Ros­coe Che­nier, le cou­sin bluesman

Ros­coe Che­nier, le cou­sin bluesman

Pre­mier volet du Car­net Cajun : Cou­sin éloi­gné de Clif­ton Che­nier, Ros­coe Che­nier est un blues­man à la voix grave et puis­sante, un homme dis­cret qui à la fin de sa vie por­tait d’amples cos­tumes extra­va­gants, brillants comme ses che­mises. Tou­jours élé­gam­ment vêtu de pan­ta­lons de cos­tumes, che­mi­settes blanches et cra­vates noires, il a une répu­ta­tion de ne pas être une per­sonne très expan­sive, comme si sa musique lui avait per­mis d’ex­pri­mer tout ce qu’il avait à l’in­té­rieur. Né en 1941 à Ope­lou­sas, Loui­siane, il est décé­dé en 2013 et n’a eu une car­rière de blues­man que dans le péri­mètre des États-Unis, rai­son pour laquelle on le connait peu ici. Il est sur­tout connu pour un titre remar­quable datant de 2006, Bad Luck, repris comme un clas­sique du genre. Carac­té­ris­tique du swamp blues (blues du maré­cage), ce sont des sono­ri­tés lourdes jouées sur les graves de la gui­tare, sur un rythme lent et pesant. Plus qu’un son loui­sia­nais, le titre fait pen­ser à une lita­nie indienne, aidée par les per­cus­sions, lentes elles aussi…

[audio:badluck.xol]

Waiting for tomorrow- Roscoe Chenier

 

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Les z’ha­ri­cots sont pas salés

Les z’ha­ri­cots sont pas salés

L’é­té se prête à toutes les fan­tai­sies. Ayant pris sous le bras quelques livres de James Lee Burke, dont le héros Dave Robi­cheaux habite La Nou­velle Ibé­rie (New Ibe­ria), en plein cœur de la Loui­siane, je m’a­muse à écou­ter pour accom­pa­gner mes lec­tures de ces musiques qui sont comme des com­plaintes, tan­tôt gaies, tan­tôt tristes, un peu rustres la plu­part du temps, mais qui ont toutes pour carac­té­ris­tique de par­ler de cette Loui­siane si haute en  cou­leurs. Cette par­tie du monde est char­gée d’his­toire pour plu­sieurs raisons.

D’a­bord, elle fut le récep­tacle d’un immense exode qui vit se dépla­cer des familles entières venues d’A­ca­die, pro­vince cana­dienne alors peu­plée des pre­miers colons fran­çais arri­vés sur le conti­nent, lors du Grand Déran­ge­ment au milieu du XVIIIème siècle. Les Aca­diens, fran­co­phones, s’ins­tallent alors dans la der­nière terre où le fran­çais est par­lé sur le conti­nent, mais à cette époque deve­nue pos­ses­sion espa­gnole ; la Loui­siane, qui, ne l’ou­blions pas, porte le nom du roi Fran­çais Louis XIV. Ces Aca­diens, avec le temps, pren­dront un nom bien par­ti­cu­lier qui les dis­tin­gue­ra par la suite de leurs ancêtres. La pro­non­cia­tion aca­dienne du mot aca­dien donne par angli­cisme acad­jonne. Par aphé­rèse et adou­cis­se­ment, le mot Aca­dien s’est trans­for­mé en Cadien, puis Cajun. Le terme existe tou­jours aujourd’­hui et désigne une large com­mu­nau­té fran­co­phone dis­sé­mi­née sur le ter­ri­toire amé­ri­cain et répar­tis entre la Loui­siane, le Texas et le reste des États-Unis. On estime aujourd’­hui à presque 600 000 indi­vi­dus la popu­la­tion d’o­ri­gine cadienne. S’il peut paraître étrange d’en­tendre par­ler un fran­çais un peu rustre en plein cœur du pays sudiste, il faut bien avoir à l’es­prit que cette culture très par­ti­cu­lière est en train de s’é­teindre. Au début du XXème siècle, le Fran­çais cadien était encore une langue net­te­ment par­lée et trans­mise, et la plu­part des locu­teurs étaient des locu­teurs uniques, ne par­lant que fran­çais. Aujourd’­hui, les Cajuns sont bien évi­dem­ment bilingues, et beau­coup d’entre eux délaissent le fran­çais au pro­fit de l’anglais.

