L’aiguière aux oiseaux est un vrai trésor issu des échanges liés à l’histoire méditerranéenne. Elle est mentionnée par le moine bénédictin Dom Michel Félibien dans son Histoire de l’abbaye royale de Saint-Denys en France, en 1706, mais bien auparavant, on retrouve trace de cet objet déjà aux premiers temps de l’édification de la basilique puisque dans les œuvres-mêmes de l’abbé Suger, on en retrouve mention, dès la fin du XIè siècle. Si on ne sait pas vraiment d’où elle vient, ni dans quelles conditions elle est arrivée en France, on se doute tout de même qu’elle a pu être offerte en cadeau ou plus probablement volée ou sortie d’Egypte lors d’un pillage au milieu du XIè siècle. Ce que nous indique son couvercle en or, faussement de style oriental puisqu’on sait de source sûre qu’il a été fabriqué en Italie, c’est que l’objet a voyagé jusqu’à Saint-Denis en passant par un atelier d’orfèvrerie de haut rang, certainement dans le sud du pays. Orné de filigranes torsadés, de rosettes et de minuscules entrelacs de type « vermicelli », ce couvercle épouse l’ouverture en amande du bec verseur et « christianise » l’objet. (source Qantara)
L’histoire de son arrivée jusqu’à Saint-Denis demeure un mystère.
Aiguière aux oiseaux — Musée du Louvre — cristal de roche (Mr 333)
Ce qui fait de cet objet une rareté, c’est non seulement sa matière, puisqu’il a été réalisé dans du cristal de roche, d’un seul bloc. De dimension modestes, haute de 24cm et à peine large de 13,5cm, le décor réalisé sur son flanc en forme de poire représente des oiseaux stylisés enroulés autour de motifs floraux d’inspiration persane. Même l’anse n’est pas rapportée et fait partie du même bloc. La voir ainsi toujours solidaire du corps principal plus de 1000 ans après sa création en fait une pièce tout-à-fait exceptionnelle, même si la partie supérieure taillée en ronde bosse représentant certainement un oiseau ou un bouquetin, située sur le haut de l’anse a disparu.
Dom Michel Félibien — Trésor de Saint-Denis (1706) — Planche issue de l’Histoire de l’abbaye royale de Saint-Denys en France — détail
La technique utilisée par les artistes cairotes de la période fatimide est une taille par abrasion par des matériaux permettant une grande précision (sable et diamant) dans une pierre d’une dureté de 7 (le diamant étant à 10). Même si ce n’est pas évident au premier coup d’œil, la pièce de cristal de roche est creusée de l’intérieur, évidée par abrasion, ce qui représente un travail de longue haleine et de précision. A son point le plus fin, l’épaisseur au col n’est que de 3mm et il aura fallu à l’artiste passer un outil dans un goulet de moins de 2cm de large. On remarque aussi que la symétrie de la pièce n’est pas parfaite, certainement parce que l’artiste a été contraint par la forme de la pierre initiale.
La période de fabrication remonte très certainement au dernier quart du Xè siècle et elle porte au col une inscription en coufique signifiant “bénédiction, satisfaction et [mot manquant] à son possesseur”. Source Wikipedia.
On retrouve la mention de la présence de cet objet dans le trésor de Saint-Denis sur cette gravure de Dom Michel Félibien, sous le nom de vase d’Aliénor, mais on reconnaît bien sa forme, l’oiseau et le bec, ainsi que son couvercle en or portant chaînette.
