L’aiguière aux oiseaux est un vrai trésor issu des échanges liés à l’histoire méditerranéenne. Elle est mentionnée par le moine bénédictin Dom Michel Félibien dans son Histoire de l’abbaye royale de Saint-Denys en France, en 1706, mais bien auparavant, on retrouve trace de cet objet déjà aux premiers temps de l’édification de la basilique puisque dans les œuvres-mêmes de l’abbé Suger, on en retrouve mention, dès la fin du XIè siècle. Si on ne sait pas vraiment d’où elle vient, ni dans quelles conditions elle est arrivée en France, on se doute tout de même qu’elle a pu être offerte en cadeau ou plus probablement volée ou sortie d’Egypte lors d’un pillage au milieu du XIè siècle. Ce que nous indique son couvercle en or, faussement de style oriental puisqu’on sait de source sûre qu’il a été fabriqué en Italie, c’est que l’objet a voyagé jusqu’à Saint-Denis en passant par un atelier d’orfèvrerie de haut rang, certainement dans le sud du pays. Orné de filigranes torsadés, de rosettes et de minuscules entrelacs de type « vermicelli », ce couvercle épouse l’ouverture en amande du bec verseur et « christianise » l’objet. (source Qantara)
L’histoire de son arrivée jusqu’à Saint-Denis demeure un mystère.
Aiguière aux oiseaux — Musée du Louvre — cristal de roche (Mr 333)
Ce qui fait de cet objet une rareté, c’est non seulement sa matière, puisqu’il a été réalisé dans du cristal de roche, d’un seul bloc. De dimension modestes, haute de 24cm et à peine large de 13,5cm, le décor réalisé sur son flanc en forme de poire représente des oiseaux stylisés enroulés autour de motifs floraux d’inspiration persane. Même l’anse n’est pas rapportée et fait partie du même bloc. La voir ainsi toujours solidaire du corps principal plus de 1000 ans après sa création en fait une pièce tout-à-fait exceptionnelle, même si la partie supérieure taillée en ronde bosse représentant certainement un oiseau ou un bouquetin, située sur le haut de l’anse a disparu.
Dom Michel Félibien — Trésor de Saint-Denis (1706) — Planche issue de l’Histoire de l’abbaye royale de Saint-Denys en France — détail
La technique utilisée par les artistes cairotes de la période fatimide est une taille par abrasion par des matériaux permettant une grande précision (sable et diamant) dans une pierre d’une dureté de 7 (le diamant étant à 10). Même si ce n’est pas évident au premier coup d’œil, la pièce de cristal de roche est creusée de l’intérieur, évidée par abrasion, ce qui représente un travail de longue haleine et de précision. A son point le plus fin, l’épaisseur au col n’est que de 3mm et il aura fallu à l’artiste passer un outil dans un goulet de moins de 2cm de large. On remarque aussi que la symétrie de la pièce n’est pas parfaite, certainement parce que l’artiste a été contraint par la forme de la pierre initiale.
La période de fabrication remonte très certainement au dernier quart du Xè siècle et elle porte au col une inscription en coufique signifiant “bénédiction, satisfaction et [mot manquant] à son possesseur”. Source Wikipedia.
On retrouve la mention de la présence de cet objet dans le trésor de Saint-Denis sur cette gravure de Dom Michel Félibien, sous le nom de vase d’Aliénor, mais on reconnaît bien sa forme, l’oiseau et le bec, ainsi que son couvercle en or portant chaînette.
Dom Michel Félibien — Trésor de Saint-Denis (1706) — Planche issue de l’Histoire de l’abbaye royale de Saint-Denys en France
Ubud… (suite)
Au cœur du Pura Dalem Taman Kaja. On y joue ce soir un spectacle où sont regroupés une centaine d’hommes et de femmes de la communauté Taman Kaja. La cour du temple est dégagée et c’est devant le petit portail sculpté que va se jouer la cérémonie, autour d’une immense candélabre sur lequel sont disposées des lampes à huile. Une à une, un homme en sarong les allume, puis les chanteurs entrent, le regard baissé, comme s’ils étaient concentrés, et chacun prend sa place, de manière concentrique autour du pylône lumineux. Chacun sait ce qu’il a à faire, aucun n’hésite, ils se jugent à la bonne distance ; c’est millimétré.
Mon cœur bat fort, je ne sais pas pourquoi. Peut-être le fait d’avoir marché vite pour ne pas rien rater, peut-être un peu d’émotion, comme si je savais que ce que j’allais voir avait le parfum de l’expérience unique. Comme souvent, je me laisse porter par mes envies en terre étrangère, sans rien prévoir, sans rien imaginer. Les idées préconçues font tous les ans des milliers de victimes qu’on retrouve inconscientes dans le monde entier.
Un homme en blanc jette de l’eau sur les hommes, toujours tête baissée à l’aide d’un petit goupillon végétal et d’un bol en laiton. J’ai l’impression d’avoir vu cette scène des centaines de fois, ailleurs, je ne sais pas.
