Jul 26, 2016 | Carnets de route (Osmanlı lale) |
Je déteste ces journées fraîches qui suivent les plus ardentes chaleurs de l’été, qui font passer de la fièvre au frisson en l’espace d’une nuit orageuse et bruyante, refermant les espoirs de pouvoir se reposer un peu de l’accablante fournaise. Elles sont tristes, bien qu’offrant un répit de courte durée, même si les chaleurs sous nos latitudes ne sont que des pics qui ne durent jamais bien longtemps. Je préfère ces chaleurs constantes et lourdes qui ne laissent aucun répit, aucune chance d’en réchapper.
Je me sens comme empli d’une humanité radieuse et sur mes cahiers à petits carreaux, je m’amuse à répéter indéfiniment les motifs des tuiles marocaines ou des arabesques andalouses qu’on ne peut fabriquer qu’en ayant compris deux choses ; d’une part que les motifs sont l’expression d’une géométrie divine, que le tout est contenu dans le tout, que le motif participe de l’harmonie universelle, et d’autre part, que l’abstraction furtive dans laquelle se cachent les motifs ne sont qu’une autre voix pour dire l’étendue de l’universalité du monde.
Et puis loin du monde, loin de la folle actualité qui émaille le fil continu des mauvaises nouvelles, je me tais. Trop de voix s’élèvent pour dire tout et n’importe quoi, une chose et son contraire ; la parole irraisonnée. Loin de la politique, loin des analyses parfois fumeuses des journaux télévisés, loin de la réaction à chaud, il y a un monde de douceur et d’espoir qui tient en quelques mots que du bout des lèvres, j’essaie de prononcer. Peut-être ces mots n’existent-ils pas encore, d’où l’incongrue perplexité dans laquelle je me suis plongé tout seul.
Au bout de la nuit, il y a le voyage. Repartir. Gravir de nouvelles montagnes, rencontrer des âmes lumineuses et croire qu’il existe encore sur terre des expériences qui ne sont pas uniquement extraites de la fange et de la haine. Je vais repartir. Loin. Très loin. A plus de 9000 km de chez moi, sur les terres sombres et verdoyantes de la Thaïlande où je retourne encore et encore, pour la quatrième ou cinquième fois, côtoyer le peuple du sourire et m’enfoncer dans une vie âcre et simple, faite de poussière et de pourriture, de pauvreté flamboyante dans laquelle tente jour après jour de survivre une nation qui ne sait plus dans quelle direction regarder. Je me retire de mon monde pour plonger les deux pieds dans le Monde, grandiose et fantasque. C’est peut-être bien la dernière fois que je m’y rends, avec la sensation d’avoir vécu ce que je voulais y vivre et l’envie d’autres choses. J’ai promis à mon ami Géorgien qu’un jour, dès lors que les conditions politiques lui seront favorables, je l’accompagnerai sur la terre de ses ancêtres, à Tbilissi et en Arménie, à la rencontre de ses parents et de sa famille. Une promesse engage, vérifiez vos capacités de remboursement…
Les jours filent leur toile au gré des heures que je n’arrive pas à retenir. A moins de dix jours du départ, je n’ai encore qu’une vague idée de ce que sera ce voyage. Il y aura Bangkok, assurément, sa chaleur et son atmosphère lourde, ses klongs puants et sa vie intense et désordonnée. Il y aura aussi Sukhothai avec ses temples magiques surgis d’un autre temps, ses ruines, colonnes et Bouddhas entourés de petits étangs parsemés de fleurs de lotus, ses chedi et ses statues encore honorées de nos jours. Il y aura aussi la nature champêtre de l’Isan, avec ses vieux temples khmers surgis de la jungle et préfigurant ce que peut être Angkor. Il y aura la mer intranquille de Phan Gan et ses jours sereins inspirant le repos et la méditation. Le tout dans un ordre indéfini et soumis aux aléas de la route, aux envies changeantes de mes courses folles et de mes déambulations hasardeuses.
Je pars léger ; aussi bien dans mon esprit que dans ma valise. Quelques livres, de quoi prendre des notes, plus que d’habitude, un passeport, une brosse à dent, un appareil photo et un enregistreur de sons. J’emmène dans ma besace une traduction du Râmâyana ; La prairie parfumée où s’ébattent les plaisirs, ces Mille et une nuits érotiques écrites par celui qui aujourd’hui passerait au fil de la mitrailleuse, Mouhammad al-Nafzâwî ; Leurs mains sont bleues de Paul Bowles, ainsi qu’un vieux coffret comprenant trois recueils de nouvelles du même auteur britannique, où l’on trouve les volumes L’écho, Le scorpion, et Un thé sur la montagne. Je pars loin et lorsque je reviendrai, j’emménagerai dans ma nouvelle maison, une fois les travaux terminés. Je me sens lâcher prise, ne retenant de mon souffle que quelques images qui restent imprimées dans mon esprit comme ces vieilles photos jaunies d’explorateurs perdus au beau milieu d’hostiles forêts tropicales. Déjà la réalité se perd au creux des jours qui défilent…
Je pars demain.