Dom Michel Félibien — Trésor de Saint-Denis (1706) — Planche issue de l’Histoire de l’abbaye royale de Saint-Denys en France
Petit matin, je viens de terminer L’homme aux semelles de vent de Michel Le Bris, un livre fort excitant si tant est que l’on soit un peu sensible à l’homme lui-même. J’ai acheté ce livre en n’ayant pas pris le soin de lire la quatrième de couverture, comme souvent attiré par le simple titre, et surtout l’auteur que je connais notamment pour avoir écrit de très belles pages sur Stevenson. Connement j’ai cru avoir avoir acheté un livre sur Rimbaud et le voyage, un peu aveuglé par le chemin de l’auteur, mais je me suis lourdement trompé sur ses intentions. Raconter ce livre est impossible, c’est une immense gerbe de feu qui brûle sur le bûcher de la Raison ; ses détours sont nombreux et on n’accède finalement à une pensée qui ne se laisse pas saisir si facilement, entre une critique sensationnelle du hégélianisme, une ode à Nietzsche, une vision flamboyante du romantisme fossoyé par ce même Nietzsche, et une pensée de l’intercession du sacré au cœur d’une vie commencée dans le renoncement et le ressentiment généré par le déracinement d’un homme de sa terre dans une société d’après-guerre qui se modernise à un train d’enfer.
Il est temps pour moi de rassembler toutes mes lectures de cette année, de les entasser. Il va falloir continuer à écrire maintenant ; il va falloir que je m’émerveille à la relecture de mes notes, de tout ce que j’ai entassé pendant cette nouvelle année universitaire un peu clandestine à plusieurs titres, qu’il va falloir aussi que je réorganise, que je jette dans la marmite pour en faire une nouvelle production, solaire, fulgurante. Tout est en train de se recréer.
Nouvelle lecture : François Jullien, L’écart et l’entre : Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité.
Je continue mon cheminement de pensée ; cette année le voyage se fera sur les terres du nomadisme ; le titre de mon mémoire en porte déjà les stigmates. A peu de choses près, l’accès se fera par le détour.
Antoine Calvino, Un an autour de l’océan Indien : un livre écrit avec les pieds. Il y avait longtemps que je n’avais pas lu quelque chose d’aussi mal écrit, d’aussi mauvais, d’aussi inconsistant. Pourtant, ça se sent, l’auteur s’est donné du mal. En vain.
Barbe de 4 jours.
Mercredi 24 septembre
J’ai appris hier soir, à peu près en même temps que tout le monde, la mort d’Hervé Gourdel qui a été kidnappé en Algérie. L’émission que j’étais en train d’écouter a été interrompue brutalement, l’animatrice a bredouillé quelque chose, une porte a claqué, des bruits comme quelqu’un qui s’installe autour de la table et elle dit, nous interrompons cette émission pour faire place à un flash d’information spécial. Je n’aime pas ces moments solennels dont la dureté de pierre est comme un souvenir dont on sait qu’il ne s’effacera jamais. Forcément, ce n’est pas facile de recommencer son émission dans ces conditions, quand on vient d’apprendre qu’un guide de haute montagne en vacances en Algérie s’est fait égorger par une troupe d’abrutis illuminés. Comment recommencer à vivre après ça ?
Jeudi 25 septembre
J’ai pris la liberté d’éteindre mon réveil lorsqu’il a sonné pour dormir jusqu’à temps de perdre pied au beau milieu de mes rêves. On ne peut pas vraiment dire que je fais des rêves prémonitoires ; dans l’ambiance un peu catastrophiste de mes songes, je me suis senti mal, à deux doigts d’éclater en sanglots à cause d’une de mes stagiaires. Ce matin, renversement de situation, tout s’est arrangé. Levé tard, mais toujours dans les clous, j’ai juste eu le temps de sauter sous la douche, avaler un petit déjeuner et je suis arrivé à l’heure.
La route s’est perdue dans un brouillard épais, épais comme une vie sans joie, sombre de l’intérieur. Peut-être est-ce matin que l’aurore a tourné les talons face à la fadeur des journées sans teint ?
Commencé trois livres de front : L’invention du quotidien du jésuite Michel de Certeau, Dehors dedans, la condition d’étranger du philosophe Guillaume Le Banc et Les conquérants d’André Malraux, qui n’a absolument rien à voir les deux premiers dans leur thématique et surtout, à propos duquel je suis strictement incapable de dire quel en est le sujet.
