L’in­ci­ta­tion au voyage

L’in­ci­ta­tion au voyage

Je déteste ces jour­nées fraîches qui suivent les plus ardentes cha­leurs de l’é­té, qui font pas­ser de la fièvre au fris­son en l’es­pace d’une nuit ora­geuse et bruyante, refer­mant les espoirs de pou­voir se repo­ser un peu de l’ac­ca­blante four­naise. Elles sont tristes, bien qu’of­frant un répit de courte durée, même si les cha­leurs sous nos lati­tudes ne sont que des pics qui ne durent jamais bien long­temps. Je pré­fère ces cha­leurs constantes et lourdes qui ne laissent aucun répit, aucune chance d’en réchapper.

Je me sens comme empli d’une huma­ni­té radieuse et sur mes cahiers à petits car­reaux, je m’a­muse à répé­ter indé­fi­ni­ment les motifs des tuiles maro­caines ou des ara­besques anda­louses qu’on ne peut fabri­quer qu’en ayant com­pris deux choses ; d’une part que les motifs sont l’ex­pres­sion d’une géo­mé­trie divine, que le tout est conte­nu dans le tout, que le motif par­ti­cipe de l’har­mo­nie uni­ver­selle, et d’autre part, que l’abs­trac­tion fur­tive dans laquelle se cachent les motifs ne sont qu’une autre voix pour dire l’é­ten­due de l’u­ni­ver­sa­li­té du monde.

Et puis loin du monde, loin de la folle actua­li­té qui émaille le fil conti­nu des mau­vaises nou­velles, je me tais. Trop de voix s’é­lèvent pour dire tout et n’im­porte quoi, une chose et son contraire ; la parole irrai­son­née. Loin de la poli­tique, loin des ana­lyses par­fois fumeuses des jour­naux télé­vi­sés, loin de la réac­tion à chaud, il y a un monde de dou­ceur et d’es­poir qui tient en quelques mots que du bout des lèvres, j’es­saie de pro­non­cer. Peut-être ces mots n’existent-ils pas encore, d’où l’in­con­grue per­plexi­té dans laquelle je me suis plon­gé tout seul.

Au bout de la nuit, il y a le voyage. Repar­tir. Gra­vir de nou­velles mon­tagnes, ren­con­trer des âmes lumi­neuses et croire qu’il existe encore sur terre des expé­riences qui ne sont pas uni­que­ment extraites de la fange et de la haine. Je vais repar­tir. Loin. Très loin. A plus de 9000 km de chez moi, sur les terres sombres et ver­doyantes de la Thaï­lande où je retourne encore et encore, pour la qua­trième ou cin­quième fois, côtoyer le peuple du sou­rire et m’en­fon­cer dans une vie âcre et simple, faite de pous­sière et de pour­ri­ture, de pau­vre­té flam­boyante dans laquelle tente jour après jour de sur­vivre une nation qui ne sait plus dans quelle direc­tion regar­der. Je me retire de mon monde pour plon­ger les deux pieds dans le Monde, gran­diose et fan­tasque. C’est peut-être bien la der­nière fois que je m’y rends, avec la sen­sa­tion d’a­voir vécu ce que je vou­lais y vivre et l’en­vie d’autres choses. J’ai pro­mis à mon ami Géor­gien qu’un jour, dès lors que les condi­tions poli­tiques lui seront favo­rables, je l’ac­com­pa­gne­rai sur la terre de ses ancêtres, à Tbi­lis­si et en Armé­nie, à la ren­contre de ses parents et de sa famille. Une pro­messe engage, véri­fiez vos capa­ci­tés de remboursement…

Les jours filent leur toile au gré des heures que je n’ar­rive pas à rete­nir. A moins de dix jours du départ, je n’ai encore qu’une vague idée de ce que sera ce voyage. Il y aura Bang­kok, assu­ré­ment, sa cha­leur et son atmo­sphère lourde, ses klongs puants et sa vie intense et désor­don­née. Il y aura aus­si Sukho­thai avec ses temples magiques sur­gis d’un autre temps, ses ruines, colonnes et Boud­dhas entou­rés de petits étangs par­se­més de fleurs de lotus, ses che­di et ses sta­tues encore hono­rées de nos jours. Il y aura aus­si la nature cham­pêtre de l’I­san, avec ses vieux temples khmers sur­gis de la jungle et pré­fi­gu­rant ce que peut être Ang­kor. Il y aura la mer intran­quille de Phan Gan et ses jours sereins ins­pi­rant le repos et la médi­ta­tion. Le tout dans un ordre indé­fi­ni et sou­mis aux aléas de la route, aux envies chan­geantes de mes courses folles et de mes déam­bu­la­tions hasardeuses.

Je pars léger ; aus­si bien dans mon esprit que dans ma valise. Quelques livres, de quoi prendre des notes, plus que d’ha­bi­tude, un pas­se­port, une brosse à dent, un appa­reil pho­to et un enre­gis­treur de sons. J’emmène dans ma besace une tra­duc­tion du Râmâya­na ; La prai­rie par­fu­mée où s’é­battent les plai­sirs, ces Mille et une nuits éro­tiques écrites par celui qui aujourd’­hui pas­se­rait au fil de la mitrailleuse, Mou­ham­mad al-Nafzâwî ; Leurs mains sont bleues de Paul Bowles, ain­si qu’un vieux cof­fret com­pre­nant trois recueils de nou­velles du même auteur bri­tan­nique, où l’on trouve les volumes L’é­cho, Le scor­pion, et Un thé sur la mon­tagne. Je pars loin et lorsque je revien­drai, j’emménagerai dans ma nou­velle mai­son, une fois les tra­vaux ter­mi­nés. Je me sens lâcher prise, ne rete­nant de mon souffle que quelques images qui res­tent impri­mées dans mon esprit comme ces vieilles pho­tos jau­nies d’ex­plo­ra­teurs per­dus au beau milieu d’hos­tiles forêts tro­pi­cales. Déjà la réa­li­té se perd au creux des jours qui défilent…

Je pars demain.

