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Retour en Cap­pa­doce. La route d’Özkonak

Retour en Cap­pa­doce. La route d’Özkonak

Retour en Cappadoce

La route d’özkonak

La Tur­quie est déjà loin. J’ai lais­sé der­rière moi Istan­bul, ses mos­quées et ses église, la côte sud et ses miracles, la Cap­pa­doce avec ses abri­cots juteux et la terre jaune qui s’est infil­trée sous ma peau. Depuis quelques mois déjà. Un mois pas­sé en Tur­quie, en plein mois de Rama­dan, c’est quelque chose qui laisse des traces. Mais il fal­lait que j’y retourne, m’a­ban­don­ner encore sur des pistes que je n’a­vais pas par­cou­rues, me repaître d’une terre désor­mais fami­lière et hospitalière.

Mais d’a­bord, un peu de musique pour se mettre dans l’am­biance, avec Kud­si Ergü­ner, vir­tuose du ney, cet étrange ins­tru­ment au col éva­sé qui se joue en souf­flant dedans en biseau. 

Cette fois-ci, j’at­ter­ris à Kay­se­ri, pré­fec­ture de la pro­vince du même nom et capi­tale éco­no­mique de la Cap­pa­doce, grosse ville de 1,35 mil­lions d’ha­bi­tants, sans charme mais pas sans his­toire puis­qu’on la retrouve sous l’an­tique nom chré­tien de Césa­rée, dont elle a tiré son nom turc moderne. La der­nière fois que je suis venu en Cap­pa­doce, j’é­tais arri­vé de nuit par Nevşe­hir après un tra­jet pour le moins pica­resque. Dans l’a­vion, j’ai tout de même réus­si à ren­ver­ser mon thé sur mon pan­ta­lon. Lorsque l’a­vion des­cend, il fait un soleil splen­dide sur la par­tie euro­péenne d’Is­tan­bul, sur un pay­sage de champs culti­vés et de lacs, où de temps en temps, émerge les mina­rets élan­cés des mos­quées qui, toutes, ont été construites selon la tra­di­tion ini­tiée par Mimar Sinan.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 08 - Vol Istanbul Kayseri

Je ne fou­le­rais pas la terre d’Is­tan­bul tout de suite. J’at­tends mon trans­fert vers Kay­se­ri Erki­let Hava­li­manı (ASR) en siro­tant une limo­na­ta, fraîche et acide et un café turc, dans le grand hall du ter­mi­nal 3 d’Atatürk. L’a­vion qui repart vers l’est s’ap­pelle Afyon­ka­ra­hi­sar, petite ville à mi-che­min entre Konya et Izmir. Dehors il fait 23°C et une fois ins­tal­lé dans l’a­vion, je note le pré­nom des hôtesses de la com­pa­gnie Tur­kish Air­lines ; elles portent des pré­noms qui laissent rêveur : Bunu, Akma­ral… Je bois mon pre­mier Ayran au-des­sus des val­lons arron­dis de l’Anatolie…

Turquie mai 2013 - Cappadoce 11 - Vol Istanbul Kayseri

L’a­vion des­cend sur une plaine arro­sée par la pluie ; la Cap­pa­doce m’ac­cueille sous une pluie fine qui n’est pas sans me rap­pe­ler la Bre­tagne, ce qui a le don de me rendre morose. A l’aé­ro­port, je rejoins le comp­toir qui va me per­mettre d’en­le­ver ma voi­ture de loca­tion. Le type m’emmène cher­cher la voi­ture, c’est une grosse Ford Mon­deo à boîte auto­ma­tique. Vu que je ne sais pas conduire ce genre de véhi­cule j’in­siste pour qu’il me cède une boîte manuelle, ce qui le sur­prend pas­sa­ble­ment, il ne doit pas être habi­tué à tom­ber sur ce genre de per­sonnes. Et tout ceci se passe dans le vent frais d’un trou per­du de Tur­quie, au pied de l’Er­ciyes (du grec argy­ros qui signi­fie argent), mon­tagne iso­lée comme un téton dans la plaine, au toit de neige culmi­nant à 3916 mètres et qui se perd dans les nuages sombres char­gés de pluie.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 16

Une fois la voi­ture en main, je file vers Çavuşin où m’at­tend ma chambre d’hô­tel. Le pay­sage n’est pas vrai­ment gai sous ce ciel de plomb. Ce ne sont que des cam­pagnes sans charme, une longue suc­ces­sion de vil­lages inhos­pi­ta­liers, d’u­sines en bord de route, de sta­tions-ser­vice et de camions char­gés à ras-bord. Tout le charme d’une auto­route.
Le type qui me reçoit à l’hô­tel parle un fran­çais impec­cable et m’emmène dans une chambre basse de pla­fond, entiè­re­ment creu­sée dans le grès de la mon­tagne ; ce qui m’in­ter­pelle immé­dia­te­ment, c’est la pré­sence d’un poêle à pétrole et l’in­croyable humi­di­té de la pièce. Je ne me trompe pas, les draps sont trem­pés… Je prends juste le temps de dépo­ser ma valise et salue un type qui me demande si tout va bien. C’est la réplique exacte de Joseph Kes­sel, un homme à la face buri­née qui se serait per­du dans ce trou de Cappadoce.

En 5 minutes de route, je suis à Göreme où je mange des mezze, une bro­chette de pou­let et un ayran. La ville semble déser­tée alors que j’ai eu du mal à trou­ver une chambre d’hô­tel… C’est incompréhensible.

A l’heure qu’il est, tout ce qui m’im­porte, c’est d’être ici à nou­veau, c’est comme si je me retrou­vais chez moi alors qu’au fond, il me semble que je ne connais rien, que je n’ai aucune idée de ce qui m’at­tend, que je ne sais pas tous les secrets et toutes les aven­tures, je ne sais rien du tout, mais tout me semble fami­lier, comme si on m’at­ten­dait, ou comme si moi j’at­ten­dais quelque chose. Je pro­fite de mon repas, un peu exté­nué par les mil­liers de kilo­mètres de cette jour­née, l’a­vion, deux fois, plus de 80km en voi­ture, l’im­pres­sion de bouf­fer de la route en tirant sur la corde pour arri­ver là où on a envie d’être… Demain, je serai sur les routes pour com­prendre ce que je fais là.

Au petit matin, il est 4h00, je n’ar­rive plus à dor­mir, mais je me force à res­ter au lit, dans des draps trem­pés et au beau milieu du gra­vier tom­bé du pla­fond. Si je reste ici, je vais finir par tom­ber malade. Mal­gré le charme de l’hô­tel, j’ai l’im­pres­sion de me retrou­ver à la cam­pagne, dans des draps de coton gros­sier que le maigre poêle n’ar­rive pas à sécher. Je trans­pire mal­gré l’at­mo­sphère insup­por­table. La pierre est si froide par terre que j’en ai mal aux pieds et la douche gla­cée ne fait rien pour me mettre de bonne humeur. J’ai l’im­pres­sion d’a­voir dor­mi dans une grotte et sor­tir au soleil est presque une tor­ture. Étrange lieu.

Après un petit déjeu­ner pris sur le pouce, je file d’i­ci, presque mal­gré moi et je me rends à Ava­nos où je vais rendre visite à Meh­met Körük­çü, le potier qui parle un peu fran­çais, dans sa grotte lui aus­si, là où il passe ses jour­nées les mains dans la terre à tour­ner. Il est rayon­nant comme la der­nière fois que je l’ai vu et semble sur­pris de me revoir. Pas­sé la sur­prise, il me prend dans ses bras et me tape dans le dos en pro­fé­rant de longues ran­gées de “Selam !” qu’il n’ar­rive plus à conte­nir. “Arka­daşım ! Arka­daşım !” (mon ami, mon ami !). Les larmes lui montent aux yeux et je suis tout autant sur­pris que lui de voir à quel point il est heu­reux de me revoir. Une vraie bonne sur­prise pour tous les deux.