Vendredi 26 septembre
Je me suis initié de manière instinctive à la lecture rapide pour lire de Certeau ; étonnamment, je me suis tout de suite calé sur la recherche de l’essentiel dans le texte, le texte s’est alors mis à défiler seul devant mes yeux en écrémant directement les informations essentielles ; j’avais déjà quelques notions de lecture sur l’empan de la page, ce qui implique dans un premier temps de calibrer son champs de vision sur le gabarit de la page. Il faut ensuite trouver son propre mode de lecture. Je ne lis pas les premières lignes de la page car la fin de la précédente induit déjà cette partie, j’ai déjà donc l’intuition de ce qui va être dit. Pour la suite, je balaie la page en me basant sur les côtés, en lisant par flèches obliques, un coup à droite, un coup à gauche. Je peux ainsi trouver des éléments essentiels par mots-clés, mais en me basant aussi sur la méthode globale ; j’invoque les mots plus que je ne les lis réellement. Je passe ainsi quelques secondes seulement sur une page. Jusqu’au moment où il est nécessaire de ralentir. Évidemment, ce type de lecture ne convient qu’à des lectures de recherche, pas à de la lecture plaisir, sinon l’intérêt est nul. La lecture rapide est aussi très fatigante pour la vue et l’esprit, et le temps s’étire alors, devient denrée rare à savourer. Une expérience étrange, mais sage dans mon cas, tandis que je dois remettre dans quelques semaines mon mémoire de master.
En route pour Paris dans le RER, le voyage passé sur la nuque d’une fille dont je n’ai jamais vu le visage, blouson de cuir bleu, cheveux bouclés attachés, une mèche qui frôle sa joue lisse, Shalimar. Un instant de grâce interrompu par un type d’Asie Centrale qui parlait fort dans son téléphone. Au retour du CNAM, la douce chaleur derrière les carreaux m’a fait m’assoupir. Un vendredi comme un autre, en somme.
Samedi 27 septembre
Voilà, ma semaine se referme doucement. Mon programme du week-end va se partager entre poser du carrelage et en faire le joint, nettoyer le voile de ciment, repeindre le mur de la salle de bain. Je prendrai certainement aussi le temps de lire un peu et d’écrire quelques lignes sur mon blog, peut-être même monter quelques vidéos, le tout étant d’aller à mon rythme. Le mauvais mois d’août s’éloigne et n’a finalement pas laissé tant de traces que ça.
J’ai encore quelques jours devant moi pour me documenter et écrire encore quelques lignes pour mon sujet. Je vais laisser les choses venir, et retourner du côté de la peinture.
Je me laisse toujours envahir par l’odeur des femmes, et parfois, leur insoutenable et tendre féminité.
Prendre l’avion est toujours pour moi une angoisse pas possible. Les longs voyages m’épuisent, même si je suis bien évidemment toujours heureux de me dire qu’au bout je me réveillerai dans un autre pays, peut-être à l’autre bout du monde. Mais voilà, je déteste être coincé 7 heures ou plus dans une carlingue volante, d’autant que je ne sais pas dormir assis et que le moindre bruit me réveille. En général, j’attends mon plateau repas que j’engloutis avant de fermer l’œil. Pour la première fois, je suis parti en emportant mon enregistreur, à l’affût de la moindre cocasserie — autant dire qu’elle n’arrive pas souvent, ou alors bien avant qu’on ait eu le temps de sortir l’instrument.
J’ai tenu à enregistrer une partie de mon voyage jusqu’en Indonésie, pour me replonger dans cette ambiance si particulière propre aux aéroports, aux salles d’attente ou aux abords des files où passent les taxis qui vous interpellent à grands coups de klaxons et c’est toujours avec plaisir que je ferme les yeux en écoutant l’avion décoller ou l’ambiance dans l’aéroport.
Détails du vol Paris-Dubaï-Jakarta-Denpasar :
21h15 CDG ✈ DXB 6h45
10h45 DXB ✈ CGK 21h55
5h40 CGK ✈ DPS 8h45
Voici mes notes prises en vol, ou dans l’attente, faute de faire autre chose. Je sais toujours très bien m’occuper.
