Retour au pays de mille Bouddhas

Cette année, le moins que l’on puisse dire, aura été riche en voyages. Après être par­ti une dou­zaine de jours en Thaï­lande au mois de mars, une dizaine de jours en Tur­quie (Istan­bul et la Cap­pa­doce) au mois de mai, quelques jours en Bre­tagne (ah ben si, ça compte quand-même), voi­là que je suis à quelques jours de repar­tir en Thaïlande.

Long tail boat - Haad Salad - Ko Phangan

Long tail boat — Baie de Haad Salad — Ko Pha Ngan
Thaï­lande — Mars 2013

Si je suis par­ti en mars avec la ferme inten­tion de me repo­ser, je n’ai pas résis­té à mon envie de battre la cam­pagne, même si les limites natu­relles de l’île de Ko Phan­gan m’ont assez tôt empê­ché d’al­ler voir trop loin ; il aurait été dom­mage de res­ter le cul sur la plage à attendre que ça passe. J’ai trou­vé de quoi faire dans cette petite baie, à obser­ver les gens vivre, à regar­der par la lucarne ce qui se passe à l’in­té­rieur et même là où tout a été gan­gré­né par le tou­risme de masse, on arrive encore à trou­ver de quoi se satis­faire en frap­pant au car­reau et en deman­dant si l’in­tru­sion est per­mise… Évi­dem­ment, cela m’au­ra été plus com­pli­qué en Thaï­lande que dans cette Tur­quie qui me devient fami­lière et pour laquelle je com­mence à avoir une cer­taine appé­tence au regard de la langue. Le thaï me rebute par son alpha­bet et ses diph­tongues. Le voca­bu­laire me semble com­plexe et de toute façon, les Thaïs visibles parlent presque tous anglais et n’in­citent pas à ce que vous ren­triez dans leur langue. Il fau­dra que j’ap­prenne à débus­quer les invi­sibles.

Par­mi les moments forts de ce der­nier voyage, l’es­cale à Dubaï où je me suis sur­pris à par­ler à l’agent de sécu­ri­té qui contrô­lait les bagages à main — une belle grande femme toute voi­lée de noir, aux grands yeux per­çants. Mon sac pré­sente une ano­ma­lie, une masse com­pacte au fond ; des livres. Je l’en­tends par­ler en arabe à l’un de ces col­lègues et j’at­trape dans la conver­sa­tion le mot كتاب (kitab) que je recon­nais grâce au turc (kitap). Je répète le mot. Elle me dit en sou­riant kitab = one book, kutub = seve­ral books. Et là je recon­nais le plu­riel interne qu’on retrouve aus­si en turc (je fonc­tionne par asso­cia­tion, kütü­pha­ne­si = biblio­thèque). Nous échan­geons un sou­rire complice…

