissante, la Sainte-Sagesse, la Divine Sagesse. Le monument inspire tellement le respect et un sentiment de tremendum que même les Ottomans qui ont conquis la ville en 1453 n’ont pas osé, comme ce fut le cas dans les autres églises, recouvrir les représentations divines de badigeons aux motifs floraux ou de versets du Coran. Non, de simples disques reprenant les noms d’Allah, du Prophète et des quatre premiers califes, un minbar et un mihrab sont les seuls signes indiquent à l’intérieur que nous sommes dans ce qui a été un lieu de culte musulman. Karl Baedecker disait que les rangées de tapis de prière orientés dans une oblique par rapport à l’orientation de l’église créait une étrange sensation de dissymétrie, presque dérangeante. A l’extérieur, quatre immenses minarets dépareillés trahissent la fonction. Pourtant, celle qu’on appelle la Μεγάλη Ἐκκλησία, la Grande Église était bien autrefois recouvertes de scènes de la Bible, mais les musulmans n’y sont pour rien. La plupart des représentations ont été recouvertes par les iconoclastes eux-mêmes. On se rend compte à quel point la lutte fut idéologique et prégnante dans la société byzantine en regardant les murs de la basilique, comme on peut regarder les murs des églises troglodytes de Cappadoce :
[…] La présence iconoclaste est attestée en maints endroits. Les motifs géométriques à l’ocre rouge, typiques de cette période, y abondent, même s’ils ont été en partie recouverts de fresques exécutées après la Restitution des images. Le mauvais état de ces dernières laisse apparaître, sous les écaillures causées par l’humidité, le motif inlassable de la Croix, ainsi que les ornements habituels à base de carrés et de losanges dont on a voulu embellir les pilastres et leur chapiteau, souligner l’arc des voûtes ou les différentes saillies de l’édifice. Quelques inscriptions ont trait aussi à cette époque, dont celle-ci, relevée par hasard à l’angle sud-ouest de la nef d’une chapelle située près de Sinassos : « Quand on se contente de figurer la Croix, et non pas son image, Jésus-Christ n’est point souillé… »
Retracer l’histoire de cette vieille dame serait trop long, car la première basilique voulue par Constantin date de 330, certainement sur les ruines d’un temple dédié à Apollon. Comme on peut le voir sur la modélisation ci-dessous à droite, le premier bâtiment consacré en 360 par Constance II est bâti sur le modèle des premières basiliques, rectangulaire, fabriqué en pierre et pourvu d’un toit en bois. Incendiée en 404 puis reconstruite en 415, elle fut à nouveau incendiée en 532 lors de la sédition Nika et reconstruite immédiatement jusqu’en 537. La modélisation ci-dessous montre au milieu l’église dans sa forme voulue par Justinien, telle qu’elle existe encore aujourd’hui et juste avant que le dôme ne s’effondre. Le dessin du fond montre l’église avec son nouveau dôme. L’immense basilique qui se trouve sur cette place et qui est longtemps restée la plus grande église du monde est en réalité debout depuis 1500 ans ! C’est en partie la raison pour laquelle elle semble si vénérable et peut-être aussi rustique.
Illustration provenant du site Byzantium 1200
A l’extérieur, le bâtiment a une allure austère, massive. Les parties inférieurs sont faites de pierre nue jointe au mortier mais sur les parties supérieures, on voit qu’une grande partie a été recouverte d’enduit badigeonné d’un rose orangé qui donne à l’ensemble une couleur irréelle, surtout lorsque le soleil se couche et s’appuie sur la vieille dame jusqu’à sa disparition. Tout le charme de cette église réside dans la juxtaposition d’éléments contraires ; dômes et lignes droites des crêtes du pendentif, arrondi des fenêtres suivi dans la toiture et piliers massifs.
A l’intérieur, la première chose qui frappe, c’est l’impression presque écrasante rendue par cet espace immense créé du fait que le dôme principal repose sur ce qu’on appelle un pendentif, c’est à dire la haute courbure de quatre demi-coupoles affrontées. Le résultat est extraordinaire et ainsi qu’on le voit sur le plan ci-dessus, il n’y aucun pilier sur toute la partie centrale pour venir supporter la charge colossale de qui se trouve au-dessus de nos têtes. C’est là un exploit architectural sans précédent, puiqu’aucune des églises de la Chrétienté ne sera plus construite sur ce modèle et n’utilisera ce procédé qui est simplement saisissant. La rangée de fenêtres qui fait tout le tour est un véritable puits de lumière.
Sur le pendentif lui-même, on retrouve la figure des séraphins qui pendant un temps avaient le visage recouvert d’un capiton (digne compromis des musulmans qui n’ont pas souhaité faire disparaître ces figures, mais les ont tout de même masquées) et au-dessus de l’un d’eux, on voit à quel point l’équilibre de la coupole repose sur peu de chose…
On trouve dans la basilique tout un ensemble harmonieux de chapiteaux de marbre finement ciselé, de mosaïques décoratives dorées si fines qu’on a du mal à se dire qu’elles ont quinze fois cent ans… En parlant de marbres, on les trouve plaqués sur les murs de l’exonarthex, de toutes les couleurs, de toutes les tailles ; porphyre d’Egypte, phrygien, vert de Laconie, lydien, mauritanien, abrugge et bien d’autres au nom exotiques et aux couleurs irréelles… A l’étage, on pourra voir une plaque récente montrant l’emplacement présumé de la tombe du doge Enrico Dandolo, celui qui à la tête de la Quatrième Croisade dévasta l’intérieur de la basilique, en plus de quelques autres bâtiments de la ville. Drôle d’honneur pour un assassin…
Dans la coupole de l’abside du chœur se trouve la figure immense et protectrice de la Théotokos (vierge à l’enfant) qui porte sur elle seule pratiquement la responsabilité de l’impression de solennité qui se dégage du lieu. A l’étage supérieur où l’on accède par une rampe qu’on croirait faite pour y monter à cheval, on retrouve certaines des plus belles mosaïques byzantines qui soit : la déisis où l’on voit un Christ à la carnation superbe entouré de Saint-Jean Baptiste et de la Vierge Marie, mais aussi la mosaïque des Comnène ou celle de l’impératrice Zoé.