Le second évé­ne­ment qui marque l’his­toire du pays cajun, c’est la guerre de Séces­sion, qui vit empor­ter dans la tour­mente les plan­teurs cadiens qui, on s’en doute, ne se trou­vaient pas du bon côté de la bar­rière et finirent pour la plu­part exé­cu­tés. Met­tant le pays à feu et à sang et rui­nant les exploi­ta­tions agri­coles de la région, la guerre civile amé­ri­caine ne doit pas faire oublier que la Loui­siane est en plein cœur du sud sudiste, en plein pays confé­dé­ré qui n’hé­site que rare­ment à arbo­rer le dra­peau rouge à croix bleue, sym­bole ségré­ga­tion­niste tou­jours pas abdi­qué et qui lie dans un joyeux désordre escla­va­gisme, racisme, ségré­ga­tion, supré­ma­tie blanche et Ku Klux Klan…

En der­nier res­sort, l’ou­ra­gan Katri­na en 2005 en a ter­mi­né de rui­ner la Nou­velle-Orléans et la région. 1500 morts, 150 000 sinis­trés. La Nou­velle-Orléans a per­du aujourd’­hui près de 30% de sa popu­la­tion, chas­sée par le déses­poir et l’in­cu­rie de l’État dans la ges­tion de la crise sani­taire et humaine. Autre fait étrange, la popu­la­tion de la Nou­velle-Orléans, pou­mon du pays cajun, dimi­nue qua­si­ment de moi­tié entre 1960 et aujourd’­hui. C’est éga­le­ment une des villes les plus peu­plées par des Afro-Amé­ri­cains, avec, au der­nier recen­se­ment en 2000, 67% de la popu­la­tion d’o­ri­gine afro-américaine.

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Pho­to © Billy Met­calf

La Nou­velle-Orléans, capi­tale de la région, haut-lieu de l’i­den­ti­té fran­çaise d’A­mé­rique, mais pas tout à fait pays cajun. Ici on ne parle pas de com­tés mais de paroisse (parish), mais le pays cajun, c’est le bayou et sur­tout la mèche, la côte du Golfe du Mexique, l’an­cien ter­ri­toire indien des Hou­mas. Le pays cajun, c’est aujourd’­hui un ter­ri­toire qui s’é­tend du lac Sabine à l’ouest à la Pearl River à l’est et à la ville de Bâton Rouge au nord, qui com­prend les villes (aux ter­ribles accents fran­çais ou indiens) de Lafayette, Lake Charles, Saint Mar­tin­ville, Hou­ma, Ope­lou­sas, Thi­bo­daux ou Abbe­ville, et tout autour du Lac Pontchartrain.

Le mot cajun est un terme péjo­ra­tif, dont les Cajuns eux-mêmes se sont empa­rés comme marque de fabrique. De la même manière, les nor­distes appe­laient affec­tueu­se­ment les Cadiens les coonass, c’est-à-dire lit­té­ra­le­ment les “culs de ratons laveurs”, terme qui, on s’en doute, n’a rien de flat­teur. En réac­tion, les coonasses ont créé un auto­col­lant RCA (regis­te­red coon-ass), cer­ti­fiant leur ori­gine et la fier­té d’être, en quelque sorte, des culs ter­reux (je me per­mets cette petite incar­tade lin­guis­tique, car étant moi-même pour moi­tié d’o­ri­gine bre­tonne, je sais ce que c’est que de se faire trai­ter de péque­not, ou, dans une autre ver­sion propre à la situa­tion, de plouc). Il est inté­res­sant de voir à quel point le mot coonass est proche du fran­çais connasse… car en réa­li­té, si l’a­na­lo­gie avec le racoon (raton) s’est faite natu­rel­le­ment, l’o­ri­gine du mot est bien celle-ci. Les Cajuns sont donc bien des connasses… et fiers de l’être.

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Pho­to © Phil­lip Hendon

Aujourd’­hui, cette culture un peu par­ti­cu­lière est par­fai­te­ment mécon­nue et trop sou­vent enta­chée de cli­chés. C’est la rai­son pour laquelle j’ai déci­dé d’ou­vrir une nou­velle par­tie de mon blog, dédiée à la culture cajun et à d’autres aspects de la Loui­siane, aux Créoles de Loui­siane, en com­men­çant par la musique. Cette nou­velle sec­tion s’ap­pelle tout sim­ple­ment Car­net Cajun.