Wat Pho — Bangkok
Thaï­lande — Mars 2013

Un autre moment fort pour moi aura été cette pres­qu’a­mi­tié avec un chien que je m’é­tais amu­sé à sur­nom­mer trois pattes pour les rai­sons qu’on ima­gine. Dès que je des­cen­dais sur la plage, quelle que fût l’heure, il était là et me sui­vait en trot­ti­nant quand il n’é­tait pour­sui­vi par les autres chiens qui ne sup­por­taient appa­rem­ment pas sa différence.
Par­mi les moments de doute, je me suis retrou­vé sur un bateau brin­que­ba­lant à l’heure du renard sur la mer hou­leuse du Golfe de Thaï­lande entre le Mu Ko Ang Thong Natio­nal Marine Park et l’île de Phan­gan. Tan­dis que les bri­sants frap­paient sur la coque fra­gile de l’embarcation, je m’i­ma­gi­nais déjà cou­ler à pic tan­dis que la struc­ture entière du bateau cra­quait dès qu’une vague était un peu trop forte. Je me suis juré qu’on ne m’y repren­drait pas, mal­gré une très belle jour­née pas­sée dans les îles, en com­pa­gnie de petits singes sau­vages et à me bai­gner dans une eau aus­si chaude que ma douche… J’ai aimé aus­si la ville de Thong Sala avec sa grande artère et le mar­ché de nuit où l’on peut man­ger un pad thaï sur le bord du trot­toir… Cha­lok­lum sous une pluie bat­tante, ville dis­crète où se des­sèchent au soleil au bord de la route des mil­liers de seiches dont l’o­deur âcre finit par prendre à la gorge. A Bang­kok, je me plai­rai à nou­veau à errer du coté du Wat Pho, de ses entre­pôts cachés ou sur les quais du côté du Tha The­wet Pier, où grouillent des pois­sons-chat énormes dans l’eau grise et puante de la Chao Phraya, ou dans le quar­tier des ven­deurs de Boud­dhas que j’ai tra­ver­sé en tuk-tuk au soleil cou­chant, ou encore le soir au Wat Suthat où j’ai dis­cu­té avec un moine qui m’a appris la dif­fé­rence entre les moines the­ravā­da et les moines mahāyā­na. Je retrou­ve­rai aus­si l’am­biance anxieuse de l’at­tente dans les aéro­ports, une ambiance unique, fié­vreuse, faite uni­que­ment de pas­sages, de tran­sits, de cou­loirs tra­ver­sés et de par­cours flé­chés. Des énormes comme Rois­sy ou Bang­kok, de tout petits comme Ko Samui, d’où décollent les ATR 72 vrom­bis­sant dans la nuit chaude.

Je pars ven­dre­di soir, le 3, pour rejoindre Bang­kok (BKK) où je pas­se­rai la nuit près de l’aé­ro­port. Je pour­rai ain­si voir la lumière étrange du matin pla­ner aux abords des pistes avant de repar­tir pour Chiang Mai (CNX) jus­qu’au 8. Retour à Bang­kok (BKK), jus­qu’au 12, puis départ pour Ko Pha Ngan où j’ar­ri­ve­rai en bateau en pas­sant par Ko Samui (USM), jus­qu’au 22. Retour à Bang­kok pour 5 jours, d’où je pars le 27 pour Paris (CDG). Si tout va bien, vous aurez quelques nou­velles de moi si vous pas­sez par Routes Croi­sées.

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Bey­routh centre-ville — Ray­mond Depardon

Bey­routh centre-ville — Ray­mond Depardon

Bey­routh centre-ville est le récit pho­to­gra­phique de Ray­mond Depar­don dans un Bey­routh en pleine guerre. En quelques pho­tos noir & blanc, il plante le décor d’un Bey­routh idyl­lique en 1965, qu’il visite pour la pre­mière fois. Tout semble beau, les pay­sages, les gens, la jet-set un peu futile, la gen­tillesse des gens. Lors­qu’il revient, nous sommes en 1978, il vient d’en­trer à l’a­gence Mag­num et part faire son pre­mier grand repor­tage avec des bobines cou­leurs. Et là, tout a changé…
Avec ses cli­chés au plan res­ser­ré, un cadrage tou­jours très strict mal­gré par­fois l’ur­gence de la situa­tion, Depar­don monte un repor­tage uni­que­ment ponc­tué de quelques phrases laco­niques, comme à son habi­tude, qui rend la lec­ture fié­vreuse et ten­due, comme un jour sous les bombes et les tirs de mitrailleuses…

Un jour, dans une zone tenue par le PNL, en des­cen­dant de voi­ture avec mes appa­reils pho­to, une dizaine de com­bat­tants m’a encer­clé. Je n’ai pas eu le temps d’a­voir peur. J’a­vais pris l’ha­bi­tude de par­ler fort et de me pré­sen­ter en fran­çais. J’ai bien enten­du le cran de sûre­té des kalach­ni­kov sau­ter, ils me bra­quaient, la balle était enga­gée dans le canon, nous avons par­lé. J’é­tais calme, j’ai expli­qué que je sou­hai­tais sim­ple­ment les pho­to­gra­phier ; les minutes étaient longues, les crans de sûre­té sont reve­nus en posi­tion d’attente.
Puis sou­dain j’ai de nou­veau enten­du les crans de sûre­té sau­ter, la balle enga­gée dans le canon : « Il faut nous photographier ! »

