Comme par hasard, dès qu’on s’éloigne un peu de la foule massée autour des singes, il n’y a plus personne. Il n’y a plus rien, c’est comme si le monde avait ses frontières aux limites de ce qui est écrit dans les guides touristiques. Pourtant, la forêt des singes ne manque pas d’offrir des surprises à celui qui fuit ceux qui marchent sans s’arrêter.
La forêt prend le dessus, les racines cachent une vie qui ose parfois se montrer, les ficus s’élèvent au-dessus de la canopée et les nœuds qui s’enfoncent dans la terre laissent présager d’une vie grouillante, faite d’écailles et de reptations…
Il suffit de prendre les chemins de traverse, malgré la touffeur et la fatigue qui m’étreignent.
Il suffit de se rendre là où les chemins descendent vers le cours d’une rivière qu’on entend chuchoter un peu plus bas, malgré les rires bruyants.
Quelque chose me dit que je vais trouver un trésor.
Une volée de marches encadrée par le corps immense de deux nagas serpente jusqu’à une plateforme qui donne sur un petit pont.
Partout, cachées, des fontaines chantent dans l’air humide, des corps de femmes ondulant ou des monstres aux dents redoutables.
En surplomb de la rivière, on peut voir le corps de deux dragons de Komodo, animal symbolique de l’Indonésie, qui malgré son aspect repoussant et la dangerosité de sa salive dont il se sert pour foudroyer ses proies, terrassées par une septicémie éclair, garde quelque chose de majestueux lorsqu’il déplace son corps massif avec grâce.
Arrivé tout en bas de la petite vallée, un autre temple trône sur un sol dallé. Deux cahutes au toit de chaume de riz, et surtout ces colonnes qui sont comme des temples miniatures qu’on trouve un peu partout sur l’île… Lorsque la religion se mêle à la nature.
Je suis dans un enfer vert, peuplé de créatures terrifiantes, toute en rondeur, dans une chaleur accablante, un enfer couleur d’émeraude, où les ombres dansent au gré du vent dans les hautes branches, sous un soleil qui tente de percer le feuillage.
L’après-midi est bien avancée mais la chaleur ne semble pas vouloir s’atténuer. Je n’ai qu’une hâte, trouver de quoi manger et aller me reposer un peu, mais quelque chose me dit qu’il reste encore des lieux à découvrir dans les parages, avant d’avaler un grand bol de mie goreng.
Moment récolté le 21 février 2014. Écrit le 24 janvier 2019.
Pura Dalem Agung Padangtegal, un haut lieu de la culture balinaise et de la religion. Bali est surnommé l’Île des dieux car c’est la seule île de l’Archipel indonésien à pratiquer le bouddhisme en majorité. Dans un pays à très grande majorité musulmane, Bali est un bastion d’une religion qui compte des dieux par milliers.
Ici est le lieu de dévotion au dieu suprême Sang Hyang Widhi Wasa, connu aussi sous le nom d’Acintya, ou Tunggal. Dans le bouddhisme balinais, il n’y a pas de dieu supérieur à celui-ci, à l’origine de tout, l’équivalent de Brahma dans le bouddhisme traditionnel. Je m’en rendrai particulièrement compte plus tard lorsque je visiterai l’enceinte de la forêt des singes.
C’est un petit temple dans lequel on ne peut pas entrer. Toute la respectabilité du lieu transpire dans les innombrables statues qui en forment l’enceinte de pierre. La pierre est noire, très certainement volcanique et poreuse, ce qui permet à une végétation microscopique de s’y attacher et de prospérer dans des conditions d’humidité optimales. Je touche cette pierre végétale et me laisse imprégner par la douceur de cette vie qui prospère sur les vestiges du passé.
Au milieu de la cour du temple, vierge de toute présence, se trouve un sanctuaire recouvert de paille de riz, au toit légèrement renflé, au milieu duquel se trouve un trône vide ; c’est la représentation la plus commune du dieu. Le vide est son attribut. Présent sans l’être, omnipotent sans être représenté, il est l’incarnation de cette dualité.
Ce qui me frappe surtout en ces lieux, c’est la multiplicité des créatures qui ornent les limites du temple. Monstres grimaçants, visages aux yeux exorbités, désaxés, faciès aux dents pointues, billes rondes presque ridicules, certaines sont armées de masses et de gourdins impressionnants… Tous sont recouverts de la même mousse verte intense. L’ombre des grands arbres joue avec les reliefs de ces personnages censés repousser les esprits malins. Les bas-reliefs finement ciselés témoignent de la richesse et de l’importance des lieux dans les croyances.