Si on connait le blues, sait-on réel­le­ment que le blues qu’on joue à Chi­ca­go n’a rien à voir avec celui de la Nou­velle-Orléans, qu’on appelle Loui­siane Blues, ou même Swamp Blues (blues du maré­cage) ? Et quid du Zyde­co ? Voi­ci la vraie musique loui­sia­naise et cajun. Zyde­co (pro­non­cer Zaï-dico) vient direc­te­ment du fran­çais et n’est que la ver­sion défor­mée, liée au plu­riel et angli­ci­sée du mot hari­cot. Clif­ton Che­nier, un des plus grands repré­sen­tants de la musique zyde­co (ou zari­co) chan­ta cette chan­son qui don­na son nom au style ; les hari­cots sont pas salés. Chan­son, qui laisse sup­po­ser que celui qui l’a écrit n’a­vait pas suf­fi­sam­ment d’argent pour mettre de la couenne dans ses hari­cots pour les saler. Style un peu rus­tique, musique jouée de pré­fé­rence avec des ins­tru­ments aux accents bien connus par cheu nous (vio­lon, accor­déon), l’ins­tru­ment réel­le­ment carac­té­ris­tique en est le frot­toir (plaque en métal autre­fois uti­li­sées pour laver les vête­ments au lavoir — mon arrière-grand-mère en avait un en bois — qu’on fait réson­ner avec des dés à coudre).

Si tout au long de cette aven­ture que je vous pro­pose aujourd’­hui vous avez comme la sen­sa­tion d’en­tendre quelque chose qui res­semble à ce qu’on appelle la coun­try music (et qui per­son­nel­le­ment me sort par les yeux), dites-vous bien qu’il y a en une qui est à l’o­ri­gine de l’autre. En effet, la culture cajun s’est déve­lop­pée jus­qu’au Texas, rai­son pour laquelle la coun­try est for­te­ment ins­pi­rée de cette musique tra­di­tion­nelle un peu gauche qu’est le zyde­co.

Thibodeaux's Louisiana Cajun Foods

Par­tons donc au pays des zari­cos, du bayou et de la mèche, des cyprès et de la barbe espa­gnole, des sand­wiches tor­pilles aux cre­vettes et aux huîtres, pour en apprendre un peu plus sur nos cou­sins Cadiens, Cajuns, Coon-asses, Cad­jines ou Cayens, sur cette culture qui décline et qui mérite qu’on la connaisse un peu mieux. On en pro­fi­te­ra pour faire des détours par cette langue qui par bien des aspects mérite qu’on l’apprécie.

Je vous laisse appré­cier les paroles et la musique du titre Les hari­cots sont pas salés :

Eh, maman,
Eh, maman,
Les hari­cots sont pas salés,
Les hari­cots sont pas salés.

T’au volé mon traîneau,
T’au volé mon traîneau,
Garde hip et taïaut,
Les hari­cots sont pas salés.

T’as volé mon gilet,
T’as volé mon chapeau,
Garde hip et taïaut,
Les hari­cots sont pas salés.

 

Pho­to d’en-tête © Billy Met­calf

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Un monde flot­tant : l’ab­baye de Beau­port (Aba­ti Boporzh)

Un monde flot­tant : l’ab­baye de Beau­port (Aba­ti Boporzh)

Beau­port est comme un conte, un beau poème roman­tique de fin d’au­tomne, lorsque le vent souffle sa der­nière can­tate, assis au fond de l’é­glise. L’ab­baye est une fronde à la vie aus­tère, avec ses aga­panthes qui lancent leurs pom­pons bleu-vio­let dans les airs, ses camé­lias aux tons rouge sang et ses mas­sifs de buis indomptés.