Mauvais moment dans l’avion, impossible de dormir à cause d’une migraine tenace. J’ai tour à tour eu chaud, envie de vomir, d’aller au toilettes et une soif atroce. En gros, je me suis endormi quand l’avion a tourné au-dessus de Dubaï, comme d’habitude.
L’aéroport de Dubaï n’est qu’une immense vitrine, un centre commercial géant d’où accessoirement décollent quelques avions, où travaillent des Chinois et des Pakistanais sous-payés. Le Heineken Lounge cible une certaine population qui s’y reconnaît bien. Le duty free est foncièrement cher et un café et un jus d’orange me reviennent à 8 euros ; on me rend la monnaie en dirham des Émirats Arabes (AED) dont je ne sais que faire.
L’atterrissage a été compliqué, et sur une grosse bête comme l’A380, ça fait du bruit.
En attendant l’avion, j’ose à peine m’endormir, de peur de ne pas me réveiller. Je commence à flancher. J’ai fini par dormir une demi-heure à deux pas de la porte d’embarquement. Pour la première fois, je vois des Indonésiens, des visages différents, des gens au visage brun, portant le calot national, le songkok.
L’avion a du retard aussi au départ. A chaque fois à Dubaï, quelque chose ne tourne pas rond, à part les avions qui attendent d’atterrir. Leur aéroport est énorme, n’accueille que des vols internationaux sur Emirates et QA, d’immenses salles d’attente sont complètement vides, mais ça bouchonne toujours sur le tarmac.
L’annonce au micro dans l’avion est faite en bahasa, et pour la première fois depuis que je vole sur cette compagnie, je vole dans un avion vide. Business class fermée, éco remplie au deux tiers. Certains s’offrent quatre places pour dormir. Je ne saurais dire combien de temps j’ai dormi dans ce Boeing 777 mais ça reste strictement anecdotique.
Finalement, j’ai quand-même réussi à me reposer un peu et j’ai pris le parti de ne me fier ni à l’heure ni au jour, mais à la fatigue. Pour l’instant, tout va bien, je ne me sens pas épuisé. L’idée d’arriver en Indonésie me fait bizarre, tout y sera nouveau pour moi, à découvrir, peut-être un peu pittoresque. Il paraît que l’aéroport de Jakarta est un peu… rustique. Je vais y passer la nuit, je verrai bien.
Pendant une bonne partie du voyage, l’appareil est balloté dans tous les sens. On traverse un sacré orage, même les hôtesses n’en mènent pas large.
Des gens habillés dans un beau blanc, des femmes voilées, des songkok, des barbes. Des visages agréables. Je me suis fait un pote d’un type qui venait d’Arabie Saoudite et qui ne savait pas remplir son formulaire d’immigration, il m’explique dans un anglais approximatif qu’il ne connait que l’alphabet arabe. Du coup, c’est moi qui lui remplit sa carte. C’est quand-même un peu drôle comme situation. Il me demande si je suis Américain ou Canadien, un peu sur la défensive, mais quand je lui dit que je viens de France, il a comme l’air soulagé. Il s’appelle Nader et me remercie chaleureusement de l’avoir aidé et me serre la main. Il finit par me dire “good french…”
Arrivée à l’aéroport. Il fait lourd, la climatisation n’est pas à fond, loin de là. Tracasserie du visa à payer en dollars, puis attente pour les papiers à la douane. Les types ont vraiment des sales gueules, me demandent d’où je viens. France.
Je suis en transit dans l’aéroport, mais en dehors de l’aéroport, sous les néons jaunes du hall. Je suis harcelé par les taxis et les porteurs mais maintenant j’ai la technique. Ils sont gentils et prévenants, même s’ils essaient de m’emmener dans un hôtel pas cher. Je m’étais dit que la première chose que je ferai en arrivant, ce serait fumer un cigarillo. Un taxi s’assoit à côté de moi, il essaie de m’embarquer dans son manège, mais je lui propose un cigarillo qui lui cloue le bec, il a l’air heureux, un peu surpris tout de même. Il a vraiment l’air sympa, et n’insiste pas. Mon premier contact avec cet Indonésien me fait oublier un peu les Thaïs.
