Des monstres et des démons à Bali : Barong au Pura Pena­ta­ran Kloncing

Des monstres et des démons à Bali : Barong au Pura Pena­ta­ran Kloncing

S’il est un per­son­nage emblé­ma­tique de Bali, c’est bien le barong. Repré­sen­té sous la forme d’un per­son­nage mons­trueux, por­tant un masque de lion et habi­té par deux per­sonnes, une por­tant le masque, l’autre por­tant le corps, il est le Banas­pa­ti rajah, le sei­gneur de la forêt et son ori­gine remonte avant l’ar­ri­vée de l’hin­douisme sur l’île de Bali, au temps où les cultes ani­mistes étaient bien ancrés. Le spec­tacle lui-même com­porte plu­sieurs tableaux, dont un legong, et une place impor­tante est lais­sée à la danse du keris, arme sacrée qu’on connaît plus volon­tiers sous le nom de kriss malais, et dont la lame est char­gée d’une puis­sance sacrée cen­sée pro­té­ger son déten­teur. La sym­bo­lique très forte du spec­tacle de barong est cen­trée sur la lutte entre le bien et le mal, méta­pho­ri­que­ment habi­tée par Barong d’un côté, et la sor­cière Rang­da de l’autre. Dans les spec­tacles non des­ti­nés aux tou­ristes, la danse occa­sionne la transe des protagonistes.

Barong au Pura Penataran Kloncing - Ubud - Bali - 4

Barong au Pura Penataran Kloncing - Ubud - Bali - 7

Barong au Pura Penataran Kloncing - Ubud - Bali - 11

Barong au Pura Penataran Kloncing - Ubud - Bali - 6

Le masque de Barong est lui-même char­gé d’une puis­sance spi­ri­tuelle très forte et on le trouve géné­ra­le­ment pro­té­gé à l’in­té­rieur de l’en­ceinte des temples, à un empla­ce­ment bien pré­cis, sous un toit de chaume pour le pro­té­ger de la pluie. Celui du Pura Taman Kemu­da Saras­wa­ti est visible lors­qu’on visite le temple.

J’ai assis­té à ce spec­tacle dans la cour d’un petit temple don­nant sur un car­re­four, un soir où je me suis fait accom­pa­gner par un des gar­çons de l’hô­tel sur son scoo­ter. Imman­qua­ble­ment, la vie au-dehors du temple conti­nue. Pen­dant près d’une heure et demie, les dan­seurs enchaînent les tableaux à l’en­trée du Pura Pena­ta­ran Klon­cing, dans une atmo­sphère char­gée de spiritualité.

J’ai été par­ti­cu­liè­re­ment impres­sion­né par la beau­té de ces femmes bali­naises dont l’ex­per­tise dans la danse est fla­grante ; il n’y a qu’à voir leur corps convul­sés, raides et gra­ciles, leurs mains prendre des pos­tures expres­sives ne serait-ce qu’en bou­geant un seul doigt, leur regard chan­ger d’ex­pres­sion d’une seconde sur l’autre, leurs pieds se tordre dans un bal­let mil­li­mé­tré. L’une d’elles occu­pant le rôle d’un prince était par­ti­cu­liè­re­ment belle et troublante.

Retour sur cette soi­rée magique, en images, sons et vidéo. La vidéo dure 14’55’‘, les enre­gis­tre­ments audio couvrent la tota­li­té du spec­tacle, soit exac­te­ment 81’39’’. Avec le spec­tacle de legong au Palais d’U­bud, ce sont les deux spec­tacles que j’ai inté­gra­le­ment enregistrés.