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Moka au bar dans le port de Hong Kong, au prin­temps, en atten­dant que le brume du matin se dis­sipe (semaine #2)

Moka au bar dans le port de Hong Kong, au prin­temps, en atten­dant que le brume du matin se dis­sipe (semaine #2)

Des livres par­tout, dans des car­tons qui ne sont pas encore débal­lés, depuis toutes ces années, des livres que tu ne liras pas parce que tu n’en as plus rien à faire. Les livres t’ac­com­pagnent mais tu deviens de plus en plus dif­fi­cile, avec l’âge, avec le temps qui passe et la vie qui prend des formes aux­quelles tu ne t’at­ten­dais pas, alors tu regardes tout ce maté­riel d’un air un peu hau­tain en te disant que tu vas bien finir par faire le tri et bazar­der tout ce qui est super­flu. Des livres que tu ne liras plus jamais et qui ne ser­vi­ront pas à la pos­té­ri­té. Ton fils vou­dra peut-être pio­cher dedans et navi­guer comme toi, en d’autres temps, tu cher­chais dans la biblio­thèque de tes grands-parents de quoi te nour­rir, même si en fin de compte, la lec­ture, pour toi, ça ne signi­fiait pas grand-chose. Faut-il lui lais­ser le choix ? Lui per­mettre cette porte ouverte au risque de t’en­com­brer pour rien ? Il fera ses propres choix, lira ce qu’il veut, s’il lit, pio­che­ra dans les meilleurs que tu auras gar­dés comme dans un sanc­tuaire. Les autres, tu vas les jeter, les don­ner, ça n’a plus d’im­por­tance pour toi. Seuls quelques uns valent vrai­ment la peine que tu te pré­oc­cupes d’eux. En regar­dant la liste de tout ce que tu as lu ces der­nières années, tu te rends compte que tu ne te sou­viens même pas de cer­tains. Ils se sont comme effa­cés de ta mémoire, dis­pa­rus, tom­bé dans l’a­bîme (ou dans l’a­byme si on a vécu avant 1990), ils ne sont plus rien pour toi et ne te rap­pelles même plus une époque, ou des odeurs, ou des lumières. Ils sont tom­bés du côté de l’obscurité.

Imman­qua­ble­ment, tu finis­sais par feuille­ter les albums de pho­tos qui remon­taient à la nuit des temps, à ta nuit des temps, à une his­toire anté­di­lu­vienne au regard de la tienne et qui semble aujourd’­hui encore plus loin­taine, comme la vie d’un autre, un illustre incon­nu dont tu connais par­fai­te­ment la bio­gra­phie à force d’a­voir éplu­ché les docu­ments archi­vés dans les biblio­thèques du savoir uni­ver­sel. Tu deviens Sha­kes­peare à tes propres yeux, tu ne sais même pas s’il a exis­té et tu finis par fan­tas­mer sa vie parce que tu ne sais pas lire les sources tel­le­ment diver­gentes qu’elles finissent par embru­mer ton juge­ment, comme ta vue d’ailleurs. Ton regard se trouble. Des larmes te montent dans les yeux et tu ne sais plus. Ton his­toire se perd.

Tu retrouves par­mi les pages des albums cette pho­to qui a été prise en Guyane en 1983, comme cette même pho­to dont tu ne sais pas quoi dire. C’est ton grand-père à l’âge de 57 ans, avec ses belles che­mises tou­jours bien repas­sées (c’est ta grand-mère qui les lui repas­saient). Il porte un pares­seux, un aï, et tu es bien en peine de trou­ver une réponse à cette ques­tion ; que fait-il avec un pares­seux dans les bras ? Tu n’en sais rien du tout et cela te plonge dans l’a­bîme encore une fois. Ta grand-mère n’y était pas, elle est bien en peine elle aus­si de te répondre. Et ton grand-père a dis­pa­ru en 2010, il n’est plus là pour te répondre, car au fond, il était bien le seul à savoir. Le drame dans cette his­toire, c’est que tu avais déjà posé la ques­tion à ton grand-père, plu­sieurs fois peut-être, mais tu as oublié, tu en as per­du le sens. Encore une fois.
Tu le sens bien embê­té de por­ter l’a­ni­mal dont on sait que les griffes sont tran­chantes comme des rasoirs. Tu le sens à la fois embê­té et pas très ras­su­ré, mais regarde comme son regard est vif ! C’est le regard que tu lui ver­ras jus­qu’à ses der­niers jours, tan­dis qu’il lut­tait de toutes ses forces contre la mala­die, à bout de souffle.

Pépé…

Paresseux - Guyane

Il est temps de remettre un peu d’ordre dans tes affaires, de ran­ger ton bureau, de trier tout ce que tu as rame­né de Thaï­lande, des Fisher­man’s friend qu’on ne trouve que là-bas, goût cerise, citron, man­da­rine, mais aus­si des sachets entiers d’é­pices pour pré­pa­rer le Laab Nam­tok, cette salade de porc épi­cée aux herbes fraîches, des cen­taines de bâtons d’en­cens, de cette même sorte que les boud­dhistes uti­lisent à outrance dans les temples pour s’at­ti­rer les bonnes grâces du sort, et un kilo de les­sive dont je ne connais ni l’emballage, ni le nom, cette les­sive dont le par­fum embaume les arrière-cours des rues de Phan­gan. Le reste, ce ne sont que des pho­tos et des vidéos, quelques notes et des che­roots pour les soi­rées chaudes à venir.

Tu reprends dou­ce­ment tes marques, et ces jours de mars res­semblent aux jours des prin­temps que tu aimes tant, quand le soleil est encore bas dans le ciel à midi et que tu comptes les heures en tour­nant les pages d’un livre d’O­li­vier Ger­main-Tho­mas ou de Nico­las Bouvier.

Le soir arrive dans cette belle jour­née un peu mou­ve­men­tée. Tu regardes quelques jours en arrière et tu pour­rais te dire que les jours de la semaine der­nière avaient une bien meilleure saveur que ces jours-ci, mais non, tu as le mérite de recon­naître qu’on n’a pas vrai­ment le droit à la mélan­co­lie qui vient après le retour. En plus, tu as la chance d’a­voir de belles jour­nées avec toi, le renou­veau du prin­temps, de nou­velles odeurs que tu avais presque oubliées. Arri­vé au soir, tu te pré­pares un Bloo­dy Mary bien épi­cé au tabas­co et poi­vré, tout en com­men­çant à lire le récit d’un fou par­ti en Chine en train ; tu te demandes sim­ple­ment quand est-ce que toi, tu sau­te­ras le pas pour ce genre d’aventures.

