Nous irons voir com­ment c’é­tait avant

Nous irons voir com­ment c’é­tait avant

Nous irons voir com­ment c’é­tait avant…

Et on sera peut-être heureux…

J’ai tou­jours vécu en France, un peu voya­gé mais pas tant que ça, quelques sauts de puce sur le globe qui m’ont per­mis de voir autre chose que mon pays, de sen­tir d’autres par­fums, de m’i­ma­gi­ner que l’autre qui vit au bout de la terre n’est pas si dif­fé­rent que celui qui vit juste à côté de nous. Cet étran­ger est même par­fois moins dif­fé­rent de soi que celui qui, pré­ci­sé­ment, nous semble le plus familier.

C’est sou­vent ce qui fait peur. Se rendre compte que l’é­tran­ger n’est pas dan­ge­reux est une bles­sure nar­cis­sique pro­fonde, mais encore faut-il le connaître, et se don­ner les moyens de le connaître. Cette bles­sure nar­cis­sique nous offusque et nous plonge dans le trouble.

Cet étran­ger, c’est cette petite fille java­naise qui ne parle pas anglais et qui arrive à me faire chan­ter avec elle une chan­son en baha­sa. Elle porte l’u­ni­forme vio­let des éco­lières, la tête voi­lée et ses yeux sont rieurs. De toutes ces copines c’est la moins farouche, elle vire­volte tel un pin­son pour apos­tro­pher les tou­ristes avec son sou­rire enjoleur.

Cet étran­ger, c’est cet homme assis au pied d’un temple de Chiang Mai et qui me demande sim­ple­ment d’où je viens et ce que je vais faire. Et qui me raconte sa vie tout en res­tant assis. Son frère habite ici et lui à Bang­kok ; ils ne se voient pas sou­vent. Il aime bien Chiang Mai.

Cet étran­ger, c’est cet homme qui me prend le bras près de la Yeni Camii, pour regar­der l’heure à ma montre et qui me fait un signe du pouce pour me remercier.

C’est encore mille visages, mille sou­rires per­sis­tant dans ma mémoire, des moments incroyables, que je ne pen­sais pas pou­voir vivre. Et pen­dant ce temps, je suis en pro­cès avec mes voi­sins parce qu’ils n’ont qu’une vague notion de ce qu’est le droit de propriété.

Ce qui doit nous faire peur, ce n’est pas l’é­tran­ger qui est en face et qui pour­rait avoir les mêmes droits que nous. Non, c’est l’é­tran­ger qui est en nous et qui, pour le coup, lui, est un véri­table incon­nu, et dan­ge­reux de surcroît…

Demain, nous votons, et lorsque j’en­tends les pro­jec­tions des résul­tats pos­sibles, je suis affo­lé, j’ai peur de ces per­sonnes qui se disent fran­çais de souche qui ne savent pas ce qu’ils font, des pos­si­bi­li­tés qu’ils ouvrent en se disant qu’on ne risque rien à voter pour essayer… Ils me font peur et ne savent pas ce qu’ils font.

La peur de me réveiller dans une France qui aurait bas­cu­lé sur un mau­vais ver­sant m’a don­né des cau­che­mars toute cette semaine. Alors oui, on peut se dire, oui mais non, ça n’ar­ri­ve­ra pas, les gens vont se réveiller… Oui bien sûr, ce sont les mêmes qui ont essayé de lâcher une bombe ato­mique sur des civils ou qui envoyé des mil­lions de Juifs en dépor­ta­tion. Donc, non, je n’ai pas confiance du tout.

Et demain je vais aller voter pour que le cau­che­mar cesse.

Pho­to by Mert Kah­ve­ci on Uns­plash

Read more
On n’en a pas fini avec Byzance, ni avec Constan­ti­nople d’ailleurs…

On n’en a pas fini avec Byzance, ni avec Constan­ti­nople d’ailleurs…

On n’en a pas fini avec Byzance

Ni avec Constan­ti­nople d’ailleurs…

Bir varmış, bir yok­muş. Voi­là. Nous y sommes. Les lubies d’une col­lègue qui revient de voyage, un guide tou­ris­tique datant de 2007 et qui contient quelques infor­ma­tions fausses (il exis­te­rait une syna­gogue toute en bois à Fener qu’on pour­rait visi­ter, elle n’existe plus depuis 1937 et était construite en pierre), la lec­ture de mes car­nets de voyages sur mon blog, et la sou­ve­nir de la lec­ture d’un livre de William Dal­rymple sur les écrits d’un moine chré­tien d’O­rient du VIè siècle, un beau livre d’art caché dans la biblio­thèque, le sou­ve­nir d’un livre lu en 2012, celui d’A­lain Nadaud, L’i­co­no­claste, alors que je bat­tais le pavé d’Is­tan­bul, dans les quar­tiers sud de Sul­ta­nah­met, la lec­ture actuelle du Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul de Metin Ardi­ti… Voi­ci les ingré­dients de cette jour­née enso­leillée un peu fraîche, où tout m’in­vite à repar­tir. Il me semble que la der­nière fois que je suis par­ti à l’é­tran­ger, c’é­tait en 2018, et le virus du départ com­mence à four­miller. Alors oui, ça cha­touille, ça com­mence à frémir.