Je me sens baigné d’une atmosphère protectrice, tandis que le soleil éclate et que l’air semble se faire rare tant l’humidité est prégnante. Pendant ce temps-là, la horde joyeuse des Chinois et des Australiens continue de se prendre en photo parmi les singes pour lesquels je n’ai qu’une petite pensée… Et s’ils chassaient ces intrus de leur territoire ? Une bonne fois pour toute.
Moment récolté le 21 février 2014. Ecrit le 23 janvier 2019.
Ubud, capitale de l’île de Bali, ville chaotique coincée dans le réseau complexe des rizières inondées. Je suis arrivé ce matin, à peine sorti de l’hôtel où je viens de poser mes valises après un voyage éreintant. Je ne suis que l’ombre de moi-même, accablée par la chaleur écrasante de cette fin du mois de février. Le contraste est d’autant plus saisissant qu’à Paris c’est l’hiver.
La forêt des singes est en réalité l’enceinte d’un temple, le Pura Dalem Agung, un des plus vieux temples de Bali, érigé vers 1350 et qui est devenu le territoire d’une horde impressionnante de macaques crabiers. A l’entrée, une guérite propose de régimes de petites bananes pour nourrir les hôtes de cette forêt qui se comptent par centaines. L’un d’eux tient en équilibre sur une rambarde, à deux doigts de passer cul par-dessus tête et en profite pour me montrer (j’en déduis que c’est une femelle) ses mamelles pendantes sans la moindre pudeur.
Je ne sais pas vraiment ce que je fais ici, parmi des bouffons en short qui se prennent ou se font prendre en photo parmi les singes. Va savoir qui est le plus singe dans cette histoire. Certains sont attendrissants avec leurs petits cachés dans leur giron. Il est question des singes, évidemment. D’autres sont très agressifs et coursent les touristes qui s’approchent un peu trop d’eux. Rien de tout ça ne m’émeut vraiment et je préfère aller voir le temple qui est le véritable intérêt du lieu.
Dans mon carnet de voyage, les singes n’occupent que trois petites lignes, allez savoir pourquoi. Il fait chaud et j’ai hâte de découvrir toutes les surprises que me réservent ces lieux.
Moment récolté le 21 février 2014. Ecrit le 22 janvier 2019.
Alors que ma main tremble légèrement à cause d’une tendinite qui a cru bon de s’installer et ne pas vouloir reprendre son envol depuis deux mois, alors que mon bras est endolori et réclame le repos qui lui est dû, je continue d’écrire sur mon carnet avec une certaine emphase, vidant la cartouche d’encre qui se répand sur le papier épais, et contre toute attente, il me semble écrire si vite que l’encre peine à descendre de son fût au bon rythme, la plume racle alors le papier dans un désagréable crissement lisse qui m’agace autant par son bruit malvenu que par cette incapacité de l’outil à suivre mon désir. Je ne pensais pas pouvoir réécrire un jour autant, si vite, avec autant d’aisance, moi qui suis devenu l’esclave au quotidien d’un clavier habitué désormais à ne plus taper que des compte-rendus de réunions, dresser des tableaux de calculs imbitables et remplir des cases dans des dossiers de demandes de subventions. Le flux ne m’a visiblement jamais quitté. Ce n’était apparemment qu’une question de paresse.
Ce n’est une bonne nouvelle que pour moi, qui n’a pas vraiment d’incidence sur l’ordre des choses, ni sur le cours de l’existence. Mon journal troué a repris vie là où je m’étais arrêté, agacé certainement par des tranches de vie où je ne supportais plus d’avoir sur le dos des emmerdes dans lesquelles je m’étais fourré seul, et non content de les avoir exorcisées, j’ai fini par croire que la fatalité n’est pas une orientation qu’il faut suivre aveuglément. Rien n’arrive pas hasard, mais rien non plus n’est définitif, et les revers de fortune ne sont que des pierres blanches que le temps finit par recouvrir de mousse. Oui, il faut avoir l’esprit disponible et pour cela, on doit parfois évacuer les gens qui vous polluent, parce que malveillants, sots, ou calculateurs. Hop. Fini. Derrière. J’ai pris soin de relire ce que j’avais écrit là où j’avais laissé les choses se faire ; j’ai alors mesuré à quel point j’ai été idiot.
