May 4, 2010 | Sur les portulans |
La grotte qui restera dans l’ombre
En 2000, une grotte de grande importance a été découverte — on dit inventée, et le découvreur devient inventeur — entre Bergerac et Sarlat-la-Canéda, sur le commune de Le Buisson-de-Cadouin. La grotte de Cussac renferme plus de cent cinquante gravures du Gravettien. L’âge des gravures — on y trouve également quelques rares traces de ponctuation de couleur — remonte à 25 000 ans et sa spécificité consiste en l’association des gravures et de sépultures aménagées dans les bauges à ours (cavités de trois à quatre mètres de diamètre, creusées par les ours dans l’argile meuble pour leur hibernation). Contrairement à d’autres grottes, l’accès en aurait été comblé après les inhumations, ce qui étaie l’idée que ce lieu était une sépulture ; la présence de gravures sur les murs renforce la présupposition que cette forme d’art est associée sinon à une religion, au moins à des croyances certainement chamaniques (voir Clottes et Lewis-Williams).
Cette grotte est encore sous surveillance scientifique car tous les relevés n’ont pas encore été effectués à ce jour. De plus, de fortes émanations de dioxyde de carbone en interdisent l’accès et pour cette raison, ce chef-d’œuvre ne pourra certainement jamais être ouvert au public.

La ville de lumière
Non loin de la légendaire péninsule du Yucatán, près de la petite ville de Tapijulapa coule une rivière laiteuse, d’une vague couleur turquoise, portant le nom prédestiné d’Azufre (souffre). Cette rivière provient des confins de la terre et lorsqu’on en remonte le cours d’eau vers sa source, une affreuse odeur d’œuf pourri saisit à deux kilomètres à la ronde, à tel point qu’aucune avancée n’est possible sans masque à gaz. La rivière prend sa source dans une grotte nommée Villa Luz (ville de lumière), en raison des grandes cavités qui lui confèrent une source lumineuse non négligeable, et elle est alimentée par une vingtaine de sources sulfurées dont on ne connait pas l’origine, puits pétrolifère ou proximité avec le volcan El Chichón…? Ici, la faune microbienne transforme l’hydrogène sulfuré en acide sulfurique et se nourrit de cet environnement particulièrement hostile. D’affreuses bactéries blanches collées aux parois pendouillent en se repaissant de cet air particulièrement nocif qui ne contient plus à certains endroits que 9,6% d’oxygène. Ces concrétions sont appelées prosaïquement « stalactites de morves » et contribuent à l’appellation d’une des caves de « paradis de morve ». La présence de lumière dans cette grotte à l’atmosphère particulièrement irrespirable (les cavités à l’air libre ont été creusées par le gaz, augmentant rapidement le volume de la grotte) est à l’origine de cette vie étrange qui s’est développée ici, comme par exemple Poecilia Mexicana, une sorte de Molly qui prend une coloration rouge vif en raison du fort taux d’hémoglobine lui permettant de capturer le peu d’oxygène des lieux, ou une espèce de diptère chironomide, envahissant la grotte à raison de dix individus par centimètre carré. L’espèce adulte ne se nourrit pas, puisant ses réserves accumulées à l’état larvaire. Une partie de la population est de couleur verte, l’autre de couleur rouge, sans raison apparente, ou connue en tout cas. D’autre part, fait étrange, deux couloirs inaccessibles fourmillent d’un bourdonnement intense, et on imagine que c’est le diptère qui en est à l’origine, mais à l’endroit où on peut l’observer, il reste silencieux.