Les hommes commencent à chanter après qu’un des chanteurs que je n’arrive pas à identifier tout de suite ait donné le départ. Tout de suite, on entend l’un d’eux scander une syllabe rapidement, toujours sur le même rythme ; il faut s’habituer, on va l’entendre quasiment tout du long. Assis autour du feu les hommes posent leurs mains sur leurs cuisses, un coup d’un côté, un coup de l’autre et leur tête fait une saccade de l’autre côté ; le rythme est donné. Les tchakatchakak arrivent, tout parait désordonné, mais j’arrive à percevoir quelques sons qui donnent l’intonation et leur permettent de changer de rythme. Sous mes yeux se déroule un spectacle très ancien qui n’a pas changé d’un pouce et que la tradition pousse à maintenir vivant. Cette histoire est un épisode du Râmâyana (रामायण), la célèbre épopée hindouiste composée à partir du IIIème siècle AEC.
L’épisode précis que raconte le kecak est celui où le prince Râma, alors héritier du trône du royaume d’Ayodya, ainsi que son épouse Sītā sont bannis par le roi Dasarataaprès que la belle-mère de Râma ait comploté pour qu’il n’hérite pas du pouvoir. L’histoire commence tandis que les amants accompagnés de Laksmana, le frère de Râma, entrent dans la forêt de Dandaka.
Le roi d’Alengka, le démon Rahwana, a repéré le trio, mais surtout la belle Sītā qu’il convoite pour sa beauté. Il envoie son ministre Maricaisoler la belle pour pouvoir la kidnapper, et pour cela, Marica utilise ses pouvoirs pour se transformer en cerf couleur d’or. La jeune fille, captivée par cet animal, demande à Râma de le capturer pour elle. Il part à la chasse et demande à son frère de garder une œil sur elle. Sītā entend un cri, pense que c’est son amant qui a besoin d’aide, envoie son protecteur l’aider. Celui-ci part après avoir dessiné un cercle magique sur le sol et donne l’instruction à Sītā de ne pas en sortir.
Rahwana, alors déguisé en vieux prêtre affamé, lui demande l’aumône, et c’est sans mal qu’elle sort du cercle magique pour aider le vieil homme. Il l’enlève jusqu’à son palais où il tente de la séduire. Pendant ce temps, Hanuman, le singe blanc ami de Râma cherche Sītā. Celle-ci se lie d’amitié avec la nièce de Rahwana, Trijata, lorsqu’Hanuman apparaît en lui montrant la bague de Râma. Celle-ci lui donne une épingle à cheveux pour passer le message qu’elle est toujours en vie et pour demander à Râma de venir l’aider.
Pendant ce temps, Râma et son frère tombent sur Meganada, le fils du démon, qui les entraînent dans un combat féroce. Celui-ci tire une flèche qui se transforme en dragon qui les ligote avec des cordes. L’oiseau Garuda, roi de tous les oiseaux, ami de Dasarata, voit depuis le ciel dans quelle situation se trouve Râma et vient libérer les hommes. Râma et son frère sont aidés par Sugriwa, roi des singes et son armées de singes.
Ce tableau se termine avec la défaite de Meganada par Sugriwa et son armée.
Le dernier tableau est la danse du feu (Sanghyang Djaran). Les danseurs et les chanteurs sortent du carré du temple. Un homme vient déposer des coques de noix de coco sèches au centre, à la place du candélabre, et y met le feu. Une rangée de chanteurs entonne un chant différent de ce qui a été chanté jusqu’à présent ; ils dressent devant eux des paillasses comme pour se protéger de quelque chose. Un danseur, un grand costaud portant à l’épaule une manière de cheval danse en sillonnant la place d’un pas lourdaud ; il entre dans le feu et balaie de ses pieds le brasier puis marche dans les braises. Plusieurs fois un homme rassemble les braises avec un balai et la scène se reproduit plusieurs fois.
La fonction de cette danse est d’apporter la protection sur les familles, pour leur éviter l’influence des forces du mal et les prévenir des épidémies. Le cheval à bascule, à Bali comme à Java, est associé à la transe. Le chevalier qui marche dans le feu entre en transe au son des maigres instruments et des chants qui portent le nom de gamelan suara.
Je ressens un étrange bien-être de me trouver ici dans la cour de ce temple, comme légèrement ivre, emporté par ces chants de transe d’un autre âge. Je rentre me coucher le cœur léger, heureux d’avoir vécu cette expérience dont je ne soupçonnais pas la portée. Les chamans existent encore, je viens de les rencontrer… une nouvelle fois.
Ubud…
Je me fait aborder par un type à la peau noire burinée, portant sarong rouge et blanc et chemise à manche courte, tandis que je sors du Pura Taman Kemuda Saraswati, un peu perdu dans cette ville dans laquelle je n’arrive pas à me repérer. Il me dit que ce soir il y a un spectacle de kecak, « fire dance ». Toujours un peu sur la défensive, je regarde sa brochure et lui demande un peu en quoi ça consiste, mais il ne me dit que « fire dance ». J’ai lu avant de partir qu’il ne fallait pas venir à Ubud sans voir au moins un de ces fabuleux spectacle de danse ou de chant balinais. Évidemment, ce sont les touristes qui profitent essentiellement de ces exhibitions, mais en y regardant de plus près, on voit à quel point les Balinais sont fiers de perpétuer une tradition ancienne et pour ceux qui font partie des troupes de danseurs et de chanteurs, c’est une véritable passion qu’ils partagent généralement avec un autre emploi la journée. J’ai pris un taxi le lendemain du spectacle et le chauffeur, lorsqu’il m’a demandé ce que j’avais fait la veille, m’a dit qu’il faisait partie de la troupe dont j’avais assisté à la représentation. J’en ai profité pour lui demander pourquoi il faisait partie de cette troupe et il s’est montré intarissable sur le sujet.