Avant tout, un peu de musique pour se mettre dans l’ambiance.

Der makam‑i ‘Uzzal usules Devr‑i kebir

by Hes­pe­rion XXI et Jor­di Savall | Can­te­mir Dimi­trie (1673–1723)

Après une année pour le moins com­pli­quée — je ne me plains pas, il y a des situa­tions bien pires —, tout se sta­bi­lise, tout rede­vient nor­mal, même si au fond, je sais que ce qui est per­du ne peut rede­ve­nir la normalité.

Dès lors, une nou­velle vie, un nou­veau cycle se met en place. Il faut que tout rede­vienne comme avant. Et dans le démar­rage de ce nou­veau cycle, il y a ce fré­mis­se­ment, cette envie incon­trô­lable de par­tir, cette fabri­ca­tion d’an­ti­corps contre la moro­si­té qui me contrôle.

En turc, les contes débutent tou­jours par ces mots : Bir varmış, bir yok­muş. Il était une fois, et une fois il n’é­tait pas. Ici, l’ab­sence défi­nit le pré­sent. Réa­li­té et inexis­tence sont d’une même impor­tance. Plus encore, la forme uti­li­sée pour les deux verbes, varmış et yok­muş, est celle du qu’en-dira-t-on, un temps propre à la langue turque qu’on appelle miş li geç­miş soit : « le pas­sé en miş » : il semble que… il paraît que… Plus pré­ci­sé­ment : on raconte que… La forme directe aurait été : Bir vardı, bir yok­tu. Mais ici, le sens dou­ble­ment plus trouble : il sem­ble­rait qu’il y avait une fois, et il sem­ble­rait qu’une fois il n’y avait pas. Et moi, qui vous raconte cette his­toire, je ne suis sûr de rien, pas même de mon incer­ti­tude.
Des­cartes n’est pas né à Istan­bul.
Cette coexis­tence de contraires mêlés de flou se retrouve sans cesse dans la langue. Pour « Quelles sont les nou­velles ? » on dira : Ne var, ne yok ? Soit : « Qu’y a‑t-il et que n’y a‑t-il pas ? » Pour dire de quel­qu’un qu’il a accom­pli une tâche sans y consen­tir, on use­ra de l’ex­pres­sion : Ister iste­mez. « Il le vou­lait et il ne le vou­lait pas. » Lors­qu’en fran­çais on dit : « Quoi qu’il arrive », en turc, ce sera : Ne olur, ne olmaz, soit « Quoi qu’il advienne, et quoi qu’il n’ad­vienne pas. » Enfin, si l’on est allé faire des achats, on dira qu’on a fait des alış, veriş. Lit­té­ra­le­ment, des « acquis et des ces­sions ». Des achats et des ventes.
Qu’une telle dua­li­té se retrouve si sou­vent dans la langue en dit long sur sa sub­ti­li­té, autant que sur l’in­sai­sis­sa­bi­li­té de la pen­sée qu’elle exprime.

Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul, Metin Ardi­ti
Plon, Gras­set, 2022

Trois noms pour une ville qui en contient des cen­taines. Mille visages qui tra­duisent une his­toire des plus chao­tiques, des dépla­ce­ments de popu­la­tions fré­né­tiques au fur à mesure des his­toires de domi­na­tions pour un lieu à la confluence des conti­nents, des langues, des mers. Un endroit unique au monde dont le nom vient du grec, εις την Πόλιν, eis tên Pólin, dans la ville. Tout sim­ple­ment. Dans la ville… tout est fait comme si le mot le plus impor­tant était LA ville. Il faut en fait remon­ter à l’é­poque de Byzance, avant que Constan­tin n’en fasse la deuxième Rome puis­qu’il était d’u­sage qu’on l’ap­pelle Βασιλὶς τῶν πόλεων, Basilìs tỗn póleôn, la Reine des Villes, ou plus sobre­ment ἡ Πόλις, ê Pólis, La Ville. En toute sobriété.

Il serait illu­soire de croire que la ville de Constan­tin existe encore. Constan­ti­nople appar­tient à l’his­toire, un simple frag­ment qui ne dit pas grand-chose de ce que fut la ville. Ce serait comme visi­ter Paris et ima­gi­ner y croi­ser des tan­neurs sur le bord de la Bièvre. Ce serait éga­le­ment illu­soire de croire que la ville serait encore par­se­mée d’é­glises datant d’a­vant 1453, date de la prise de la ville par les Turcs. Oh certes il est reste quelques unes, dont la plus célèbre est Sainte-Sophie, et si l’on peut encore en voir quelques unes, conver­ties en mos­quées ou non, la plu­part se trouvent à six pieds sous terre, ense­ve­lies, détruites par le feu ou le rem­ploi pour d’autres bâtiments.

Mais ce n’est pas ce qu’on vient cher­cher à Istan­bul, en tout cas pas com­plè­te­ment. On y vient pour la dou­ceur de la vie sur les rives du Bos­phore, le verre de thé accom­pa­gné de bak­la­vas à la pis­tache à la ter­rasse d’un café enso­leillé alors que le muez­zin lance son plus beau chant dans une indif­fé­rence qua­si-géné­rale, à moins que ce ne soit une contem­pla­tion pro­fonde qui ne dit pas son nom. On y vient pour ses quar­tiers enche­vê­trés, ses konak et ses yalı, ses rues qui n’ar­rêtent pas de mon­ter et par­fois de des­cendre. Mais sur­tout on vient ici pour y voir des visages et des sou­rires, pour prendre le temps de ne rien faire d’autre que de pro­fi­ter d’être là. 