Une civilisation révélée grâce au poison
En 1996, Robert Duane Ballard, le découvreur des épaves du Titanic et du Bismark, se lance dans un projet qui consiste à comprendre les origines de la Mer Noire. On savait depuis que certains relevés avaient été faits dans le bassin que plusieurs couches d’eau différentes se superposaient. La première plongeant à 200 mètres est une couche oxygénée. Le seconde, entre ‑200 et ‑600 mètres est une couche mixte fluctuante. La troisième sous 600 mètres est totalement anoxique (privé d’oxygène). Il y a des milliers d’années, la Mer Noire était un lac d’eau douce faisant environ les deux tiers de sa taille actuelle, une oasis féconde entourée par un paysage de steppes sèches. Avec les images satellites, on voit bien la limite de l’ancien lac. Il y a environ 12000 ans, la fin de la période glaciaire fait monter le niveau des océans. La Mer de Marmara se forme et il y a environ 7500 ans, ouvre une brèche dans une langue de terre qu’on appelle le Bosphore. En 1998, deux scientifiques, William Ryan et Walter Pitman découvrent, après avoir trouvé des restes de coquillages d’eau douce que le phénomène n’a pas été graduel mais au contraire d’une rare violence. Une cascade impétueuse se met alors en branle et déverse l’eau salée dans la cuvette avec un débit estimé à deux cents fois celui des chutes du Niagara. Le niveau de l’eau aurait monté de 15 cm/jour et aurait refoulé les riverains des rivages d’un kilomètre par jour jusqu’à ce que le niveau de l’eau monte jusqu’à 180 mètres au-dessus du niveau initial.
Les résidus trouvés sur les rivages par l’expédition Ballard ont mis en évidence qu’une activité commerciale a fleuri sur ces rives pendant 3000 ou 4000 ans. Des restes d’habitations de bois et de boue ont été découverts en dehors de la zone anoxique sulfurée, à quelques centaines de mètres du rivage, ce qui indique clairement que la nappe se déplace, tuant les poissons et noircissant les filets des pêcheurs. La particularité de cette couche empêchant la prolifération de la vie et notamment des espèces perceuses de bois comme le taret, est qu’elle permet la conservation des matières organiques et donc du bois. L’expédition a pu ainsi mettre à jour les restes de navires datant de l’empire romain et de l’empire byzantin datant de 1500 ans. Aucun autre milieu n’aurait pu amener jusqu’à notre époque de tels vestiges.

Photo © Caucas
Rivages de la Mer Noire à Sinop, Turquie
Ce déluge d’eau salée a balayé des populations vers de nouvelles terres, expulsant des milliers de personnes en étoile qui auraient colporté le récit de cette invasion d’eau. C’est très certainement de là que viennent les récits bibliques du Déluge (le Mont Ararat ne se trouve qu’à 200 kilomètres des rives de la Mer Noire), mais également le passage du Déluge de l’Épopée de Gilgamesh ou encore le mythe de l’Atlantide.
Localisation Google Maps de la grotte de Cussac, de Villa Luz et du lieu des recherches de l’expédition Ballard.
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Apr 28, 2010 | Arts, Histoires de gens, Livres et carnets |
Avant que je n’étudie l’histoire de l’art, j’ai pioché mes premières expériences et mes premiers émois dans les pages de volumes aux pages jaunies et à l’odeur rance de la Grammaire des styles qu’on trouvait encore à l’époque aux éditions Payot, sur les tables de gravures innombrables sans lesquelles toute approche naïve ne serait que pure perte. L’art se nourrit de ses propres images, et son histoire se gave d’exemples et d’illustrations. Ma mère m’a alors offert la très majestueuse Histoire de l’Art de l’essayiste anarchiste et historien de l’art Élie Faure (parent du géographe — tout aussi anarchiste — Élisée Reclus), une œuvre monumentale en cinq tomes dont la rédaction s’étale entre 1919 et 1921 et qui aujourd’hui reste absolument incontournable. Je replonge dans ces pages lestes, dénuées de la lourdeur académique des écrits trop souvent conventionnels et intellectualistes de l’époque et de ces mots aériens pleins de formes, on goûte la saveur de la simplicité.
La base de l’édifice humain est faite de découvertes quotidiennes, et ses plus hautes tours sont des entassements patients de généralisation progressives. L’homme a copié la forme de ses outils de chasse et l’industrie sur les becs, les dents et les griffes, il a emprunté aux fruits leurs formes pour ses premiers pots. Ses poinçons, ses aiguilles ont été d’abord des épines, des arêtes, il a saisi dans les lames imbriquées, les articulations et les fermoirs des os l’idée des charpentes, des jointures et des leviers. Là est le seul départ de l’abstraction miraculeuse, des formules les plus purifiées de toute trace d’expérience, du plus haut idéal. Et c’est là que nous devons chercher la mesure de notre humilité et de notre force à la fois.