Le coquin réussit à me vendre un ticket pour m’y rendre. Il m’explique vaguement comment trouver le temple. Le soir venu, je m’y rends en pensant être large sur l’horaire, mais c’était sans compter que les estimations de distance qu’il m’avait fourni s’avéraient un peu optimiste. Je finis par cavaler un peu pour ne pas rater le début. Je finis par demander mon chemin, pas très certain de l’endroit où je me trouve. Tout le monde ici connaît le kecak qu’on ne joue qu’au Pura Dalem Taman Kaja.
Voir un spectacle de Kecak est une expérience hors du commun. S’inspirant des textes du Ramayana, ces ensembles ne sont composés que de chanteurs, une centaine environ, scandant des chants enivrants où le thème principal est chanté au rythme des “tchakatchakatchakak” qui ont donné le nom au genre. Il y est question de singes engagés dans une lutte contre un démon, tout cela autour d’une colonne où sont allumés des feux. Comme dans toutes les cérémonies, un prêtre vient bénir les chanteurs avant de commencer. Tandis qu’ils chantent, les hommes exécutent des mouvements saccadés, tantôt assis, tantôt allongés. Dans un prochain billet accompagné de vidéos, je parlerai plus précisément du déroulé du spectacle.
C’est le seul type de représentation dans lequel il n’y a aucun instrument, et étonnamment, je me suis rendu compte que certains spectateurs sont sortis avant la fin. Au début, je me suis dit que cela ne devait pas être à leur goût, mais je me suis rendu compte que les ritournelles agissent fortement sur l’état de conscience et que certains des chanteurs étaient en transe. La rythmique répétitive est un des éléments qui permet de modifier l’état de conscience dans les rituels chamaniques et j’imagine parfaitement que certaines personnes puissent être irritées par les chants, comme on peut l’être parfois au son répétitif d’une percussion.
Voici ici quasiment l’intégralité du spectacle à l’écoute pour s’imprégner de cette ambiance si particulière à la lumière de quelques torches, par une belle soirée nuit balinaise.
Bénédiction des chanteurs par le prêtre
Danseuses
Danse du démon. Le maître de cérémonie est juste à gauche de la colonne de feu
Lorsque le démon passe, les hommes s’allongent, symbolisant la mort des singes
Cérémonie du Kecak en 1935 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1937 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1959 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1971 — Tropenmuseum
Localisation du Pura Dalem Taman Kaja sur Google Maps
Dans les anciens royaumes bouddhistes, il n’est pas rare de trouver des caches ou des salles annexes remplies des statues de Bouddha ou de bodhisattvas qui ont été offerts en offrande au temple, et que les textes — ou l’éthique — interdisent de détruire ou de se débarrasser. Il se trouve simplement que la place finit par manquer. De la même manière, les synagogues sont en règle générale, si la place le permet, équipées d’une petite salle servant de remise pour les objets cultuels ou les écrits sur lesquels figurent au moins un des sept noms de Dieu. Puisqu’il est interdit d’effacer le nom de Dieu ou de détruire le document sur lequel il est inscrit, il faut donc remiser le document dans un lieu sacré, mais à l’écart de l’espace principal de culte. Ainsi existent ces petites salles dans les synagogues qu’on appellent gueniza ou guenizah (גניזה). Si le terme hébreu désigne un endroit de mise en dépôt, il signifie également préservation.
Synagogue Ben Ezra (intérieur) — Le Caire
La guenizah la plus connue est celle que l’on nomme guenizah du Caire, que l’on trouve dans une petite synagogue du Caire, la synagogue Ben Ezra. Cette synagogue, lieu de culte juif situé en terre d’islam, porte en elle une histoire particulière ; située dans un vieux quartier cairote, au dessus du portail sud de la Citadelle de Babylone, à deux pas du Nil, elle est construite sur le lieu exact où Moïse aurait été recueilli dans son panier aquatique. On trouve également dans les environs l’étrange et célèbre église suspendue (Al-Kanîsah al-Mu’allaqah) qui fut autrefois le siège du patriarcat copte, ainsi que le monastère Saint-Georges, haut lieu de l’orthodoxie d’Égypte. Non loin de là, on trouvé également l’Église d’Abou Serga, lieu supposé où Marie, Joseph et l’enfant Jésus se réfugièrent lorqu’Hérode ordonna l’exécution des enfants du Royaume. En clair, dans ce Vieux Caire sont rassemblées toutes les religions du livre.
Les Juifs guidés par Jérémie lors de l’exode babylonienne sous Nabuchodonosor II, y construisirent la première synagogue dans laquelle ils déposèrent à l’intérieur de la guenizah la Torah inachevée du scribe Esdras (Ezra — עזרא הסופר). A plusieurs reprises dans son histoire, le lieu fut dévasté puis reconstruit, mais étonnamment, la guenizah fut préservée, ainsi que les documents qui s’y trouvent. Ainsi, ce sont plus de 250 000 documents, rédigés en hébreu, qu’on a pu mettre à jour dans cette petite salle.