Fan Ho, celui qui, jeune gar­çon pho­to­gra­phiait Hong Kong comme d’autres pho­to­gra­phient Paris dans les grandes lar­geurs, a éga­le­ment pris de nom­breux cli­chés de sa ville en cou­leur.

Fan Ho - Marché de Hong Kong

Fan Ho — Mar­ché de Hong Kong

Istan­bul te manque, mais cette pri­va­tion, et tu le sais bien, est la seule chose qui peut te désac­cou­tu­mer de ce que tu y as vécu. Créer en toi le phé­no­mène de manque est le seul moyen pour que tu puisses y retour­ner serei­ne­ment. La der­nière fois déjà, tu ne res­sen­tais plus le même attrait, tu n’en as par­lé à per­sonne. Le temps n’é­tait pas idéal, il a sou­vent plu et tu as décou­vert Istan­bul enva­hie par les hordes de tou­ristes fran­çais, ad nau­seam… Vit encore en toi le chant du muez­zin, expé­rience ultime qui t’a défi­ni­ti­ve­ment sou­dé à la ville. Les gens que tu y as ren­con­tré te manquent aus­si… Emin, Meh­met, Sum­ru, Sıtkı… Com­bien de jours, de semaines encore, avant que tu n’y retournes…

Nous mar­chons en silence. Sou­dain, s’é­lève un appel venant de toutes les mai­sons et des rues de la vieille ville, un seul cri qui se répète comme un tir de mitraillette : Allah Akh­bar ! Allah Akh­bar ! Allah Akh­bar !  Les lam­pa­daires s’é­teignent ; on voit à peine les visages ; l’i­vresse des mots se pro­page comme un feu pous­sé par le mis­tral tan­dis que des groupes se forment et convergent vers la place. Des femmes habillées en noir comme des nonnes rejoignent le cou­rant mon­tant : Allah Akh­bar ! Puis le chant du muez­zin se mêle aux cris ; il saute par-des­sus les toits et nous enve­loppe. L’is­lam est une reli­gion de l’i­vresse. Une lourde exal­ta­tion s’empare de la foule comme si elle était saoule. Elle l’est : de mots et de pas­sion pour Dieu. Contre cette pul­sion abso­lue, aucun ratio­na­lisme ne peut jamais avoir de prise, aucun canon ne pour­ra arrê­ter ces flots en furie qui se réveillent à la tom­bée du jour. Nous ne sommes plus des indi­vi­dus faits d’hé­si­ta­tion et d’é­qui­libre, nous sommes un mou­ve­ment una­nime en marche vers les sources.

Oli­vier Ger­main-Tho­mas, La ten­ta­tion des Indes

Turquie - jour 1 - Istanbul - 33 - Eminönü, Yeni Camii

Eminönü, Yeni Camii (Mos­quée nou­velle) — 27 juillet 2012 à Istanbul

Tu te rap­pelles ces der­niers jours du mois de juillet 2012, lorsque tu es par­ti un jour avant tes col­lègues, per­sua­dés que la semaine se ter­mi­nait plus tôt… Le soir même tu étais déjà à nou­veau dans les rues d’Is­tan­bul à écou­ter l’ezan reten­tir au-des­sus des flots outre­mer du Bos­phore. Il fai­sait une cha­leur incroyable, sèche, et tu buvais du thé sur la place d’E­minönü en reni­flant les effluves âcres des maque­reaux que le ser­veur t’ap­por­tait entre deux tranches de pain, le fameux balık ekmek qui te laisse d’aus­si bons sou­ve­nirs, mais moins encore que le Turşu suyu. Tout te revient, là, ce matin, tan­dis que devant ton écran d’or­di­na­teur tu tentes de retrou­ver ces sen­sa­tions et que tu te perds en te tar­ti­nant une tranche de pain au maïs d’une époisse cou­lante… Ne t’in­ter­dis rien, tu as bien rai­son. Il te suf­fit sim­ple­ment de t’a­jus­ter entre les sou­ve­nirs vivants et la sen­sa­tion un peu piquante qu’il te manque quelque chose. Encore une fois, le vide créé le désir, et ce que tu essaies de main­te­nir vivant.

La nuit s’é­teint et les bruits de la ville reviennent à la réa­li­té, inexo­ra­ble­ment. La nuit s’é­teint et avec elle, ses rêves qui s’ef­facent à la moindre pau­pière qui s’ouvre. Il va fal­loir retrou­ver la vie du dehors, regar­der bou­ger les ombres qui s’a­gitent autour de toi, par­fois sans but.

Près d’un confluent, dans un remous un peu agi­té, on m’in­dique le lieu où la pre­mière femme de Chu­la­long­korn, sœur des reines actuelles, a péri mal­heu­reu­se­ment. C’é­tait la plus jolie et la plus aimée de ses jeunes sœurs, qu’il a toutes épou­sées, selon l’u­sage. Or, un jour qu’elle se ren­dait à Bang Pan In, traî­née par un remor­queur, c’é­tait au temps où les Sia­mois n’a­vaient pas encore l’ex­pé­rience de la vapeur et du remor­quage, son bateau-salon a été ren­ver­sé. Elle était entou­rée de sa cour et de ses ser­vi­teurs, de tout un peuple qui nage comme le pois­son ; mais per­sonne n’a­vait le droit de tou­cher à la reine. Scru­pu­leux obser­va­teurs de la loi, ils l’ont lais­sée se noyer sous leurs yeux plu­tôt que de mettre la main sur elle. Peut-être son sau­veur eût-il payé de la vie sa har­diesse ? Le roi cepen­dant, tout en res­pec­tant la cou­tume et la déplo­rant sans doute, a dégra­dé le man­da­rin qui commandait.