Au contact de Faure, on s’initie à l’art dans ce qu’il a de plus fondamental ; dans sa vision des choses, reprendre le cours d’une histoire provenant des tréfonds des âges est une manière de nous faire adhérer à l’idée qu’il y a une continuité naturelle entre l’utile de la technique et la fonction esthétique de l’art. Sans cette présupposition, on risque la fausse route.
L’art est d’abord un outil d’utilité immédiate, comme les premiers balbutiements du verbe : désigner les objets qui l’entourent, les imiter ou les modifier pour s’en servir, l’homme ne va pas au-delà. L’art ne peut être encore un instrument de généralisation philosophique qu’il ne saurait pas utiliser, mais il forge cet instrument, puisqu’il dégage de son milieu quelques lois rudimentaires qu’il applique à son profit.
Elie Faure, Histoire de l’art, t.1
Avant l’histoire, I (Folio Essais, p.40, 41, imprimé en 1988)

J’aime me rappeler ces mots qu’il se plaisait à répéter et dont la paternité revient à Auguste Renoir:
Ne me demandez pas si la peinture doit être objective ou subjective. Je vous avouerai que je m’en fous.
Concernant les rapports entre Élie Faure et Auguste Renoir, je trouve dans la préface de Martine Chatelain-Courtois les mots dans lesquels on saisit la figure maîtresse de Faure, maître avant tout, personnage charismatique :
Le passeport de Faure Élie-Paul-Jacques, qui donne des conférences sur l’art dans le monde entier en 1931–1932, indique : « Profession : Médecin ». Et Renoir, qui appréciait d’autant plus la modestie du grand écrivain qu’il se voulait lui-même un simple « ouvrier de la peinture », partageait avec son « cher docteur » un silence complice en évitant les discussions d’esthétique, et en lui parlant avec humour de ses hémorroïdes — quitte à dire le bien qu’il pensait de son œuvre quand Élie Faure n’était plus là.
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Nov 17, 2009 | Histoires de gens, Sur les portulans |
La peau dure des préjugés
L’art pariétal, bien qu’il soit plus éloigné de nous sur notre frise chronologique que le Titien, Brueghel l’Ancien, et les papyrus de l’Égypte Ancienne et malgré son apparente simplicité immanente, constitue un mystère que nous sommes encore bien loin d’avoir totalement éclairci. Car derrière les gravures des livres d’école et les poncifs que l’on peut lire habituellement se cache une des dernières parts de mystère de notre humanité.
Pour voir ce qu’en disait une histoire de l’art (la mienne est celle de Horst Woldemar Janson — j’aurais préféré pouvoir citer celle d’Ernst Gombrich, mais on a les références qu’on peut), je me suis donc plongé dans les premiers chapitres de ce gros livre. Ce qui m’a tout de suite étonné c’est l’affirmation presque gratuite qui y est faite:
Les hommes de l’Âge de Pierre ne distinguaient pas clairement l’image de la réalité ; pour eux, peindre un animal signifiait l’amener à leur portée ; en «tuant» l’image, ils pensaient avoir tué l’esprit vital de l’animal.
Je crois que je n’arrive encore pas à m’en remettre, la ficelle est un peu grosse.
Ce qui pose simplement question, c’est le pourquoi du dessin et de la peinture sur les parois à une époque où — on peut aisément l’imaginer — les préoccupations devaient être principalement tournées vers la quête de nourriture et la survie dans un monde passablement hostile. Premier cliché à détruire ; l’homme préhistorique n’est pas qu’un chasseur et passe plus de temps à rêvasser et dormir que chercher sa nourriture, que déjà, il commence à stocker et conserver. Il a donc du temps de cerveau disponible — une cible parfaite pour les annonceurs — pour s’adonner à des loisirs ou des activités de l’esprit. Après tout, s’il est arrivé jusque là, ce n’est pas sans raison, c’est parce que son esprit a déjà commencé à évoluer. Second cliché qu’on évacue d’entrée de jeu: les hommes qui ont fait ces peintures sont des hommes de Cro-Magnon, des êtres évolués qui ont vécu au pire 40 000 ans av J.-C. Ce sont donc des hominidés modernes, des homo sapiens pour la plupart…