En fait, on y va uni­que­ment pour man­ger un sand­wich au maque­reau grillé (balık ekmek) en buvant un Turşu suyu à Eminönü, au pied de la Yeni Camii. Le reste n’a que peu d’im­por­tance, ce n’est que du pati­nage artistique.

His­toire de sou­rire un peu, de se culti­ver et d’être hor­ri­fié par­fois, je redonne ici en lec­ture les six articles écrits d’a­près le livre d’A­lain Nadaud, L’i­co­no­claste. Ce livre est un puits de science pour qui veut se pen­cher sur l’his­toire de Constan­ti­nople et de ses empe­reurs facé­tieux, en pleine tour­mente de la que­relle des images, entre ico­no­clastes et ico­no­doules. Un régal à lire sans modération.

Voi­là, une nou­velle aven­ture est en route. Je compte les jours avant le départ, avec beau­coup d’at­tentes, beau­coup d’en­vies, trop peut-être. J’ai com­men­cé mon car­net de voyage alors que je ne suis même pas encore sur le départ.

Déjà je me prends à rêver de man­ger des böreks sur le bord du Bos­phore, de boire un thé à la ter­rasse du café Basin, non loin de Beya­zit, de sen­tir l’o­deur du pois­son frit à Eminönü, de sucer le sucre liquide des bak­la­vas à côté de la Rus­tem Paşa Camii, fouiller dans les bacs à livres pour trou­ver de vieux corans au mar­ché aux livres, de flâ­ner par­mi les étals du mar­ché de Kadıköy, d’é­cou­ter sans rien faire d’autre le muez­zin de la Yeni Camii, de regar­der les gens mar­cher dans la rue et les vieux jouer avec leur tes­bih, et tout sim­ple­ment de lais­ser le soleil turc cares­ser ma peau en pre­nant le temps de ne rien faire.

On n’en a pas fini avec Istanbul…

Read more
Yogya­kar­ta sto­ries #3 : Embras­ser Boro­bu­dur du bout des lèvres

Yogya­kar­ta sto­ries #3 : Embras­ser Boro­bu­dur du bout des lèvres

Embras­ser Boro­bu­dur du bout des lèvres

Yogya­kar­ta sto­ries #3

28 février 2014 : Le mont Setumbu

Le réveil sonne à 3h00. Sur le coup, je me demande ce qui me prend d’a­voir mis le réveil si tôt, mais un soup­çon de luci­di­té pas­sa­gère me rap­pelle que ce jour n’est pas un jour comme les autres. Ce jour est impor­tant, peut-être le plus impor­tant, car c’est aujourd’­hui que je vais rendre visite au plus beau des temples de l’In­do­né­sie : Boro­bu­dur.

Avant de voir une mer­veille, rien de tel que de l’ob­ser­ver de loin ; c’est la rai­son pour laquelle un mini­bus s’ar­rête devant l’hô­tel, une anti­qui­té peinte en vert et qui crache une fumée noire évo­quant plus les éma­na­tions d’une mine de char­bon que l’é­chap­pe­ment d’un véhi­cule. J’ai comme l’im­pres­sion que les fumées se libèrent direc­te­ment dans l’ha­bi­tat, ne tar­dant à me cau­ser des nau­sées et je passe toute ma route le nez par la fenêtre ouverte.

Pour se rendre sur le mont Setum­bu, à quelques encâ­blures du temple de Boro­bu­dur, il faut près d’une heure et demie d’une route impos­sible à mémoriser.

Peut-être armé d’un GPS, pour­quoi pas, mais conduire ici relève plus du sport que du gen­til tou­risme. La route est très droite, mais chao­tique et mon cul et mon dos semblent s’en sou­viennent encore conjoin­te­ment lorsque j’évoque cette par­tie de cam­pagne. Mal­gré l’heure mati­nale, beau­coup de monde déjà debout, des mos­quées peintes en vert, cou­leur de l’Is­lam, éclai­rées par des néons criards et froids, trouvent déjà leur clien­tèle en cette pre­mière heure de prière de la jour­née ; nous sommes ven­dre­di, aurait-ce été pareil un autre jour ?

Les car­re­fours s’emplissent des mar­chés ambu­lants, de ces petites car­rioles der­rière les vitres des­quelles on trouve du pois­son séché ou des bou­lettes de pou­let qui auront tout loi­sir de tour­ner dès le pre­mier rayon de soleil. On tourne à gauche et après le por­tique sur lequel j’arrive vague­ment à dis­tin­guer le nom du temple vers lequel je roule, la route se rétré­cit et je finis par ne plus voir de mai­sons au bord de la route. Seule­ment des arbres et de la végé­ta­tion dense, ruis­se­lante d’humidité. Pour l’instant, on monte vers le mont Setum­bu (pro­non­cer Stoum­bou). La route devient fran­che­ment mer­dique, avec des nids de poule qui aggravent le cas de la sus­pen­sion. A ce rythme là, nous allons ren­trer à vélo, ou en becak

Le brouillard se lève, pour ne rien arran­ger et on n’y voit sou­vent pas à plus de dix mètres.