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Une balade sur les pas de Jean Moschos avec le Pré spi­ri­tuel dans la poche…

Une balade sur les pas de Jean Moschos avec le Pré spi­ri­tuel dans la poche…

Jean Moschos, ou Moschus, est un prêtre syrien, né à Damas d’a­près ce que ce nous en savons, au beau milieu du VIè siècle. Moine chré­tien, il est l’ar­ché­type du chré­tien d’O­rient, n’ayant jamais quit­té sa terre natale. Enter­ré dans les sou­bas­se­ments de la laure de Saint Théo­dose (Théo­dose le Céno­biarque ou Théo­dose le Grand) dans le désert de Pales­tine, il est un des per­son­nages les plus impor­tants du céno­bi­tisme ortho­doxe. Il faut bien avoir à l’es­prit que les Chré­tiens, les quelques Chré­tiens qui arrivent encore à se main­te­nir en Orient ou au Moyen-Orient, sont pour la grande majo­ri­té issus d’un culte proche des ori­gines de la Chré­tien­té, ce qu’on appelle l’Or­tho­doxie, qui, dans sa forme actuelle exer­cée en Rus­sie ou en Grèce reste une ver­sion édul­co­rée de cette foi qu’on trouve en Orient. On retrouve de la même manière un Chris­tia­nisme très archaïque en Éthio­pie. Jean Moschus est l’au­teur d’un livre très impor­tant à titre docu­men­taire : Le Pré spi­ri­tuel (Λειμών, Leimṓn, Pra­tum spi­ri­tuale en latin). C’est une immense hagio­gra­phie pleine d’a­nec­dotes sur l’his­toire de l’é­glise chré­tienne syriaque qui nous donne des élé­ments pré­cis sur le déve­lop­pe­ment de la reli­gion dans les pre­miers siècles du Chris­tia­nisme d’O­rient sur les terres syriennes. C’est accom­pa­gné de ce livre que William Dal­rymple, l’é­cri­vain spé­cia­liste des Indes Bri­tan­niques et du monde chré­tien d’O­rient, s’est ren­du sur le che­min qu’a par­cou­ru Moschos. Il en rap­porte un témoi­gnage poi­gnant des der­nières heures de ces cultes immé­mo­riaux, qui, à l’heure actuelle ont dû en par­tie dis­pa­raître sous la colère sourde et des­truc­trice des fon­da­men­ta­listes de Daech ou par la folie natio­na­liste d’un état turc qui prend un malin plai­sir à détruite toute trace d’un chris­tia­nisme dérangeant.

Monastère de Mor Gabriel - Midyat - Mardin, Turquie

Monas­tère de Mor Gabriel — Midyat — Mar­din, Tur­quie. Pho­to © 2013 Wan­der­lust

Le pre­mier extrait que je four­nis ici pro­vient du monas­tère de Mor Gabriel (Day­ro d‑Mor Gabriel) situé près de la ville de Midyat dans la pro­vince de Mar­din, en Tur­quie. Le monas­tère ances­tral est actuel­le­ment en pro­cé­dure judi­ciaire avec l’é­tat turc qui l’ac­cuse d’oc­cu­per illé­ga­le­ment les terres sur lequel il est ins­tal­lé. Sans com­men­taire. Dal­rymple s’y rend en 1994 pour assis­ter à une scène de prière, rap­pe­lant au pas­sage que cer­tains rituels étaient com­muns aux chré­tiens et aux musul­mans, et que ceux qui s’en sont sépa­rés ne sont pas ceux qu’on croit.

Bien­tôt une main invi­sible a écar­té les rideaux du chœur , un jeune gar­çon a fait tin­ter les chaînes de son encen­soir fumant. Les fidèles ont enta­mé une série de pros­ter­na­tions : ils tom­baient à genoux, puis posaient le front à terre de telle manière que, du fond de l’é­glise, on ne voyait plus que des ran­gées de der­rière dres­sés. Seule dif­fé­rence avec le spec­tacle offert par les mos­quées : le signe de croix qu’ils répé­taient inlas­sa­ble­ment. C’est déjà ain­si que priaient les pre­miers chré­tiens, et cette pra­tique est fidè­le­ment décrite par Moschos dans Le Pré spi­ri­tuel. Il semble que les pre­miers musul­mans se soient ins­pi­rés de pra­tiques chré­tiennes exis­tantes, et l’is­lam comme le chris­tia­nisme orien­tal ont conser­vé ces tra­di­tions aus­si antiques que sacrées ; ce sont les chré­tiens qui ont ces­sé de les respecter.