On peut imaginer que l’art pariétal — un autre préjugé, on l’a déjà appelé «art», il est déjà typé — fasse partie de ces loisirs et que la peinture est une activité divertissante, au même titre que la lecture ou la culture des orchidées à notre époque. Dans ce cas, première question, pourquoi cette peinture qu’on a souvent typé comme étant de l’art (ne pas oublier que la définition de l’art est l’expression d’un idéal esthétique) s’est retrouvée confinée dans des endroits incroyables, inaccessibles, dans des diverticules ou des couloirs étroits si sa vocation était décorative ?
Autre préjugé, les peintures pariétales n’ont pas été produites que dans des grottes ou cavernes, mais également sur des parois extérieures, mais elles n’ont malheureusement pas aussi bien résisté à l’usure du temps et ne sont parvenues jusqu’à nous que de manière fragmentaire au travers de ce qu’on appelle les «abris» . On n’arrête pas de se contredire dans cette histoire.
Reformulons. Prenons l’exemple de cette grotte de Rouffignac qui m’a tant ému. Pourquoi donc les hommes se sont enfoncés sous terre dans cette cavité qui les a mené à plus de deux kilomètres de l’entrée, dans l’obscurité la plus parfaite et dans un lieu réputé dangereux, où les ours avaient l’habitude d’hiberner, où les pires dangers étaient à prévoir et surtout, loin du regard de tous ?
L’art et le sacré
Ce qu’on peut objecter immédiatement au fait de dire que c’est de l’«art» pariétal, c’est que la fonction artistique n’a pas pour vocation d’être cachée mais au contraire montrée à la face du monde. C’est en tout cas comme ça qu’on peut la voir dans toute l’histoire de l’humanité ; les frontispices des temples égyptiens d’Edfou, Esna, Kôm Ombo sont visibles à des kilomètres à la ronde, les peintures des primitifs Flamands ou Italiens ont pour vocation de dire avec des images ce que le peuple ne peut lire en latin, à des fins de prosélytisme, l’architecture des Cathédrales doit imposer, etc. L’art n’a pas son essence dans la discrétion et la confidentialité.
En revanche, ce qui l’est, c’est le liturgique, le sacré, un autre pan de l’esprit humain : le sacré. Chez les Égyptiens de l’Antiquité, ce qui est sacré est enfermé au cœur du naos, inaccessible au commun des mortels — on ne sait d’ailleurs pas vraiment ce qu’on pouvait y trouver puisque seul Pharaon y avait accès. Dans nos églises et cathédrales, on conserve des reliques — ce qui me vient immédiatement en tête, c’est la châsse contenant le crâne de Saint-Yves Hélory de Kermartin dans la cathédrale de Tréguier, qu’on ne sort que lors du pardon, le 19 mai —, on peint des retables et des triptyques qu’on ferme, qu’on soustrait aux yeux de la plèbe comme celui de l’Agneau Mystique par Jan Van Eyck qui reste fermé et ne montre guère l’intérieur. Tout système de pensée a en lui un pan de sacré.
Deux fous contre tous
Si donc l’«art» pariétal n’est pas de l’art puisqu’il n’a pas vocation à être l’expression d’un idéal esthétique, qui plus est montrable à tous, que sont ces peintures ? Loin de tout ce qu’on a cru savoir pendant des années, depuis la découverte de la grotte d’Altamira en 1879, depuis Lascaux, depuis Chauvet et Cosquer, un livre écrit en 1996 par deux hommes a bousculé l’ordre des choses en abordant le problème sous un angle peu commun. Le premier est Jean Clottes, préhistorien, conservateur général du Patrimoine. Le second est David Lewis-Williams, archéologue et docteur en anthropologie sociale, spécialiste de l’art des San. Ensemble, ils ont élaboré une théorie faisant entrer en scène une dimension de l’esprit à peu près inconnue jusque là dans le domaine des études préhistoriques ; la neuropsychologie. Il va sans dire que ces deux individus passent pour des fous, des originaux, qui, au sein-même de leur communauté ont essuyé railleries et quolibets, mais au bout du compte, ils apportent un éclairage nouveau à ce que nous avons pris pour acquis pendant des années.