Nous nous arrê­tons, le chauf­feur nous explique qu’il faut mon­ter après avoir payé un droit d’entrée (il faut payer par­tout ici, c’est hal­lu­ci­nant) de 30 000 rps (15 000 rps pour les locaux).

Dix minutes de mon­tée facile à pied et on y arrive. Sur le som­met de la col­line, on a vue sur toute la val­lée encore enser­rée dans la brume mati­nale. Les plus hauts arbres, ain­si que le temple, plus hauts que la brume elle-même en dépassent et semblent flot­ter telles des îles de blancs d’œufs sur une mer de vapeur onc­tueuse. Les cou­leurs sont indes­crip­tibles, d’une beau­té telle que je n’en ai jamais vue, des cou­leurs incroyables, dont le spectre varie à chaque minute. Pen­dant près d’une heure, je reste là médu­sé, à regar­der ce pay­sage qui se trans­forme sans cesse, même si c’est imper­cep­ti­ble­ment, avec ce temple magni­fique à deux kilo­mètres de là, qui point ten­dre­ment comme le téton d’un sein dépas­sant de la sur­face de l’eau.

Je reste là un long moment avec les autres tou­ristes qui font par­tie de la fête. Cer­tains prennent des pho­tos à tout bout de champ, se font prendre en pho­to devant le temple embru­mé. D’autres, plus sages, se contentent de contem­pler la plaine bai­gnée de la lumière du soleil qui se lève. J’i­ma­gine ce que doît être le lever du soleil sur la plaine de Bagan et ses 2000 pagodes.

Un pur moment de contem­pla­tion, de plai­sir pour les yeux, un je-ne-sais-quoi d’un peu mys­tique qui laisse un sou­ve­nir impé­ris­sable, d’une par­faite félicité.

Moment recueilli le 28 février 2014. Écrit le 9 octobre 2021.
Read more
Yogya­kar­ta sto­ries #2 : Pram­ba­nan, le temple vide

Yogya­kar­ta sto­ries #2 : Pram­ba­nan, le temple vide

Pram­ba­nan, le temple vide

Yogya­kar­ta sto­ries #2

27 février 2014 : A la décou­verte de Yogya­kar­ta et de ses environs

J’ai l’im­pres­sion d’a­voir dor­mi des jours et des nuits entières, me réveillant dans un grand lit au milieu d’une chambre peinte en vert éme­raude comme si je sor­tais d’un cau­che­mar pois­seux, enfer­mé sous les pales d’un ven­ti­la­teur bruis­sant dans une lumière jaune. Las et four­bu, je peine à me lever, l’es­to­mac criant famine. Je me rends compte que le déca­lage horaire n’est tou­jours pas assi­mi­lé et la cha­leur aidant, je suis plus qu’ex­té­nué. Les voyages ne sont pas faits pour se repo­ser, on doit s’y faire ; si je suis là, c’est pour contraindre mon corps à me frot­ter à la dure­té du monde.

Il fait une cha­leur moite sous un ciel cou­vert au tra­vers duquel le soleil a du mal à per­cer, et je pro­fite de l’ombre des arbres sous les­quels je prends mon petit déjeu­ner avant de par­tir en vadrouille. Venir à Yokya­kar­ta est un peu comme tom­ber sur un point de chute qui per­met de rejoindre quelques lieux notables. La ville elle-même ne manque pas de charme, même si l’im­pres­sion que j’en ai eu hier me laisse un arrière-goût âpre ; mais je suis ici au bout du monde. Vu de chez moi, je suis à plus de 12 000 km, niché au cœur d’une ville grande aus­si peu­plée que Tou­louse et dont je n’a­vais jamais enten­du par­ler avant d’en­vi­sa­ger de par­tir en Indo­né­sie, et l’en­droit où je vais me rendre aujourd’­hui n’est qu’un petit bourg de pro­vince où se trouve un des plus beaux temples shi­vaïtes au monde. L’In­do­né­sie est le pays le plus musul­man au monde en nombre d’ha­bi­tants, mais ses racines sont hin­douistes et c’est dans ce pays qu’on trouve deux des plus impo­sants temples du monde ; Pram­ba­nan et Boro­bu­dur. La porte d’en­trée de ce monde paral­lèle, c’est la ville de Yokyakarta…

Je demande à la récep­tion de l’hô­tel de m’ap­pe­ler un taxi pour Pram­ba­nan, qui ne se trouve qu’à une ving­taine de kilo­mètres mais qui néces­site trois quarts d’heure de route à cause du fléau des grandes villes… La cir­cu­la­tion. Le chauf­feur s’ap­pelle Sugiyo et ne parle pas un mot d’an­glais, c’est un jeune homme aux che­veux bou­clés qui conduit une Toyo­ta qui tient debout par l’in­ter­ces­sion d’une divi­ni­té incon­nue, sainte patronne de la car­ros­se­rie rouillée. Il m’in­dique le prix de la course sur un bout de papier, un prix qui peut paraître hal­lu­ci­nant, 250 000 rou­pies, mais ça ne fait que 13 euros. En même temps, je me dis que ça va lui faire sa jour­née. Pour 350 000, il me pro­pose “tung­gu”… Et là, j’a­voue que je ne com­prends pas. Il répète tung­gu, tung­gu. Je finis par m’ai­der d’un tra­duc­teur en ligne et je com­prends que tung­gu signi­fie attendre. Il m’at­ten­dra deux heures à l’ombre des grands arbres pen­dant que je visite le temple de Pram­ba­nan et le Can­di Sewu à une enca­blure de là.