Cyrrhus theatre

Théâtre de Cyr (Cyr­rhus)

Par le hasard des che­mins, lon­geant la fron­tière entre la Tur­quie et la Syrie, il bifurque de sa route pour rejoindre une cité éloi­gnée de tout, une cité aujourd’­hui en ruine qu’il appelle Cyr, à qua­torze kilo­mètres de la ville de Kilis en Tur­quie. Cyr, c’est l’an­tique Cyr­rhus, Cyr­rus, ou Kyr­ros (Κύρρος) ayant éga­le­ment por­té les noms de Hagiou­po­lis, Nebi Huri, et Kho­ros. Suc­ces­si­ve­ment occu­pée par les Macé­do­niens, les Armé­niens, les Romains, les Perses puis les Musul­mans et les Croi­sés, elle se trouve au car­re­four de nom­breuses influences. Son ancien nom de Nebi Huri fait direc­te­ment réfé­rence à l’his­toire dont il est ques­tion ici.

Intérieur du mausolée de Nebi Uri

Inté­rieur du mau­so­lée de Nebi Uri (Cyr, Cyrrhus)

Il ren­contre à l’é­cart des ruines prin­ci­pales un vieil homme, un cheikh nom­mé M. Alouf, gar­dien d’un mau­so­lée iso­lé où l’on trou­ve­rait les reliques d’un saint… musul­man, nom­mé Nebi Uri. Le lieu est char­gé d’une puis­sance béné­fique pour les gens qui viennent y trou­ver le remède à leurs maux. Le malade s’al­longe sur le sol pour y trou­ver l’ac­com­plis­se­ment du miracle. Lorsque Dal­rymple l’in­ter­roge sur l’his­toire de ce per­son­nage enter­ré sous cette dalle, M. Alouf lui compte l’his­toire du chef des armées de David, marié à Beth­sa­bée, qui n’est ni plus ni moins que Urie le Hit­tite, per­son­nage de l’An­cien Tes­ta­ment que David a envoyé se faire tuer pour se marier avec sa femme. On peut voir l’in­té­gra­li­té de cette légende sur les magni­fiques tapis­se­ries du châ­teau d’É­couen (Val d’Oise), Musée Natio­nal de la Renais­sance. Ce qu’il nous raconte là, c’est la pro­fonde simi­li­tude des cultes chré­tiens et musul­mans qui se confondent, s’en­tre­lacent et disent fina­le­ment que les deux ont coha­bi­té dans une cer­taine poro­si­té sans pour autant cher­cher à s’an­nu­ler. Une belle leçon à racon­ter à tous ceux qui exposent des sen­ti­ments pro­fonds sur l’in­té­gri­té de la religion…

Petite remise en pers­pec­tive de l’histoire :