Aujourd’hui, je reprends l’écriture, mais pas que. J’écris des lettres de mes voyages, illustrées. Le livre que j’ai écrit est figé dans le temps, il correspond à une époque et sera sans suite. Je passe à autre chose, qui me prendra du temps mais qui correspond plus désormais à ma façon de voyager.
Ce que j’y recherche n’est pas tant le goût du dépaysement que le souhait de me confronter à l’inconnu. Il y a mille façon de se faire chahuter au quotidien, mais rien ne chahute autant que l’indescriptible monde facétieux qui s’ouvre aux frontières de chez nous ; et quand je dis aux frontières, c’est à la porte, là, dehors, une fois le seuil passé du portail.
Alors voilà, je n’ai plus de limites, je m’entraîne là où j’ai le désir d’aller, dans des pérégrinations réelles ou imaginées, au fil de pages qui seront l’expression sincère de mes envies et de mes désirs, avec de temps en temps des extraits de L’usage du monde, de Nicolas Bouvier, comme celui-ci où il est question des mouches asiatiques, dont seul lui sait parler avec autant de réalisme et de poésie mêlés.
J’aurai longtemps vécu sans savoir grand-chose de la haine. Aujourd’hui j’ai la haine des mouches. Y penser seulement me met les larmes aux yeux. Une vie entièrement consacrée à leur nuire m’apparaîtrait comme un très beau destin. Aux mouches d’Asie s’entend, car, qui n’a pas quitté l’Europe n’a pas voix au chapitre. La mouche d’Europe s’en tient aux vitres, au sirop, à l’ombre des corridors. Parfois même elle s’égare sur une fleur. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, exorcisée, autant dire innocente. Celle d’Asie, gâtée par l’abondance de ce qui meurt et l’abandon de ce qui vit, est d’une impudence sinistre. Endurante, acharnée, escarbille d’un affreux matériau, elle se lève matines et le monde est à elle. Le jour venu, plus de sommeil possible. Au moindre instant de repos, elle vous prend pour un cheval crevé, elle attaque ses morceaux favoris : commissures des lèvres, conjonctives, tympan. Vous trouve-t-elle endormi? elle s’aventure, s’affole et va finir par exploser d’une manière bien à elle dans les muqueuses les plus sensibles des naseaux, vous jetant sur vos pieds au bord de la nausée. Mais s’il y a plaie, ulcère, boutonnière de chair mal fermée, peut-être pourrez-vous tout de même vous assoupir un peu, car elle ira là, au plus pressé, et il faut voir quelle immobilité grisée remplace son odieuse agitation. On peut alors l’observer à son aise : aucune allure évidemment, mal carénée, et mieux vaut passer sous silence son vol rompu, erratique, absurde, bien fait pour tourmenter les nerfs – le moustique, dont on se passerait volontiers, est un artiste en comparaison.
Cafards, rats, corbeaux, vautours de quinze kilos qui n’auraient pas le cran de tuer une caille; il existe un entre-monde charognard, tout dans les gris, les bruns mâchés, besogneux aux couleurs minables, aux livrées subalternes, toujours prêts à aider au passage. Ces domestiques ont pourtant leurs points faibles – le rat craint la lumière, le cafard est timoré, le vautour ne tiendrait pas dans le creux de la main – et c’est sans peine que la mouche en remontre à cette piétaille. Rien ne l’arrête, et je suis persuadé qu’en passant l’Ether au tamis on y trouverait encore quelques mouches.
Partout où la vie cède, reflue, la voilà qui s’affaire en orbes mesquines, prêchant le Moins – finissons-en…renonçons à ces palpitations dérisoires, laissons faire le gros soleil – avec son dévouement d’infirmière et ses maudites toilettes de pattes.
L’homme est trop exigeant: il rêve d’une mort élue, achevée, personnelle, profil complémentaire du profil de sa vie. Il y a travaille et parfois il l’obtient. La mouche d’Asie n’entre pas dans ces distinctions-là. Pour cette salope, mort ou vivant c’est bien pareil et il suffit de voir le sommeil des enfants du Bazar (sommeil de massacrés sous les essaims noirs et tranquilles) pour comprendre qu’elle confond tout à plaisir, en parfaite servante de l’informe.