Isa­belle Mas­sieu, Thaï­lande
Magel­lan & Cie, col­lec­tion Heu­reux qui comme… , numé­ro 87 , (mars 2014)

Tu te rends compte en ren­trant chez toi, aux abords de la vaste plaine de Mon­tes­son, que ce qui te plaît dans ces allers et retours, c’est de pas­ser de l’ordre au désordre. Non pas au chaos, mais au désordre. Tu retrouves les saveurs des rues éche­ve­lées dans tes sou­ve­nirs, te sou­viens des fils élec­triques emmê­lés dans un inex­tri­cable fou­toir, des trot­toirs qui n’en sont pas et sur les­quels per­sonne ne marche car même pour faire quelques dizaines de mètres, il y a tou­jours un deux-roues dans la par­tie, rai­son pour laquelle on t’in­ter­pelle sans cesse pour te pro­po­ser taxi, tuk-tuk, sky­lab ou même moto-drop… toi qui vas à pied, jalan-jalan comme disent les Indo­né­siens en baha­sa… Ces mondes sont des mondes du désordre, tout tient de guin­gois, tout branle et cha­vire, et c’est ce qui te plaît, mais ce qui te plaît aus­si, c’est retrou­ver l’aus­tère rec­ti­tude de tes rues et de tes villes, les trot­toirs propres, les ave­nues droites et majes­tueuses, en com­pa­rai­son, tu trouves ta ville “fla­mande” tel­le­ment elle est éloi­gnée de ce que tu as connu là-bas, et tu te rends compte à quel point cela te convient, de pas­ser de l’un à l’autre, cha­cun nour­ris­sant en creux les défauts de l’autre. C’est ce qu’on appelle l’é­qui­libre, quelque chose de l’ordre de l’har­mo­nie, tu l’as trou­vé dans l’es­pace entre ces deux espaces.

Ici le sexe de cette jolie dan­seuse de Mathu­ra est pati­né à cause de l’hom­mage ren­du par tant de visi­teurs. Le poète grec qui disait que le marbre ne jouit pas n’é­tait jamais allé de ce côté-ci des mon­tagnes. Je sens la dan­seuse fré­mir au doux attou­che­ment. Le gar­dien ne dit rien, il est du pays.

Oli­vier Ger­main-Tho­mas, La ten­ta­tion des Indes

Voi­là, cette fois-ci tu peux fêter la fin de tes affaires, tout est réglé, les papiers, les actes, les tran­sac­tions ban­caires. Tout est ter­mi­né. Tu bois un fond de Cham­pagne qu’il res­tait au fri­go en ima­gi­nant une nou­velle vie, faite de beau­coup moins de contraintes, une vie légère et déta­chée. Tu en pro­fites pour fêter autre chose ; tu as repris des billets d’a­vion pour cet été. Et là, ton esprit vaga­bonde déjà vers de nou­veaux horizons…

Cocon doux. Tu te drapes de tes dési­rs, le petit matin t’en­ve­loppes aus­si dans ses voiles déli­cats ; la fièvre s’en est allée depuis quelques temps déjà et tu sens en toi une grande san­té t’en­va­hir ; la peur de retom­ber te titille de temps en temps, mais tu essaies de lais­ser ces pen­sées dans des Égyptes de l’es­prit… Voi­là. A la fin de cette semaine, tu vas lais­ser un peu les choses cou­ler. Tu vou­lais reprendre pied dans l’é­cri­ture, mais tu as d’autres choses à faire ; tou­jours autre chose à faire et le temps, cette his­toire de temps. La pro­chaine fois tu ne t’en­dor­mi­ras pas et tu pro­fi­te­ras bien mieux. Plus que jamais tu rejettes les râleurs, les incons­tants, les gei­gnards qui te hérissent le poil ; laisse-les dans leur marasme, qu’il s’a­pi­toient sur eux-mêmes s’ils ne savent faire autre chose. Ta route est devant toi, elle s’ouvre lorsque le ciel change de cou­leur au petit matin, entre la nuit et le jour, il n’y a qu’un écart de couleurs.

Une vieille femme m’ac­cueille. Nous ne pou­vons nous com­prendre mais mon état se com­prend aisé­ment. Elle me donne du lait chaud et me couche sur la terre de l’u­nique pièce. Je m’a­ban­donne ; je sens la fièvre monter.
Elle tire mon sac jus­qu’à sa mai­son puis me ras­sure avec son sou­rire éden­té. Elle me pose sa main noire et fri­pée sur le visage. Je me sens bien. Je n’ai plus peur ; elle est là avec ses seins vides qui pendent sous son sari déchi­ré, ses bra­ce­lets sur ses bras ridés, sa main aux veines gon­flées, ses doigts cal­leux qui touchent mon front brû­lant. Je lui dis mer­ci et mer­ci dans ma langue. Elle me répond dans la sienne avec des sortes de glous­se­ments car ma manière de par­ler la fait rire.

Oli­vier Ger­main-Tho­mas, La ten­ta­tion des Indes

Wat Chai Watthanaram - วัดไชยวัฒนาราม

Boud­dha déca­pi­té (mars 2016) — Thaï­lande — Phra Nakhon Si Ayut­thaya, Wat Chai Wat­tha­na­ram — วัดไชยวัฒนาราม

Voi­là. La semaine ne s’é­ter­nise pas. Elle se boucle comme on attache sa cein­ture sur un siège d’a­vion. Elle se replie dou­ce­ment comme une ser­viette à la fin du repas. Tout se calme, tout s’a­paise, retombe dans le silence. Tu laisses der­rière toi cette semaine pen­dant laquelle tu auras repris la plume et noir­ci des pages sur le car­net que tu as rame­né de Bang­kok. Recou­vert d’un tis­su de style “Sukho­thaï”, doré et ponc­tué de taches vio­lettes, de petites fleurs blanches qu’on pour­rait croire immor­telles, il contient toutes tes notes de voyage, modes­te­ment ras­sem­blées au même endroit. Tu regardes par la fenêtre et tu com­prends vite que ce matin, tu ne ver­ras pas le soleil se lever. L’ho­ri­zon est bou­ché par les brumes d’une nuit épaisse, éparse. Il te reste les odeurs de la Chao Phraya, le sou­ve­nir des nuits chaudes au bord de la rivière où le silence est de temps en temps bri­sé par le ron­ron d’un remor­queur tuber­cu­leux, mais vit en toi éga­le­ment le sou­ve­nir des autres pays, des autres ren­contres. Tu refermes tout cela comme une bou­lette de riz dans une feuille de pan­dan cuite à la vapeur. Un sou­rire te revient en mémoire, celui d’un jeune moine viet­na­mien per­du dans la jungle de Bang­kok, un sou­rire à la fois tendre et inno­cent, une simple ride sur le visage qui contient à elle seule toute l’é­nigme du monde possible.