Quel impro­bable alliage de fables ! Un saint musul­man du Moyen-Âge enter­ré dans une tombe à tour byzan­tine beau­coup plus ancienne, et qui s’é­tait peu à peu confon­du avec cet Urie pré­sent dans la Bible comme dans le Coran. Si cela se trou­vait, ce saint s’ap­pe­lait jus­te­ment Urie et, au fil du temps, sont iden­ti­té avait fusion­né avec celle de son homo­nyme biblique. Il était encore plus inso­lite que dans cette cité, depuis tou­jours répu­tée pour ses mau­so­lées chré­tiens, la tra­di­tion sou­fie ait repris le flam­beau là où l’a­vaient lais­sés les saints de Théo­do­ret. Avec ses cour­bettes et ses pros­ter­na­tions, la prière musul­mane sem­blait déri­ver de l’an­tique tra­di­tion syriaque encore pra­ti­quée à Mar Gabriel ; paral­lè­le­ment, l’ar­chi­tec­ture des pre­miers mina­rets s’ins­pi­rait indu­bi­ta­ble­ment des flèches d’é­glises syriennes de la basse Anti­qui­té. Alors les racines du mys­ti­cisme — donc du sou­fisme — musul­man étaient peut-être à cher­cher du côté des saints et des Pères du désert byzan­tins qui les avaient pré­cé­dés dans tout le Proche-Orient.
Aujourd’­hui, l’Oc­ci­dent per­çoit le monde musul­man comme radi­ca­le­ment dif­fé­rent du monde chré­tien, voire radi­ca­le­ment hos­tile envers lui. Mais quand on voyage sur les terres des ori­gines du chris­tia­nisme, en Orient, on se rend bien compte qu’en fait les deux reli­gions sont étroi­te­ment liées. Car l’une est direc­te­ment née de l’autre et aujourd’­hui encore, l’is­lam per­pé­tue bien des pra­tiques chré­tiennes ori­gi­nelles que le chris­tia­nisme actuel, dans sa ver­sion occi­den­tale, a oubliées. Confron­tés pour la pre­mière fois aux armées du Pro­phète, les anciens Byzan­tins crurent que l’is­lam était une simple héré­sie du chris­tia­nisme ; et par mains côtés, ils n’é­taient pas si loin de la véri­té : l’is­lam, en effet, recon­naît une bonne par­tie de l’An­cien et du Nou­veau Tes­ta­ment et honore Jésus et les anciens pro­phètes juifs.
Si Jean Moschos reve­nait aujourd’­hui, il serait bien plus en ter­rain connu avec les usages des sou­fis modernes que face à un « évan­gé­liste » amé­ri­cain. Pour­tant, cette évi­dence s’est per­due parce que nous consi­dé­rons tou­jours le chris­tia­nisme comme une reli­gion occi­den­tale, alors qu’il est, par essence, orien­tal. En outre, la dia­bo­li­sa­tion de l’is­lam en Occi­dent et la mon­tée de l’is­la­misme (née des humi­lia­tions répé­tées infli­gées par l’Oc­ci­dent au monde musul­man) font que nous ne vou­lons pas voir — la pro­fonde paren­té entre les deux religions.

William Dal­rymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chré­tiens d’Orient
1997, Libretto

J’a­dresse ce court billet à tous ceux, comme cer­tains dont je suis par ailleurs très proche, n’ar­rêtent pas d’as­sé­ner ad nau­seam que notre socié­té est « chré­tienne » ou « judéo-chré­tienne » et que l’is­lam, quel qu’il soit, remet en cause ses fon­de­ments. Je leur adresse ce billet non pour qu’ils changent d’a­vis, car c’est là une tâche impos­sible, mais pour leur dire sim­ple­ment que rien n’est pur, rien n’est aus­si lisse que ce qu’il sou­hai­te­rait, a for­tio­ri cer­tai­ne­ment pas la reli­gion qu’ils arborent autour du cou…

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Un monde flot­tant : l’ab­baye de Beau­port (Aba­ti Boporzh)

Un monde flot­tant : l’ab­baye de Beau­port (Aba­ti Boporzh)

Beau­port est comme un conte, un beau poème roman­tique de fin d’au­tomne, lorsque le vent souffle sa der­nière can­tate, assis au fond de l’é­glise. L’ab­baye est une fronde à la vie aus­tère, avec ses aga­panthes qui lancent leurs pom­pons bleu-vio­let dans les airs, ses camé­lias aux tons rouge sang et ses mas­sifs de buis indomptés.

On peut voir l’ab­baye depuis la route qui longe la côte entre Paim­pol et le bourg incon­nu de Ploué­zec, au lieu-dit Kéri­ty. De là où l’on est, on ne voit qu’une ancienne église de style gothique, au toit effon­dré, aux ouver­tures sans vie, sans vitraux, son âme ouverte aux quatre vents, celui de la terre, mais sur­tout celui de la mer et des maré­cages… De loin, l’é­di­fice fait pen­ser à l’ab­baye Saint-Mathieu, sise à la pointe du même nom, tout au bout de la terre. Ici, c’est un autre finis ter­rae qui nous attend, le point extrême entre le monde des vivants et le monde incon­nu qui fit tant de veuves dans la région, veuves dont on peut presque voir le rocher depuis les jar­dins de l’ab­baye, le monde de la mer.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 03