Diner dans un bouiboui cher où je mange un Ipoh lun mee, je ne sais pas ce que c’est, c’est impossible à décrire, c’est gras et ça ressemble à des ramens.
Soekarno ne ressemble à rien de ce que je connais. Samui qui est plus petit est aussi plus moderne. On est loin de Suvarnabhumi qui est à la pointe de la modernité. Ici, c’est un vaste hall en longueur dont le toit imite l’architecture balinaise en bois, mais le tout est hétéroclite et un peu sale. Je ne pense pas pouvoir entrer dans la zone d’embarquement avant 3h00. Dehors, la patrouille aéroportuaire passe dans une espèce de taxi 4x4 qui pousse d’étranges gloussements que des types assis par terre imitent en se marrant.
Une petite salle fait office de mosquée. J’aurais dû me convertir à l’islam pour aller dormir sur les coussins moi aussi
L’odeur humide, les insectes, les éclairs dans le ciel orageux, les hauts-parleurs qui crient leurs annonces, les sirènes des voitures de police, les chats qui se battent.
Arrive 3h10 après un somme sur un banc en pierre, le seul que j’ai trouvé est dans la zone fumeurs. Je me suis finalement replié dans une salle climatisée, avec des familles indonésiennes qui l’air de rien me regardent avec circonspection, tout en souriant ; je m’installe à côté d’eux et tente de fermer l’œil, la tête posée sur la bouche de la clim, un coup à attraper la mort. Un type ronfle à en faire trembler les vitres.
Enregistrement au comptoir de Garuda Airlines. Tous les comptoirs ont une orchidée blanche, les employées sont toutes voilées, vêtues de turquoise.
Le type du contrôle me parle en bahasa, mais j’ai beau faire des efforts, je ne comprends pas. Il chante tout seul entre deux passagers.
Je mange un Roti’O (“savour hard to describe”, on dirait quelque chose comme notre tourteau au fromage, sauf que c’est aromatisé au café), l’aéroport se remplit, il a plus de gueule dans la zone d’embarquement que dans la zone d’attente. J’arrive dans une salle carrée magnifique, les employées ne sont plus voilées passés les contrôles. Les éclairs illuminent le ciel où le soleil pointe le bout de son nez. Il a plu fort sans que je m’en rende compte.
Ubud… (suite)
Au cœur du Pura Dalem Taman Kaja. On y joue ce soir un spectacle où sont regroupés une centaine d’hommes et de femmes de la communauté Taman Kaja. La cour du temple est dégagée et c’est devant le petit portail sculpté que va se jouer la cérémonie, autour d’une immense candélabre sur lequel sont disposées des lampes à huile. Une à une, un homme en sarong les allume, puis les chanteurs entrent, le regard baissé, comme s’ils étaient concentrés, et chacun prend sa place, de manière concentrique autour du pylône lumineux. Chacun sait ce qu’il a à faire, aucun n’hésite, ils se jugent à la bonne distance ; c’est millimétré.
Mon cœur bat fort, je ne sais pas pourquoi. Peut-être le fait d’avoir marché vite pour ne pas rien rater, peut-être un peu d’émotion, comme si je savais que ce que j’allais voir avait le parfum de l’expérience unique. Comme souvent, je me laisse porter par mes envies en terre étrangère, sans rien prévoir, sans rien imaginer. Les idées préconçues font tous les ans des milliers de victimes qu’on retrouve inconscientes dans le monde entier.
Un homme en blanc jette de l’eau sur les hommes, toujours tête baissée à l’aide d’un petit goupillon végétal et d’un bol en laiton. J’ai l’impression d’avoir vu cette scène des centaines de fois, ailleurs, je ne sais pas.