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Mar 19, 2016 | Archéologie du quotidien, Routes croisées |
Des livres partout, dans des cartons qui ne sont pas encore déballés, depuis toutes ces années, des livres que tu ne liras pas parce que tu n’en as plus rien à faire. Les livres t’accompagnent mais tu deviens de plus en plus difficile, avec l’âge, avec le temps qui passe et la vie qui prend des formes auxquelles tu ne t’attendais pas, alors tu regardes tout ce matériel d’un air un peu hautain en te disant que tu vas bien finir par faire le tri et bazarder tout ce qui est superflu. Des livres que tu ne liras plus jamais et qui ne serviront pas à la postérité. Ton fils voudra peut-être piocher dedans et naviguer comme toi, en d’autres temps, tu cherchais dans la bibliothèque de tes grands-parents de quoi te nourrir, même si en fin de compte, la lecture, pour toi, ça ne signifiait pas grand-chose. Faut-il lui laisser le choix ? Lui permettre cette porte ouverte au risque de t’encombrer pour rien ? Il fera ses propres choix, lira ce qu’il veut, s’il lit, piochera dans les meilleurs que tu auras gardés comme dans un sanctuaire. Les autres, tu vas les jeter, les donner, ça n’a plus d’importance pour toi. Seuls quelques uns valent vraiment la peine que tu te préoccupes d’eux. En regardant la liste de tout ce que tu as lu ces dernières années, tu te rends compte que tu ne te souviens même pas de certains. Ils se sont comme effacés de ta mémoire, disparus, tombé dans l’abîme (ou dans l’abyme si on a vécu avant 1990), ils ne sont plus rien pour toi et ne te rappelles même plus une époque, ou des odeurs, ou des lumières. Ils sont tombés du côté de l’obscurité.
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Immanquablement, tu finissais par feuilleter les albums de photos qui remontaient à la nuit des temps, à ta nuit des temps, à une histoire antédiluvienne au regard de la tienne et qui semble aujourd’hui encore plus lointaine, comme la vie d’un autre, un illustre inconnu dont tu connais parfaitement la biographie à force d’avoir épluché les documents archivés dans les bibliothèques du savoir universel. Tu deviens Shakespeare à tes propres yeux, tu ne sais même pas s’il a existé et tu finis par fantasmer sa vie parce que tu ne sais pas lire les sources tellement divergentes qu’elles finissent par embrumer ton jugement, comme ta vue d’ailleurs. Ton regard se trouble. Des larmes te montent dans les yeux et tu ne sais plus. Ton histoire se perd.
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Tu retrouves parmi les pages des albums cette photo qui a été prise en Guyane en 1983, comme cette même photo dont tu ne sais pas quoi dire. C’est ton grand-père à l’âge de 57 ans, avec ses belles chemises toujours bien repassées (c’est ta grand-mère qui les lui repassaient). Il porte un paresseux, un aï, et tu es bien en peine de trouver une réponse à cette question ; que fait-il avec un paresseux dans les bras ? Tu n’en sais rien du tout et cela te plonge dans l’abîme encore une fois. Ta grand-mère n’y était pas, elle est bien en peine elle aussi de te répondre. Et ton grand-père a disparu en 2010, il n’est plus là pour te répondre, car au fond, il était bien le seul à savoir. Le drame dans cette histoire, c’est que tu avais déjà posé la question à ton grand-père, plusieurs fois peut-être, mais tu as oublié, tu en as perdu le sens. Encore une fois.
Tu le sens bien embêté de porter l’animal dont on sait que les griffes sont tranchantes comme des rasoirs. Tu le sens à la fois embêté et pas très rassuré, mais regarde comme son regard est vif ! C’est le regard que tu lui verras jusqu’à ses derniers jours, tandis qu’il luttait de toutes ses forces contre la maladie, à bout de souffle.
Pépé…

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Il est temps de remettre un peu d’ordre dans tes affaires, de ranger ton bureau, de trier tout ce que tu as ramené de Thaïlande, des Fisherman’s friend qu’on ne trouve que là-bas, goût cerise, citron, mandarine, mais aussi des sachets entiers d’épices pour préparer le Laab Namtok, cette salade de porc épicée aux herbes fraîches, des centaines de bâtons d’encens, de cette même sorte que les bouddhistes utilisent à outrance dans les temples pour s’attirer les bonnes grâces du sort, et un kilo de lessive dont je ne connais ni l’emballage, ni le nom, cette lessive dont le parfum embaume les arrière-cours des rues de Phangan. Le reste, ce ne sont que des photos et des vidéos, quelques notes et des cheroots pour les soirées chaudes à venir.
Tu reprends doucement tes marques, et ces jours de mars ressemblent aux jours des printemps que tu aimes tant, quand le soleil est encore bas dans le ciel à midi et que tu comptes les heures en tournant les pages d’un livre d’Olivier Germain-Thomas ou de Nicolas Bouvier.