 

Il y revient encore en 1991 et les images qu’il en rap­porte lui donne l’im­pres­sion d’une terre dévas­tée, vidée de son huma­ni­té. Un témoi­gnage fort, au bord du cata­clysme, inédit jusque là, d’un conflit qui reste à ce jour encore, tota­le­ment incompréhensible…

Ray­mond Depar­don, Bey­routh centre-ville
Points 2010
Mag­num Pho­tos pour les clichés,
tous dis­po­nibles sur le site de l’a­gence.

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Stu­peur — Dja­lâl ad-Dîn Rûmî

Pen­dant les heures per­dues, je lis quelques poèmes de Dja­lâl ad-Dîn Rûmî, plus connu sous le simple nom de Rûmî. Ce sont des poèmes joyeux, célé­brant l’a­mour le plus haut qui soit, même si l’au­teur ne cesse de pleu­rer la perte de son ami et maître Shams ed Dîn Tabrîzî. Dans ce très beau poème nom­mé Stu­peur, on voit à quel point l’a­mour le porte à voir des images sur­réelles, que les mots expriment dans une sorte d’é­ther hal­lu­ci­né, un monde idéal intense. Je repro­duis ici la mise en page res­pec­tée par la tra­duc­trice, ce qui en conserve le mys­tère et les images très subtiles.

Jalal al-Din Rumi, Maulana

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Sid­dhar­tha — Her­mann Hesse

Voi­ci un petit livre pour faire du bien à l’âme en ce temps trou­blés. Même s’il date de 1922, il garde la fraî­cheur intem­po­relle des beaux chefs‑d’œuvre, sur lequel le temps imprime sa patine douce. Sid­dhar­tha n’est pas une his­toire du Boud­dha his­to­rique, mais une simple évo­ca­tion de celui qui fon­da le boud­dhisme, en repre­nant des élé­ments de sa vie pour le por­ter un peu plus loin. C’est un beau conte phi­lo­so­phique, une once de sublime au creux des vies tourmentées.

Prayer wheels

Pho­to © Eric Mont­fort

Chaque jour, à l’heure qu’elle lui indi­quait, il allait voir la belle Kama­la. Il met­tait de beaux habits, de fines chaus­sures et bien­tôt il lui appor­ta aus­si des cadeaux. Et sa petite bouche rouge et intel­li­gente lui ensei­gna beau­coup de choses, et sa main douce et souple aus­si. En amour il était igno­rant comme un enfant et enclin à se pré­ci­pi­ter aveu­glé­ment dans les plai­sirs des sens comme dans une eau sans fond. Elle lui apprit à ne point prendre un plai­sir sans en don­ner un lui-même en retour ; elle lui ensei­gna que chaque geste, chaque caresse, chaque attou­che­ment, chaque regard devait avoir une rai­son, et que les plus petites par­ties du corps avaient leurs secrets, dont la décou­verte était une joie pour celui qui savait la faire. Elle lui apprit qu’a­près chaque fête d’amour les amants ne devaient point se sépa­rer sans s’être admi­rés l’un l’autre ; cha­cun devait empor­ter l’im­pres­sion d’a­voir été vain­cu dans la même mesure qu’il avait vain­cu lui-même ; l’un ne devait pas faire naître chez l’autre ce désa­gréable sen­ti­ment de satié­té dépas­sée et d’a­ban­don, qui pût faire croire à un abus d’une part ou d’une autre.