Solomon Schechter étudiant les manuscrits de la guenizah de la synagogue Ben Ezra au Caire
Le docteur Solomon Schechter, un érudit moldave exilé ensuite aux États-Unis où il fonda le conservatisme juif américain se fixa comme objectif de recenser les ouvrages conservés ici. A partir de 1896, il passa son temps à décortiquer les lignes, dans la poussière nocive de ce lieu éteint et secret qui altéra profondément sa santé et fit des découvertes exceptionnelles. La plus importante pièce de cette collection se trouve être précisément la Torah inachevée d’Ezra, mais également le contrat de mariage d’un rabbin égyptien ayant vécu au XIIIème siècle, Avraham Maïmonide, fils de Moïse Maïmonide, célèbre rabbin andalou, une Torah écrite sur une peau de gazelle remontant au Vème siècle AEC et enfin, deux exemplaires d’un extrait du Manuscrit de Qumrân qui n’avait pas encore été découvert lors du recensement.
Lettre autographe d’Avraham Maïmonide, conservée à la Gueniza du Caire
Tous ces documents ont permis d’avoir une vision profonde des mœurs juifs en terre d’islam puisque nombre d’entre eux permettent de connaître la manière dont on parlait l’arabe au début de la conquête de l’Égypte par les peuples arabes, mais également, puisque beaucoup de ces documents sont des actes de la vie quotidienne administrative, de comprendre comment évoluait cette société dans ces rapports de cohabitation entre les différentes religions. La synagogue telle qu’on peut la voir aujourd’hui a été rénovée il y a peu, mais la majeure partie du bâtiment est identique à la synagogue reconstruite en 1115, ce qui en fait une des plus anciennes synagogues du monde. Aujourd’hui, la totalité des documents sont dispersés et conservés dans des bibliothèques américaines ou anglaises.
Synagogue Ben Ezra — Le Caire
Localisation de la Synagogue Ben Ezra du Caire sur Google Maps
Ce matin est un jour particulier. Je me lève à 4h00 dans la nuit turque pour faire quelque chose que je n’ai encore jamais fait. Dans un premier temps, je cède à la grande farandole des touristes en suivant leur mouvement, et dans un deuxième temps, je vais monter dans une montgolfière pour parcourir la Cappadoce depuis les airs. Je ne cache pas que chez moi, le vertige est une donnée aléatoire. Incapable de prévoir quand ça va se déclencher, je garde à la fois le — très bon — souvenir d’un jeune homme qui marchait au bord des falaises des gorges de l’Ardèche et le très mauvais du jeune homme un peu plus âgé qui transpirait toute l’eau de son corps au pied des colosses de phonolite de Bort-les-Orgues, comme en haut du barrage sur lequel avait travaillé mon grand-père. Une terreur panique, totalement irrationnelle s’était alors emparé de moi et moi qui suis généralement d’un naturel à ne pas me laisser submerger par les émotions, j’avais dû me résoudre à faire demi-tour tellement les scénarios catastrophes commençaient à prendre forme de manière totalement absurde. Même histoire dans l’escalier métallique qui descend au centre du Gouffre de Padirac quelques années plus tard. Du coup, je n’arrive pas à savoir si monter dans une montgolfière est réellement une bonne idée. Mais j’ai réservé ma place, je dois partir.
Je descends à la réception où je trouve un couple de jeunes Français habillés comme s’ils allaient à l’hippodrome de Longchamp. Ça sent le voyage de noces de bonne famille, petit bermuda à motif et col Martine. Le minibus vient me chercher vers 4h30 juste à l’entrée de l’hôtel, même pas un pas à faire. Je dors encore à moitié et dans l’obscurité je n’arrive pas à comprendre quel chemin nous prenons ni où nous arrivons, toujours est-il que je me retrouve dans un champ immense où les premiers ballons sont en train d’être gonflés. Les minibus déversent tous ceux qui partent ce matin et je constate avec une certaine surprise et effarement aussi que plus de la moitié des gens présents ici sont des Chinois. Des tables sont installées en plein milieu du champ dans la pénombre de l’aube, des croissants et du café sur des nappes en papier, décor surréaliste si l’on ne sait pas ce qu’il se trame ici. Dans une demi-heure, tout ce petit monde sera en l’air, même les Chinois qui eux ont le droit à des nouilles déshydratés au lieu des croissants et qui n’arrivent pas à se décoller du buffet.