Le postulat de Clottes et Lewis-Williams n’est pas d’affirmer que l’art pariétal n’est pas de l’art, mais serait plutôt un des stades de l’expression d’une culture particulière, de rituels spirituels qui feraient intervenir différents niveaux de conscience. Pour cela, ils nous expliquent que ce sont par exemple les systèmes de pensée des plus anciennes sociétés chamaniques connues ; les populations d’Asie centrale et septentrionale; Tungus, Evènes, Saami, Télenghites ou Touvas.
États de conscience modifiée ou altérée
Le personnage du chamane est directement issu de la culture sibérienne:
Sam est une racine altaïque signifiant « s’agiter en remuant les membres postérieurs ». Saman est un mot de la langue evenki qui signifie “danser, bondir, remuer, s’agiter”. Dans les dialectes évènes, « shaman » se dit xamān ou samān. Chez les Bouriates, boo murgel signifie « encornement (ou affrontement) de chamane ».
L’idée générale est celle d’imitation des espèces animales, notamment celles qui sont prisées à la chasse : les cervidés et les gallinacés. Source Wikipédia.

Ce qu’on apprend bien vite, c’est que même si le terme de chamane est inexorablement lié aux sociétés primitives et à un penchant un peu new-age de nos sociétés modernes qui tentent de puiser dans les sociétés amérindiennes du sud et du nord — on ne peut pas s’empêcher de penser à Pierre Clastres pour l’ethnologie ou à Carlos Castaneda pour les années 70 — des modèles de vie basés sur des connaissances supposées élevés, il a quelque chose d’universel:
De fait, la capacité de passer, volontairement ou pas, d’un état de conscience à un autre fait universellement partie du système nerveux humain. […] Les états de transe sont causés par toutes sortes de facteurs. Certaines conditions pathologiques, telles que l’épilepsie du lobe temporal, la migraine et la schizophrénie, se caractérisent par des hallucinations. […] L’absorption de drogues psychotropes, telles que la cocaïne ou le LSD, est la méthode d’évasion volontaire la plus connue en Occident, surtout depuis les années soixante, lorsque l’usage des drogues fut quasiment sacralisé par beaucoup de jeunes. D’autres conditions susceptibles d’induire des états de conscience altérée sont tout aussi importants pour notre enquête. Elles incluent la déprivation sensorielle (absence de lumière, de bruit et de stimulation physique), l’isolement social prolongé, la douleur intense, la danse exténuante et des sons insistants et rythmiques, comme le tambour et les chants psalmodiés.

La modification de la conscience menant à l’hallucination est un cheminement dont les principales caractéristiques sont connues, identifiées et universelles (il est admis que l’hallucination est un phénomène «yeux ouverts») :
Stade 1, la perception sans objet d’idées et de formes: Le sujet voit des figures géométriques, des cercles, des vagues, des lignes, des grilles.
Stade 2, rationalisation: Le sujet rationalise l’objet de sa vision et assimile la forme à une forme connue, il transforme l’objet en signifiant au niveau religieux ou émotionnel.
Stade 3, transition: Le sujet voit un tunnel, un gouffre, un tourbillon, un vortex tournoyant ayant pour fonction de synthétiser les visions précédentes dans un treillis décoré d’images géométriques. Le bout du tunnel donne accès à un univers peuplé d’animaux, de personnages, de monstres.
Dernier stade, hallucination : Le sujet est synthétisé avec l’animal, on hallucine. Ce stade comme le second est conditionné par le socle culturel et social. Certains chamanes savent que cet état n’est facilement atteignable et parfois la prise de drogues permet en dernier recours d’y parvenir.
Pour bien comprendre ce qui peux se passer, voici comment peut survenir l’état de conscience modifié: on commence par percevoir des figures géométriques, des vagues ou des points. Le stade 2 formalise ces figures en animaux par exemple, les vagues en serpents, les points en mouches, etc. Le stade 3 est un tourbillon dans lequel le treillis est formé des motifs de la peau d’un serpent et de points bourdonnants et le stade 4 est l’hallucination, on se voit intégrer un autre sujet, un animal par essence symbole de puissance (lion, tigre, bœuf), dont même la posture a son importance (accouchement, charge, combat, etc.)