A l’hô­tel, on m’a­vait dit qu’il était pos­sible que le Pram­ba­nan soit fer­mé à cause de l’é­rup­tion du Gunung Kelud, à deux cents kilo­mètres à l’est, qui remonte au 13 février der­nier, mais lorsque j’ar­rive sur place, je ne vois rien qui indique que le temple soit fer­mé, ni la moindre trace de cendre sur le site. Avant d’être à Java, on se trouve d’a­bord sur une des plus instables terres volcaniques.

Le temple est un vaste com­plexe sem­blant dévas­té ; la pre­mière impres­sion, c’est la sen­sa­tion de se trou­ver face à une immense construc­tion qui tient debout par on ne sait quelle magie et tout autour, non pas un champ de ruines, mais un gigan­tesque puzzle, des pierres jetées là comme sor­ties d’un gobe­let à dés. Même si ce fatras inex­tri­cable rend les choses dif­fi­ci­le­ment visibles, on arrive à per­ce­voir une cer­taine symé­trie dans le plan ; un car­ré ouvert sur les quatre points car­di­naux par des gopu­ra (porte d’ac­cès) avec au milieu une autre enceinte car­rée dans laquelle sont éri­gés six prang (archi­tec­ture khmère) ou shi­kha­ra (archi­tec­ture dra­vi­dienne), ces tours qui carac­té­risent les temples hin­douistes, en forme de pain de sucre. Ce sont dans ces tours qui sont expo­sées les sta­tues des divi­ni­tés. En l’oc­cur­rence, Shi­va occupe la place prin­ci­pale, entou­rée de Brah­ma et Vish­nu. La divi­ni­té à laquelle est dédiée ce temple, Dour­gâ Mahî­shâ­su­ra­mar­di­ni l’i­nac­ces­sible, occupe la place pri­vi­lé­giée à la droite de Shi­va, tan­dis que Ganesh n’est pas loin. Si les six prangs sont à peu près bien conser­vés, les 240 temples qui les entourent sont tous démem­brés. L’ac­ti­vi­té sis­mique a tout ébran­lé et il ne reste pas une seule de ces 240 construc­tions qui ne soient encore debout. Si l’im­pres­sion d’un chaos de pierre est don­née, on se rend compte que l’in­croyable symé­trie et de la répé­ti­tion qui ne sont que l’ex­pres­sion d’une pen­sée dans laquelle la futi­li­té et la fan­tai­sie ne sont pas de mise.

Le site est clas­sé au patri­moine mon­dial de l’U­nes­co, et pour­tant, je n’y ai croi­sé per­sonne, mais alors, per­sonne ! 240 temples, et moi tout seul au milieu d’un mika­do géant sous un soleil de plomb…

(Cli­quez sur la pho­to ci-des­sus pour voir la galerie)

A quelques dizaines de mètres de là, se trouve un autre temple, bien plus modeste, aux dimen­sions moindres (Pram­ba­nan est une enceinte de 110 mètres de côté repo­sant sur un socle de 390 mètres sur 222), le Can­di Sewu. A y bien regar­der, on trouve des temples d’im­por­tance incom­pa­rable un peu par­tout dans les envi­rons, comme si les reliques d’une reli­gion antique par­se­mait la cam­pagne de ses pierres ances­trales que per­sonne n’a­vait osé tou­cher, ce qui est suf­fi­sam­ment rare pour être relevé.

Le Can­di Sewu (les milles temples) est un temple boud­dhiste et l’ordre des choses aurait vou­lu qu’il soit plus récent que Pram­ba­nan, mais ce n’est pas le cas. Il aurait été construit une cen­taine d’an­nées aupa­ra­vant et son nom sans­krit est Man­jush­ri gri­ha, la mai­son de Man­jush­ri, un bod­dhi­sat­va. Construit par un sou­ve­rain du royaume de Mata­ram, on recon­naît son plan en forme de man­da­la, là aus­si stric­te­ment symé­trique. La proxi­mi­té avec Pram­ba­nan témoigne de la tolé­rance dont les deux cultes jouis­saient à cette époque, aux alen­tours du 8ème siècle de notre ère.

Mal­gré l’ac­ti­vi­té sis­mique qui l’a mis à terre en 2006, une mis­sion hol­lan­daise l’a res­tau­ré, ce qui lui donne une plus fière allure que son voi­sin. Là aus­si per­sonne dans les envi­rons, je me pro­mène seul sur l’en­ceinte de ce temple de pierres noires par­fois brin­gue­ba­lantes. Le temple est gar­dé par deux Dva­ra­pa­la armés de gour­dins. Ce sont ici 257 construc­tions qui se côtoient, dont 248 temples construits de manière concen­trique, ceux qui sont proches du temple prin­ci­pal étant plus grands que ceux qui sont en péri­phé­rie. Des boud­dhas sans tête côtoient de superbes sculp­tures murales encore très bien conservées.