On peut voir l’ab­baye depuis la route qui longe la côte entre Paim­pol et le bourg incon­nu de Ploué­zec, au lieu-dit Kéri­ty. De là où l’on est, on ne voit qu’une ancienne église de style gothique, au toit effon­dré, aux ouver­tures sans vie, sans vitraux, son âme ouverte aux quatre vents, celui de la terre, mais sur­tout celui de la mer et des maré­cages… De loin, l’é­di­fice fait pen­ser à l’ab­baye Saint-Mathieu, sise à la pointe du même nom, tout au bout de la terre. Ici, c’est un autre finis ter­rae qui nous attend, le point extrême entre le monde des vivants et le monde incon­nu qui fit tant de veuves dans la région, veuves dont on peut presque voir le rocher depuis les jar­dins de l’ab­baye, le monde de la mer.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 03

Il ne reste ici qua­si­ment aucun toit, à part quelques uns, cer­tai­ne­ment refaits depuis le temps, mais les bâti­ments des moines sont presque tous à nu. On entre ici dans une grande salle qui devait être le réfec­toire, par une petite porte sous une arche en plein cintre. De l’herbe sur le sol et par les grandes fenêtres sous d’autres arcs plein cintre recou­verts de lichens et de mousses, on voit le jar­din for­mé de quatre grands car­rés. Un grand por­tail aujourd’­hui ouvert donne accès à ce jar­din qui devait autre­fois sub­ve­nir aux besoins des gens d’i­ci. Flan­qués de volutes, c’est une belle clô­ture entre le monde de l’es­prit et le monde de la terre. Tout au bout du jar­din, un autre por­tail, fer­mé celui-ci, donne sur le che­min de terre qui longe la côte et vient lécher les pieds des maré­cages et des prés salés le long du rivage. On n’est déjà plus sur terre, on est à mi-che­min entre la terre et la mer.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 14

La salle capi­tu­laire est ouverte au vent, indé­cise entre le fait d’être au-dedans ou au-dehors. Ici et là on trouve des arcs en anses de panier, ce qui n’est pas si com­mun dans les envi­rons. Il ne reste plus par­fois que les mon­tants des fenêtres, taillés dans un beau gra­nit qui résiste au temps, et sur­tout au cli­mat qui a cet incroyable pou­voir d’en décou­ra­ger plus d’un. La pierre et l’eau ren­drait malade le plus aguer­ri des Bre­tons. Ajou­tez à cela la soli­tude des lieux et le froid qui règne dans ces pièces ven­teuses et votre séjour sur terre devient le plus ter­rible des châ­ti­ments. Les esprits les plus cyniques diraient qu’en rajou­tant une bonne couche de prières et de lita­nies, vous voi­là prêts à embar­quer pour les limbes plus vite que par la Natio­nale 12…

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 39

On a beau se pro­me­ner sous les arcs-bou­tants aux par­terres fleu­ris qui retiennent l’é­glise de tom­ber, même si elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, on y trouve peu de motifs de réjouis­se­ments. Le jar­din car­ré qui devait ser­vir de cloître, là où l’on trouve aus­si les lava­bos, est entou­ré d’ombres et la végé­ta­tion se greffe dans le moindre petit espace vide, accroche ses cram­pons à la pierre déjà atta­quée par les lichens, s’offre le luxe de s’ins­tal­ler où bon lui semble. On regret­te­rait presque le fait que l’é­glise n’ait pas été res­tau­rée avec l’a­jout d’un belle toi­ture en bois mas­sif et en ardoises lui­santes sous la pluie du large, mais l’en­droit est suf­fi­sam­ment sombre et beau comme cela pour ne pas en rajou­ter. Et puis ce n’est pas si cou­rant que de trou­ver de l’herbe grasse sur le sol d’une église.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 47

On se perd dans le dédale des arcs ram­pants et dans la salle aux belles ogives larges où l’on trouve une grande che­mi­née qui devait à peine trom­per son monde en don­nant l’illu­sion qu’on pou­vait chauf­fer cette immense espace incon­trô­lable. J’en fris­sonne sous ma robe de bure rien que d’y son­ger. Les murs sont atta­qués par les lichens noirs et les cham­pi­gnons, signe que rien n’y fait… Dédale de pierre aux fenêtres ouvertes sur la mer, colonnes dont le pied est man­gé par les cro­cos­mias et les pivoines, les murs sont alors envi­sa­gés par les bignones (camp­sis radi­cans) qui n’ont pas encore le loi­sir de fleu­rir en ce mois d’a­vril. Les colonnes de l’é­glise, elles, sont entre­prises par les tapis de per­venches aux fleurs déli­cates et d’un bleu pro­fond. Sous les lierres grim­pants et dans les feuillages des hor­ten­sias, on ima­gine entendre le plain chant des moines, pauvres hères condam­nés à la vie régu­lière sous la sta­tue hau­taine de Saint Benoît, les tan­çant de son regard absent et grave avant même qu’ils n’aient com­mis le moindre pêché connu… Déjà ils sont pêcheurs, avant même d’a­voir mis le nez dehors, déjà ils doivent confes­ser leur exis­tence, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense. Les anciens ban­dits des grands che­mins et autres truands à la petite semaine auront plus de bou­lot que les autres, mais il faut bien de nou­velles âmes à sauver.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 52