Her­mann Hesse, Sid­dhar­tha
Édi­tions Ber­nard Gras­set, 1925
Tra­duit de l’allemand par Joseph Delage

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Nisi domi­nus (RV 608) — Cum dede­rit delec­tis suis som­nun : Largo

Nisi domi­nus (RV 608) — Cum dede­rit delec­tis suis som­nun : Largo

La tur­bine

Le bruit de la nuit

Dans son petit appar­te­ment du centre-ville, les rideaux tirés, volets fer­més, il est presque trois heures du matin lors­qu’elle ouvre un œil, les deux, entre ses pau­pières lourdes du som­meil qu’elle vient de subir. Ses longs che­veux raides épar­pillés sur l’o­reiller, la joue col­lée des­sus et la bouche sèche, elle ne bouge pas, les yeux entr’ou­verts. Quelque chose ronfle. Non, ça ne ronfle pas, ça vrom­bit. Elle cligne des yeux, tou­jours à moi­tié ouverts et regarde dans le vague de son salon qui, tous les soirs, se trans­forme en chambre. Elle ne regarde rien en par­ti­cu­lier, juste l’obs­cu­ri­té envi­ron­nante. Pas un seul bruit en dehors de ce vrom­bis­se­ment. Juste ce vrom­bis­se­ment qu’elle n’ar­rive pas à attra­per, un son de très basse fré­quence, tel­le­ment bas qu’il en est insai­sis­sable, c’est une ligne mono­corde qui semble par­fois s’é­touf­fer et qui dis­pa­raît com­plè­te­ment lors­qu’une voi­ture passe, pour reprendre quelques secondes après que le der­nier son domi­nant ait com­plè­te­ment dis­pa­ru de son champ audi­tif. Elle ne bouge pas, reste dans la posi­tion dans laquelle elle s’est réveillée. Pas un geste, seul le bruit de sa res­pi­ra­tion se mêle avec le son étrange.

Elle ima­gine que c’est peut-être la chau­dière de l’im­meuble. Une machi­ne­rie quel­conque, une pompe de rele­vage, même si elle ne sait pas vrai­ment ce que c’est, elle a enten­du ça l’autre fois quand elle est allée au maga­sin de bri­co­lage, pompe de rele­vage, ça sonne bien, c’est peut-être ça, une pompe de rele­vage, une pompe de rele­vage fait for­cé­ment un bruit qui res­semble à ça quand c’est en train de rele­ver et que ça pompe. Ouais. C’est for­cé­ment un truc comme ça. Bien. Mais en atten­dant, elle ne dort plus, elle reste figée seule dans son lit chaud et ce bruit sourd qui vrom­bit. Elle ne bouge pas d’un poil, referme ses pau­pières et s’i­ma­gine qu’elle va se ren­dor­mir faci­le­ment. Ce qu’elle fait sans rien deman­der à personne.

Elle se réveille avec la radio qui lui susurre à l’o­reille qu’il est lar­ge­ment temps qu’elle se lève pour aller bos­ser. Ce qu’elle fait. Elle se lève en ramas­sant ses beaux che­veux bruns qu’elle entor­tille rapi­de­ment his­toire de ne pas les avoir dans le visage et fonce direc­te­ment dans la cui­sine, ouvre un tiroir, en sort une cap­sule de café qu’elle colle dans sa cafe­tière, une tasse ramas­sée sur le bord de l’é­vier, elle attend que la machine se réveille elle aus­si. En se met­tant en marche, la machine à expres­so fait un bruit de cafe­tière qui se met en marche, méca­nique, sourd et vibrant, qui lui fait ins­tan­ta­né­ment pen­ser à ce bruit qu’elle a enten­du cette nuit, bien qu’il soit très dif­fé­rent. Le café coule et pen­dant ce temps, elle appuie sur le bou­ton qui ouvre tous les stores, plie sa couette, pose l’o­reiller des­sus et emmène le tout dans le pla­card de l’en­trée, suite à quoi elle replie son clic-clac d’un geste expert, méca­nique, simple et effi­cace. La nuit a dis­pa­ru de la sur­face de son appar­te­ment en quelques minutes, comme si la jour­née d’hier n’a­vait pas connu d’aboutissement.