L’atmosphère des lieux nous dit à quel point c’est ici que s’est cristallisée l’histoire de Byzance, dans sa grandeur comme dans ses bassesses, dans sa gloire et ses moments sombres. L’âge de cette église nous renvoie à des choses tellement archaïques, presque brutes et sauvages qu’on se sent littéralement happé dans le passé et dans une histoire qui nous est, finalement, assez étrangère et qui peut, je le conçois mettre mal à l’aise. Entrer ici n’est pas un acte anodin ; il permet d’intégrer une histoire qui nous a échappé et qui fait pourtant hautement partie de notre culture et de notre civilisation. Il permet également de comprendre en partie les tenants et aboutissants d’une des plus graves crises esthétiques et théologiques de notre civilisation : la querelle des images.
Alain Nadaud, en rapportant les mots de Karl Baedecker, montre à quel point le lieu est controversé :
[…] L’auteur constate avec regret que beaucoup de voyageurs, et certains parmi les plus illustres, n’ont considéré qu’avec dédain ce monument. […] Ainsi assaillent-ils nos ambassades et légations de requêtes dans le but d’arracher l’autorisation qui leur permettra de visiter le Séraï et ses confiseries architecturales et ne prennent-ils avec ennui la peine de retirer leurs chaussures pour pénétrer dans cette église, dédiée à la « Sagesse divine », encore toute retentissante des clameurs de l’histoire. Nous recommanderons donc au voyageur de ne pas trop céder au confort moderne et distingué des hôtels de Péra ou à l’agrément des petits cafés de Galata où se rencontrent la plupart des européens. Par le pont de bateaux, nous l’invitons à passer le plus souvent possible du côté de Stanbul. Par ses proportions et son allure imposante, son aspect sombre et chargé de mystères, par le froid aussi qui, dès l’entrée, vous tombe sur les épaules, Sainte-Sophie a‑t-elle à ce point de quoi terrifier ? Plus sûrement le goût du jour ne porte-t-il guère s’extasier devant d’aussi colossales constructions ; il est vrai également qu’une telle démesure a de quoi laisser interdit. L’auteur soupçonne plutôt ses pareils d’y voir quelque chose d’antique et de sauvage. Cet or ici et là affiché et la brillance des mosaïques dissimulent mal l’excès en tout qui, à leurs yeux, caractérise en général l’art des barbares. Il les sent poser le pied sur le dallage sonore de la Megalis ecclesias avec la même stupéfaction mais finalement aussi la même répulsion que leurs prédécesseurs francs de la Quatrième Croisade lorsqu’en 1204 ceux-ci osèrent pénétrer à cheval dans l’édifice, avant de se ruer sur ses richesses et tout y mettre à sac. Tant de magnificence les rebute. Leur esprit raffiné n’y voit qu’outrances et grossièreté. Ils aiment que les curiosités qu’ils visitent restent à leur échelle, petites comme eux.
Au-delà des murs de Topkapı, on trouve une autre vieille dame, discrète, ombrageuse, Sainte-Irène. Construite également au IVème siècle, elle fut incendiée de la même manière lors de la sédition Nika et fut reconstruite dans le même esprit que Sainte-Sophie, mais sur le plan d’une croix grecque. Dans sa forme actuelle, elle date du VIIème siècle puisqu’un tremblement de terre l’a mise à terre à cette époque. Elle n’est pas ouverte au public car on la juge de trop d’intérêt, et souffre de la concurrence de sa voisine. En effet, toutes ses décorations ont souffert de la période iconoclaste et il ne reste plus qu’une simple croix sous la coupole de l’abside du chœur pour tout signe de chrétienté. Elle n’en conserve pas moins tout le charme brut des premières églises chrétiennes.
Voici pour terminer une superbe visite de Sainte-Sophie, comme si l’on y était…
Voir le Diaporama ou les 102 photos de cette journée sur Flickr.
Épisode suivant : La rose et la tulipe, carnet de voyage à Istanbul 12 : Sur les toits du caravansérail de la sultane Valide (Büyük Valide Han)
Tags de cet article: église, Istanbul, religion, Turquie
Quelle merveille votre Blog Romuald …
J’y viens souvent, dès que j’ai un moment. Le plaisir est toujours au rendez-vous, quand je parcours vos articles! Il ne me manque que le rire des mouettes …
Je me permets de reprendre l’une de vos si jolies accroches pour décrire mon sentiment : Se trouver à Istanbul, arriver à Istanbul un peu par hasard et se dire que quelque chose va se produire, sans réellement savoir pourquoi.
Des descriptions délicates, précises, convaincantes. Ça frissonne, ça respire, ça bouge, ça tourne, ça virevolte, je m’y crois à nouveau !
Toute à mon extase j’en ai oublié de vous féliciter pour ce magnifique post. J’aime également beaucoup votre autre blog : “Dans la vapeur blanche des jours sans vent” . Merci j’ai une folle envie d’y retourner à Istanbul.
Merci pour ces compliments qui font chaud au cœur, car je n’ai qu’une seule ambition : rendre l’ambiance telle que je l’ai vécue. Alors si l’effet est là, je suis heureux 🙂 A bientôt