Les hommes commencent à chanter après qu’un des chanteurs que je n’arrive pas à identifier tout de suite ait donné le départ. Tout de suite, on entend l’un d’eux scander une syllabe rapidement, toujours sur le même rythme ; il faut s’habituer, on va l’entendre quasiment tout du long. Assis autour du feu les hommes posent leurs mains sur leurs cuisses, un coup d’un côté, un coup de l’autre et leur tête fait une saccade de l’autre côté ; le rythme est donné. Les tchakatchakak arrivent, tout parait désordonné, mais j’arrive à percevoir quelques sons qui donnent l’intonation et leur permettent de changer de rythme. Sous mes yeux se déroule un spectacle très ancien qui n’a pas changé d’un pouce et que la tradition pousse à maintenir vivant. Cette histoire est un épisode du Râmâyana (रामायण), la célèbre épopée hindouiste composée à partir du IIIème siècle AEC.
L’épisode précis que raconte le kecak est celui où le prince Râma, alors héritier du trône du royaume d’Ayodya, ainsi que son épouse Sītā sont bannis par le roi Dasarataaprès que la belle-mère de Râma ait comploté pour qu’il n’hérite pas du pouvoir. L’histoire commence tandis que les amants accompagnés de Laksmana, le frère de Râma, entrent dans la forêt de Dandaka.
Le roi d’Alengka, le démon Rahwana, a repéré le trio, mais surtout la belle Sītā qu’il convoite pour sa beauté. Il envoie son ministre Maricaisoler la belle pour pouvoir la kidnapper, et pour cela, Marica utilise ses pouvoirs pour se transformer en cerf couleur d’or. La jeune fille, captivée par cet animal, demande à Râma de le capturer pour elle. Il part à la chasse et demande à son frère de garder une œil sur elle. Sītā entend un cri, pense que c’est son amant qui a besoin d’aide, envoie son protecteur l’aider. Celui-ci part après avoir dessiné un cercle magique sur le sol et donne l’instruction à Sītā de ne pas en sortir.
Rahwana, alors déguisé en vieux prêtre affamé, lui demande l’aumône, et c’est sans mal qu’elle sort du cercle magique pour aider le vieil homme. Il l’enlève jusqu’à son palais où il tente de la séduire. Pendant ce temps, Hanuman, le singe blanc ami de Râma cherche Sītā. Celle-ci se lie d’amitié avec la nièce de Rahwana, Trijata, lorsqu’Hanuman apparaît en lui montrant la bague de Râma. Celle-ci lui donne une épingle à cheveux pour passer le message qu’elle est toujours en vie et pour demander à Râma de venir l’aider.
Pendant ce temps, Râma et son frère tombent sur Meganada, le fils du démon, qui les entraînent dans un combat féroce. Celui-ci tire une flèche qui se transforme en dragon qui les ligote avec des cordes. L’oiseau Garuda, roi de tous les oiseaux, ami de Dasarata, voit depuis le ciel dans quelle situation se trouve Râma et vient libérer les hommes. Râma et son frère sont aidés par Sugriwa, roi des singes et son armées de singes.
Ce tableau se termine avec la défaite de Meganada par Sugriwa et son armée.
Le dernier tableau est la danse du feu (Sanghyang Djaran). Les danseurs et les chanteurs sortent du carré du temple. Un homme vient déposer des coques de noix de coco sèches au centre, à la place du candélabre, et y met le feu. Une rangée de chanteurs entonne un chant différent de ce qui a été chanté jusqu’à présent ; ils dressent devant eux des paillasses comme pour se protéger de quelque chose. Un danseur, un grand costaud portant à l’épaule une manière de cheval danse en sillonnant la place d’un pas lourdaud ; il entre dans le feu et balaie de ses pieds le brasier puis marche dans les braises. Plusieurs fois un homme rassemble les braises avec un balai et la scène se reproduit plusieurs fois.
La fonction de cette danse est d’apporter la protection sur les familles, pour leur éviter l’influence des forces du mal et les prévenir des épidémies. Le cheval à bascule, à Bali comme à Java, est associé à la transe. Le chevalier qui marche dans le feu entre en transe au son des maigres instruments et des chants qui portent le nom de gamelan suara.