Pendant que les estomacs se remplissent, je reste à côté des ballons couchés dans les phares des 4x4, à deux pas des flammes qui me chauffent le visage dans cette atmosphère encore un peu fraiche. Le jour se lève petit à petit, de manière presque palpable et déjà quelques uns des ballons sont debout, amarrés, n’attendant plus que leur cargaison humaine. On me dirige vers les deux ballons sur lesquels est écrit en gros Cihangiroğlu Balloons, sans oublier évidemment de me faire passer devant un type avec un lecteur de carte bancaire qui réclame le prix non négligeable du vol et que par décence, je tairai. On nous invite à monter dans le ballon encore attaché en nous donnant deux ou trois conseils pour l’atterrissage, mais absolument rien en cas de problème. Cela dit, la question peut être vite éludée puisqu’au cas où le ballon tombe, il n’y a pas grand chose à faire, sinon attendre que la nacelle touche le sol et espérer que le corps d’un autre amortisse sa propre masse. Pour ma part, je me retrouve coincé entre un vieux Chinois plus grand que moi et sa greluche qui a moins de la moitié de son âge. J’évoque ce passage maintenant pour éviter d’en reparler plus parce que ça reste pour moi un des moments les plus désagréables de ces vacances. Le type a passé son temps à m’écraser les pieds, à prendre exactement les mêmes photos que moi, me poussant parfois pour que je rate mes photos. J’ai haï le peuple chinois dans son ensemble pendant toute la durée du vol, en me disant que ce type n’était qu’une raclure avec sa catin qu’il avait dû payer pour se marier et qu’il sera très content de revenir dans son pays pour faire des soirées diapo avec ses collègues de travail en se gargarisant d’avoir dépensé si peu pour cette petite excursion. Je me suis quand-même marré quand j’ai vu que le ballon le plus haut dans le ciel ce matin-là, était lardé d’idéogrammes chinois. Je me suis dit que ça devait être culturel, toujours passer devant les autres, faire mieux, plus, etc. Je me suis encore plus marré quand le pilote du ballon nous a dit qu’il était monté trop haut et qu’il aurait du mal à redescendre… J’ai toujours un peu de mal avec ces gens qui ne font aucun effort pour connaître les habitants et dans le regard desquels se lit la peur d’être submergé par un autre peuple que le leur. Page tournée.
Le ballon s’envole tout doucement et je commence à être pris d’angoisse, tout simplement parce que j’ai peur d’avoir le vertige, mais tout semble se passer très sagement ; je ne sais pas pourquoi mais rien ne vient, le fait qu’il n’y ait aucun bruit autre que celui du brûleur et la douceur du déplacement de cet étrange aérostat me remplit de bien être. Les premières choses que je vois sous mes pieds sont des tombes musulmanes dans un cimetière ouvert, puis très vite, c’est la ville entière de Çavuşin qui apparaît. Je ne suis vraiment pas si loin que ça de mon point de départ et je découvre alors cette petite ville que je ne visiterai que plus tard. L’air est encore gris, le soleil encore caché derrière l’horizon et le ballon prend de plus en plus de hauteur. De là-haut, on découvre tout un tas de recoins troglodytes qu’on n’imagine même pas et dont on a peine à imaginer qu’on puisse y accéder facilement.
Le mieux est encore de regarder ce que ça donne en vidéo pour se rendre compte. Une vidéo de 11′24″ réglée au millimètre avec la très belle musique d’Omar Faruk Tekbilek (From emptiness) sur l’album Fata Morgana,
Le ballon passe à proximité du plateau de Çavuşin et laisse voir cette pierre si belle teintée de couleurs spectrales et à son pied, des vergers, des champs cultivés où ne voit pas trop bien comment un tracteur pourrait accéder. Nous sommes maintenant suffisamment hauts pour voir un bel horizon dégagé. La hantise de ce genre de journée serait de décoller dans les nuages. L’air se réchauffe doucement et le soleil pointe le bout de son nez derrière les montagnes. C’est un instant bref, mais qu’on a l’avantage de vivre quelques secondes avant ceux qui sont restés à terre. Un moment privilégié, de pure grâce, pendant lequel personne ne parle, tout le monde se tient extrêmement silencieux de peur peut-être de déranger l’astre dans son exercice matinal. Le spectacle est magnifique, au-delà de ce qu’on peut imaginer et je comprends mieux maintenant pourquoi ces nuées de ballons ont trouvé dans cette région un lieu propice à la ballade.
Sous mes pieds, des moutons énormes dessinent des formes mouvantes sur la terre sèche par leurs déplacements. Les cheminées des fées se dressent comme des doigts pointés vers nos âmes envolées et les pics de tuf sont autant d’avertissements qui disent de ne pas venir s’y frotter. Dans l’air pur et silencieux, on peut entendre les brûleurs chauffer l’air des autres ballons.
Le ballon monte haut et le pilote, Nigel, un américain venu ici exercer ses talents d’aérostier, nous annonce dans son anglais mâché que nous nous trouvons actuellement à 1500 mètres d’altitude. Une simple rambarde en osier tressé me sépare d’un vide qui pourrait me terroriser, mais je n’éprouve qu’une simple douceur, emmitouflé dans mes oripeaux d’été, le regard perdu à l’horizon devant le spectacle qui ne cesse de bouger de quelques millimètres dans le vide. Des deux côtés, je peux voir clairement les contours des deux principales montagnes qui entourent la Cappadoce, le Hasan dağı et l’Erciyes dağı, et juste au-dessous, les innombrables petites vallées creusées par l’eau qui s’est infiltrée depuis des milliers d’années, dans lesquelles certains ballons s’aventurent pour aller voir au plus près. Cette multitude de ballons est un spectacle à la fois grossier et impressionnant. J’imagine que ce ballet incessant qui crible les lieux de ces masses gonflées d’air doit certainement agacer les habitants de la région pendant la haute saison. L’inconvénient de ces grosses baudruches, c’est qu’il faut bien qu’elles se posent quelque part, et comme le dit très bien Nigel, we go where the wind takes us… Ce qui veut dire aussi qu’on atterrit là où on peut et là où le vent veut bien cesser de posséder la toile. Parfois, on atterrit dans des champs de particuliers. Mais c’est la rançon de la gloire.