L’é­tude d’ar­chi­tecte dans laquelle elle a com­men­cé à tra­vailler il y a six mois se trouve à dix minutes en voi­ture, un peu en retrait de la ville, dans une zone d’ac­ti­vi­té qui, comme toutes les zones d’ac­ti­vi­té n’a pas beau­coup d’âme, mais l’en­vi­ron­ne­ment est boi­sé et donne sur le ver­sant d’une col­line arbo­rée et les locaux sont modernes et spa­cieux, loin des entre­pôts com­mer­ciaux des envi­rons. C’est un bâti­ment d’ar­chi­tecte, for­cé­ment, avec une cour inté­rieure dans laquelle sont plan­tés des hor­ten­sias autour d’un gigan­tesque magno­lia à grandes fleurs blanches. Son bureau donne direc­te­ment dans la cour, ce qui lui pro­cure une vue repo­sante et sans dis­trac­tion, ce dont elle pense avoir besoin pour tra­vailler serei­ne­ment. Son der­nier pro­jet sur lequel elle tra­vaille avec sa col­lègue est une mai­son en bois, basse consom­ma­tion et inté­gra­le­ment recou­verte d’un bar­dage en bam­bou qui vien­dra mas­quer la tota­li­té de la façade, fenêtres com­prises. Elle est assez fière de ce qu’elle a réus­si à sor­tir sur sa table de dessin.

Après avoir déjeu­né avec Solenn, elle retourne dans son bureau accom­pa­gnée d’une grande tasse de café fort avec une goutte de lait et tan­dis qu’elle déver­rouille son ordi­na­teur, elle per­çoit un son léger. La route est loin de l’é­tude et l’o­rien­ta­tion de son bureau fait qu’elle ne per­çoit pas les bruits de la cir­cu­la­tion. Par­fois une moto qui péta­rade ou un camion qui a du mal à mon­ter la côte, mais en géné­ral, c’est incroya­ble­ment calme. Elle n’au­rait de toute façon pas pu tra­vailler dans un envi­ron­ne­ment bruyant, c’est une constante chez elle. De temps en temps, elle met un peu de musique pour rompre la mono­to­nie des jours plu­vieux qu’elle déteste, mais de manière géné­rale, c’est dans le silence du cocon qu’elle s’est construit qu’elle aime tra­vailler et déve­lop­per ses talents de des­si­na­trice pour les pro­jets qu’elle ima­gine. Le son est de plus en plus pré­sent, le même son qu’elle a per­çu cette nuit et qui l’a extir­pé de son som­meil, le même vrom­bis­se­ment, à peine per­cep­tible, mais bel et bien là, pas de doute pos­sible. Elle reste déci­dée à ne pas se lais­ser dis­traire par cette occur­rence peu oppor­tune et conti­nue à rem­plir le dos­sier qu’elle doit remettre ce soir au ser­vice urba­nisme. Au bout d’un quart d’heure, elle déchausse ses lunettes et les pose sur son cla­vier, elle fait tou­jours ça, et se lève pour aller voir Solenn qu’elle dérange tan­dis qu’elle est en train de lire ses mes­sages sur son téléphone.

- Dis-moi, tu entends ce bruit ?
- Quel bruit ?
- Écoute bien.

Les deux femmes res­tent coites dans un silence assour­dis­sant. Elles n’en­tendent que Caro­line à l’ac­cueil qui parle au télé­phone, mais le son de sa voix par­vient étouf­fé par le dédale de murs qui empêche les sons de se propager.