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Le soir arrive dans cette belle journée un peu mouvementée. Tu regardes quelques jours en arrière et tu pourrais te dire que les jours de la semaine dernière avaient une bien meilleure saveur que ces jours-ci, mais non, tu as le mérite de reconnaître qu’on n’a pas vraiment le droit à la mélancolie qui vient après le retour. En plus, tu as la chance d’avoir de belles journées avec toi, le renouveau du printemps, de nouvelles odeurs que tu avais presque oubliées. Arrivé au soir, tu te prépares un Bloody Mary bien épicé au tabasco et poivré, tout en commençant à lire le récit d’un fou parti en Chine en train ; tu te demandes simplement quand est-ce que toi, tu sauteras le pas pour ce genre d’aventures.
Fan Ho, celui qui, jeune garçon photographiait Hong Kong comme d’autres photographient Paris dans les grandes largeurs, a également pris de nombreux clichés de sa ville en couleur.

Fan Ho — Marché de Hong Kong
Istanbul te manque, mais cette privation, et tu le sais bien, est la seule chose qui peut te désaccoutumer de ce que tu y as vécu. Créer en toi le phénomène de manque est le seul moyen pour que tu puisses y retourner sereinement. La dernière fois déjà, tu ne ressentais plus le même attrait, tu n’en as parlé à personne. Le temps n’était pas idéal, il a souvent plu et tu as découvert Istanbul envahie par les hordes de touristes français, ad nauseam… Vit encore en toi le chant du muezzin, expérience ultime qui t’a définitivement soudé à la ville. Les gens que tu y as rencontré te manquent aussi… Emin, Mehmet, Sumru, Sıtkı… Combien de jours, de semaines encore, avant que tu n’y retournes…
Nous marchons en silence. Soudain, s’élève un appel venant de toutes les maisons et des rues de la vieille ville, un seul cri qui se répète comme un tir de mitraillette : Allah Akhbar ! Allah Akhbar ! Allah Akhbar ! Les lampadaires s’éteignent ; on voit à peine les visages ; l’ivresse des mots se propage comme un feu poussé par le mistral tandis que des groupes se forment et convergent vers la place. Des femmes habillées en noir comme des nonnes rejoignent le courant montant : Allah Akhbar ! Puis le chant du muezzin se mêle aux cris ; il saute par-dessus les toits et nous enveloppe. L’islam est une religion de l’ivresse. Une lourde exaltation s’empare de la foule comme si elle était saoule. Elle l’est : de mots et de passion pour Dieu. Contre cette pulsion absolue, aucun rationalisme ne peut jamais avoir de prise, aucun canon ne pourra arrêter ces flots en furie qui se réveillent à la tombée du jour. Nous ne sommes plus des individus faits d’hésitation et d’équilibre, nous sommes un mouvement unanime en marche vers les sources.
Olivier Germain-Thomas, La tentation des Indes

Eminönü, Yeni Camii (Mosquée nouvelle) — 27 juillet 2012 à Istanbul
Tu te rappelles ces derniers jours du mois de juillet 2012, lorsque tu es parti un jour avant tes collègues, persuadés que la semaine se terminait plus tôt… Le soir même tu étais déjà à nouveau dans les rues d’Istanbul à écouter l’ezan retentir au-dessus des flots outremer du Bosphore. Il faisait une chaleur incroyable, sèche, et tu buvais du thé sur la place d’Eminönü en reniflant les effluves âcres des maquereaux que le serveur t’apportait entre deux tranches de pain, le fameux balık ekmek qui te laisse d’aussi bons souvenirs, mais moins encore que le Turşu suyu. Tout te revient, là, ce matin, tandis que devant ton écran d’ordinateur tu tentes de retrouver ces sensations et que tu te perds en te tartinant une tranche de pain au maïs d’une époisse coulante… Ne t’interdis rien, tu as bien raison. Il te suffit simplement de t’ajuster entre les souvenirs vivants et la sensation un peu piquante qu’il te manque quelque chose. Encore une fois, le vide créé le désir, et ce que tu essaies de maintenir vivant.
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La nuit s’éteint et les bruits de la ville reviennent à la réalité, inexorablement. La nuit s’éteint et avec elle, ses rêves qui s’effacent à la moindre paupière qui s’ouvre. Il va falloir retrouver la vie du dehors, regarder bouger les ombres qui s’agitent autour de toi, parfois sans but.
Près d’un confluent, dans un remous un peu agité, on m’indique le lieu où la première femme de Chulalongkorn, sœur des reines actuelles, a péri malheureusement. C’était la plus jolie et la plus aimée de ses jeunes sœurs, qu’il a toutes épousées, selon l’usage. Or, un jour qu’elle se rendait à Bang Pan In, traînée par un remorqueur, c’était au temps où les Siamois n’avaient pas encore l’expérience de la vapeur et du remorquage, son bateau-salon a été renversé. Elle était entourée de sa cour et de ses serviteurs, de tout un peuple qui nage comme le poisson ; mais personne n’avait le droit de toucher à la reine. Scrupuleux observateurs de la loi, ils l’ont laissée se noyer sous leurs yeux plutôt que de mettre la main sur elle. Peut-être son sauveur eût-il payé de la vie sa hardiesse ? Le roi cependant, tout en respectant la coutume et la déplorant sans doute, a dégradé le mandarin qui commandait.