Après avoir rejoint le taxi dont le chauf­feur semble endor­mi sous un bos­quet d’arbres, je rejoins le centre de la ville et le cœur de l’a­ni­ma­tion, Jalan Malio­bo­ro. A peine le pied posé le trot­toir, je me fais sur­prendre par une troupe d’é­tu­diants qui veulent être pris en pho­to en groupe avec moi. Je me prête au jeu avec enthou­siasme, et ils sou­haitent me faire visi­ter la ville, ce que je décline avec un peu de regrets en y son­geant. Je m’en­gouffre dans le mar­ché de Pasar Berin­ghar­jo, le plus grand mar­ché cou­vert de la ville et dont la renom­mée tra­verse les fron­tières du pays. Les mar­chés sont les vrais lieux de vie, là où l’on ne se rend que parce qu’on a besoin de quelque chose, on n’y flâne pas, on s’y rend par néces­si­té. Alors oui, c’est là qu’on peut voir les gens vivre leur vie de tous les jours et les côtoyer pen­dant qu’ils n’ont que leurs attentes en tête.

Tout le monde me regarde, comme si un tou­riste n’a­vait jamais mis les pieds dans ces cou­loirs exi­gus et sombres, on me sou­rie, on m’in­ter­pelle, cer­tains me touchent le bras ou les che­veux comme pour vali­der mon exis­tence mar­gi­nale. C’est offi­ciel, je suis une curio­si­té. Une grosse averse tombe sur le toit en tôle du mar­ché, dans une ton­nerre assour­dis­sant qui vrille les tym­pans. Ces moments pas­sés dans les mar­chés sont ceux que je pré­fère, car je n’y cherche rien d’autre que la com­pa­gnie des habi­tants et leurs petites manies.

La jour­née touche à sa fin, la cha­leur de cette jour­née m’a lit­té­ra­le­ment esso­ré. Je rentre à l’hô­tel en taxi et prend un thé et un bei­gnet à la banane et au fro­mage fon­du, vau­tré sur un cana­pé dans la cour de l’hô­tel. La lumière jaune de la fin de jour­née sous l’é­qua­teur accom­pagne les chants caco­pho­niques des muez­zins qui se battent à coup de prières lan­cées avec des voix par­fois toni­truantes. Je pro­fite des ins­tants de calme qui suivent pour pré­voir ma jour­née de demain. C’est un peu le grand jour car je vais à Boro­bu­dur. Il est pré­vu de se lever à 3h00 du matin pour aller voir le soleil se lever sur la plaine vol­ca­nique. Je sors quelques minutes pour aller à la supé­rette d’en face, ache­ter des sucre­ries, des bières et des kre­teks. Que des bonnes choses.

Je dîne au res­tau­rant de l’hô­tel, un des rares endroits où l’on sert de l’al­cool dans la ville. Je prends sans savoir ce que c’est un Gudeg Mang­gar, qui mal­gré un aspect pas très enga­geant est assez goû­teux. De la viande, des œufs et de la sauce avec des légumes, je ne cherche pas à en savoir plus. Le tout arro­sé d’un gin fizz, un cock­tail abso­lu­ment impro­bable au regard de la situation…

Beringharjo
Moment recueilli le 27 février 2014. Écrit le 10 avril 2021.
Read more
Yogya­kar­ta sto­ries #1 : La ville épique

Yogya­kar­ta sto­ries #1 : La ville épique

La ville épique

Yogya­kar­ta sto­ries #1

26 février 2014 : Par­tir de Bali, arri­ver sur Java

Bor­néo, Java, Suma­tra… Des noms qui sonnent comme l’es­sence même de l’exo­tisme. Je me sou­viens, gamin, avoir lu ces noms sur le vieil atlas de mes grands-parents, des noms étranges qui ne me disaient rien et que je voyais pla­cés sur de longues bandes de terre dont je ne com­pre­nais pas la posi­tion, dont je n’ar­ri­vais à ima­gi­ner la gran­deur. Ce n’é­tait que des noms qui auraient pu m’é­vo­quer la course aux épices que les grandes nations colo­ni­sa­trices ont menée au XVIIIè siècle pour aller chas­ser le clou de girofle et l’é­corce par­fu­mée de la can­nelle, la Com­pa­gnie des Indes orien­tales (Veree­nigde Oos­tin­dische Com­pa­gnie) qui a lais­sé des stig­mates pro­fonds encore visibles aujourd’hui.

Il est à pré­sent temps de quit­ter l’île des Dieux, le para­dis de Bali, le petit hôtel d’U­bud caché dans une ruelle au milieu des rizières, il faut dire au revoir à cette chambre située sur la par­tie basse du jar­din avec ses fran­gi­pa­niers tor­tueux qui exhalent une odeur fraiche au petit matin, dire au revoir à Ping­ki et Cocoe, aux fleurs, aux monstres qui se cachent dans les jar­dins, à Ganesh impas­sible et aux gre­nouilles et aux cra­pauds qui se nichent sur les rebords des sillons inon­dés… Il faut partir.