 

Turquie mai 2013 - Cappadoce 22 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 32 - Avanos

Après m’a­voir offert une tasse de thé qu’il fait chauf­fer sur son petit réchaud élec­trique, il se remet au tra­vail et me laisse le prendre en pho­to, tou­jours sou­riant avec ses dents du bon­heur et ses yeux légè­re­ment bri­dés. Je le laisse un peu tan­dis que des tou­ristes viennent visi­ter sa bou­tique et je vais me pro­me­ner dans la ville pour revoir ces vieilles mai­sons grecques qui tombent en ruine entre les grands konak flam­bant neufs. Le soleil est reve­nu et je pro­fite de ces quelques ins­tants pour retrou­ver la dou­ceur des jours que j’ai pas­sés ici l’é­té der­nier. Une belle mos­quée aux murs épais reste impé­né­trable, impos­sible d’y entrer. Pen­dant ce temps, l’e­zan (appel à la prière) reten­tit entre les murs de la petite ville. On dit que les plus beaux chants d’ap­pel à la prière peuvent s’en­tendre en Tur­quie ; ce n’est pas qu’une légende. Je retourne voir Meh­met et nous buvons encore et encore du thé noir. Il semble pré­oc­cu­pé, se plaint du dos, lui, me dit que ce sont ses pou­mons, il tousse beaucoup…

Turquie mai 2013 - Cappadoce 33 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 44 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 45 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 37 - Avanos

Il me demande de l’at­tendre là, pen­dant que lui s’en­fuit sur sa moto sans casque avec ses san­dales pleines de terre aux pieds. Je l’at­tends sous un aca­cia en fleurs, à l’ombre duquel je m’en­dors presque en écou­tant les bruits de la rue, en cares­sant une énorme chat débon­naire. Meh­met revient avec un petit paquet duquel il sort un sachet d’a­lu­mi­nium, qu’il déroule, encore et encore et dont il sort de la viande séchée décou­pée en fine lamelles et à la cou­leur rouge safra­née. Il m’ex­plique que c’est une spé­cia­li­té d’i­ci, le Pastır­ma. Je ne connais­sais abso­lu­ment pas. Il m’ex­plique que c’est lui qui le fait avec de la viande de bœuf qu’il fait sécher à l’air et qu’il frotte avec un mélange d’é­pices fait d’ail, de piment, du cumin et de papri­ka. Il me parle aus­si d’une épice dont il ne connaît pas le nom fran­çais, il dit çemen, çemen… en cher­chant sur mon petit dic­tion­naire, je m’a­per­çois que c’est en réa­li­té du fenu­grec. Je ne suis pas plus avan­cé, car je ne sais pas ce que c’est non plus. La viande est déli­cieuse et nous la man­geons en riant. Il me confie le paquet en me disant que le reste est pour moi. Et il se remet au tra­vail tan­dis que je bois du thé et som­nole en le regar­dant tour­ner. Il me pré­sente ses fils ; le plus jeune, Oğuz tra­vaille avec lui et ouvrage les pote­ries avec une petite lame. Ömer, lui, n’aime pas la terre, il fait des études mais pro­fite de ses vacances pour aider son père à l’atelier.

 

Turquie mai 2013 - Cappadoce 49

Turquie mai 2013 - Cappadoce 51

Il est temps pour moi de le lais­ser tra­vailler et de par­tir battre la cam­pagne. J’ai repé­ré un petit monas­tère aban­don­né sur la route d’Öz­ko­nak, por­tant le nom de Beh­la Kilise. Le temps tourne au vinaigre ; au loin je peux voir la cam­pagne chan­ger de cou­leur, et des colonnes d’eau se déver­ser par endroits. Le ciel devient noir et ne laisse que peu d’es­poir de se lever. La route est défon­cée et je com­mence à sol­li­ci­ter les sus­pen­sions de la Ford qui ne bronche pas, elle monte sévè­re­ment après une por­tion de route où l’on trouve des usines de fabri­ca­tion de briques rouges, façon­nées avec la terre des envi­rons, que le fleuve Kızılır­mak (fleuve rouge en turc) conti­nue de char­rier dans la val­lée. La vue est superbe sur la val­lée où l’o­rage com­mence à zébrer l’ho­ri­zon. Je finis par trou­ver le monas­tère en contre­bas de la route. C’est un monas­tère aux grandes arches de pierre. La hau­teur sous pla­fond est impres­sion­nante pour un bâti­ment de cette époque (entre le Vè et le XIIè siècle) et les murs sont encore recou­verts de suie. Sur le côté, une voûte s’est écrou­lée et laisse voir un grand espace décou­vert. Un type m’ac­coste et me parle dans un fran­çais bal­bu­tiant, mêlé de turc ; il me dit s’ap­pe­ler Ser­kan et je ne sais pas pour­quoi, mais ça sent le mar­gou­lin. Bref, il me fait la visite du bâti­ment et me dit que le monas­tère a ser­vi d’a­sile psy­chia­trique pen­dant de longues années. Sa pré­sence me dérange, j’au­rais pré­fé­ré visi­ter seul, d’au­tant que les indi­ca­tions qu’il me donne ne sont d’au­cune uti­li­té. Il m’offre une tasse de thé et je tente de m’en débar­ras­ser en lui filant un billet de 20TL, ce qui est déjà beau­coup, mais l’ef­fron­té me réclame plus. Je l’en­voie bala­der en lui ren­dant son verre de thé.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 53 - Özkonak

De l’autre côté, le pay­sage est ver­doyant et s’é­tend au pied de ce qui res­semble au lit d’une petite rivière. Je crois bien qu’à part le Kızılır­mak et le lac arti­fi­ciel de Bay­ram­hacı, je n’ai jamais vu de cours d’eau dans cette région. Même un peu val­lon­né, le pay­sage offre un bel hori­zon et je peux consta­ter que le temps ne s’ar­range pas vraiment.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 59 - Özkonak

Turquie mai 2013 - Cappadoce 60 - Özkonak

Turquie mai 2013 - Cappadoce 63 - Bağlı dere

Turquie mai 2013 - Cappadoce 65 - Bağlı dere

Turquie mai 2013 - Cappadoce 68 - Bağlı dere

Je reprends la route en pre­nant le che­min de Paşa­bağ que j’ai visi­té l’é­té der­nier et je me rends compte que la val­lée de Zelve, que je connais pas encore n’est pas si éloi­gnée que ça. Mais il est tard à pré­sent et ce sera pour un autre jour. En rebrous­sant che­min, je trouve éga­le­ment le che­min de la bağlı dere, la val­lée blanche, dont m’a­vait par­lé Abdul­lah au Karlık Evi, et que j’ai bien réus­si à voir depuis mon vol en mont­gol­fière. Je retiens l’en­droit pour y reve­nir et je file sur Göreme pour me boire une bière en ter­rasse. L’o­rage est pas­sé au large. Je dîne au res­tau­rant Özlem où j’é­tais déjà venu man­ger un tes­ti kebab brû­lant dans son vase en terre. La ser­veuse s’ap­pelle Bişra, elle est jeune, radieuse, mais s’ap­proche de moi alors que j’es­saie de bara­goui­ner en turc et me demande avec son petit air effron­té si elle peut être prise en pho­to avec moi, ce que j’ac­cepte volon­tiers. Je peux sen­tir le par­fum de ses che­veux qu’elle a coif­fés dans une queue de che­val sur le côté. Je lui com­mande un bar­dak şarap, un verre de vin rouge à la cerise, avant de reprendre ma route alors que la nuit est en train de tomber.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 69 - Bağlı dere

Lorsque je m’ar­rête devant le Karlık Evi, j’ai dans l’i­dée de me prendre une chambre qui me per­met­trait de fuir l’hô­tel de Çavuşin et sa grotte humide. Bukem et Fatoş se sou­viennent de moi, elles ont l’air heu­reuses de voir que j’ai retrou­vé le che­min de leur hôtel et me retrou­ver ici me rem­plit de sou­ve­nirs. Pas de chambre pour ce soir, l’hô­tel est plein d’In­diens dont elles se plaignent car ils sont bruyants et pas­sa­ble­ment mépri­sants, mais pour demain soir, aucun pro­blème. Je vais même pou­voir dor­mir à nou­veau dans la grande chambre orange dans laquelle j’a­vais déjà dor­mi cet été, celle qui a deux bal­cons don­nant sur la val­lée. Elles m’offrent un verre de thé et nous par­lons en anglais pour évo­quer Abdul­lah qui n’est pas là en ce moment, ces ins­tants pré­cieux où il m’of­frait des abri­cots secs avant de par­tir en ran­don­née et des tranches de pas­tèque lorsque je reve­nais tard le soir.