Le ballon redescend tout doucement sans qu’on se rende vraiment compte de la vitesse ou de la distance et en peu de temps, on se retrouve au ras du sol, en train de frôler des arbustes, des buissons, quelques pics de tuf qui ne demandent qu’à violenter la nacelle et plusieurs fois Nigel se retrouve à balancer de l’air chaud pour remonter au dernier moment. Ce type est un as, il connaît son aérostat et le manœuvre au centimètre comme s’il avait la direction assistée sur une grosse cylindrée. Le soleil rasant déchire les vagues de pierre blanche qu’on pourrait croire tendre comme de la guimauve. Dans mes yeux, après Çavuşin, on passe près de la citadelle de pierre naturelle d’Üçhisar, on survole la vallée des pigeonniers (Güvercinlik Vadisi), certainement la plus connue des vallées des environs et enfin Göreme, avec son bourg ramassé dans sa vallée, sur les toits duquel nous pouvons poser nos regards indiscrets et silencieux ; nous passons ici comme des corbeaux messagers qu’aucun regard ne vient troubler.
Dans un premier champs, nous avions cru que le ballon finissait sa course, mais à peine la nacelle posée, la voici soulevée à nouveau et nous repartons un peu plus loin. Deuxième essai, cette fois-ci est la bonne, la nacelle se pose violemment après avoir arraché un buisson d’épineux. Le voyage se termine là. Nigel nous demande d’attendre que la nacelle soit bien positionnée sur la remorque du camion qui nous a couru après pour nous retrouver dans les champs de Göreme. Le ballon s’écrase au sol et immédiatement, une armée d’hommes en bleu s’affaire à replier la carcasse dégonflée. Nigel fume un clope, apparemment fier de lui, puis nous buvons un coup d’une espèce de pétillant sans alcool — ramadan oblige — que je suis loin de préférer à une bonne coupe de champagne pour ce baptême de l’air hors du commun. Il est à peine 8h00 du matin et la journée est loin d’être terminée. Le minibus me ramène à l’hôtel, où je prends à nouveau un déjeuner copieux, avant d’aller dormir un peu pour rattraper cette nuit un peu courte.
Après une bonne douche — voler dans les airs remplit de poussière — je reprends la voiture pour me diriger vers une petite ville qui se trouve bien après Nevşehir en allant vers l’ouest, ville que je traverse en essayant de trouver un distributeur d’argent de la banque partenaire de la mienne, mais j’ai beau tourner, entrer dans les petites rues encombrées et poussiéreuses, je n’arrive pas à trouver l’agence. La route jusqu’à Tatlarin me réserve quelques surprises. C’est une petite route de campagne qui n’arrête pas de tourner autour du tracé des champs et j’y rencontre des femmes bien élégantes, voilées, assises sur un tracteur, d’autres dans des carrioles tirées par des ânes souffreteux, trois hommes assis sur la même moto poussive, des vendeurs de patates sur le bord de la route, loin de tout, au beau milieu de rien, à dix kilomètres de la première maison.
La petite ville de Tatlarin est perdue, rude et pauvre. C’est une petite ville de campagne en dehors des circuits touristiques et lorsque je me gare devant la cité souterraine (Tatlarin yeraltı şehri), qui est d’ailleurs très bien indiquée (en turc), je me pose tout à coup la question de savoir si c’est ouvert. Par chance, je vois un type posté devant l’entrée, ou plutôt, qui dort dans un recoin. C’est un grand bonhomme moustachu, racé, en costume, chemise impeccablement repassée, et chaussures de villes briquées, un spectacle un peu détonnant dans ce décor poussiéreux et d’une pauvreté manifeste. Il m’emmène d’abord dans l’église de la cité. La première partie est intégralement recouverte de peintures splendides, une crucifixion abîmée recouvrant la nef, la seconde est beaucoup plus sobre. Quelques vieilles ampoules à incandescence illuminent les parties les plus belles, laissant le reste dans une pénombre qui tranche avec la luminosité du dehors.
Plan des églises de Tatlarin
Plan de la cité souterraine de Tatlarin
La Crucifixion de l’église de Tatlarin, peinte face à l’abside in La Cappadoce de Catherine Jolivet-Lévy
Église de Tatlarin — Deux des saints martyrs peints dans la voûte de la nef — Philikas et Théodoritos in La Cappadoce de Catherine Jolivet-Lévy
Les deux photos de l’intérieur de cette église sont disponibles sur CNRS éditions.
Le guide referme la porte derrière moi, laissant cette église du XIè siècle dans l’obscurité des siècles, là où il m’a été impossible de prendre la moindre photo à cause des interdictions écrites partout. Parfois, je me maudis de voir que je ne peux rapporter que des souvenirs gravés dans ma mémoire au lieu de faire comme ceux qui ne respectent pas les règles. Au moins ai-je ma conscience pour moi.