Isabelle Massieu, Thaïlande
Magellan & Cie, collection Heureux qui comme… , numéro 87 , (mars 2014)
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Tu te rends compte en rentrant chez toi, aux abords de la vaste plaine de Montesson, que ce qui te plaît dans ces allers et retours, c’est de passer de l’ordre au désordre. Non pas au chaos, mais au désordre. Tu retrouves les saveurs des rues échevelées dans tes souvenirs, te souviens des fils électriques emmêlés dans un inextricable foutoir, des trottoirs qui n’en sont pas et sur lesquels personne ne marche car même pour faire quelques dizaines de mètres, il y a toujours un deux-roues dans la partie, raison pour laquelle on t’interpelle sans cesse pour te proposer taxi, tuk-tuk, skylab ou même moto-drop… toi qui vas à pied, jalan-jalan comme disent les Indonésiens en bahasa… Ces mondes sont des mondes du désordre, tout tient de guingois, tout branle et chavire, et c’est ce qui te plaît, mais ce qui te plaît aussi, c’est retrouver l’austère rectitude de tes rues et de tes villes, les trottoirs propres, les avenues droites et majestueuses, en comparaison, tu trouves ta ville “flamande” tellement elle est éloignée de ce que tu as connu là-bas, et tu te rends compte à quel point cela te convient, de passer de l’un à l’autre, chacun nourrissant en creux les défauts de l’autre. C’est ce qu’on appelle l’équilibre, quelque chose de l’ordre de l’harmonie, tu l’as trouvé dans l’espace entre ces deux espaces.
Ici le sexe de cette jolie danseuse de Mathura est patiné à cause de l’hommage rendu par tant de visiteurs. Le poète grec qui disait que le marbre ne jouit pas n’était jamais allé de ce côté-ci des montagnes. Je sens la danseuse frémir au doux attouchement. Le gardien ne dit rien, il est du pays.
Olivier Germain-Thomas, La tentation des Indes
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Voilà, cette fois-ci tu peux fêter la fin de tes affaires, tout est réglé, les papiers, les actes, les transactions bancaires. Tout est terminé. Tu bois un fond de Champagne qu’il restait au frigo en imaginant une nouvelle vie, faite de beaucoup moins de contraintes, une vie légère et détachée. Tu en profites pour fêter autre chose ; tu as repris des billets d’avion pour cet été. Et là, ton esprit vagabonde déjà vers de nouveaux horizons…
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Cocon doux. Tu te drapes de tes désirs, le petit matin t’enveloppes aussi dans ses voiles délicats ; la fièvre s’en est allée depuis quelques temps déjà et tu sens en toi une grande santé t’envahir ; la peur de retomber te titille de temps en temps, mais tu essaies de laisser ces pensées dans des Égyptes de l’esprit… Voilà. A la fin de cette semaine, tu vas laisser un peu les choses couler. Tu voulais reprendre pied dans l’écriture, mais tu as d’autres choses à faire ; toujours autre chose à faire et le temps, cette histoire de temps. La prochaine fois tu ne t’endormiras pas et tu profiteras bien mieux. Plus que jamais tu rejettes les râleurs, les inconstants, les geignards qui te hérissent le poil ; laisse-les dans leur marasme, qu’il s’apitoient sur eux-mêmes s’ils ne savent faire autre chose. Ta route est devant toi, elle s’ouvre lorsque le ciel change de couleur au petit matin, entre la nuit et le jour, il n’y a qu’un écart de couleurs.
Une vieille femme m’accueille. Nous ne pouvons nous comprendre mais mon état se comprend aisément. Elle me donne du lait chaud et me couche sur la terre de l’unique pièce. Je m’abandonne ; je sens la fièvre monter.
Elle tire mon sac jusqu’à sa maison puis me rassure avec son sourire édenté. Elle me pose sa main noire et fripée sur le visage. Je me sens bien. Je n’ai plus peur ; elle est là avec ses seins vides qui pendent sous son sari déchiré, ses bracelets sur ses bras ridés, sa main aux veines gonflées, ses doigts calleux qui touchent mon front brûlant. Je lui dis merci et merci dans ma langue. Elle me répond dans la sienne avec des sortes de gloussements car ma manière de parler la fait rire.
Olivier Germain-Thomas, La tentation des Indes
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Bouddha décapité (mars 2016) — Thaïlande — Phra Nakhon Si Ayutthaya, Wat Chai Watthanaram — วัดไชยวัฒนาราม
Voilà. La semaine ne s’éternise pas. Elle se boucle comme on attache sa ceinture sur un siège d’avion. Elle se replie doucement comme une serviette à la fin du repas. Tout se calme, tout s’apaise, retombe dans le silence. Tu laisses derrière toi cette semaine pendant laquelle tu auras repris la plume et noirci des pages sur le carnet que tu as ramené de Bangkok. Recouvert d’un tissu de style “Sukhothaï”, doré et ponctué de taches violettes, de petites fleurs blanches qu’on pourrait croire immortelles, il contient toutes tes notes de voyage, modestement rassemblées au même endroit. Tu regardes par la fenêtre et tu comprends vite que ce matin, tu ne verras pas le soleil se lever. L’horizon est bouché par les brumes d’une nuit épaisse, éparse. Il te reste les odeurs de la Chao Phraya, le souvenir des nuits chaudes au bord de la rivière où le silence est de temps en temps brisé par le ronron d’un remorqueur tuberculeux, mais vit en toi également le souvenir des autres pays, des autres rencontres. Tu refermes tout cela comme une boulette de riz dans une feuille de pandan cuite à la vapeur. Un sourire te revient en mémoire, celui d’un jeune moine vietnamien perdu dans la jungle de Bangkok, un sourire à la fois tendre et innocent, une simple ride sur le visage qui contient à elle seule toute l’énigme du monde possible.