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Moka au bar dans les petites rues sombres de Hong-Kong, sous le regard tendre d’un homme triste. Une femme de Thong Sala perd son regard dans la foule (semaine #1)

Moka au bar dans les petites rues sombres de Hong-Kong, sous le regard tendre d’un homme triste. Une femme de Thong Sala perd son regard dans la foule (semaine #1)

Regarde le matin se lever… On dirait un matin d’A­sie sous ses voiles de brumes, sous un ciel trem­pé. Tu retrouves tes marques dans ces matins savants où tu passes ton temps à dévo­rer les pages des écri­vains voya­geurs, où ton rem­plis ton car­net rouge de notes de lec­ture et de tra­vail qui sont écrites de la même encre, avec le même visage et les mêmes mains que tes car­nets de voyage, où tu prends des notes fré­né­tiques à chaque coin de rue pour ten­ter de figer, dans les courbes et les ron­deurs de ton écri­ture sau­vage, les impres­sions brutes et sans fio­ri­tures de ces ins­tants d’é­mo­tions inat­ten­dues, ines­pé­rées. Ce ne sont que des mots, mais tes mots à toi, pla­qués là, tu auras tout le temps plus tard de faire cet exer­cice de mémoire, de retra­vailler la forme et les détails, sans men­songe, sans tra­ves­tis­se­ment, avec la plus grande sin­cé­ri­té vis-à-vis de tes sen­ti­ments. Tu retrouves dans tes notes des noms qui semblent presque incon­grus, Dal­rymple, Cor­bin, Mas­si­gnon… Tu recol­le­ras les mor­ceaux ensemble un peu plus tard dans la soi­rée, lorsque le som­meil t’emportera déjà, et tu remet­tras ça au len­de­main, lors­qu’il sera temps de par­tir. Il sera déjà en fait trop tard, mais le “plus tard” n’a pas vrai­ment d’im­por­tance. L’ins­tant seul compte. Tu te sou­viens des heures abru­ties au milieu de la nuit, l’es­to­mac ron­gé par la faim et les intes­tins trop sol­li­ci­tés, des nuits où tu te réveilles trem­pé de sueur et défait par des rêves de femmes déjà empor­tées par la mort ou l’in­dé­li­ca­tesse de la mémoire qui s’es­tompe comme sous un buvard, ou sous une couette légère…

Fan Ho - Hong Kong Memoir

Lorsque Fan Ho, le petit ado­les­cent chi­nois de Hong-Kong, prend ces pho­tos, ce n’est qu’un gamin qui arpente les rues de sa ville et qui, à l’aide de son Rol­lei­flex, arrive à cap­tu­rer l’es­sence d’une ville mythique qui n’est plus aujourd’­hui que l’ombre d’elle-même. Atmo­sphère dra­ma­tique, pous­sée dans ses retran­che­ments, on y découvre l’A­sie rêvée, fan­tas­mée, telle qu’on nous la ven­dait sur les belles affiches des agences de voyage, des com­pa­gnies aériennes ou dans les livres d’a­ven­ture pour jeunes enfants. Nous sommes en 1950. Les pho­tos de l’homme aujourd’­hui âgé de 83 ans ont le charme sur­an­né d’une ville per­due et qui déjà subit les pré­mices de son chan­ge­ment et la tech­nique naïve d’un Depar­don qui se serait per­du au-delà des limites de la ferme du Garet. Quelques unes de ces pho­tos sur le site du South Chi­na Mor­ning Post, de Bored Pan­da, et de Desi­gn you trust.

La semaine a filé comme un bus qu’on a raté. Tous les matins, tu regardes ton visage bron­zé par les cieux cou­verts de l’A­sie tro­pi­cale, par les franges lumi­neuses qui ont enchan­té des réveils par­fois vio­lents, haras­sé par une cha­leur que tu accueillais avec bien­veillance en cou­pant déli­bé­ré­ment la cli­ma­ti­sa­tion avant de t’en­dor­mir. Les draps trem­pés, tu te levais tôt pour écou­ter le bruit des vagues depuis ton bal­con où tu t’al­lon­geais sur le hamac, vieux fan­tasme colo­nial de mai­son à gale­rie ouvra­gée. Tu as retrou­vé ton visage serein, les traits doux qui font dire aux autres que tu ne fais pas ton âge. Tout le monde s’in­quiète de savoir com­ment s’est pas­sé ton voyage. Bien, bien. Tout va bien. Un petit sou­rire figé sur ton visage, ce n’est pas de la moque­rie. Sim­ple­ment, tu es heu­reux. Il n’y a pas de retours dif­fi­ciles, il n’y a que des départs qu’on sou­haite à nouveau.

Vieille femme sur Thanon Talad Kao à Thong Sala

Depuis hier, ta grand-mère a 90 ans. Elle est belle comme une vieille femme que j’ai ren­con­trée dans le quar­tier chi­nois de Thong Sala sur Tha­non Talad Kao, le visage lisse et les yeux plis­sés par l’âge, belle d’a­voir trop aimé les siens et de s’en être inquiété.

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Jha­tor, célestes funé­railles et tours du silence

Jha­tor, célestes funé­railles et tours du silence

Les Zoroas­triens construi­saient des tours appe­lées “Tours du silence”, dak­ma ou dakh­meh. Les tenants de cette reli­gion née il y a trois ou quatre mille ans aujourd’­hui en déclin conti­nu vivaient au cœur de l’I­ran, dans ce qu’on appelle aujourd’hui la Méso­po­ta­mie. Dans cette reli­gion mono­théiste (la plus ancienne du monde) issue du maz­déisme et pro­phé­ti­sée par Zara­thous­tra, le Dieu supé­rieur, Ahu­ra Maz­dâ (le sei­gneur de la sagesse) pré­side à l’é­qui­libre de la lumière et de l’obs­cu­ri­té, le bien et le mal. Dans cette reli­gion que cer­tains sol­dats romains pra­ti­quaient en silence, l’i­mage du cadavre est impure et les élé­ments prin­ci­paux de cette croyance que sont l’eau, le feu et la terre, ne doivent en aucun cas être souillés par le cadavre en décom­po­si­tion. Aus­si, l’en­ter­re­ment était-il pros­crit, aus­si bien que l’in­ci­né­ra­tion ou que le dépôt dans une rivière ou un fleuve. C’est la rai­son pour laquelle on construi­sait ces tours, au som­met des­quelles ont dis­po­sait les cadavres afin qu’ils soient dévo­rés par les oiseaux cha­ro­gnards. Les osse­ments récu­rés étaient récu­pé­rés et pla­cés dans des ossuaires.