Je ressens un étrange bien-être de me trouver ici dans la cour de ce temple, comme légèrement ivre, emporté par ces chants de transe d’un autre âge. Je rentre me coucher le cœur léger, heureux d’avoir vécu cette expérience dont je ne soupçonnais pas la portée. Les chamans existent encore, je viens de les rencontrer… une nouvelle fois.
Ubud…
Je me fait aborder par un type à la peau noire burinée, portant sarong rouge et blanc et chemise à manche courte, tandis que je sors du Pura Taman Kemuda Saraswati, un peu perdu dans cette ville dans laquelle je n’arrive pas à me repérer. Il me dit que ce soir il y a un spectacle de kecak, « fire dance ». Toujours un peu sur la défensive, je regarde sa brochure et lui demande un peu en quoi ça consiste, mais il ne me dit que « fire dance ». J’ai lu avant de partir qu’il ne fallait pas venir à Ubud sans voir au moins un de ces fabuleux spectacle de danse ou de chant balinais. Évidemment, ce sont les touristes qui profitent essentiellement de ces exhibitions, mais en y regardant de plus près, on voit à quel point les Balinais sont fiers de perpétuer une tradition ancienne et pour ceux qui font partie des troupes de danseurs et de chanteurs, c’est une véritable passion qu’ils partagent généralement avec un autre emploi la journée. J’ai pris un taxi le lendemain du spectacle et le chauffeur, lorsqu’il m’a demandé ce que j’avais fait la veille, m’a dit qu’il faisait partie de la troupe dont j’avais assisté à la représentation. J’en ai profité pour lui demander pourquoi il faisait partie de cette troupe et il s’est montré intarissable sur le sujet.
Le coquin réussit à me vendre un ticket pour m’y rendre. Il m’explique vaguement comment trouver le temple. Le soir venu, je m’y rends en pensant être large sur l’horaire, mais c’était sans compter que les estimations de distance qu’il m’avait fourni s’avéraient un peu optimiste. Je finis par cavaler un peu pour ne pas rater le début. Je finis par demander mon chemin, pas très certain de l’endroit où je me trouve. Tout le monde ici connaît le kecak qu’on ne joue qu’au Pura Dalem Taman Kaja.
Voir un spectacle de Kecak est une expérience hors du commun. S’inspirant des textes du Ramayana, ces ensembles ne sont composés que de chanteurs, une centaine environ, scandant des chants enivrants où le thème principal est chanté au rythme des “tchakatchakatchakak” qui ont donné le nom au genre. Il y est question de singes engagés dans une lutte contre un démon, tout cela autour d’une colonne où sont allumés des feux. Comme dans toutes les cérémonies, un prêtre vient bénir les chanteurs avant de commencer. Tandis qu’ils chantent, les hommes exécutent des mouvements saccadés, tantôt assis, tantôt allongés. Dans un prochain billet accompagné de vidéos, je parlerai plus précisément du déroulé du spectacle.
C’est le seul type de représentation dans lequel il n’y a aucun instrument, et étonnamment, je me suis rendu compte que certains spectateurs sont sortis avant la fin. Au début, je me suis dit que cela ne devait pas être à leur goût, mais je me suis rendu compte que les ritournelles agissent fortement sur l’état de conscience et que certains des chanteurs étaient en transe. La rythmique répétitive est un des éléments qui permet de modifier l’état de conscience dans les rituels chamaniques et j’imagine parfaitement que certaines personnes puissent être irritées par les chants, comme on peut l’être parfois au son répétitif d’une percussion.
Voici ici quasiment l’intégralité du spectacle à l’écoute pour s’imprégner de cette ambiance si particulière à la lumière de quelques torches, par une belle soirée nuit balinaise.
Bénédiction des chanteurs par le prêtre
Danseuses
Danse du démon. Le maître de cérémonie est juste à gauche de la colonne de feu
Lorsque le démon passe, les hommes s’allongent, symbolisant la mort des singes
Cérémonie du Kecak en 1937 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1959 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1935 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1971 — Tropenmuseum
Localisation du Pura Dalem Taman Kaja sur Google Maps