Les anciens, qui y voyaient clair, l’ont toujours considérée comme engendrée par le Malin. Elle en a tous les attributs : la trompeuse insignifiance, l’ubiquité, la prolifération foudroyante, et plus de fidélité qu’un dogue (beaucoup vous auront lâché qu’elle sera encore là).
Les mouches avaient leurs dieux : Baal-Zeboub (Belzébuth) en Syrie, Melkart en Phénicie, Zeus Apomyios d’Elide, auxquels on sacrifiait, en les priant bien fort d’aller paître plus loin leurs infects troupeaux. Le Moyen-Age les croyait nées de la crotte, ressuscitées de la cendre, et les voyait sortir de la bouche du pécheur. Du haut de sa chaire, saint Bernard de Clairvaux les foudroyait par grappes avant de célébrer l’office. Luther lui-même assure, dans une de ses lettres, que le Diable lui envoie ses mouches qui “ “conchient son papier” “.
Aux grandes époques de l’empire chinois, on a légiféré contre les mouches, et je suis bien certain que tous les Etats vigoureux se sont, d’une manière et de l’autre, occupés de cet ennemi. On se moque à bon droit – et aussi parce que c’est la mode – de l’hygiène maladive des Américains. N’empêche que, le jour où avec une escadrille lestée de bombes DDT ils ont occis d’un seul coup les mouches de la ville d’Athènes, leurs avions naviguaient exactement dans les sillages de saint Georges.
Des Bouddhas comme s’il en pleuvait, un million peut-être, peut-être plus, mais des myriades de Bouddhas. Des Bouddhas dans des niches dorées, accompagnés dans leur éveil de centaines de petits bâtonnets rouges à la pointe incandescente dessinant dans l’air chaud des volutes incompréhensibles et pointant du doigt le sens du vent, charriant une odeur âcre et parfumée qui embaume l’air où que l’on se trouve. Ici ou là, tout nous rappelle que la terre que nous foulons n’est ni plus ni moins qu’un espace de transition entre notre existence faite de chair et le monde vaporeux des esprits et des dieux ; l’existence des dieux ne fait pas de doutes, ils sont partout autour de nous et on nous rappelle sans cesse que le Prince Siddhartha passe son temps à se battre contre la tentation de Māra et qu’il prend la terre à témoin dans la position du Bhûmisparsha-Mudrā. Toute vie ne dure, en réalité, qu’un seul et bref instant de conscience…
Peu importe le nombre qu’ils représentent, c’est la myriade qui fait sens, l’incongrue et impermanente multiplicité singulière.
Symbole de la dynastie Chakri
Pendant ce temps, la Thaïlande millénaire vit son petit bonhomme de chemin dans l’ère moderne. Le bon roi Rama IX, Bhumibol Adulyadej (ภูมิพลอดุลยเดช), mort en 2016 après un règne d’une longévité exceptionnelle (70 ans, 4 mois et 4 jours, pendant lesquels il a tout de même épuisé 26 premiers ministres) et une fin de règne marquée par un teint cireux et figé, a finalement laissé sa place à son successeur. Dans la dynastie Chakri qui tient le pouvoir (oui enfin plus trop) depuis 1792, il reste quatre descendants, tous affublés de petits noms faciles à retenir.