Il ne reste ici qua­si­ment aucun toit, à part quelques uns, cer­tai­ne­ment refaits depuis le temps, mais les bâti­ments des moines sont presque tous à nu. On entre ici dans une grande salle qui devait être le réfec­toire, par une petite porte sous une arche en plein cintre. De l’herbe sur le sol et par les grandes fenêtres sous d’autres arcs plein cintre recou­verts de lichens et de mousses, on voit le jar­din for­mé de quatre grands car­rés. Un grand por­tail aujourd’­hui ouvert donne accès à ce jar­din qui devait autre­fois sub­ve­nir aux besoins des gens d’i­ci. Flan­qués de volutes, c’est une belle clô­ture entre le monde de l’es­prit et le monde de la terre. Tout au bout du jar­din, un autre por­tail, fer­mé celui-ci, donne sur le che­min de terre qui longe la côte et vient lécher les pieds des maré­cages et des prés salés le long du rivage. On n’est déjà plus sur terre, on est à mi-che­min entre la terre et la mer.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 14

La salle capi­tu­laire est ouverte au vent, indé­cise entre le fait d’être au-dedans ou au-dehors. Ici et là on trouve des arcs en anses de panier, ce qui n’est pas si com­mun dans les envi­rons. Il ne reste plus par­fois que les mon­tants des fenêtres, taillés dans un beau gra­nit qui résiste au temps, et sur­tout au cli­mat qui a cet incroyable pou­voir d’en décou­ra­ger plus d’un. La pierre et l’eau ren­drait malade le plus aguer­ri des Bre­tons. Ajou­tez à cela la soli­tude des lieux et le froid qui règne dans ces pièces ven­teuses et votre séjour sur terre devient le plus ter­rible des châ­ti­ments. Les esprits les plus cyniques diraient qu’en rajou­tant une bonne couche de prières et de lita­nies, vous voi­là prêts à embar­quer pour les limbes plus vite que par la Natio­nale 12…

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On a beau se pro­me­ner sous les arcs-bou­tants aux par­terres fleu­ris qui retiennent l’é­glise de tom­ber, même si elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, on y trouve peu de motifs de réjouis­se­ments. Le jar­din car­ré qui devait ser­vir de cloître, là où l’on trouve aus­si les lava­bos, est entou­ré d’ombres et la végé­ta­tion se greffe dans le moindre petit espace vide, accroche ses cram­pons à la pierre déjà atta­quée par les lichens, s’offre le luxe de s’ins­tal­ler où bon lui semble. On regret­te­rait presque le fait que l’é­glise n’ait pas été res­tau­rée avec l’a­jout d’un belle toi­ture en bois mas­sif et en ardoises lui­santes sous la pluie du large, mais l’en­droit est suf­fi­sam­ment sombre et beau comme cela pour ne pas en rajou­ter. Et puis ce n’est pas si cou­rant que de trou­ver de l’herbe grasse sur le sol d’une église.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 47

On se perd dans le dédale des arcs ram­pants et dans la salle aux belles ogives larges où l’on trouve une grande che­mi­née qui devait à peine trom­per son monde en don­nant l’illu­sion qu’on pou­vait chauf­fer cette immense espace incon­trô­lable. J’en fris­sonne sous ma robe de bure rien que d’y son­ger. Les murs sont atta­qués par les lichens noirs et les cham­pi­gnons, signe que rien n’y fait… Dédale de pierre aux fenêtres ouvertes sur la mer, colonnes dont le pied est man­gé par les cro­cos­mias et les pivoines, les murs sont alors envi­sa­gés par les bignones (camp­sis radi­cans) qui n’ont pas encore le loi­sir de fleu­rir en ce mois d’a­vril. Les colonnes de l’é­glise, elles, sont entre­prises par les tapis de per­venches aux fleurs déli­cates et d’un bleu pro­fond. Sous les lierres grim­pants et dans les feuillages des hor­ten­sias, on ima­gine entendre le plain chant des moines, pauvres hères condam­nés à la vie régu­lière sous la sta­tue hau­taine de Saint Benoît, les tan­çant de son regard absent et grave avant même qu’ils n’aient com­mis le moindre pêché connu… Déjà ils sont pêcheurs, avant même d’a­voir mis le nez dehors, déjà ils doivent confes­ser leur exis­tence, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense. Les anciens ban­dits des grands che­mins et autres truands à la petite semaine auront plus de bou­lot que les autres, mais il faut bien de nou­velles âmes à sauver.