- Tu entends ? dit-elle.
- Non, répond Solenn, à part Caro­line, je n’en­tends rien du tout. Qu’est-ce que tu entends ? Un once d’im­pa­tience peut se lire sur ses traits.
- Un bruit sourd, comme un moteur. Ce ne serait pas une pompe de rele­vage ?
- Une pompe de rele­vage ? Tu sais à quoi ça sert au moins ?
- Non, c’est un truc qui m’est venu comme ça, dit-elle en sou­riant bête­ment.
- C’est moi qui ait fait les plans du bâti­ment, il n’y a pas de pompe de rele­vage ici, on n’en a pas besoin. C’est dans le cas où l’eau stagne dans un endroit trop bas pour être éva­cuée natu­rel­le­ment…
- OK, je te crois mais tu n’en­tends pas ?, dit-elle en appro­chant le doigt de son oreille, c’est comme s’il y avait un moteur qui tour­nait tout le temps, un son très bas.
Solenn res­ta figée, tout en la fixant.
- Bon, écoute, je n’en­tends rien, ça te dirait de me lais­ser bos­ser un peu ? J’ai un client à rap­pe­ler pour son per­mis de construire.
- Oui, je te laisse, déso­lée. Sur ce, elle retour­na à son bureau et insé­ra un CD de Roland Kirk dans le lec­teur de son PC. Le bureau s’emplit des contor­sions du saxo tout en chas­sant le vrom­bis­se­ment qui la pour­sui­vant depuis son réveil nocturne.

La jour­née de tra­vail pas­sée, elle s’ar­rête à la piz­zé­ria pour com­man­der une piz­za au cho­ri­zo qu’elle est bien déci­dée à man­ger rapi­de­ment avant de bou­qui­ner un peu. Elle a com­men­cé un livre d’El­la Maillart qui l’a embar­quée dès les pre­mières pages et qu’elle a hâte de retrou­ver. Avant ça, elle allume la télé, s’ins­tal­ler sur son cana­pé et engouffre sa piz­za arro­sée d’huile piquante tout en regar­dant la pre­mière chaîne d’in­for­ma­tions conti­nue sur laquelle elle tombe. La pre­mière ministre fin­lan­daise vient de se faire épin­gler pour avoir pas­sé une nuit en boîte de nuit alors que les res­tric­tions sani­taires lui auraient impo­sé de s’i­so­ler tan­dis qu’elle était cas contact. Ce n’est pas tant la bourde de la femme poli­tique qui la révolte, mais qu’une femme de 36 ans puisse être pre­mière ministre, enfin non, elle n’est pas révol­tée, mais bien plu­tôt admi­ra­tive. Bon et puis elle est vrai­ment très jolie. Tout ceci semble irréel vu de son cana­pé, et le reste des infor­ma­tions ne la pas­sionne guère. Elle finit sa piz­za et éteint la télé avant d’ou­vrir un peu la fenêtre pour chas­ser l’o­deur du cho­ri­zo et attrape son livre. Ella Maillart est un per­son­nage qu’elle adore, elle a lu plu­sieurs de ses livres, notam­ment ceux où elle est par­tie en expé­di­tion avec Anne­ma­rie Schwar­zen­bach. Tout ceci aus­si lui semble irréel, deux femmes qui partent seules en Afgha­nis­tan quelques jours avant le début de la deuxième guerre mon­diale, ça lui paraît fou et en même temps tel­le­ment pos­sible parce que l’é­poque où tout ceci se passe était tel­le­ment dif­fé­rente. Elle met ses lunettes et replonge dans sa lec­ture en se lais­sant déli­cieu­se­ment hap­per par les mots de l’é­cri­vaine suisse. Le calme après une longue jour­née de bou­lot dans une vie plu­tôt bien réglée, sans para­sites, sans dis­trac­tion autre que celles qu’elle choi­sit. Elle se dit qu’elle aime bien sa vie sans encombres, confor­table et soli­taire, et entame les pages là où elle s’é­tait arrêtée.