Dans mes draps humides, je me prends à rêver de venir habi­ter ici, auprès de ces gens si cha­leu­reux, dans ces mon­tagnes creu­sées par la pluie et j’i­ma­gine que cette Tur­quie-là, tout au long de l’hi­ver, est recou­verte par les neiges. Les chré­tiens qui sont venus sur ces terres pour fuir les per­sé­cu­tions n’ont pas choi­si les lieux les plus hos­pi­ta­liers en ce qui concerne le cli­mat. Et dire que cette Tur­quie-là, si l’on remonte six cents ans en arrière, était encore la Grèce…

Voyage effec­tué en 2013. Voir les 68 pho­tos sur Fli­ckr.

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Pipes d’o­pium #7

Pipes d’o­pium #7

Où il est ques­tion d’un poète indien, d’une femme chi­noise qui n’a jamais exis­té, des paroles du Boud­dha et d’une chan­teuse islan­daise qui chante à la manière des scaldes.

Pre­mière pipe d’o­pium. Rabin­dra­nath Tha­kur dit Tagore (রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর), prix Nobel de lit­té­ra­ture en 1913. Des mots trou­vés au hasard dans les pages d’Élodie Ber­nard, que je ramène dans mon giron, des mots attra­pés au vol, pour ne pas les perdre. On ne connait pas assez ces auteurs asiatiques…

J’es­saie avec toute mon âme alté­rée d’une soif inapai­sable de péné­trer ce mince mais inson­dable mys­tère, comme ces étoiles qui épuisent les heures, nuit après nuit, espoir de per­cer le mys­tère de la sombre nuit avec leur regard bais­sé qui ne dort pas et ne cli­gnote pas.

Rabin­dra­nath Tagore, Gitan­ja­li, l’of­frande lyrique
Gal­li­mard, 1971

 

Deuxième pipe d’o­pium. Tăng Tuyết Minh (Zēng Xuěmíng), la femme qui n’a­vait jamais exis­té. Dans la longue réécri­ture de l’his­toire à laquelle s’est adon­née le peuple viet­na­mien pen­dant de longues années d’er­rances com­mu­nistes (n’en est-on pas encore là aujourd’­hui ?), il existe une his­toire que j’ai décou­verte cet été tan­dis que je m’ap­prê­tais à rendre visite à la dépouille immor­telle de l’oncle Hồ… Celui qui fut le grand révo­lu­tion­naire, encore adu­lé aujourd’­hui, d’un Viet­nam frac­tu­ré par une guerre civile qui laisse encore des traces de nos jours, fut marié dès 1926 à une jeune fille chi­noise et catho­lique de Guangz­hou mais il furent sépa­rés six mois plus tard tan­dis que Hồ Chí Minh pris la fuite suite au coup d’é­tat des natio­na­listes mené par Tchang Kaï-chek. Mal­gré des ten­ta­tives nom­breuses de l’une et de l’autre, les époux ne furent jamais réunis et tan­dis que Hồ s’é­tei­gnit en 1969, Tăng Tuyết Minh mou­rut en 1991 à l’âge de 86 ans. A ce jour, le gou­ver­ne­ment viet­na­mien fait tou­jours son pos­sible pour que cette his­toire d’a­mour ne figure pas au titre de l’his­toire offi­cielle, de la même manière qu’il est jeté un voile sombre sur les rela­tions sexuelles qu’en­tre­te­nait le lea­der avec des jeunes filles à peine pubères… D’ailleurs, c’est bien simple, Tăng Tuyết Minh n’a jamais existé… 

Troi­sième pipe d’o­pium. Le Boud­dha Sha­kya­mu­ni a dit Celui qui inter­roge se trompe. Celui qui répond se trompe. Alors je ne m’in­ter­roge plus, je laisse faire, mais devant l’im­pas­si­bi­li­té du boud­dhiste qui, pris dans le Mahāyā­na, a cette fâcheuse ten­dance à ne pas vou­loir déro­ger à l’ordre du monde éta­bli et finit par tom­ber dans une sorte de fata­lisme qui ne me convient pas, je cherche jour après jour à sor­tir du saṃsā­ra. Est-ce que ça compte vrai­ment si c’est soi-même qu’on inter­roge ? Et puis après tout, quel mal y a‑t-il à vou­loir sor­tir des cadres, sur­tout s’il est ques­tion de reli­gion ? Je suis dans un état tran­si­toire, pris entre l’en­vie de par­tir pour retrou­ver les sen­sa­tions à pré­sent dis­pa­rues et l’en­vie de res­ter et de construire quelque chose ici, tou­jours dans un écart inso­luble, alors je tente de retrou­ver au tra­vers de mes car­nets de voyage les lieux et les sen­sa­tions, je recons­truis, je rééla­bore le voyage en ima­gi­nant ce qu’il aurait pu être. Je me sou­viens de mon troi­sième voyage en Tur­quie, en pleines émeutes du parc Gezi, der­nière fois où j’y ai mis les pieds — le manque —, je me sou­viens des heures chaudes dans le parc his­to­rique de Sukho­thai que je par­cou­rais à vélo le long des larges ave­nues vides et entre les murs du Wat Si Chum — le manque —, je me sou­viens de Hanoï avec ses rues bruyantes et les ven­deurs de rue assou­pis sur le trot­toir pen­dant que je me repo­sais sur les bords du lac de l’é­pée res­ti­tuée, je me sou­viens de la moi­teur du matin à Chiang Mai quand je sor­tais de ma chambre d’hô­tel en même temps que les moines du Wat Che­di Luang et les chiens errants, au temps où dor­mir était une option inef­fi­cace — le manque. Mon corps a goû­té les plai­sirs de cette chair qui reste ancrée en moi comme le nom de Chu­la­long­korn.

Wat Sri Chum. Fan­tas­tique Boud­dha de 14 mètres de haut dont la seule main est plus haute qu’un homme

Une publi­ca­tion par­ta­gée par Romuald (@swedishparrot) le

Qua­trième pipe d’o­pium. Björk. Un amour de jeu­nesse qui m’ac­com­pagne depuis 1996 tan­dis que je décou­vrais avec un peu de retard l’al­bum Debut. Jus­qu’au jour où vous vous ren­dez compte que le nom de celle que vous appe­liez de la même manière qu’une marque de pro­duits ali­men­taires bio doit fina­le­ment se pro­non­cer Beyerk

Björk c’est avant tout la ríma (rímur au plu­riel), cette poé­sie scal­dique venue d’Is­lande et qui se base sur une ver­si­fi­ca­tion alli­té­ra­tive, comme le sont les plus anciens textes anglo-saxons comme Beo­wulf par exemple. La manière de réci­ter les rímur consiste à bien décol­ler les syl­labes pour une com­pré­hen­sion aisée. Dans les chan­sons de Björk, on retrouve exac­te­ment cet art et cette dic­tion toute par­ti­cu­lière (on l’en­tend par­ti­cu­liè­re­ment bien dans cet extrait d’une émis­sion de télé­vi­sion islan­daise où elle chante Unra­vel, sim­ple­ment accom­pa­gnée d’une épi­nette), avec son anglais tein­té d’un accent islan­dais dont elle n’ar­ri­ve­ra jamais, et c’est tant mieux, à se départir.

https://youtu.be/yDYMfm0JQOE

Nous sommes le 21 jan­vier 2018, les arbres nus dégou­linent d’une pluie qui s’in­si­nue par­tout et le soleil semble avoir dis­pa­ru pour tou­jours. Cela me rap­pelle la lec­ture d’un livre somp­tueux mais triste, datant de 1937 et écrit par l’é­cri­vain hel­vète Charles-Fer­di­nand Ramuz, Si le soleil ne reve­nait pas. Mais il revien­dra, c’est écrit dans les livres. Per­sonne n’a dit que ce sera facile, mais il reviendra.