Il m’emmène dans une deuxième salle fermée par une porte blindée ; le cœur de l’antique cité creusée dans le roc.
Dans son Anabase, Xénophon, au VIè siècle av. J.-C. décrivait déjà ces habitations rupestres.
Les habitations étaient sous terre. Leur ouverture ressemblait à celle d’un puits, mais l’intérieur était spacieux. Il y avait pour le bétail des entrées creusées en terre ; les gens descendaient par une échelle. Dans ces habitations, il y avait des chèvres, des moutons, des vaches, de la volaille et les petits de ces animaux. Tout le bétail était nourri de foin à l’intérieur. Il y avait aussi du blé, de l’orge, des légumes et du vin d’orge dans des cratères. Les grains d’orge même nageaient à la surface et il y avait dedans des chalumeaux sans noeuds, les uns plus grand les autres plus petits. Quand on avait soif, il fallait prendre ces chalumeaux entre les lèvres et aspirer. Cette boisson était très forte, si l’on y versait pas d’eau. Elle était fort agréable quand on en avait pris l’habitude.
XÉNOPHON, Anabase, livre IV, chapitre V, traduction P. Chambry, éd. Garnier
Si les habitations affleurant sur les falaises de Tatlarin étaient visibles, l’entrée de cette cité n’a été découverte qu’en 1975, en raison des éboulis qui masquaient son entrée. Depuis son ouverture en 1991, on peut admirer l’enfilade de salles qui la composent. Les couloirs, parfois pas plus hauts qu’un petit mètre, permettent d’atteindre au plus profond ces salles. La première semble être une salle de vie, large, spacieuse, avec une échelle qui permet de rejoindre un système de ventilation qui remonte jusqu’à la surface. Cellier, chambres, tout y est. On y voit même des toilettes. On peut également encore voir les meules qui servaient à fermer les issues en cas d’attaques, ce qui rend le lieu foncièrement oppressant. Un tout petit couloir qui tourne à angle droit par deux fois où je rampe derrière mon guide m’emmène dans une seconde salle dont le plafond est à peine plus haut que moi. Il m’indique une bouche d’aération qui continue pendant une trentaine de mètres : l’ouverture fait 70cm de haut, mais là, c’est trop pour moi, je m’engouffre avec ma lampe torche, et avec le goulot qui se ressert, je suis pris d’une crise d’angoisse. Impossible de me retourner, je fais demi-tour le cul en l’air, à toute vitesse, la lampe torche coincée entre les dents… Mon guide se marre comme une baleine en marmonnant quelques mots en turc. Je finis par me marrer aussi, pas bien certain que ce soit à cause de mon geste ou que ce soit un rire nerveux. Je sors d’ici avec un certain empressement.
Depuis l’esplanade du parking, je regarde la vie du village s’ébrouer tendrement avec l’indiscrétion du point de vue en hauteur ; un camion chargé de sacs de jute, qui doublent sa hauteur, une jeune femme joue avec ses enfants dans la cour de sa maison. Certaines des maisons sont creusées dans le roc et n’affleurent que par les voûtes à moitié enfouies sous la terre.
Je reprends mon chemin vers Nevşehir sur une route défoncée, un autre chemin que celui de l’aller, un revêtement fait de pierres noires qui criblent le bas de caisse de la voiture dans un bruit de grenaille agaçant. Dans les champs, des courges spaghettis et des tournesols immenses. De retour aux abords de Nevşehir, je m’arrête quelques instants sur les contreforts d’un quartier abandonné où je peux voir clairement une église orthodoxe avec son plan en croix grecque, abandonnée elle aussi, meurtrie par l’histoire. Ici devaient vivre les populations grecques déplacées. Le quartier n’a visiblement jamais été réinvesti.
Je prends la route qui descend vers le sud, vers la ville de Derinkuyu où se trouve une autre cité souterraine (Derinkuyu yeraltı şehri). Celle-ci est plus impressionnante encore, elle s’étend sur 9 étages et descend à plus de 35 mètres sous le sol plat d’une ville au creux d’une vallée ; c’est la plus grande de Turquie, ce qui fait qu’elle est également plus fréquentée que celle de Tatlarin, mais tant pis, le déplacement vaut le coup.
Cette cité avait une capacité maximale de 50 000 personnes mais en abritait en moyenne 10 000, ce qui est absolument énorme. On pense qu’un tunnel caché devait rejoindre l’autre grande cité souterraine de Cappadoce, celle de Kaymaklı, distante de 9km de celle-ci. Un puits central permet la circulation de l’air, principal point de survie des habitants. On trouve au dernier sous-sol une immense salle capitulaire, qui faisait office de monastère. L’ambiance y est oppressante quand on sait qu’on a toutes ces tonnes de rochers au-dessus de nos têtes. La descente est éprouvante pour les nerfs, la remontée, un soulagement.