A 7h00, je suis déjà prêt, mon petit déjeu­ner prêt et ras­sem­blé dans une petite boîte car­rée en lamier tres­sé. Wayan, le chauf­feur de taxi qui m’a fait décou­vrir hier les sub­ak de Jati­lu­wih, m’at­tend avec son van, frais mais l’air un peu hagard. Route fati­gante dans l’air déjà chaud du matin, une heure et demi pas­sée dans une cir­cu­la­tion oppres­sante, les scoo­ters se croi­sant à une allure folle dans une atmo­sphère pol­luée et irri­tante ; la face cachée d’une île à la démo­gra­phie galo­pante, image écor­née d’un para­dis qui roule sur quatre voies.

L’aé­ro­port Ngu­rah Rai de Den­pa­sar (DPS) est la porte d’en­trée de Bali, des vols inter­na­tio­naux y arrivent de par­tout, Paris, Dubaï ou New-York et des hordes de vacan­ciers arrivent dans une halle tota­le­ment vitrée et aus­si bien cli­ma­ti­sée que la chambre de conser­va­tion d’une bou­che­rie. La piste de l’aé­ro­port coupe la pénin­sule de Kuta en deux, d’est en ouest, ne lais­sant qu’une étroite bande de terre ou ne reste de la place que pour une seule route qui per­met de rejoindre le sud de l’île ; ce qui veut dire concrè­te­ment qu’à chaque extré­mi­té de la piste… c’est la mer.

Une fois arri­vé, je me rue sur un dis­tri­bu­teur de billets… qui n’en est pas vrai­ment et qui se per­met d’a­va­ler ma carte ban­caire d’un simple coup de langue, sans la recra­cher… Je suis à dix mille kilo­mètres de chez moi et ma carte vient de dis­pa­raître dans cette mau­dite boîte métal­lique dont l’é­cran reste tota­le­ment muet. Je me résous à attendre l’aé­ro­port de Yogya­kar­ta pour tirer de l’argent avec mon autre carte, et je repars vers le contrôle des bagages un peu fâché. Une fois pas­sé le contrôle, je me rends compte que le contrôle des papiers se fait natu­rel­le­ment en deux files. D’un côté les hommes, de l’autre les femmes, et tout le monde semble trou­ver ça normal…

Une fois le contrôle pas­sé, des por­teurs emmènent les valises à la main, pas de tapis rou­lant ; le vol que je dois prendre a pris du retard. Le pré­cé­dent est tou­jours men­tion­né on boar­ding. Je finis par mon­ter avec une heure de retard dans un Air­bus A320-200 hors d’âge qui me laisse quelques espoirs d’ar­ri­ver entier à Yogya…

Aéro­port de Yogya­kar­ta, Adi­sut­jip­to (JOG). Ici, per­sonne ne parle de Yogya­kar­ta, mais on dit “Djog­ja”. Après avoir sur­vo­lé l’île de Java, dont la pre­mière impres­sion qui peut être lais­sée c’est la den­si­té de popu­la­tion incroyable (plus de 1000 habi­tants au km², 136 mil­lions de Java­nais…), j’ar­rive dans un petit aéro­port de pro­vince, ridi­cu­le­ment petit pour une si grande île, et à peine le pied dans le hall que je me fais assaillir par les chauf­feurs de taxi comme si j’é­tais David Bowie arri­vant à Londres… Exté­nué, je finis par me lais­ser embar­quer par le pre­mier venu qui choppe ma valise et l’en­fourne dans le coffre de sa voiture.

Je n’ar­rive pas bien à com­prendre com­ment est faite cette ville qui sent le kre­tek et la fumée d’é­chap­pe­ment. En moins de dix minutes, le taxi me dépose sur Menu­kan street, au beau milieu d’une cir­cu­la­tion dense et vu l’en­vi­ron­ne­ment, je me demande com­ment un hôtel peut se trou­ver dans les envi­rons. Évi­dem­ment, ce n’est ni un Novo­tel ni un Ibis, mais je finis par me deman­der si le chauf­feur ne s’est pas trom­pé d’a­dresse ; en fait, les chauf­feurs de taxi, que ce soit en Asie ou en Océa­nie, ne se trompent jamais d’a­dresse (sauf une fois à Sukho­thaï, mais c’est une autre his­toire). Pas­sée un por­tail fleu­ri, je me retrouve dans une oasis de ver­dure, à l’a­bri des regards, du bruit de la route, et sur­tout, de la pol­lu­tion. C’est incroyable… qui aurait pu croire qu’un des plus beaux hôtels de Yogya­kar­ta puisse s’ins­tal­ler dans un envi­ron­ne­ment si peu amène.

A peine ma chambre inves­tie, ma valise posée, et un kre­tek fumé, j’a­vise le pla­fond haut  de la chambre et constate que la qibla, la des­ti­na­tion de la Mecque, est des­si­née à l’aide d’une rose des vents. J’en­file mon maillot de bain et pro­fite la pis­cine avant de m’al­lon­ger sur le divan du bal­con et alors que je me dis que je vais me bala­der dans dans la ville, il se met à pleu­voir, alors je m’en­dors pen­dant deux heures d’un som­meil répa­ra­teur. L’a­vion me scie lit­té­ra­le­ment les nerfs et les tran­sits entre deux des­ti­na­tions sont tou­jours érein­tants. Il fait une cha­leur lourde et, à peine réveillé, le ton­nerre gronde et la pluie tombe à nou­veau comme je n’ai jamais vu la pluie tom­ber, ni ailleurs, ni avec autant de force. Un éclair, sui­vi d’une demi-seconde par un coup de ton­nerre assour­dis­sant, la lumière s’éteint. Deuxième coup de ton­nerre, la lumière de secours s’allume, et le muez­zin qui était en train de chan­ter a aus­si la chique cou­pée. Je com­prends un peu mieux la pré­sence d’une lampe torche sur la table de la chambre.