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Ubud, au bout du monde

Ubud, au bout du monde

Ubud. Évi­dem­ment, ça ne se pro­nonce pas à la fran­çaise, mais avec des “ou” bien ronds et bien rebon­dis comme le ventre d’un macaque. Ubud. Un nom impro­bable, pas impro­non­çable, mais qui fait pen­ser à une boule, douce et presque un peu trop ven­true. Ubud, c’est une petite kelu­ha­ran d’un kaca­ma­tan d’une kebu­pa­ten de la pro­vince de Bali, île impro­bable d’un pays qui l’est encore plus. Voi­ci un bout du monde à mille lieues de ce qui est fami­lier pour moi, l’exact oppo­sé, l’in­con­ci­liable, pour ne pas dire l’im­pen­sé total. Je ne sais même plus com­ment il a pu se pro­duire cet évé­ne­ment aus­si impro­bable pour moi que de me rendre en Indo­né­sie. Cer­tai­ne­ment une absence momen­ta­née, le doigt qui glisse sur le cla­vier et qui sug­gère une autre des­ti­na­tion que celle pré­vue, l’ac­ci­dent ori­gi­nel et impu­dique d’une nais­sance qu’on n’au­rait pas eu le temps d’avorter…

Logo de la Com­pa­gnie néer­lan­daise des Indes orien­tales (Veree­nigde Oost-Indische Compagnie)

Le dra­peau rouge et blanc du pays vient d’une des plus grandes îles de l’ar­chi­pel, de Java pré­ci­sé­ment, et marque l’a­vè­ne­ment du royaume Maja­pa­hit suite à la rébel­lion de Jaya­kat­wang de Kedi­ri contre Ker­ta­ne­ga­ra de Sin­ga­sa­ri en 1292. Ça pour­rait presque paraître anec­do­tique, mais c’est là un mor­ceau d’une his­toire qui nous est incon­nue, parce que l’In­do­né­sie nous est incon­nue et son his­toire en par­ti­cu­lier. On n’a peut-être rete­nu que l’his­toire de la Veree­nigde Oost-Indische Com­pa­gnie, la Com­pa­gnie des Indes Orien­tales, des Moluques et de ses giro­fliers, et encore, ça ne parle cer­tai­ne­ment pas à grand-monde. De toute façon, l’His­toire en géné­ral nous est incon­nue. On ne sait rien. On ne sait plus rien, on oublie jus­qu’à notre propre nom qui fini­ra dans le cani­veau des grandes antho­lo­gies. Alors l’His­toire, celle avec un grand H, tout le monde s’en tamponne.

L’In­do­né­sie est un pays impro­bable. Il n’existe pas tant qu’on n’en a pas fait la connais­sance. Une langue offi­cielle qui s’ap­pelle baha­sa indo­ne­sia, 742 langues dif­fé­rentes répar­ties entre 258 mil­lions d’ha­bi­tants eux-mêmes dis­sé­mi­nés sur 13466 îles, pays le plus musul­man du monde au regard du nombre d’ha­bi­tants… rien que ces don­nées sonnent comme des étran­ge­tés de l’es­prit, des biais, des Égyptes men­tales. Mais reve­nons-en à Ubud, car c’est la des­ti­na­tion de mon voyage, pour l’ins­tant. Ubud vient d’un mot indo­né­sien, ubad, signi­fiant méde­cine. Il fal­lait se méfier dès le départ de cette incon­grui­té. Une ville qui se nomme méde­cine ne peut être tota­le­ment dans l’u­sage entier de ses facul­tés, il y a quelque chose de caché qui ne se donne pas for­cé­ment à voir du pre­mier coup, un mys­tère à lever. Il me semble qu’il m’est venu à l’i­dée de par­tir en Indo­né­sie à la lec­ture d’ar­ticles sur Suma­tra, les Célèbes, les Moluques, des noms qui sont autant de reli­quats des anciennes courses aux épices, du temps où les navi­ga­teurs fla­mands gar­daient pré­cieu­se­ment pour leur empire le secret inavouables de la culture du Syzy­gium aro­ma­ti­cum, cet arbre endé­mique des îles qui peut atteindre la hau­teur de vingt mètres et dont le bou­ton flo­ral, avant qu’il n’ar­rive au point de flo­rai­son et séché au soleil prend le nom déli­cat de clou de girofle. Il me semble même que le déclen­cheur de tout ça a été le livre Chas­seurs d’é­pices de Daniel Vaxe­laire. Mais je ne sais plus et plus que le moyen d’y arri­ver, c’est le fait d’y arri­ver qui compte à pré­sent. Le seul fait avé­ré c’est qu’a­vant d’ar­ri­ver ici, je suis pas­sé par Istan­bul et Bang­kok ; aucune logique autre que la dia­go­nale de l’es­prit dans ces voyages, rien d’autre à rete­nir que l’his­toire, plu­tôt que les détails qui la font.

Tous les voyages com­mencent à Paris et le début du voyage prend forme dans les pre­miers jours où tout prend forme ; quelle valise, soute ou cabine, quel appa­reil pho­to, de quoi prendre des notes, de quoi bou­qui­ner aus­si, des usten­siles aus­si inutiles qu’en­com­brants, tout le pos­sible pour vous détour­ner de l’ob­jet pre­mier et qui ne compte pour rien dans l’af­faire. Ce que je retiens en pre­mier lieu, c’est cette migraine tenace qui m’a empê­ché de m’en­dor­mir dans l’a­vion qui filait vers Dubaï. J’ai tour à tour eu chaud, froid, envie de vomir, envie d’al­ler aux toi­lettes, eu ter­ri­ble­ment soif, au bord de la déshy­dra­ta­tion, chaud, des gouttes de sueur per­lant sur mon front, hypo­gly­cé­mie, voile noir… une angoisse ter­rible qui me susur­rait à l’o­reille que j’é­tais en train de mou­rir à dix-mille mètres quelque part au-des­sus de l’A­ra­bie Saou­dite ou du Golfe Per­sique ; triste fin pour le voya­geur qui n’a même pas atteint Jakar­ta. Encore une fois, j’ar­rive enfin à m’as­sou­pir lorsque l’a­vion amorce sa des­cente en tour­noyant au-des­sus du sable de Dubaï. Un café et un jus d’o­range dans l’aé­ro­port de tran­sit me reviennent à 8 euros. Pour ce prix, je m’a­muse à pen­ser que j’au­rais pu sor­tir prendre un taxi et faire le tour de la ville, his­toire de rater le pro­chain avion… mais je pré­fère ten­ter de me repo­ser en atten­dant, mais la peur de m’en­dor­mir pour de bon et de ne pas pou­voir mon­ter dans l’a­vion pour l’In­do­né­sie me rend ner­veux et ce sont de mau­vais rêves, entre deux som­meils, qui me main­tiennent éveillé, et peut-être en vie aus­si. Je déteste cet aéro­port qui n’est qu’une immense vitrine de luxe, à l’i­mage de la ville et de ces états du Golfe qui ne comptent que sur leur image pour atti­rer un cer­tain type de clien­tèle que je n’ai­me­rais pas croi­ser. Deux cachets ont rai­son de ma migraine et de tout ce qui l’accompagne.

Indonésie - jour 1 - 04 - Dubaï

Mon escale est ter­mi­née et l’a­vion des­cend enfin sur Jakar­ta dans l’air du soir, avec des trem­ble­ments de satis­fac­tion, ou de ter­reur, sur un tar­mac détrem­pé ; l’a­vion gronde, sup­plie, la grosse bête qu’est l’A380 arrive enfin à se poser en ayant pro­cu­ré quelques belles suées au voya­geur, et peut-être aus­si au per­son­nel navigant.