Tour du silence de Mumbai

Tour du silence de Mumbai

Il ne reste aujourd’­hui que deux tours du silence en Iran, et les seuls Zoroas­triens (les Pār­sis) qu’on trouve encore aujourd’hui vivent en Inde, le mot de Pār­si lui-même signi­fiant “peuple de Perse”. Il est donc natu­rel qu’on trouve dans la région de Mum­bai et de Ban­ga­lore des édi­fices liés à cette pra­tique, mais la raré­fac­tion des oiseaux cha­ro­gnards dans cette région du monde rend l’é­qui­libre dif­fi­cile et pousse cer­tains à sou­hai­ter éle­ver des vau­tours captifs.

Tour du silence de Mumbai 2

Tour du silence de Mum­bai. On voit par­ti­cu­liè­re­ment bien sur cette pho­to les cercles concen­triques et les empla­ce­ments réser­vés aux corps. Les hommes sont pla­cés sur le cercle en péri­phé­rie, les femmes et les enfants sur l’autre.

Si j’in­tro­duis cet article par les tours du silence, c’est pour atti­rer l’at­ten­tion sur le fait que cette pra­tique funé­raire qui peut paraître cho­quante remonte à des temps très anciens, et que de nom­breux sites archéo­lo­giques, dont celui de Göble­ki Tepe en Tur­quie, répu­té comme étant le plus ancien site reli­gieux du monde et datant de 12 000 ans, semblent avoir pra­ti­qué ce rite funé­raire. On pense aus­si que le site de Sto­ne­henge avait peut-être éga­le­ment cette fonc­tion. A‑delà d’un aspect pure­ment reli­gieux, le fait de faire dévo­rer les cadavres par les cha­ro­gnards com­porte une aspect sani­taire non négli­geable qui est celui de se débar­ras­ser des corps qui peuvent être por­teurs de mala­dies et dont on sait par­fai­te­ment que l’en­fouis­se­ment est sou­vent à l’o­ri­gine d’é­pi­dé­mies de cho­lé­ra par conta­mi­na­tion des puits.

Site de funérailles célestes dans la vallée de Yerpa au Tibet

Site de funé­railles célestes dans la val­lée de Yer­pa au Tibet

Il existe aujourd’­hui d’autres sites, notam­ment au Tibet, où l’on pra­tique ce rite funé­raire por­tant le nom de jha­tor (བྱ་གཏོར་), pra­ti­qué d’une manière dif­fé­rente, puisque dans ce cas, le corps est pré­pa­ré pour les cha­ro­gnards, c’est-à-dire décou­pé. Ce n’est pas un hasard si on retrouve cette pra­tique sur le toit du monde, au Tibet, car c’est un pra­tique encou­ra­gée dans le boud­dhisme vaj­rayā­na (वज्रयान) et qui a long­temps été obser­vée comme rite funé­raire majo­ri­taire au titre de la trans­mi­gra­tion des esprits. Le corps n’est rien, ce n’est qu’une enve­loppe ter­restre, le vais­seau de nos émo­tions et le trans­port de notre pré­sence au monde, mais ce n’est que ça. On ima­gine aus­si que pour des rai­sons pra­tiques, les “funé­railles célestes” sont à plu­sieurs titres plus pra­ti­cables que la cré­ma­tion. D’une part, dans les hautes mon­tagnes, les lieux sont sou­vent trop rocailleux pour per­mettre un enter­re­ment, mais éga­le­ment, il y a sou­vent trop peu d’arbres et de bois pour per­mettre la cré­ma­tion. C’est en tout cas une pra­tique cou­rante et com­plè­te­ment inté­grée à la reli­gion boud­dhique, un peu mar­gi­nale par rap­port à la cré­ma­tion, même si elle peut paraître outran­cière et cho­quante pour cer­taines personnes.

Golden mount (Wat Saket)

Gol­den mount (Wat Saket) à Bang­kok. Pho­to © The W perspective

Dans un livre que j’ai lu récem­ment (Thaï­lande, par Isa­belle Mas­sieu) et qu’on peut trou­ver en accès libre sur inter­net (Com­ment j’ai par­cou­ru l’In­do­chine), j’ai retrou­vé la trace de cette pra­tique dans l’an­cien royaume de Siam, au cœur de Bang­kok qui n’est encore qu’une petite ville habi­tée de 800 000 habi­tants alors que nous sommes au tout début du XXè siècle. L’au­teure de ce texte ne cache pas sa répu­gnance, même elle ne se place qu’en obser­va­trice. Nous sommes alors dans un lieu encore très tou­ris­tique aujourd’­hui, qu’on appelle tri­via­le­ment le Gol­den Mount, mais qui s’ap­pelle en réa­li­té Wat Saket Rat­cha Wora Maha Wihan, et dont j’ai par­lé récem­ment, puisque c’est dans ce lieu que pen­dant un temps furent conser­vées les reliques du Boud­dha Sha­kya­mu­ni. Mais qui se doute aujourd’­hui que ce temple ren­fer­mait alors la plus grande cité des morts du royaume de Siam ? Écou­tons Isa­belle Mas­sieu nous décrire le lieu, tout en lui par­don­nant ses juge­ments de valeur et le fait qu’elle nous écrive depuis l’an­née 1901…

A la fin de ce texte, se trouve un lien vers un article qui décrit le busi­ness de la mort en Thaï­lande aujourd’­hui et qui remet en pers­pec­tive ces rites qui nous semblent presque d’un autre âge, même si en réa­li­té, ce ne sont que des souplesses.