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Mar 11, 2016 | Archéologie du quotidien, Routes croisées |
Regarde le matin se lever… On dirait un matin d’Asie sous ses voiles de brumes, sous un ciel trempé. Tu retrouves tes marques dans ces matins savants où tu passes ton temps à dévorer les pages des écrivains voyageurs, où ton remplis ton carnet rouge de notes de lecture et de travail qui sont écrites de la même encre, avec le même visage et les mêmes mains que tes carnets de voyage, où tu prends des notes frénétiques à chaque coin de rue pour tenter de figer, dans les courbes et les rondeurs de ton écriture sauvage, les impressions brutes et sans fioritures de ces instants d’émotions inattendues, inespérées. Ce ne sont que des mots, mais tes mots à toi, plaqués là, tu auras tout le temps plus tard de faire cet exercice de mémoire, de retravailler la forme et les détails, sans mensonge, sans travestissement, avec la plus grande sincérité vis-à-vis de tes sentiments. Tu retrouves dans tes notes des noms qui semblent presque incongrus, Dalrymple, Corbin, Massignon… Tu recolleras les morceaux ensemble un peu plus tard dans la soirée, lorsque le sommeil t’emportera déjà, et tu remettras ça au lendemain, lorsqu’il sera temps de partir. Il sera déjà en fait trop tard, mais le “plus tard” n’a pas vraiment d’importance. L’instant seul compte. Tu te souviens des heures abruties au milieu de la nuit, l’estomac rongé par la faim et les intestins trop sollicités, des nuits où tu te réveilles trempé de sueur et défait par des rêves de femmes déjà emportées par la mort ou l’indélicatesse de la mémoire qui s’estompe comme sous un buvard, ou sous une couette légère…

Lorsque Fan Ho, le petit adolescent chinois de Hong-Kong, prend ces photos, ce n’est qu’un gamin qui arpente les rues de sa ville et qui, à l’aide de son Rolleiflex, arrive à capturer l’essence d’une ville mythique qui n’est plus aujourd’hui que l’ombre d’elle-même. Atmosphère dramatique, poussée dans ses retranchements, on y découvre l’Asie rêvée, fantasmée, telle qu’on nous la vendait sur les belles affiches des agences de voyage, des compagnies aériennes ou dans les livres d’aventure pour jeunes enfants. Nous sommes en 1950. Les photos de l’homme aujourd’hui âgé de 83 ans ont le charme suranné d’une ville perdue et qui déjà subit les prémices de son changement et la technique naïve d’un Depardon qui se serait perdu au-delà des limites de la ferme du Garet. Quelques unes de ces photos sur le site du South China Morning Post, de Bored Panda, et de Design you trust.
La semaine a filé comme un bus qu’on a raté. Tous les matins, tu regardes ton visage bronzé par les cieux couverts de l’Asie tropicale, par les franges lumineuses qui ont enchanté des réveils parfois violents, harassé par une chaleur que tu accueillais avec bienveillance en coupant délibérément la climatisation avant de t’endormir. Les draps trempés, tu te levais tôt pour écouter le bruit des vagues depuis ton balcon où tu t’allongeais sur le hamac, vieux fantasme colonial de maison à galerie ouvragée. Tu as retrouvé ton visage serein, les traits doux qui font dire aux autres que tu ne fais pas ton âge. Tout le monde s’inquiète de savoir comment s’est passé ton voyage. Bien, bien. Tout va bien. Un petit sourire figé sur ton visage, ce n’est pas de la moquerie. Simplement, tu es heureux. Il n’y a pas de retours difficiles, il n’y a que des départs qu’on souhaite à nouveau.

Depuis hier, ta grand-mère a 90 ans. Elle est belle comme une vieille femme que j’ai rencontrée dans le quartier chinois de Thong Sala sur Thanon Talad Kao, le visage lisse et les yeux plissés par l’âge, belle d’avoir trop aimé les siens et de s’en être inquiété.