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Mélange curieux de roman tar­dif, de gothique flam­boyant hési­tant et pas trop mar­qué (on est chez les frères, tout de même…), de Renais­sance bre­tonne (vrai­ment par­ti­cu­lier ici) qu’on appelle du bout des lèvres « style Beau­ma­noir », les den­telles de pierre des­si­nant les empla­ce­ments des vitraux font presque figures de fan­tai­sie déplacée.

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On peut faire le tour de l’ab­baye dans la fraî­cheur des débuts de soi­rée au prin­temps, en pas­sant par les jar­dins, en lon­geant les hauts murs qui plongent leurs pieds dans la fange des maré­cages. Ici un arbre pousse dans l’eau sau­mâtre, pré­fi­gu­ra­tion du bayou. Là on ima­gine par­fai­te­ment les nids de mous­tiques, nappes peu pro­fondes regor­geant de larves prêtes à bon­dir hors de leur trou.

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Beau­port s’é­teint sur la grève, Beau­port nous trans­porte dans un autre temps, figé, somp­tueux, aus­tère. Beau­port, qu’on appelle Boporzh en bre­ton, est le lieu qui rat­tache les vivants à leurs morts. Char­gé d’his­toire, le lieu se prête aux his­toires qu’on ima­gine soi-même pour s’ex­pli­quer ration­nel­le­ment ce qui ne l’est pas. Abbaye les pieds dans l’eau, fan­to­ma­tique, reli­gieuse jus­qu’au bout des ongles, elle sent la den­telle noire ami­don­née et les pho­tos jau­nies des ancêtres entrés dans les ordres, la relique sous verre, un peu moi­sie comme un sou­ve­nir de Lourdes rame­né par un grand-mère très pieuse.

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 74

Entrez à Beau­port, sor­tez-en aus­si, lais­sez-vous rete­nir par ses griffes acé­rées, son calme impé­né­trable, loin des atours de la ville et sur la route de Com­pos­telle, lais­sez-vous la pos­si­bi­li­té d’en réchap­per, il y fait trop humide pour vos vieilles arti­cu­la­tions. Les rhu­ma­tismes claquent, les dents aus­si. Beau­port vous charme déjà, elle vous a envoutée…

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 83

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 88

Abbaye de Beauport (Abati Boporzh - Kerity, Paimpol) 81

Voir les 88 pho­tos de Beau­port sur Fli­ckr.

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Un moine, une fleur de lotus à la main