Mélange curieux de roman tar­dif, de gothique flam­boyant hési­tant et pas trop mar­qué (on est chez les frères, tout de même…), de Renais­sance bre­tonne (vrai­ment par­ti­cu­lier ici) qu’on appelle du bout des lèvres « style Beau­ma­noir », les den­telles de pierre des­si­nant les empla­ce­ments des vitraux font presque figures de fan­tai­sie déplacée.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 65

On peut faire le tour de l’ab­baye dans la fraî­cheur des débuts de soi­rée au prin­temps, en pas­sant par les jar­dins, en lon­geant les hauts murs qui plongent leurs pieds dans la fange des maré­cages. Ici un arbre pousse dans l’eau sau­mâtre, pré­fi­gu­ra­tion du bayou. Là on ima­gine par­fai­te­ment les nids de mous­tiques, nappes peu pro­fondes regor­geant de larves prêtes à bon­dir hors de leur trou.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 69

Beau­port s’é­teint sur la grève, Beau­port nous trans­porte dans un autre temps, figé, somp­tueux, aus­tère. Beau­port, qu’on appelle Boporzh en bre­ton, est le lieu qui rat­tache les vivants à leurs morts. Char­gé d’his­toire, le lieu se prête aux his­toires qu’on ima­gine soi-même pour s’ex­pli­quer ration­nel­le­ment ce qui ne l’est pas. Abbaye les pieds dans l’eau, fan­to­ma­tique, reli­gieuse jus­qu’au bout des ongles, elle sent la den­telle noire ami­don­née et les pho­tos jau­nies des ancêtres entrés dans les ordres, la relique sous verre, un peu moi­sie comme un sou­ve­nir de Lourdes rame­né par un grand-mère très pieuse.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 74

Entrez à Beau­port, sor­tez-en aus­si, lais­sez-vous rete­nir par ses griffes acé­rées, son calme impé­né­trable, loin des atours de la ville et sur la route de Com­pos­telle, lais­sez-vous la pos­si­bi­li­té d’en réchap­per, il y fait trop humide pour vos vieilles arti­cu­la­tions. Les rhu­ma­tismes claquent, les dents aus­si. Beau­port vous charme déjà, elle vous a envoutée…

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 83

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 88

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 81

Voir les 88 pho­tos de Beau­port sur Fli­ckr.

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L’o­ri­gine de la violence

L’o­ri­gine de la violence

Luci­di­té et sim­pli­ci­té dans les mots de James Lee Burke lors­qu’il parle de ses com­pa­triotes, en quelques mots seule­ment alors qu’il aura fal­lu plu­sieurs tomes d’é­cri­ture et de tor­ture à William T. Voll­mann dans son livre des violences.

Nous ache­tâmes un paquet de cre­vettes grillées et deux car­tons de gros riz brun, que nous man­geâmes dans un petit jar­din public ombra­gé aux abords de Napo­leon Ave­nue. Un groupe de gamins, blancs, noirs et chi­ca­nos s’é­chauf­faient au base-ball devant un vieux filet d’ar­rêt en grillage à poules. C’é­tait des enfants d’ou­vriers, de petits durs qui s’en­ga­geaient phy­si­que­ment dans la par­tie, avec éner­gie et allant, sans rete­nue ni sou­ci des consé­quences. Le lan­ceur envoyait des balles mouillées de salive et des bou­lets de canon pleine tête, les cou­reurs cas­saient toute ten­ta­tive de virer deux joueurs des coudes et des genoux à chaque base, et ils se lais­saient glis­ser, tête en avant, empor­tés par l’é­lan, s’é­ra­flant la figure au pas­sage ; le rece­veur volait la balle à main nue sous le nez du bat­teur en plein swing ; et le joueur de troi­sième base se pla­çait tel­le­ment près qu’un retour en ligne droite ris­quait de lui arra­cher la tête des épaules. Je son­geai qu’il n’é­tait pas sur­pre­nant que les étran­gers à notre pays soient impres­sion­nés par l’in­no­cence et la naï­ve­té de l’a­gres­si­vi­té américaine.