Je com­mence à mou­rir de faim et je me décide à quit­ter l’hô­tel pour aller en ville. On ne se rend pas tou­jours bien compte à quel point une ville peut être grande quand on décide à la par­cou­rir à pied et qu’on ne se fie qu’à un plan. Ma pre­mière impres­sion de Yogya­kar­ta, c’est une ville à la cir­cu­la­tion oppres­sante, aux ave­nues inter­mi­nables, aux trot­toirs encom­brés et par­fois inexis­tants, des rideaux de fer inex­pli­ca­ble­ment fer­més, de la pau­vre­té par­tout. On ne cesse de me har­ce­ler, les taxis me hèlent à tra­vers la rue, les becaks aus­si, ces étranges pousse-pousse où l’on prend place dans une nacelle tirée par un vélo hors d’âge. Je remonte Jalan Parang­tri­tis vers Jalan Malio­bo­ro, et ce que je vois dans cette ville me semble très étrange. Pas un seul tou­riste ou alors vrai­ment on les compte sur les doigts de la main, des gens qui me regardent soit d’un air effrayé, soit amu­sé, une véri­table attrac­tion. En réa­li­té, je com­prends que je suis le seul tou­riste dans cette ville, du moins le seul Européen.

Une grande place sans rien d’autres que deux immenses arbres, des ficus il me semble, entou­rés d’une clô­ture, un vide immense, le palais du Sul­tan der­rière et puis des rues dont les trot­toirs sont inexis­tants ou alors bouf­fés par les échoppes qui se les appro­prient. Je longe une muraille blanche dans laquelle je trouve une brèche. Un type s’arrête, me demande s’il peut m’aider, je lui demande si par ici c’est un rac­cour­ci vers Malio­bo­ro, il me dit que oui, mais si je rentre là-dedans, « you may be confu­sed… ». J’ai appris à recon­naître les euphé­mismes en Asie et je sais que s’il me dit ça, c’est que je ne vais pas m’en sor­tir… Je conti­nue le long de la muraille blanche, là où il n’y a pas de trottoirs…

Un peu plus loin, un type pati­bu­laire me demande où je vais ; je sens l’ar­naque arri­ver grosse comme un baraque. Évi­dem­ment, lorsque je lui dis le mot magique, Malio­bo­ro, il me regarde d’un air déso­lé… La rue est fer­mée car c’est l’an­ni­ver­saire de la ville (à Bang­kok, c’é­tait le même refrain, sauf que c’é­tait l’an­ni­ver­saire de la Reine), mais comme je suis un lucky boy, je peux aller voir les étu­diants de l’é­cole des beaux arts peindre les magni­fiques motifs du batik sur le tis­su… Et comme de bien enten­du, il peut me faire prendre un becak gratuitement !

Les vieux me sou­rient, les jeunes filles voi­lées rient en cachant leurs dents der­rière leur main, j’en­tends même quel­qu’un au fond d’une bou­tique appe­ler une autre per­sonne pour lui dire qu’il y a un tou­riste dans la rue… avec un para­pluie !! Les gens s’a­musent à me dire bon­jour en riant, cer­tains me prennent en pho­to avec leur télé­phone. J’ai tout bon­ne­ment l’im­pres­sion d’être une célé­bri­té mar­chant sur Hol­ly­wood Bou­le­vard. Pre­mier contact avec la ville éton­nant, je me sens pro­pul­sé dans un monde étrange, et pour la pre­mière fois de ma vie, je suis dans une ville où se pro­me­ner à pied, visi­ter sans but, juste pour s’im­pré­gner de l’am­biance, est tout sim­ple­ment une attrac­tion, a for­tio­ri si l’on est pas du coin…

Je n’ai rien trou­vé d’autre que le seul McDo de la ville pour man­ger, je m’en satis­fais, l’es­to­mac criant famine. Un taxi, l’hô­tel, la fille de l’ac­cueil me donne des bou­chons d’o­reille en me disant que je risque d’en­tendre le muez­zin à 4h00 du matin… Effec­ti­ve­ment, dès que je retourne à ma chambre j’en­tends les voix élec­triques au tra­vers des haut-par­leurs mon­ter dans l’air chaud et humide. Très vite, ça res­semble à une caco­pho­nie qui irrite plu­tôt qu’elle n’en­chante, mais ça me fait sou­rire lorsque je repense à l’ap­pel d’Is­tan­bul. On en est bien loin, mais c’est charmant.

La nuit tombe sur Yogya­kar­ta, je m’en­dors comme une masse dans un lit trois fois trop grand pour moi, après m’être bros­sé les dents avec une bou­teille d’eau miné­rale. Demain, est un autre jour à Yogyakarta.

Moment récol­té le 26 février 2014. Écrit le 3 avril 2021.
Read more