Au bout de quelques minutes, elle entend à nou­veau le vrom­bis­se­ment comme un bour­don qui s’ap­proche d’elle jus­qu’à deve­nir constant. Un vrom­bis­se­ment. Le vrom­bis­se­ment. Le même. Sans l’a­ga­cer vrai­ment, ni l’in­quié­ter, elle pose ses lunettes et se demande d’où ça peut venir. Ou tout au moins ce que c’est. Elle pose son livre, ses lunettes, et ouvre son ordi­na­teur por­table qui se trouve sur la tablette. Mot de passe, moteur de recherche, elle tape “bruit sourd constant” et arrive sur quelques résul­tats. Le pre­mier lui indique une entrée étrange : le “hum”, un son dont on ne connaît pas l’o­ri­gine et dont l’exis­tence, si elle n’est pas niée, n’est pas non plus confir­mée comme étant un fait avé­ré et scien­ti­fi­que­ment expli­qué. Il y est ques­tion éga­le­ment des acou­phènes, mais elle se doute bien que ce n’est pas ça, car sinon elle l’en­ten­drait conti­nuel­le­ment. D’autres hypo­thèses un peu étranges font état d’un bruit tec­to­nique résul­tant de la dérive des conti­nents ou de phé­no­mènes élec­tro­ma­gné­tiques puis­sants mais non avé­rés avec cer­ti­tude. En bref, si elle a la sen­sa­tion d’ap­prendre quelque chose, elle ne semble pas trou­ver de solu­tion tan­gible à ce phé­no­mène. Ce qui ne la ras­sure ni ne l’in­quiète. Elle s’en étonne sim­ple­ment et prend le par­ti de reprendre sa lec­ture. Le vrom­bis­se­ment ne sau­rait déran­ger une lec­ture aus­si pas­sion­nante que les pages d’El­la Maillart.

Elle finit par se cou­cher après avoir lu un quart de son livre. La nuit est tom­bée et plus aucune voi­ture ne passe dans la rue. Rituel immuable, pla­card, couette, oreiller, clic-clac, la chambre est prête. Aupa­ra­vant elle file dans la salle de bain pour se laver les dents et prendre une douche rapide. Une fois cou­chée, volets fer­més et lumière éteinte, elle se met à rêver à la jeu­nesse d’El­la lors­qu’elle navi­guait avec son petit voi­lier sur le lac de Genève, enfant pré­coce et déjà rêveuse, lors­qu’elle entend mon­ter dou­ce­ment le vrom­bis­se­ment, comme cet après-midi, une vibra­tion sourde qui monte et devient constante jus­qu’à ce qu’elle n’en­tende plus que ça. Elle repense à ce qu’elle a lu. Des images de tur­bines sou­ter­raines, de com­pres­seurs élec­triques, de curieux com­plexes indus­triels occa­sion­nant des trem­ble­ments de la terre lui viennent en tête. L’i­ma­gi­na­tion pro­fuse dont elle a tou­jours su faire preuve s’emballe. Ce qu’elle a lu sur les plaintes d’ha­bi­tants du Nou­veau-Mexique notam­ment l’in­ter­pelle, les phé­no­mènes col­lec­tifs étant tou­jours sujets à cau­tion, il y a tout de même géné­ra­le­ment une part de véri­té dans ces étran­ge­tés. Et du coup, sans savoir pour­quoi, elle se sou­vient de cette his­toire de pain mau­dit dans les années 50 à Pont-Saint-Esprit, cité tran­quille du Gard, où des habi­tants furent pris de folie col­lec­tive, ce qui sera plus ou moins expli­ci­té par une intoxi­ca­tion ali­men­taire par l’er­got du seigle, et se dit qu’elle n’a pas fini d’être sur­prise par ce que les évé­ne­ments les plus ano­dins du quo­ti­dien sont en mesure de révéler.

Elle se retourne dans son lit, ferme les yeux, coince sa main déli­cate sous son oreiller et s’en­dort tran­quille­ment en fre­don­nant quelques paroles de Heart of gold de Neil Young. Juste avant de som­brer, elle se dit que ce n’est quand-même pas une tur­bine qui va l’emmerder.

Pho­to by © Dan Meyers on Uns­plash

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