L’an­née se ter­mine, s’es­souffle dans un râle caver­neux, comme si elle avait fumé beau­coup trop long­temps tout au long de sa vie. Les matins sont dou­lou­reux et se suivent sans vrai­ment se res­sem­bler, deviennent des petits sup­plices raf­fi­nés à chaque fois que le réveil sonne. Dehors, un soleil de gui­mauve teinte le ciel de cou­leurs extra­va­gantes, comme un étal de mar­ché à l’ou­ver­ture, un ciel qui se renou­velle sans cesse.
Il me revient en mémoire des odeurs sur­tout, plus que des images, et pas for­cé­ment de bonnes odeurs, mais des odeurs du réel, du quo­ti­dien de l’autre bout du monde. L’o­deur des petites rues où per­sonne ne passe, l’o­deur des routes pas­santes, bat­tues par la pluie qui tombe comme des coups de fouet sur l’as­phalte brû­lant, l’o­deur des eaux stag­nantes au beau milieu de la ville, d’un khlong bou­ché par une écluse jamais ouverte, où pour­rissent en plein air des mon­ceaux de végé­taux impos­sibles à iden­ti­fier, l’o­deur des mar­chés aux plantes près d’un quai de la Chao Phraya et des mil­liers de pois­sons qui crou­pissent en plein soleil dans des bacs à peine rem­plis d’eau, l’o­deur exha­lant de la rivière où se battent des pois­sons-chats gros comme des silures, dans un fatras de queues et de têtes impos­sible à ima­gi­ner tant qu’on ne l’a pas vu, moment de folie ani­male où les pois­sons se montent les uns sur les autres ; spec­tacle irréel. C’est étrange com­ment les hommes créent eux-mêmes des odeurs qui n’existent pas for­cé­ment dans la nature.
Au milieu de tout ça reste l’o­deur inéga­lable du linge qui sèche der­rière un mur en pisé, les fleurs de fran­gi­pa­nier, grandes ouvertes comme des gueules d’a­ni­maux assoif­fés, dont les pétales blancs se parent d’une jaune qui fait pen­ser à des taches de beurre, la terre ruis­se­lante d’eau au pied des man­guiers, l’o­deur du petit matin qui se révèle ten­dre­ment après une nuit écrasante.
Il reste en moi plus d’o­deurs que d’i­mages, et chaque odeur sus­cite en moi une sen­sa­tion, un goût en par­ti­cu­lier dans la bouche, les sou­ve­nirs se trans­forment en quelque chose de presque pal­pable. Comme si j’é­tais assis par terre, le regard vers la terre, tenant entre mes mains une fleur déli­cate de lotus.

Moine en prière à la pagode bouddhique de Hong Phuc (dite de Hòa giải) 19 rue Hang Than (rue du Charbon) Hanoi, 1936. Photo Ecole française d’Extrême-Orient. Photographe inconnu.

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Le Coran bleu de Kairouan

Le Coran bleu de Kairouan

On a beau­coup par­lé du Musée du Bar­do ces der­niers temps pour l’his­toire tra­gique qui s’y est dérou­lée. Ce musée regrou­pant cer­taines des plus belles mer­veilles du monde médi­ter­ra­néen à tra­vers les âges, ren­ferme en son cœur quelques pages d’une des plus belles copies du Coran qui existe au monde, une pièce maî­tresse de l’art isla­mique. Une autre par­tie se trouve non loin de Kai­rouan, dans le très beau Musée natio­nal d’art isla­mique de Raq­qa­da et quelques feuillets sont déte­nus dans des col­lec­tions pri­vées qui les rendent par­fai­te­ment inaccessibles.

Le Coran bleu de Kai­rouan est un livre de toute beau­té datant des envi­rons du Xè siècle (IVè siècle de l’Hé­gire). Son for­mat rela­ti­ve­ment petit (41 x 31cm) en fait un objet qui ne vaut par sa taille mais par l’ex­cep­tion­nelle cou­leur bleue qui orne le fond des pages. De qua­li­tés inégales et d’une teinte qui varie d’un feuillet à l’autre, ce bleu est cer­tai­ne­ment rela­tif à la cou­leur céleste, cou­leur sacrée. L’é­cri­ture est faire d’encre d’or rap­pe­lant que la parole divine est ce qu’il y a de plus pré­cieux, appli­quée sur des feuilles de vélin épaisses (de la véri­table peau de veau) d’a­bord teintes à l’in­di­go puis séchées avant d’être recou­vertes d’é­cri­ture cou­fique à hampes courtes et corps éti­ré. Il sem­ble­rait que cette tech­nique extrê­me­ment coû­teuse soit ins­pi­rée des tech­niques de chry­so­gra­phie des codex impé­riaux byzan­tins, géné­ra­le­ment teints en pourpre.

Un car­tel est dis­po­nible sur le site de Qan­ta­ra.

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