Une première fille : Ubolratana Rajakanya Sirivadhana Barnavadi (อุบลรัตนราชกัญญา สิริวัฒนาพรรณวดี)
Un premier fils : Maha Vajiralongkorn Bodindradebayavarangkun (มหาวชิราลงกรณ บดินทรเทพยวรางกูร)
Somdech Phra Debarattanarajasuda Chao Fa Maha Chakri Sirindhorn Ratthasimagunakornpiyajat Sayamboromarajakumari (สมเด็จพระเทพรัตนราชสุดา เจ้าฟ้ามหาจักรีสิรินธร รัฐสีมาคุณากรปิยชาติ สยามบรมราชกุมารี)
Et c’est bien évidemment le garçon qui a remporté le cocotier sous le nom de Rama X et qu’on appellera pour plus de commodité, Vajiralongkorn. Mais voilà, ce n’est pas un roi comme les autres. On l’a vu descendre d’un avion simplement vêtu d’un top crop laissant apparaître ses tatouages et d’un jean taille basse, prenant dans ses bras un caniche certainement royal. Pour faciliter la vie à la famille royale, il s’est marié à une roturière dont la moitié de la famille a été accusée de corruption et croupit actuellement dans une geôle tropicale. Peu intéressé par les choses du pouvoir, il a décidé de gouverner la Thaïlande depuis son nid d’aigle bavarois en laissant les affaires courantes à ses sœurettes. Voilà la Thaïlande dans de beaux draps. Personne ne vous le dira, mais tout le monde regrette le bon roi Rama IX, modèle de vertu et de sagesse…
Alors voilà. La Thaïlande revient dans la discussion. J’aime les redites lorsque tout me convient. J’aime marcher à nouveau dans mes pas et tant que je ne me lasse pas, je peux remettre ça autant de fois que je le souhaite. Je fais la liste de toutes ces villes traversées, de tous ces temples dans lesquels j’ai pu m’asseoir, les pieds tournés à l’exact opposée des Bouddhas hiératiques, de tous ces wat, ubosot, chedi et viharn croisés sur le bord des routes, des Bouddhas de la semaine (si vous êtes né un mardi comme moi, sachez que c’est le jour du Pang Sai Yat, et que si Bouddha est allongé ce jour-là, c’est parce qu’il a rabaissé la fierté de Asura Rahu, eh oui…) Je me remémore les lieux perdus dans lesquels je me suis moi-même perdu, les petits quartiers où l’on mange un bouillon de poulet et des nouilles sous des bâches sombres qui ont cette fâcheuse tendance à garder la chaleur étouffante, les places gigantesques où la misère a du mal à se terrer et que l’on peine à supporter sous ces latitudes tropicales. Je me refais la liste de toutes ces choses que j’ai vues et dont je n’ai pas parlé ici, parce que le temps est précieux et que je ne sais même plus par où commencer.
J’ai posé mes valises à Sukhothaï où j’ai eu tout le loisir de me faire dévorer par des moustiques carnassiers, à Phetchaburi où je suis arrivé en train après un voyage rocambolesque et où je me suis fait courser par un singe grand comme en enfant qui en voulait à mon appareil photo, à Lampang où je me suis arrêté en rase campagne sous une pluie battante pour visiter un temple shan qu’aucune carte ne mentionne, qu’aucun guide ne connaît, j’ai vu un temple tout en métal à Bangkok et l’endroit précis où l’on découpait les corps pour les funérailles célestes, des Bouddhas géants perdus dans les marais, tellement grands que l’on a l’impression qu’ils ont grandi contraints entre quatre murs, j’ai vu un chedi dans lequel j’ai pu descendre et admirer des peintures du 15è siècle, des éléphants se baignant dans la rivière et des enfants jeter des bouts de pain pour nourrir les poissons-chats de la Chao Phraya. J’ai vu des chiens errer autour des temples, attendant que les moines leur jette une poignée de riz. L’année dernière, j’ai fait une halte à Hanoï où j’ai visité le très joli temple de la littérature et pu contempler la dépouille desséchée de Ho Chi Minh et à Ninh Bình où je me suis promené sur une rivière encastrée entre des falaises escarpées rappelant la baie de Hạ Long. J’ai vu des pagodes dont la taille surpassait de loin tout ce que j’avais pu voir jusque là. Et surtout, j’ai bu un café dont je me souviens encore des effluves et qui reste gravé à tout jamais en moi comme étant l’odeur de Hanoï.
J’aime la beauté du monde car cette réalité-là est unique. On n’y voit que la beauté qu’on ne cherche pas.
[audio:thai/01-CM.mp3]
Il y a cinq ans de cela, je me suis arrêté à Chiang Mai où je suis arrivé un jour de marché, c’était un dimanche, j’y ai mangé des œufs de caille cuits sur une planche et du riz gluant dans l’enceinte d’un temple en plein cœur de la ville, sous une chaleur étouffante. L’hymne national a retenti dans les hauts-parleurs accrochés aux lampadaires et toute la ville s’est arrêtée, figée, pour honorer le roi. J’ai vu des Bouddhas, petits, grands, dormant, joignant leurs mains, j’ai vu une pluie de Bouddhas et je ne compte pas m’arrêter là. Je pars bientôt au pays de la pluie de Bouddhas, des myriades de Bouddhas.… Peu importe leur nombre…