La pre­mière chose que je fais en arri­vant à Jakar­ta, c’est filer aux toi­lettes pour me chan­ger, pas­ser quelques vête­ments légers ; la cli­ma­ti­sa­tion du ter­mi­nal fonc­tionne bon an mal an et j’ai besoin de me faire absor­ber par l’air ambiant. Je trans­pire non pas de cha­leur mais comme si déjà j’é­tais pris dans les griffes d’un mal sor­dide, une fièvre tro­pi­cale débi­li­tante alors que je ne suis même pas encore sor­ti en ville. Une fois encore, je me trouve en tran­sit. Je n’au­rais pas l’oc­ca­sion de voir Jakar­ta puisque j’at­tends un autre avion pour me rendre à Den­pa­sar, aéro­port de Bali. J’a­vais ima­gi­né qu’en arri­vant le soir à Jakar­ta, je n’au­rais qu’à attendre patiem­ment dans un petit coin de l’aé­ro­port sur des sièges confor­tables que le temps passe en dor­mant un peu sur les sièges confor­tables d’un salon cli­ma­ti­sé ; c’é­tait sans comp­ter que Soe­kar­no-Hat­ta fait figure d’aé­ro­port pro­vin­cial, un tan­ti­net cam­pa­gnard. Rien à voir avec un Suvar­nabhu­mi au mieux de sa forme. Rien ne se passe for­cé­ment comme on l’a­vait imaginé.

Indonésie - jour 1 - 06 - Aéroport de Jakarta

Il est plus de 23h00 et la vie com­mence à ralen­tir dans le petit aéro­port. Dans les espaces fumeurs à l’ex­té­rieur, là où les taxis attendent leurs clients, cha­cun de ceux qui m’ap­prochent ont du mal à com­prendre que je ne veux pas de taxis et je suis obli­gé de me jus­ti­fier à chaque fois que je reprends un avion le len­de­main. Tous com­prennent en acquies­çant et disent « Ah !! Den­pa­sar !! ». Eh oui. Une odeur de clou de girofle baigne l’air moite, par­tout où les hommes fument. Ce sont les kre­teks, des ciga­rettes fabri­quées ici et qui sup­plantent tout le mar­ché du tabac dans le pays. Aro­ma­ti­sées aux clous de girofle, par­fu­mées d’une sauce sucrée qui rend le filtre étran­ge­ment déli­cieux, elles pro­duisent un petit cré­pi­te­ment lorsque brûlent les clous, ce qui leur donne leur nom, comme une ono­ma­to­pée dont les Indo­né­siens sont friands. L’air est pesant, il vient de pleu­voir, l’hu­mi­di­té est à son maxi­mum et la cha­leur étouf­fante même après la pluie dilu­vienne qui vient de s’a­battre. Dans la lumière jaune de la nuit illu­mi­née par les lam­pa­daires, je pro­fite de ces pre­miers ins­tants sur ce conti­nent nou­veau pour admi­rer les visages buri­nés et bruns des hommes por­tant le song­kok, les robes bigar­rées des femmes por­tant toutes le voile, la ron­deur char­mante des visages d’en­fants et chez cha­cun cet air un peu débon­naire qui tra­duit une cer­taine manière de conduire sa vie. Ce pre­mier contact avec les Indo­né­siens me ravit ; ils ont tous l’air si gentils.

Je m’ar­rête dans un petit res­tau­rant près des arri­vées pour dîner d’un Ipoh lun mee, une sorte de bouillon dans lequel flottent des nouilles plates et de la viande hachée que je ne sau­rais pas iden­ti­fier. Les épices me brûlent le gosier, mais j’ai tel­le­ment faim et suis si fati­gué que je pour­rais man­ger mes doigts sans m’en rendre compte. Dehors, la patrouille aéro­por­tuaire passe dans une espèce de taxi 4x4 qui pousse d’étranges glous­se­ments que des types assis par terre imitent en se mar­rant. J’es­saie vai­ne­ment de trou­ver un siège libre pour me poser et dor­mir un peu, mais tous les fau­teuils sont assaillis par des familles entières ; le sol est suf­fi­sam­ment sale pour que je n’ose pas m’y allon­ger. Fina­le­ment, je trouve un petit hall cli­ma­ti­sé près de la porte de la mos­quée de l’aé­ro­port où je pose ma valise sous le regard amu­sé d’une famille qui doit s’é­ton­ner de voir un occi­den­tal par­ta­ger le même espace qu’eux. Je pose ma valise et tente de trou­ver une posi­tion allon­gée pas trop dou­lou­reuse pour mon corps osseux et four­bu de fatigue. M’en­dor­mir est à la fois un pari et un dan­ger ; j’ai juste besoin de récu­pé­rer un peu avant de repar­tir et la peur de m’en­fon­cer dans un som­meil trop pro­fond serait l’as­su­rance pour moi de rater ma cor­res­pon­dance, alors je m’a­ban­donne quelques ins­tants dans un som­meil de sur­face, en léger éveil, afin de pou­voir réagir rapi­de­ment… Je dors peut-être une heure, une toute petite heure à la fois longue et dif­fi­cile, avant de me reprendre et de me diri­ger vers les comp­toirs d’en­re­gis­tre­ment encore fer­més. Après tout s’en­chaîne ; le visage char­mant des hôtesses à l’en­re­gis­tre­ment, les orchi­dées blanches posées sur les comp­toirs, les longs cou­loirs vides et les ran­gées de trol­leys qui n’at­tendent visi­ble­ment per­sonne, les bou­tiques duty-free fer­mées, les colonnes de bois sou­te­nant un toit pen­tu, les lustres en bam­bou et papier et les orchi­dées de toutes les cou­leurs, raf­fi­nées, les dis­tri­bu­teurs de billets étin­ce­lants et les pre­miers tableaux d’af­fi­chage des vols égre­nant des noms de villes dont je n’ai jamais enten­du par­ler… Balik­pa­pan, Pekan­ba­ru, Kua­la­na­mu… Plus qu’un bout du monde, j’ai l’im­pres­sion d’être dans un autre monde, étran­ger per­du, incon­gru par­fait, presque tota­le­ment hors-pro­pos. L’es­pace de l’aé­ro­port me per­met­tant d’at­tendre mon avion pour Den­pa­sar n’est pas cli­ma­ti­sé mais réfri­gé­ré. Il faut comp­ter encore une bonne heure avant que la porte ne soit ouverte ; impos­sible de s’as­sou­pir dans un froid pareil et sur­tout dans ce hall où les enfants crient comme s’il était quatre heures de l’a­près-midi et où cha­cun vit sa vie sans se pré­oc­cu­per de l’autre. Éton­nam­ment, il n’y a pas un seul Occi­den­tal à l’horizon.

Indonésie - jour 1 - 10 - Aéroport de Jakarta

Chan­ge­ment de décor. Den­pa­sar, sur l’île de Bali, aéro­port inter­na­tio­nal sans inté­rêt, ville à la fois cos­mo­po­lite et sans charme, entiè­re­ment tour­née vers la mer. Ce n’est qu’une escale éloi­gnée de plus d’une heure d’U­bud que je rejoins avec un taxi qui res­semble plus à un van déla­bré. La route qui mène jus­qu’à Ubud est droite, large et dan­ge­reuse, tout le monde y roule à une allure exces­sive ; je n’en retiens que les pre­miers pay­sages de rizières qui s’é­tendent à perte de vue, les mai­sons si carac­té­ris­tiques avec leur enceinte et les por­tails monu­men­taux taillés dans cette pierre vol­ca­nique sombre, les ven­deurs de sta­tues hin­doues et de paniers regrou­pés en cor­po­ra­tions sur le bord du che­min, der­rière les para­pets. Je suis tel­le­ment exté­nué que je ne vois plus rien, le chauf­feur de taxi sachant exac­te­ment où je vais, je n’ai plus à me pré­oc­cu­per de rien et je m’ef­fondre dans un som­meil lourd que même la beau­té du pay­sage et la nou­veau­té du lieu n’ar­rivent à pas faire taire. Je m’en­dors dans les cahots de la route pour me retrou­ver encore plus éteint sur une route de cam­pagne défon­cée, dans les rizières, à la plus extrême pointe du monde connu… quelques kilo­mètres plus loin et l’on arri­vait dans des lieux qui n’ap­pa­raissent sur aucune carte… Un peu plus et je som­brais dans le chaos.

Indonésie - jour 1 - 16 - Ubud

En tirant ma valise sur le che­mins de terre qui borde des champs de riz, je me demande ce qui m’attend…

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La porte des cent-mille songes

La porte des cent-mille songes

Si j’a­vais été éle­vé dans le Sud-est asia­tique, j’au­rais dit, sur un ton presque déta­ché, un léger sou­rire au coin des lèvres et le goût de l’eu­phé­misme che­villé au corps, que cette année a res­sem­blé à l’an­née de toutes les décon­ve­nues. « Décon­ve­nue…» Voi­ci un mot qui en lui-même, quel que soit le niveau où l’on se trouve, consti­tue le plus éle­vé des euphé­mismes, c’est comme une sorte de paran­gon transcendantal.