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Mar 11, 2016 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Les Zoroastriens construisaient des tours appelées “Tours du silence”, dakma ou dakhmeh. Les tenants de cette religion née il y a trois ou quatre mille ans aujourd’hui en déclin continu vivaient au cœur de l’Iran, dans ce qu’on appelle aujourd’hui la Mésopotamie. Dans cette religion monothéiste (la plus ancienne du monde) issue du mazdéisme et prophétisée par Zarathoustra, le Dieu supérieur, Ahura Mazdâ (le seigneur de la sagesse) préside à l’équilibre de la lumière et de l’obscurité, le bien et le mal. Dans cette religion que certains soldats romains pratiquaient en silence, l’image du cadavre est impure et les éléments principaux de cette croyance que sont l’eau, le feu et la terre, ne doivent en aucun cas être souillés par le cadavre en décomposition. Aussi, l’enterrement était-il proscrit, aussi bien que l’incinération ou que le dépôt dans une rivière ou un fleuve. C’est la raison pour laquelle on construisait ces tours, au sommet desquelles ont disposait les cadavres afin qu’ils soient dévorés par les oiseaux charognards. Les ossements récurés étaient récupérés et placés dans des ossuaires.

Tour du silence de Mumbai
Il ne reste aujourd’hui que deux tours du silence en Iran, et les seuls Zoroastriens (les Pārsis) qu’on trouve encore aujourd’hui vivent en Inde, le mot de Pārsi lui-même signifiant “peuple de Perse”. Il est donc naturel qu’on trouve dans la région de Mumbai et de Bangalore des édifices liés à cette pratique, mais la raréfaction des oiseaux charognards dans cette région du monde rend l’équilibre difficile et pousse certains à souhaiter élever des vautours captifs.

Tour du silence de Mumbai. On voit particulièrement bien sur cette photo les cercles concentriques et les emplacements réservés aux corps. Les hommes sont placés sur le cercle en périphérie, les femmes et les enfants sur l’autre.
Si j’introduis cet article par les tours du silence, c’est pour attirer l’attention sur le fait que cette pratique funéraire qui peut paraître choquante remonte à des temps très anciens, et que de nombreux sites archéologiques, dont celui de Göbleki Tepe en Turquie, réputé comme étant le plus ancien site religieux du monde et datant de 12 000 ans, semblent avoir pratiqué ce rite funéraire. On pense aussi que le site de Stonehenge avait peut-être également cette fonction. A‑delà d’un aspect purement religieux, le fait de faire dévorer les cadavres par les charognards comporte une aspect sanitaire non négligeable qui est celui de se débarrasser des corps qui peuvent être porteurs de maladies et dont on sait parfaitement que l’enfouissement est souvent à l’origine d’épidémies de choléra par contamination des puits.

Site de funérailles célestes dans la vallée de Yerpa au Tibet
Il existe aujourd’hui d’autres sites, notamment au Tibet, où l’on pratique ce rite funéraire portant le nom de jhator (བྱ་གཏོར་), pratiqué d’une manière différente, puisque dans ce cas, le corps est préparé pour les charognards, c’est-à-dire découpé. Ce n’est pas un hasard si on retrouve cette pratique sur le toit du monde, au Tibet, car c’est un pratique encouragée dans le bouddhisme vajrayāna (वज्रयान) et qui a longtemps été observée comme rite funéraire majoritaire au titre de la transmigration des esprits. Le corps n’est rien, ce n’est qu’une enveloppe terrestre, le vaisseau de nos émotions et le transport de notre présence au monde, mais ce n’est que ça. On imagine aussi que pour des raisons pratiques, les “funérailles célestes” sont à plusieurs titres plus praticables que la crémation. D’une part, dans les hautes montagnes, les lieux sont souvent trop rocailleux pour permettre un enterrement, mais également, il y a souvent trop peu d’arbres et de bois pour permettre la crémation. C’est en tout cas une pratique courante et complètement intégrée à la religion bouddhique, un peu marginale par rapport à la crémation, même si elle peut paraître outrancière et choquante pour certaines personnes.
Dans un livre que j’ai lu récemment (Thaïlande, par Isabelle Massieu) et qu’on peut trouver en accès libre sur internet (Comment j’ai parcouru l’Indochine), j’ai retrouvé la trace de cette pratique dans l’ancien royaume de Siam, au cœur de Bangkok qui n’est encore qu’une petite ville habitée de 800 000 habitants alors que nous sommes au tout début du XXè siècle. L’auteure de ce texte ne cache pas sa répugnance, même elle ne se place qu’en observatrice. Nous sommes alors dans un lieu encore très touristique aujourd’hui, qu’on appelle trivialement le Golden Mount, mais qui s’appelle en réalité Wat Saket Ratcha Wora Maha Wihan, et dont j’ai parlé récemment, puisque c’est dans ce lieu que pendant un temps furent conservées les reliques du Bouddha Shakyamuni. Mais qui se doute aujourd’hui que ce temple renfermait alors la plus grande cité des morts du royaume de Siam ? Écoutons Isabelle Massieu nous décrire le lieu, tout en lui pardonnant ses jugements de valeur et le fait qu’elle nous écrive depuis l’année 1901…
A la fin de ce texte, se trouve un lien vers un article qui décrit le business de la mort en Thaïlande aujourd’hui et qui remet en perspective ces rites qui nous semblent presque d’un autre âge, même si en réalité, ce ne sont que des souplesses.