Billet d’entrée — Derinkuyu yeraltı şehri
Plan de coupe de la cité souterraine de Derinkuyu
Je ne cache pas que je me sens mieux à l’extérieur, sous le soleil piquant. Tout près de la sortie de la cité, se trouve une grande et belle église orthodoxe construite en croix grecque. Personne ne se trouve dans l’enclos autour, sauf une petite fille que j’ai vu deux minutes auparavant qui avait essayé de me vendre une poupée en laine. Ce qui m’a étonné chez elle, c’est son air farouche, ses cheveux blonds et ses grands yeux bleus malicieux. Certainement une gitane comme il en reste tant ici, au milieu des populations, vivant discrètement leur vie nomade. Lorsque j’entre dans l’enclos, je la surprends honteuse en train de pisser contre le mur l’église.
Par le trou de la serrure de la grande porte en bronze, j’arrive à saisir l’intérieur de l’église délabrée. Piliers ouvragés, fenêtres en forme de croix, c’est un lieu obscur et mystérieux, mais encore chargé d’émotions et de spiritualité. Dommage que je ne puisse y entrer. Le sol est en revanche parfaitement arasé.
Je quitte la ville un peu trop vite à mon goût, n’ayant pas eu le temps de prendre le temps. Je m’extasie devant le chant du muezzin craché par des hauts-parleurs accrochés aux poteaux d’éclairage et devant une ancienne église reconvertie en mosquée. Ici, les maisons sont clairement de style grec, faites avec ses pierres blanches qu’on voit partout. A la sortie de la ville, je m’arrête dans une station essence abandonnée pour pisser. Bien élevé, je vais dans les toilettes, enfin, ce qu’il en reste.
Je repasse par Nevşehir, je m’arrête encore, je prends en photo des barres d’immeubles modernes laissées en jachère et qui pour le coup semblent aussi incongrues que ces maisons encore debout mais abandonnées. Les temps anciens et la modernité de cette région ne sont finalement que deux facettes d’une même identité.
Un peu affamé, je rejoins Göreme où je m’arrête pour manger un peu au Cappadocia Kebap Center, recommandé par le Routard. Service franchement désagréable, nourriture dégueulasse et chiche, c’est dans ce « restaurant » que j’ai vu des Français s’insurger et quitter la table parce que le serveur refusait de leur servir du vin, en plein ramadan. Maudits Français qui colportent notre réputation dans le monde entier… Un instant, je me suis pris à avoir honte de parler la même langue que ces gens.
Je repasse par l’hôtel pour souffler un peu. Abdullah m’accueille une fois encore avec ses grands bras dont il m’enlace pour m’embrasser ; il m’invite à m’asseoir sur la terrasse et me fait apporter un jus d’abricot (kayısısuyu) du jardin. Ses abricots sont encore un peu jeunes et pas assez sucrés, mais j’adore son intention et je lui demande de venir s’asseoir avec moi. Nous échangeons quelques mots en anglais, lui en turc ; avec les gestes, nous finissons par nous comprendre. A l’ombre de la terrasse, un petit vent frais rafraîchit ma peau cuite de soleil. Abdullah me demande où je vais après. Je lui dit que j’aimerais bien voir la vallée que j’ai vu descendre au pied de la citadelle. Il me dit que c’est la Vallée Blanche (Bağlı Dere) et m’indique en bredouillant quelques mots d’anglais, puis en demandant à Bukem de l’aider, comment m’y rendre. Je ne comprends pas tout, mais après avoir gobé mon jus, je me remets en route.
Je me retrouve à prendre un chemin dont je ne sais pas où il peut me mener, sur les plateaux qui surplombent les petites vallées de tuf creusé. Je trouve sur ces chemins des poiriers portant de tout petits fruits, des abricotiers sur lesquels je me sers frugalement, dont les fruits regorgeant de sucre me font oublier le jus d’Abdullah. Je trouve des plantes portant des gousses gonflées d’air, des fleurs d’un bleu profond, deux tortues qui rentrent leurs membres sous leur carapace quand elles me voient arriver vers elle, des hirondelles qui découpent le ciel, une terre aux couleurs ocres et vertes totalement incongrues… Je ne sais pas où se trouve exactement la Bağlı Dere mais peu importe, je suis bien ici et je termine cette journée en jouissant de cet instant précieux, fourbu de fatigue, rompu jusqu’aux os, dans la lumière du soleil déclinant.
C’est ce soir là que je fais la connaissance de Bişra, la jeune serveuse de chez Özlem, où je déguste une fantastique testi kebap, cuit et servi dans son pot en terre fendu en deux que le patron vient lui-même apporter avec sa manique et le manche du marteau avec lequel il fendille l’ouverture avec toute la théâtralité dont il est capable. Bişra est une belle jeune fille à qui je ne donnerais pas plus de vingt-ans et avec qui j’échangerai quelques mots lorsque je reviendrai en mai de l’année d’après.
C’est ce soir là que je me rends compte que tant qu’on dit merci (teşekkür ederim) quand les plats arrivent, on nous répond cette étrange formule : Afiyet olsun, qu’on peut vite traduire par bon appétit, mais qui précise qu’on puisse apprécier ce qui vient de nous être servi. Il ne faut donc pas s’étonner qu’on nous le répète à chaque fois qu’on remercie pour l’arrivée d’une corbeille de pain ou d’une bière.