« Les grands voyages ont ceci de mer­veilleux que leur enchan­te­ment com­mence avant le départ même. On ouvre les atlas, on rêve sur les cartes. On répète les noms magni­fiques des villes incon­nues… » Joseph Kes­sel.

Dans mes rêve­ries aéro­por­tuaires, j’ai vu des noms de villes incon­nues appa­raître sur les tableaux d’af­fi­chage de Bang­kok : Mas­cate, Chit­ta­gong, Shan­ghai, Guangz­hou, Hong Kong, Hô-Chi-Minh-Ville, Vien­tiane… Des villes incon­nues, que je ne connais pas, dont la seule idée que j’ai n’est qu’un nom dont je ne connais même pas l’o­ri­gine. Même si je ne les avais déjà fré­quen­tées, elles me seraient tou­jours autant incon­nues et leur nom conti­nue­rait de me faire rêver. Je ne connais rien. Je ne suis qu’un puits sans fond, sans connais­sance, sans certitude.

Lorsque je suis arri­vé à Hà Nội, la ville entre les fleuves, j’ai vite cher­cher à en étu­dier la carte pour me repé­rer. Lorsque j’ar­rive dans une grande ville, je cherche les quar­tiers qui selon leur urba­ni­sa­tion peuvent pré­sen­ter quelque inté­rêt à mes yeux, avec mes pré­ju­gés bien pro­fon­dé­ment enfouis d’Oc­ci­den­tal per­ver­ti. Sou­vent je me trompe. Je me suis vite aper­çu que la rue dans laquelle j’a­vais posé mes valises, Hàng Bông, l’an­cienne rue du coton, était un des axes majeurs, mal­gré sa lar­geur toute rela­tive si on la com­pare aux ave­nues que l’on trouve sur les prin­ci­pales artères d’une ville asia­tique, menant au quar­tier des 36 cor­po­ra­tions. Ce nom m’a fait rêver pen­dant quelques jours avant que je n’y mette les pieds. Comble du déses­poir, j’ai conti­nué à cher­cher l’en­trée du quar­tier alors que cela fai­sait bien une demi-heure que je m’y étais enfon­cé, ne com­pre­nant pas où se trou­vaient les limites de ce quar­tier qui fina­le­ment n’existe que dans les guides tou­ris­tiques. Ici, c’est sim­ple­ment l’an­cien quar­tier. Parce qu’il n’y a pas d’im­meubles et qu’on y a gar­dé l’an­cienne voi­rie, celle des­si­née par le regrou­pe­ment des 36 cor­po­ra­tions qui n’existent plus depuis bien long­temps. On trouve encore ça et là des îlots de bou­tiques déla­brées, au charme antique et désuet, ven­dant encore ce que plus per­sonne n’a­chète. Ici et là, des per­sonnes âgées lar­ge­ment en âge d’être cajo­lées par leur famille conti­nuent à tenir leur échoppe comme on le fai­sait au début du siècle pré­cé­dent, dans un ordre cal­cu­lé ; les petites phar­ma­cies tra­di­tion­nelles conti­nuent de conser­ver leurs potions aux noms peu évo­ca­teurs et à l’as­pect étrange dans des bocaux, tous bien ran­gés der­rière le verre bour­souf­flé des vitrines qui sont en réa­li­té bien plus des armoires ou des vais­se­liers d’un autre âge. Les bou­tiques plus modernes vivent dans une espèce de fatras inco­hé­rent tout sim­ple­ment étour­dis­sant. Je me sens étran­ge­ment bien dans cette antique ville de Hà Nội, que j’ai mis un point d’hon­neur à sillon­ner pen­dant quatre jours, décou­vrant sans cesse de nou­velles bou­tiques, ici un temple qu’un simple lam­pion chi­nois déla­vé par le soleil mais encore tein­té de rouge signale sur le bord du trot­toir, ici un immeuble antique au bal­con de bois man­gé par une colo­nie d’or­chi­dées qui n’ont aucun mal à pous­ser dans la touf­feur et la cha­leur de la capi­tale. Je me suis sen­ti à la fois bien et déses­pé­ré de décou­vrir encore un ter­ri­toire que je n’al­lais pas avoir le temps de lais­ser m’en­ve­lop­per pour en tom­ber malade. Hà Nội tou­chée une fois de plus par une épi­dé­mie de dengue… incite à se bar­bouiller de lotion anti-mous­tiques sur­vi­ta­mi­née. Il n’y a aucune rai­son, mais je suis pas­sé au tra­vers du tamis. Le voyage c’est cet ins­tant où on tombe malade de ce qui nous entoure, une mala­die rare, orphe­line, et incu­rable. Dou­lou­reuse, mor­telle, enva­his­sante et sur­tout très addic­tive. Rien ne sau­rait vou­loir me faire sor­tir, moi le valé­tu­di­naire, de cette tor­peur infer­nale qui me sai­sit à chaque fois.

Un tour­billon ne dure pas toute la matinée.
Une averse ne dure pas toute la jour­née. Lao Tseu

Ava­lo­ki­teś­va­ra, le bod­hi­satt­va de la com­pas­sion, « sei­gneur qui observe depuis le haut », dont le nom est invo­qué par la for­mule ॐ मणिपद्मेहूम्, m’ac­com­pagne encore par sa pré­sence léni­fiante, comme une nou­velle drogue venant contre­car­rer une autre, toute aus­si puis­sante. Ici Boud­dha est mino­ri­taire, sup­plan­té par une reli­gion dont je défie qui que ce soit de me dire en quoi elle consiste. C’est à n’y rien com­prendre. Je reste pan­tois, dans la cha­leur étouf­fante d’une vieille mai­son trans­for­mée en temple, devant la pro­fu­sion d’i­doles chi­noises, de pou­pées aux vête­ments de satin ornés de motifs chi­nois, de fruits consa­crés dont la fameuse main de boud­dha, fruit impro­bable, cédrat pro­téi­forme curieux qui n’a pour moi guère plus de sens que les bou­teilles d’eau miné­rale ou les vases vides, que les lampes à pétrole allu­mées, que les ex-voto lar­dées d’ins­crip­tions chi­noises, que les mul­tiples objets entas­sés dont l’en­tas­se­ment a prio­ri aléa­toire me donne lit­té­ra­le­ment la nau­sée, ne recon­nais­sant rien, ne posant plus de sens sur quoi que ce soit tel­le­ment ce monde est vide de toute signi­fi­ca­tion pour moi. C’est comme ten­ter de retrou­ver les dif­fé­rents sens des objets jetés sur une nature morte hol­lan­daise du XVIIè siècle. On finit par aban­don­ner, ter­ras­sé par la fatigue et la cha­leur, et je res­sors du réduit qui y mène, haras­sé, débor­dant d’un épui­se­ment né dans le creux de mon igno­rance. On croit sans arrêt en apprendre plus, on se retrouve en fin de compte plon­gé dans la fange de sa propre fatuité.