La pagode de Wat Saket, la grande nécro­pole sia­moise, dresse pit­to­res­que­ment son phnom appe­lé « mon­tagne d’or » sur un mon­ti­cule ver­doyant, à l’ex­tré­mi­té d’un pit­to­resque canal : sous ses frais ombrages s’é­tendent l’ap­pa­reil cré­ma­toire, le char­nier et l’o­dieux cime­tière d’où on extrait les cadavres pour un dépè­ce­ment effroyable, conforme à la volon­té du défunt. Les corps des hauts fonc­tion­naires sont conser­vé un ou deux mois, quelques fois plu­sieurs années, dans une urne munie d’un long tube ver­ti­cal en bam­bou qui per­met aux gaz délé­tères de s’é­chap­per par le toit de la mai­son. Avant de le por­ter au bûcher, on fait faire au mort trois fois le tour de sa demeure en cou­rant, afin qu’il n’y revienne pas. La reli­gion inter­dit de brû­ler de suite les gens décé­dés rapi­de­ment, de mort vio­lente ou d’é­pi­dé­mie. Les corps doivent repo­ser en terre pen­dant quelques jours ; mais les fos­soyeurs enterrent à fleur de sol et les chient se joignent aux vau­tours pour déter­rer les cadavres. Les abords du cime­tière sont ain­si jon­chés de têtes et d’os­se­ments à demi ron­gés. Faire dévo­rer son corps par les vau­tours est une sépul­ture noble qui pro­cure des grâces insignes ; leur aban­don­ner un membre est un acte méri­toire. Boud­dha a ordon­né, en signe d’ex­pia­tion, que les corps des condam­nés fussent entiè­re­ment dévo­rés. Les corps sont brû­lés en tota­li­té ou en par­tie, et les gens de dis­tinc­tion et de foi raf­fi­née ne manquent pas de réser­ver une part quel­conque d’eux-mêmes aux cor­beaux, aux chiens, aux porcs ou aux vau­tours ; aus­si tous ces répu­gnants ani­maux sont-ils légion dans le char­nier, sans pré­ju­dice de la ville, où ils se répandent. Le corps, quel­que­fois plus ou moins cor­rom­pu, est décou­pé sur des pierres ad hoc pla­cées à terre. Les entrailles sont réser­vées à tels ani­maux, une cuisse aux porcs, un bras aux chiens ou aux cor­beaux, et le reste est dis­po­sé sur un bûcher assez maigre dont on agite les débris pour obte­nir une meilleure com­bus­tion. Ailleurs, le sapa­reu (cro­que­mort), après avoir pris dans la bouche du mort, où elle a été pla­cée, la pièce de mon­naie qui consti­tue son salaire, lui ouvre le ventre et lui entaille les membres, puis s’é­carte pour faire place aux oiseaux de proie. Les vau­tours ras­sem­blés qui guettent sur les arbres, sur les toi­tures ou sur le sol, s’a­battent sur le cadavre, et on ne dis­tingue plus pen­dant quelques ins­tants qu’un mon­ceau d’ailes sombres qui battent fré­né­ti­que­ment. Lorsque les os sont déjà presque à nu, le sapa­reu écarte les oiseaux avec un grand bâton , retourne le corps et entaille pro­fon­dé­ment le dos. Le nuage noir s’a­bat de nou­veau et, quelques ins­tants après, il ne reste qu’un sque­lette dont le bûcher a bien­tôt rai­son. Vau­tours, cor­beaux, chiens, porcs aux ventres traî­nants ont eu la part dési­gnée, les rites sont accom­plis et de nom­breux mérites sont acquis au défunt.
Ces scènes effroyables se passent à l’ombre d’arbres char­mants ; les grils funé­raires jonchent la verte pelouse, et des fleurs s’é­pa­nouissent en mul­ti­tude autour des petits pavillons aériens, aux toits rele­vés en hautes pointes, qui consti­tuent les édi­cules de dépècement.
Ici, des bières béantes disent que la dépouille de leur pro­prié­taire a reçu sa des­ti­na­tion ter­restre ; là, deux corps achèvent de se consu­mer, et plus loin, dans les salas ouverts, se reposent les parents et les amis qui assistent à la céré­mo­nie et ont dû appor­ter cha­cun un mor­ceau de bois au bûcher. Quand nous nous sau­vons, confon­dus de ces scènes d’hor­reur que Dante n’eût osé rêver, les immondes repus font la sieste ; une vieille femme très macabre nous pour­suit tenant en main un os maxil­laire à demi éden­té qu’elle veut pla­cer sur nos figures, et un vieux sapa­reu offre en rica­nant à notre admi­ra­tion pour nous la faire ache­ter, une tête de mort dont il fait jouer la mâchoire. Comme, en reve­nant, nous flâ­nons aux bou­tiques, nous arri­vons devant une mai­son en fête, dans laquelle on nous invite à entrer. Tout le monde est paré et a l’air riant ; on voit par­tout des fleurs et des orne­ments ; il y a évi­dem­ment un mort dans la mai­son. Il semble que les Sia­mois aient à se réjouir de voir leurs parents et leurs amis quit­ter cette val­lée de larmes. Ils consi­dèrent que leur pleurs seraient une offense au mort, et pour­raient le retar­der et l’en­tra­ver sur la voie des diverses incar­na­tions par les­quelles il doit pas­ser. Nous sommes dans une sorte de large bou­tique sans devan­ture, un gué­ri­don est au milieu sur lequel on s’empresse de nous appor­ter un pla­teau char­gé de minus­cules tasses de thé. A notre droite s’é­lève une pyra­mide d’é­ta­gères bien gar­nies, et au som­met se trouve le grand coffre dans lequel la morte est enfer­mée. Des par­fums déli­cieux nous entourent et de spon­gieuses goyaves sont pla­cées à pro­fu­sion près du corps, pour absor­ber les miasmes qui s’en échappent. Toutes les femmes de la mai­son sont habillées de blanc, c’est la cou­leur du deuil, et les proches parents ont la tête rasée. Après l’ar­rière-bou­tique, où les femmes sont réunies, se trouve une cour pleine de fleurs et d’arbustes pla­cés dans des caisses ou des faïences. Le Sia­mois, comme le Chi­nois ou le Japo­nais, trouve les arbustes d’au­tant plus beaux qu’à force de les tailler il est par­ve­nu à faire venir plus direc­te­ment les pousses fraîches sur le vieux bois. Tout est propre en ce jour de récep­tion, nous sommes chez de riches com­mer­çants. Un grand esca­lier accède à la salle supé­rieure. Des frian­dises, des sucre­ries, des tasses, des ser­vices de toutes sortes se ren­contrent par­tout. Nous devons, sous peine de ne pas être polis, accep­ter, de nou­veau, thé ou soda water et bon­bons variés qui rem­plissent une quan­ti­té de petites assiettes. La table en est cou­verte, la gai­té et le sou­rire de ces gens qui viennent de perdre un des leurs est vrai­ment une étrange chose. Ils ont le culte de leurs morts, leur joie n’est qu’une forme de poli­tesse, c’est aus­si selon leurs idées une der­nière marque d’af­fec­tion qu’ils témoignent au défunt.  Sur un mur, on voit les pho­to­gra­phies des cha­pelles ardentes, de la mère de la défunte et de quelques parents, deve­nus de pré­cieux sou­ve­nirs pour les sur­vi­vants. Mon com­pa­gnon, qui avait beau­coup étu­dié les Sia­mois et cir­cu­lé dans l’in­té­rieur du pays, pré­ten­dait que leurs sen­ti­ments de famille sont très vifs. Il me disait avoir ren­con­tré, dans une de ses étapes, une mai­son dans laquelle l’o­deur péné­trante des goyaves et tous les par­fums de l’A­sie ne par­ve­naient pas à mas­quer l’in­ten­si­té de celle qu’ex­ha­lait le cadavre. Par devoir, un vieillard cou­chait depuis un an au pied du cer­cueil de sa femme, qui, pour une cause quel­conque, atten­dait encore d’être brû­lée. Selon les lois de l’hos­pi­ta­li­té, mon com­pa­gnon avait été invi­té à cou­cher dans cette chambre funèbre, hon­neur qu’il s’é­tait d’ailleurs empres­sé de décli­ner, pour pas­ser la nuit dans son bateau, amar­ré à la berge ; mais les exha­lai­sons de la mai­son allèrent jus­qu’à lui, si bien qu’il en fut malade.