La pagode de Wat Saket, la grande nécropole siamoise, dresse pittoresquement son phnom appelé « montagne d’or » sur un monticule verdoyant, à l’extrémité d’un pittoresque canal : sous ses frais ombrages s’étendent l’appareil crématoire, le charnier et l’odieux cimetière d’où on extrait les cadavres pour un dépècement effroyable, conforme à la volonté du défunt. Les corps des hauts fonctionnaires sont conservé un ou deux mois, quelques fois plusieurs années, dans une urne munie d’un long tube vertical en bambou qui permet aux gaz délétères de s’échapper par le toit de la maison. Avant de le porter au bûcher, on fait faire au mort trois fois le tour de sa demeure en courant, afin qu’il n’y revienne pas. La religion interdit de brûler de suite les gens décédés rapidement, de mort violente ou d’épidémie. Les corps doivent reposer en terre pendant quelques jours ; mais les fossoyeurs enterrent à fleur de sol et les chient se joignent aux vautours pour déterrer les cadavres. Les abords du cimetière sont ainsi jonchés de têtes et d’ossements à demi rongés. Faire dévorer son corps par les vautours est une sépulture noble qui procure des grâces insignes ; leur abandonner un membre est un acte méritoire. Bouddha a ordonné, en signe d’expiation, que les corps des condamnés fussent entièrement dévorés. Les corps sont brûlés en totalité ou en partie, et les gens de distinction et de foi raffinée ne manquent pas de réserver une part quelconque d’eux-mêmes aux corbeaux, aux chiens, aux porcs ou aux vautours ; aussi tous ces répugnants animaux sont-ils légion dans le charnier, sans préjudice de la ville, où ils se répandent. Le corps, quelquefois plus ou moins corrompu, est découpé sur des pierres ad hoc placées à terre. Les entrailles sont réservées à tels animaux, une cuisse aux porcs, un bras aux chiens ou aux corbeaux, et le reste est disposé sur un bûcher assez maigre dont on agite les débris pour obtenir une meilleure combustion. Ailleurs, le sapareu (croquemort), après avoir pris dans la bouche du mort, où elle a été placée, la pièce de monnaie qui constitue son salaire, lui ouvre le ventre et lui entaille les membres, puis s’écarte pour faire place aux oiseaux de proie. Les vautours rassemblés qui guettent sur les arbres, sur les toitures ou sur le sol, s’abattent sur le cadavre, et on ne distingue plus pendant quelques instants qu’un monceau d’ailes sombres qui battent frénétiquement. Lorsque les os sont déjà presque à nu, le sapareu écarte les oiseaux avec un grand bâton , retourne le corps et entaille profondément le dos. Le nuage noir s’abat de nouveau et, quelques instants après, il ne reste qu’un squelette dont le bûcher a bientôt raison. Vautours, corbeaux, chiens, porcs aux ventres traînants ont eu la part désignée, les rites sont accomplis et de nombreux mérites sont acquis au défunt.
Ces scènes effroyables se passent à l’ombre d’arbres charmants ; les grils funéraires jonchent la verte pelouse, et des fleurs s’épanouissent en multitude autour des petits pavillons aériens, aux toits relevés en hautes pointes, qui constituent les édicules de dépècement.
Ici, des bières béantes disent que la dépouille de leur propriétaire a reçu sa destination terrestre ; là, deux corps achèvent de se consumer, et plus loin, dans les salas ouverts, se reposent les parents et les amis qui assistent à la cérémonie et ont dû apporter chacun un morceau de bois au bûcher. Quand nous nous sauvons, confondus de ces scènes d’horreur que Dante n’eût osé rêver, les immondes repus font la sieste ; une vieille femme très macabre nous poursuit tenant en main un os maxillaire à demi édenté qu’elle veut placer sur nos figures, et un vieux sapareu offre en ricanant à notre admiration pour nous la faire acheter, une tête de mort dont il fait jouer la mâchoire. Comme, en revenant, nous flânons aux boutiques, nous arrivons devant une maison en fête, dans laquelle on nous invite à entrer. Tout le monde est paré et a l’air riant ; on voit partout des fleurs et des ornements ; il y a évidemment un mort dans la maison. Il semble que les Siamois aient à se réjouir de voir leurs parents et leurs amis quitter cette vallée de larmes. Ils considèrent que leur pleurs seraient une offense au mort, et pourraient le retarder et l’entraver sur la voie des diverses incarnations par lesquelles il doit passer. Nous sommes dans une sorte de large boutique sans devanture, un guéridon est au milieu sur lequel on s’empresse de nous apporter un plateau chargé de minuscules tasses de thé. A notre droite s’élève une pyramide d’étagères bien garnies, et au sommet se trouve le grand coffre dans lequel la morte est enfermée. Des parfums délicieux nous entourent et de spongieuses goyaves sont placées à profusion près du corps, pour absorber les miasmes qui s’en échappent. Toutes les femmes de la maison sont habillées de blanc, c’est la couleur du deuil, et les proches parents ont la tête rasée. Après l’arrière-boutique, où les femmes sont réunies, se trouve une cour pleine de fleurs et d’arbustes placés