Pho­to © Daoan

Le voyage m’a fati­gué plus que je ne l’a­vais ima­gi­né. La Thaï­lande m’a appor­té le récon­fort d’une absence de sens, parce qu’à un moment don­né, j’ai tout fait pour ces­ser de com­prendre, me lais­sant por­ter par mes propres errances, par mes propres défaillances, ten­tant en vain et encore de ne pas perdre la face… Plu­tôt mou­rir que de perdre la face. Com­bien de fois n’ai-je pas lu ces mots ? C’est incom­pré­hen­sible vu de notre Europe tout aus­si mil­lé­naire qu’une Asie aux codes plus pro­fonds, plus com­plexes que les nôtres. Plon­ger au Viet­nam m’a convain­cu qu’il me fau­drait y retour­ner, mais pas tout de suite. J’ai besoin d’ab­sor­ber tout ça, de me l’ap­pro­prier. Écoute la sage voix du Tao qui t’es enseignée :

L’u­ni­vers est pareil à un souf­flet de forge ;
vide, il n’est point aplati.
Plus on le meut, plus il exhale,
plus on en parle, moins on le saisit,
mieux vaut s’in­sé­rer en lui. Lao Tseu

Je ne voya­ge­rai pas de sitôt, plus rien n’a de sens dans les ailleurs que je trans­gresse. J’ai besoin de me replier comme ces petits car­rés de papier japo­nais, besoin de faire un arrêt, d’é­crire tout ça, de le trans­for­mer en une igno­rance par­faite, de me vider, de pur­ger mes émo­tions autant que les étranges moments que j’ai crû magiques et qui se sont brus­que­ment chan­gés en inquié­tantes mis­sions. A l’ar­rêt sur un banc face au lac Hoan Kiem, le lac de l’é­pée res­ti­tuée, à côté d’une dame âgée qui me fait signe de m’as­seoir à ses côtés, écra­sé de cha­leur et trans­pi­rant comme jamais, nous échan­geons quelques mots dans un lan­gage fait de signes, elle me fait signe qu’il fait chaud et qu’elle est fati­guée ; elle a posé son vélo à côté et prend le temps de souf­fler. Dans son uni­forme de tis­su vert et avec son visage de grand-mère atten­dris­sante, elle me fait com­prendre qu’elle a mal au genou et pousse l’im­pu­deur jus­qu’à rele­ver la jambe de son pan­ta­lon pour me mon­trer l’ar­ti­cu­la­tion gon­flée, puis fait signe qu’il la fait souf­frir. Pauvre de moi, je la plains inté­rieu­re­ment sans vrai­ment savoir pour­quoi jus­qu’à ce que, idiot que je suis, je me rende compte qu’elle était en train de qué­man­der de l’argent pour se faire soi­gner. Est-ce vrai­ment cela que je suis venu chercher ?

Contre toute attente, j’ai besoin de par­tir en retraite. Je me satis­fe­rai de peu, vivant chi­che­ment, reve­nant sur moi-même quelques temps. Un peu de silence, un peu de cha­leur, beau­coup de vide.

J’aimerais mou­rir comme la femme du bazar sur une nappe propre, bien fraîche, une pipe de bonne drogue entre les lèvres. Quand je sen­ti­rai que je m’en vais, je deman­de­rai cela à Tsin-ling, et il pour­ra tou­cher mes soixante rou­pies, régu­liè­re­ment, un mois après l’autre, aus­si long­temps qu’il lui plai­ra. Alors je m’étendrai bien tran­quille et à l’aise, pour regar­der les dra­gons noirs et rouges com­battre ensemble leur der­nier grand com­bat ; puis…
Rudyard Kipling, The Gate of a Hun­dred Sor­rows, 1884

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Chro­niques des jours du vertige

Chro­niques des jours du vertige

A l’ar­rêt. Allon­gé sur mon cana­pé, éti­ré comme un chat et le regard tour­né vers l’ex­té­rieur qui défile, la course des nuages heur­tant la mar­quise en verre grê­lé, les déli­cates fleurs de dias­cia cha­hu­tées par le vent et la lampe de tis­su qui ne cesse de se balan­cer, c’est mon pay­sage de là où je suis. Pris par mes ver­tiges, je reste allon­gé le temps que ça passe, comme enfer­mé dans une nuit absurde et tran­quille. Le monde tourne autour de moi tan­dis que je suis à l’ar­rêt. Celui qui disait « Je ne gâche­rai pas mes jours à ten­ter de pro­lon­ger ma vie, je veux brû­ler tout mon temps » fini­ra empoi­son­né par les remèdes qui ten­tèrent de le rame­ner à la san­té, qu’il avait per­du en che­min depuis bien long­temps. Heu­reu­se­ment, je n’en suis pas là, j’i­nau­gure de nou­velles patho­lo­gies que je n’a­vais jamais éprou­vé aupa­ra­vant. Ma ten­sion arté­rielle a fait une chute du haut des falaises de Ban­dia­ga­ra ; je ne sais pas trop ce que ça veut dire, si ce n’est que les nor­males sai­son­nières devraient être plus éle­vées. Pas­ser sous la barre des 10 est une défaut de la cui­rasse qu’il vaut mieux ne pas expé­ri­men­ter, paraî­trait-il, c’est ce que dit le méde­cin. Mes migraines et les ver­tiges qui m’empêchent de me dépla­cer comme je le sou­haite — par deux fois j’ai fait des chutes spec­ta­cu­laires, ne retrou­vant plus le haut et le bas et me disant qu’on y est, que la méta­phore a rejoint la réa­li­té, chute de ten­sion et chute tout court — ne me per­mettent pas de me dépla­cer au tra­vail pour l’ins­tant. Besoin de repos, faire mon­ter ma ten­sion arti­fi­ciel­le­ment, se dépla­cer dans un envi­ron­ne­ment sûr… Voi­là qui res­semble à des injonc­tions adres­sées à un valé­tu­di­naire d’un autre temps, d’une époque révo­lue où l’on soi­gnait les maux de bronches à la mon­tagne et les rhu­ma­tismes dans les salles car­re­lées des sta­tions de cures ther­males. Rien n’est tra­gique, ce n’est qu’une petite épine plan­tée dans le pied, rien de bien méchant, peut-être juste le signe qu’il me faut encore plus de calme dans ma vie déjà bien ordon­née. Il faut se méfier, on va finir par atteindre le stade de la mer d’huile. Mais le calme n’est pas un acci­dent, un état que l’on aurait pas sou­hai­té mais auquel il faut se plier, ce n’est fina­le­ment que le stade ultime d’une volon­té de prendre soin de soi. Le bruit et l’a­gi­ta­tion sont pour d’autres que moi, il en a tou­jours été ain­si. Et puis le Boud­dha disait que ce que l’on ne pos­sède pas et que l’on désire, il faut d’a­bord le cher­cher en soi.
En atten­dant, je garde le temps, je veille à son che­vet, je songe à des ombrelles et au vent qui froisse les feuilles des bam­bous, aux carillons qui se font cha­hu­ter, à des lumi­gnons per­chés dans les arbres un soir où l’o­rage enve­lop­pe­ra le ciel de cou­leurs de feu et d’ambre.

Je fais l’in­ven­taire des lieux où je n’ai­me­rais pas me trou­ver à cette époque, et ceux où j’ai­me­rais me retrou­ver dans un monde qui aurait tu sa haine. Je dis à cette époque car il est des lieux dans les­quels j’au­rais aimé vivre à une autre époque que celle-ci. Je pense à la Syrie où j’ai failli par­tir il y a quelques années ; j’au­rais dû… Je pense à l’Af­gha­nis­tan qui reste un de mes rêves secrets ; avant de mou­rir peut-être que je pour­rais. Je pense aux plaines d’A­sie Cen­trale, au Xin­jiang, au Tak­la­ma­kan, à l’Ouz­bé­kis­tan ; ça c’est tou­jours d’ac­tua­li­té. Je pense au Yémen qui s’ef­fondre, à l’A­ra­bie joyeuse, aux secrets de l’I­ran, je pense à toutes ces des­ti­na­tions qui me per­mettent encore de pou­voir croire en autre chose que mon propre bien-être, mais en quelque chose de bon dans l’hu­main. Je pense aux Antilles que j’au­rais aimé vivre avec mon grand-père ; aujourd’­hui pour rien au monde je n’y met­trais les pieds. La France sous les Tro­piques… impos­sible. Je pense à des pays, à des villes qui sont pour moi tout ce que je rejette et que je regarde de loin avec cet œil froid et dédai­gneux. Je pense à ces conseils qu’on me donne, tu devrais essayer ça, aller là-bas, faire tel pays… Non mer­ci. Vous ne pou­vez pas savoir parce que je n’en parle pas, mais il ne faut pas me conseiller, c’est mon ima­gi­naire qui me dicte tout ça, et mon ima­gi­naire est pré­cieux, je ne peux me per­mettre de le tra­hir. Il est le fruit secret de toutes ces années pen­dant les­quelles je me suis rem­pli de mes lec­tures et de mes images. Je serai peut-être déçu un jour, mais je n’en suis abso­lu­ment pas là. En atten­dant, j’en suis à mon cana­pé et je voyage tout autour de lui. Et je suis tout seul pour faire ça. Et c’est très bien comme ça. Avec les bour­dons qui se sucrent les pattes du pol­len de la sauge bleue, les ver­veines mauves et blanches, les déli­cates dias­cias roses tendres, avec les nuages qui couvrent le ciel de leur mélasse gri­sâtre au fur et à mesure que les minutes s’é­coulent et tan­dis que j’é­cris. Tu ver­rais ça… c’est un monde magique. D’i­ci j’en­tends les pies se dis­pu­ter dans les grands arbres, les geais pala­brer entre eux, les mésanges voler les caca­huètes que je mets à leur dis­po­si­tion, et tou­jours, les moi­neaux s’é­chan­geant des mon­da­ni­tés tels des moines à l’heure du répons… le vent dans les feuilles des mar­ron­niers, l’o­deur des fleurs empor­tée par l’air du matin, une lumière de fin du monde qui n’ar­ri­ve­rait pas à sur­ve­nir. Si le monde dis­pa­raît len­te­ment, je suis prêt à l’emporter avec moi. Les mots ne suf­fisent pas s’il ne sont pas un peu tein­tés de poé­sie divine.