James Lee Burke, La pluie de néon
Payot et Rivages, 1996

Et moi de mon côté, je conti­nue mon été avec Dave Robi­cheaux.

Pho­to d’en-tête © Neo­re­la­ti­vis­ta

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Le silence et la fureur

Le silence et la fureur

Voi­ci déjà trois jours que je suis en congés et que je suis comme vidé de tout, au repos com­plet. Trois jours pen­dant les­quels il ne s’est pas pas­sé grand-chose si ce n’est que j’ai pas­sé toute une jour­née à embras­ser la pelouse un peu sèche au bord d’un étang que quelques libel­lules d’un bleu de métal s’a­mu­saient à sur­vo­ler en rase-motte, où des branches de saules pleu­reur s’é­ver­tuaient à pour­rir tran­quille­ment, embras­sés de pin­ceaux sombres dan­sant dans un cou­rant léger, une odeur fraîche et végé­tale exha­lant des pro­fon­deurs d’une terre vaseuse, de remugles bouillon­nant au pas­sage de pois­sons gros comme la moi­tié d’un orteil. Pas encore par­ti, mais plus vrai­ment là. Je sais que ces vacances ne seront pas faites pour le voyage, mais sim­ple­ment pour des moments où l’es­prit sera vidé de sa sub­stance, des ins­tants sans grands éclats, sans la lumière vive qu’on recherche lorsque l’in­con­nu fait sur­face et se dis­sout dans la chair. Autre chose m’at­tend. Autre chose que je me suis déci­dé à réa­li­ser et qui néces­site du temps, de la dis­po­ni­bi­li­té, du silence et de la fureur.

Desert Skies Motel, Gallup, New Mexico

Desert Skies Motel, Gal­lup, New Mexi­co — Pho­to © Peter Bar­wick

J’emporte avec moi quelques livres, les James Lee Burke ache­tés récem­ment et celui que j’ai com­men­cé avant-hier, La pluie de néon, et puis cer­tai­ne­ment le très recom­man­dé livre de John Kee­gan, La guerre de Séces­sion. J’emporte aus­si les Voyages de William Bar­tram, mais sans convic­tion, je ne me sens pas l’âme natu­ra­liste en ce moment. Peut-être aus­si le livre de Red­mond O’Han­lon, Au cœur de Bor­néo, pour me rap­pe­ler qu’un jour j’é­tais en Indo­né­sie. Quelques car­nets, mon ordi­na­teur pour écrire, des sty­los qui fonc­tionnent, un petit car­net vert dans lequel j’ai ras­sem­blé quelques idées du moment, mon appa­reil pho­to LX7, mon enre­gis­treur et pas grand-chose d’autre à vrai dire. Je suis dans l’in­té­rieur en ce moment, ren­tré comme un chaus­sette à l’en­vers, lavée en boule et déjà séchée. J’emporte avec moi mes rêves futurs et je délaisse les rêves pas­sés, sans rien renier, sans rien rejeter.

A Day in the Life of a Sign 3-5 - Omaha's Satellite Motel - Photo © Brian Butko

A Day in the Life of a Sign 3–5 — Oma­ha’s Satel­lite Motel — Pho­to © Brian But­ko

Le plus drôle, c’est que je ne sais même pas où je vais. Je vais sim­ple­ment là où le vent souffle, là où j’au­rais du temps, là où j’au­rais de l’es­pace et de la volon­té. Je pars sur les routes de France, et peut-être de Navarre, on connaît trop peu la Navarre même si on la cite sou­vent. En réa­li­té qui se pré­oc­cupe de la Navarre ? Cet été, je désarme, je n’at­tends rien, je ne veux rien, je me laisse por­ter. Je man­ge­rai de grosses pêches blanches sucrées et recou­vertes de duvet pelu­cheux, je boi­rai des vins blancs fins, secs et ner­veux comme un cueilleur de vignes, des tomates par­se­mées de par­me­san râpé, un filet d’huile d’o­live jeté par-des­sus… Ce sera l’é­té, linéaire, sans rugo­si­té, sans éclat et sans flamme. Juste un été sans pas­sion, irrai­son­né, plat comme l’é­tang de Thau un jour de grand calme.

Pho­to d’en-tête © Ross Griff

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