dans des caisses ou des faïences. Le Siamois, comme le Chinois ou le Japonais, trouve les arbustes d’autant plus beaux qu’à force de les tailler il est parvenu à faire venir plus directement les pousses fraîches sur le vieux bois. Tout est propre en ce jour de réception, nous sommes chez de riches commerçants. Un grand escalier accède à la salle supérieure. Des friandises, des sucreries, des tasses, des services de toutes sortes se rencontrent partout. Nous devons, sous peine de ne pas être polis, accepter, de nouveau, thé ou soda water et bonbons variés qui remplissent une quantité de petites assiettes. La table en est couverte, la gaité et le sourire de ces gens qui viennent de perdre un des leurs est vraiment une étrange chose. Ils ont le culte de leurs morts, leur joie n’est qu’une forme de politesse, c’est aussi selon leurs idées une dernière marque d’affection qu’ils témoignent au défunt. Sur un mur, on voit les photographies des chapelles ardentes, de la mère de la défunte et de quelques parents, devenus de précieux souvenirs pour les survivants. Mon compagnon, qui avait beaucoup étudié les Siamois et circulé dans l’intérieur du pays, prétendait que leurs sentiments de famille sont très vifs. Il me disait avoir rencontré, dans une de ses étapes, une maison dans laquelle l’odeur pénétrante des goyaves et tous les parfums de l’Asie ne parvenaient pas à masquer l’intensité de celle qu’exhalait le cadavre. Par devoir, un vieillard couchait depuis un an au pied du cercueil de sa femme, qui, pour une cause quelconque, attendait encore d’être brûlée. Selon les lois de l’hospitalité, mon compagnon avait été invité à coucher dans cette chambre funèbre, honneur qu’il s’était d’ailleurs empressé de décliner, pour passer la nuit dans son bateau, amarré à la berge ; mais les exhalaisons de la maison allèrent jusqu’à lui, si bien qu’il en fut malade.
Isabelle Massieu, Thaïlande
Magellan & Cie, collection Heureux qui comme… , numéro 87 , (mars 2014)
Liens (attention, certaines images peuvent heurter la sensibilité des lecteurs):
Photo d’en-tête © Claude Dopagne
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Feb 18, 2016 | Carnets de route (Osmanlı lale) |
Ce ne sont que quelques kilomètres avalés en quelques heures, vautré dans le siège d’un avion survolant les montagnes infinies des Alpes, les étendues inconnues d’Europe de l’est et d’Asie occidentale, bien au-dessus des peuples qui se déchirent et meurent de froid à l’heure qu’il est, les déserts arabes, les montagnes sèches du Pakistan et les grandes villes de l’Inde…
Au bout de la route et d’heures de sommeil perdues à jamais, il y aura la nuit paisible au bord de la Chao Phraya, bien plus au nord de Bangkok, sur les rives des bras artificiels du fleuve sacré, là où le roi U‑Thong créa sa capitale en 1350, Ayutthaya. La nuit paisible et le silence de la rivière une fois le soir tombé, et surtout l’inconnu d’une cité dont je n’ai absolument pas l’intuition. Il y aura tout à y découvrir une fois l’avion posé. Derrière moi je laisserai le fantôme de Wilfred Thesigher, sa barbe encapuchonnée sous des mètres de tissus, le visage buriné et les sourcils pleins de sable.
Il y aura aussi un petit avion qui me déposera au bord du Golfe de Thaïlande, non loin d’un quai d’où un bateau m’emmènera vers une île qu’il faut presque quatre heures pour rejoindre. L’air chaud me surprendra encore une fois tandis que je transpirerai en regardant la mer du Golfe agitée de soubresauts taquins. L’odeur des frangipaniers à peine fleuris, le matin à mon réveil, la douce moiteur des levers face à la mer impassible, l’odeur d’une marée tranquille qui ne parcourt que quelques mètres par jour, paresseusement. Il y aura tout pour s’oublier et se perdre, retourner sur mes propres pas, pénétrer les temples ouverts aux quatre vents, regarder les peuples vivre au rythme des ritournelles simples jouées par les clochettes des temples battues par le vent léger.
Encore une fois, c’est certain, je vais me perdre. Paris/Mascate/Bangkok/Ayutthaya/Ko Phangan/Bangkok/Mascate/Paris, des noms qui se juxtaposent sans rien vraiment dire du bonheur que c’est d’être sur les lieux, de sentir mes pas franchir d’innombrables frontières, à chaque rue, dans Chinatown à Bangkok ou sur la rive de Thonburi. Et pourtant, insatisfait, je rêve des forêts moites du nord et des frontières du Triangle d’Or, des petits temples perdus dans la vieille ville de Chiang Mai, des chiens qui se battent au lever du soleil sous l’atmosphère brune des chedi en brique qui regardent le sol lorsque moi je regarde le ciel…
Je serai bien, tranquille comme un moine à l’ombre de l’arbre sacré, fier et humble à la fois, ne demandant rien d’autre que de contempler les minutes qui s’égrènent au rythme des saisons.

Bangkok — Chinatown — Août 2013

Chiang Mai — Wat Duang Dee — Août 2013

Bangkok — Jeune fille sur le bac du Wat Arun — Août 2013

Bangkok — Magasin de statues religieuses sur Thanon Bamrung Muang — Août 2013
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