Je me suis rasé de près, ça fai­sait quelques mois que ça n’é­tait pas arri­vé. Je redé­couvre ma peau, lisse et ferme, encore un peu cui­vrée, douce au tou­cher et sans rides. Dou­ché, par­fu­mé, je me replonge sur mon cana­pé, repaire confor­table au cœur de mon uni­vers, sim­ple­ment vêtu d’un jean et d’un t‑shirt, sans super­flu, je me cal­feutre dans la jouis­sance des minutes encore fraîches. Pleu­vra-t-il ? La terre du jar­din le réclame fortement.

L’o­rage a fini par déchi­rer le ciel et à déver­ser des trombes. L’air frais sent la terre, les plantes humides sur les­quelles perlent des gouttes énormes, le petri­chor… Nature après la pluie, nature subli­mée. Je replonge dans le livre d’O­li­vier Weber, Je suis de nulle part, le livre qu’il a consa­cré à Ella Maillart dont j’ai ache­té plu­sieurs livres, en pré­vi­sion d’une éven­tuelle disette. Je viens juste de ter­mi­ner celui de Sébas­tien de Cour­tois, Sur les fleuves de Baby­lone, nous pleu­rions. Le cré­pus­cule des chré­tiens d’Orient, un livre triste, presque déses­pé­ré sur la condi­tion des Chré­tiens qui fuient les terres d’o­ri­gine de cette reli­gion qu’on connaît fina­le­ment assez peu. J’ai mis du temps à le lire, jus­te­ment parce qu’il est déses­pé­ré, même si l’au­teur confie dans les der­nières pages qu’il est encore temps de croire que les des­cen­dants du Christ peuvent sur­vivre sur ces terres. J’ai rele­vé comme une pépite ces mots, les mots d’un homme qui a choi­si Istan­bul comme domicile :

Istan­bul est la ville où j’ai déci­dé de m’ins­tal­ler, il y a plu­sieurs années déjà. Les hivers se res­semblent, je ne compte plus. Une vie que j’ai trou­vée un peu terne, alors que je reve­nais de cinq mois pas­sés en Chine, sur les routes de la soie, dans les ter­ri­toires de l’Ouest vers Kash­gar et Urum­qi, à dérou­ler les fils d’une aven­ture qui s’é­tait nouée en Asie. L’ex­pa­tria­tion fut une sorte de pied de nez impro­bable, un coup de tête qui n’é­tait pas des­ti­né à durer. Istan­bul était sou­vent le point de départ vers ces expé­di­tions au long cours, une escale que je connais­sais encore mal. Elle ne m’in­té­res­sait pas. Une ou deux fois, par crainte d’être déçu, il m’é­tait arri­vé même de ne pas quit­ter l’aé­ro­port. Je ne vou­lais pas ten­ter le diable. Une ville qui n’é­tait pas ce phare qu’elle rede­ve­nue depuis ; une ville qui m’ap­pa­raît pour­tant plus énig­ma­tique encore, alors que je pen­sais en avoir fait le tour. Je ne la croyais pas. On ne peut s’en las­ser cepen­dant. Les mois infusent une dou­ceur inat­ten­due, près de ses eaux chan­geantes j’ai tou­jours plai­sir à reve­nir. L’onde module les humeurs, la proxi­mi­té des îles aidant. Une ville qui res­pire avec ses élé­ments et dont il est dif­fi­cile de se déta­cher, sur­tout à la fin novembre, lorsque, par la vitre bais­sée du taxi, les embruns de la Mar­ma­ra pénètrent l’habitacle.
Après les jours de poy­raz, le vent du nord, le calme rede­vient une valeur sûre. Le moindre refuge est alors pri­sé, un porche d’im­meuble, un café, l’a­bri d’un débar­ca­dère. A l’embouchure du Bos­phore, des navires attendent depuis des mois, blo­qués à cause d’ar­ma­teurs indé­li­cats. Les bateaux rouillent, pour­rissent, aban­don­nés. Il paraît que des équi­pages y crèvent de faim.

Le soir tombe, la pluie, elle, a fini. Moi j’ai dor­mi tout l’a­près-midi après être reve­nu de chez le méde­cin qui trouve que mes ana­lyses sont par­faites. Je n’en atten­dais pas moins, j’ai une san­té de fer hor­mis cette hypo­ten­sion. Les avions passent inlas­sa­ble­ment, ici un Paris-Vic­to­ria d’Air Sey­chelles, un bour­don vole près de mes oreilles, pré­fé­rant fina­le­ment les épis clairs de la lavande. J’ai enfin ran­gé mon bureau, retrou­vé mon car­net de motifs maro­cains, sor­ti la pho­to de mon grand-père avec le pares­seux que j’ai fichée dans une grosse pince à linge en bois pour la faire tenir, débal­lé mes boîtes à sty­lo (j’ai de quoi écrire pen­dant 150 ans). Il est 20h00, de mon jar­din je peux entendre la cloche de la petite église Saint Nico­las tin­ter et pen­dant ce temps-là mon esto­mac bour­donne lui aus­si à l’o­deur du bouillon de nouilles à la coriandre qui chauffe et des cre­vettes tan­doo­ri qui vont finir sur le grill. La vie simple se déroule sous mes yeux et me rem­plit de bon­heur. Rien que des choses simples, des bille­ve­sées arron­dies comme des galets sur le sable. A pré­sent, il est temps de se pré­oc­cu­per de par­tir à l’autre bout du monde.

Hanoi (27)

Un chaï masa­la me fait patien­ter de longues minutes que je ne rem­plis qu’en écri­vant, en res­pi­rant l’air du dehors. Il me trotte dans la tête l’air de In a sen­ti­men­tal mood joué par Col­trane et Elling­ton. Tout paraît simple, tout paraît si lim­pide. Alors, je fais quoi ? Ce soir je prends les billets d’a­vion, par­tir de Paris, rejoindre Bang­kok et y res­ter quelques jours, repar­tir… Hanoï, Viet­nam nord, au pays dont la devise est Độc lập, tự do, hạnh phúc (Indé­pen­dance, liber­té, bon­heur) et puis quoi ? Ninh Bình ? Huế ? Hoa Lu ? Hội An ? Je vais deve­nir incol­lable sur les anciennes capi­tales du Sud-est asiatique.

Il est 22h00, j’ai dîné de mes cre­vettes et mon bouillon de nouilles. Je suis tom­bé dans mon entrée juste avant de pas­ser à table, j’ai tout sim­ple­ment per­du l’é­qui­libre à cause d’un ver­tige, en essayant de me rat­tra­per au miroir du pla­card mais un miroir n’a jamais offert beau­coup de prise, alors je me suis retrou­vé à genou avant de reprendre mes esprits. Tout ceci n’est pas très grave, c’est mon quo­ti­dien. Et puis pour dire, la vie ne serait pas si drôle si elle était trop simple…

Pho­to d’en-tête © Jona­than E. Shaw

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