Isa­belle Mas­sieu, Thaï­lande
Magel­lan & Cie, col­lec­tion Heu­reux qui comme… , numé­ro 87 , (mars 2014)

Liens (atten­tion, cer­taines images peuvent heur­ter la sen­si­bi­li­té des lecteurs):

Pho­to d’en-tête © Claude Dopagne

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Retour au bout du monde

Retour au bout du monde

Ce ne sont que quelques kilo­mètres ava­lés en quelques heures, vau­tré dans le siège d’un avion sur­vo­lant les mon­tagnes infi­nies des Alpes, les éten­dues incon­nues d’Eu­rope de l’est et d’A­sie occi­den­tale, bien au-des­sus des peuples qui se déchirent et meurent de froid à l’heure qu’il est, les déserts arabes, les mon­tagnes sèches du Pakis­tan et les grandes villes de l’Inde…
Au bout de la route et d’heures de som­meil per­dues à jamais, il y aura la nuit pai­sible au bord de la Chao Phraya, bien plus au nord de Bang­kok, sur les rives des bras arti­fi­ciels du fleuve sacré, là où le roi U‑Thong créa sa capi­tale en 1350, Ayut­thaya. La nuit pai­sible et le silence de la rivière une fois le soir tom­bé, et sur­tout l’in­con­nu d’une cité dont je n’ai abso­lu­ment pas l’in­tui­tion. Il y aura tout à y décou­vrir une fois l’a­vion posé. Der­rière moi je lais­se­rai le fan­tôme de Wil­fred The­si­gher, sa barbe enca­pu­chon­née sous des mètres de tis­sus, le visage buri­né et les sour­cils pleins de sable.
Il y aura aus­si un petit avion qui me dépo­se­ra au bord du Golfe de Thaï­lande, non loin d’un quai d’où un bateau m’emmènera vers une île qu’il faut presque quatre heures pour rejoindre. L’air chaud me sur­pren­dra encore une fois tan­dis que je trans­pi­re­rai en regar­dant la mer du Golfe agi­tée de sou­bre­sauts taquins. L’o­deur des fran­gi­pa­niers à peine fleu­ris, le matin à mon réveil, la douce moi­teur des levers face à la mer impas­sible, l’o­deur d’une marée tran­quille qui ne par­court que quelques mètres par jour, pares­seu­se­ment. Il y aura tout pour s’ou­blier et se perdre, retour­ner sur mes propres pas, péné­trer les temples ouverts aux quatre vents, regar­der les peuples vivre au rythme des ritour­nelles simples jouées par les clo­chettes des temples bat­tues par le vent léger.
Encore une fois, c’est cer­tain, je vais me perdre. Paris/Mascate/Bangkok/Ayutthaya/Ko Phangan/Bangkok/Mascate/Paris, des noms qui se jux­ta­posent sans rien vrai­ment dire du bon­heur que c’est d’être sur les lieux, de sen­tir mes pas fran­chir d’in­nom­brables fron­tières, à chaque rue, dans Chi­na­town à Bang­kok ou sur la rive de Thon­bu­ri. Et pour­tant, insa­tis­fait, je rêve des forêts moites du nord et des fron­tières du Tri­angle d’Or, des petits temples per­dus dans la vieille ville de Chiang Mai, des chiens qui se battent au lever du soleil sous l’at­mo­sphère brune des che­di en brique qui regardent le sol lorsque moi je regarde le ciel…
Je serai bien, tran­quille comme un moine à l’ombre de l’arbre sacré, fier et humble à la fois, ne deman­dant rien d’autre que de contem­pler les minutes qui s’é­grènent au rythme des saisons.

Bangkok - Chinatown

Bang­kok — Chi­na­town — Août 2013

Chiang Mai - Wat Duang Dee

Chiang Mai — Wat Duang Dee — Août 2013

Bangkok - Jeune fille sur le bac du Wat Arun

Bang­kok — Jeune fille sur le bac du Wat Arun — Août 2013

Bangkok - Thanon Bamrung Muang

Bang­kok — Maga­sin de sta­tues reli­gieuses sur Tha­non Bam­rung Muang — Août 2013

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