Les sociétés des chasseurs-collecteurs pensent habituellement que les effets et les hallucinations du dernier stade de la transe résultent d’une perte de l’âme, c’est-à-dire que l’esprit du chamane quitte son corps. La perte d’âme est fréquemment ressentie comme un envol ou comme un voyage sous terre.
Dans la cosmogonie du chamane, la relation entre l’âme, les esprits et le monde souterrain est en prise directe avec le réel. Le chamanisme n’a rien d’une lubie dans ces sociétés dans lesquelles le chamane est un être de savoir, le chamanisme n’est pas un complément trivial, c’est un mode de vie et de pensée qui embrasse tout.
Chamanisme et animalité ; la fonction de la grotte
Mais alors, quel rapport entre les lieux choisis pour l’expression des peintures et les états de conscience modifiés ? L’état d’hallucinations nécessite des conditions particulières que le chamane va rechercher:
Il choisira fréquemment un site d’art rupestre, considéré comme un lieu adéquat pour la recherche de visions. Le critère essentiel du lieu retenu est son isolement. Loin des humains et de l’aide de sa communauté, il va jeûner et méditer. Ses souffrances seront parfois exacerbées par la flagellation qu’il s’inflige. Finalement, la faim, la douleur, la concentration intense et l’isolement social se combinent pour le faire entrer en transe.

La fonction de la grotte apparait. Son isolement, sa profondeur jouent un rôle dans la provocation des hallucinations. Toutefois, il semblerait que dans la cosmogonie chamanique, elle ait également une autre fonction. Dans ce système de représentation du monde, il existe deux mondes principaux, le monde du réel et le monde des esprits, chacun ayant plusieurs strates généralement symétriques, chaque strate pouvant représenter individuellement un des stades de la modification de conscience et à l’interface de ces deux mondes, symboliquement, on retrouve… la pierre, ou plus précisément, la surface de la pierre. En effet, et c’est d’autant plus flagrant à Rouffignac que la surface de la paroi est faite de moellons de silex inclus dans une argile très molle, très friable, la surface de la pierre fait office de membrane entre les deux mondes.
Rien d’étonnant à ce qu’ils aient cru que les grottes menaient à cet étage souterrain du cosmos. Parois, voûtes et sols n’étaient que de fines membranes qui les séparaient des créatures et des événements du monde inférieur. Ceux qui se rendaient dans les cavernes les considéraient comme des lieux redoutables, liminaux, qui, à proprement parler, les amenaient dans un autre univers. Peut-être devrait-on dire en constituaient les entrailles.

Chamane équatorien en transformation. Il est personnifié sous les traits caractéristiques du dieu du renouveau, à tête de jaguar montrant les crocs, esprit de la nuit et sous les traits emplumés de l’Oiseau Soleil, esprit du jour.
Il y a un étrange rapport organique entre le minéral et cette membrane charnelle. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir dans ces grottes ornées des motifs en forme de vulve. La boucle se boucle…
La pierre, l’élément central, devient d’autant plus vivant lorsque les hasards de ses anfractuosités servent de support, dans un premier temps à la forme des animaux dessinés…
[…] Le reste du corps demeure caché derrière la surface. Ces figures ne sont pas seulement peintes sur ces surfaces ; elles deviennent partie intégrante des parois de la caverne, en même temps qu’elle les interprètent. Plus important encore, elles paraissent sortir du fin fond de la roche.
Dans un second temps à la signifiance ésotérique des représentations…
Dans le diverticule [des félins, dans la grotte de Lascaux], huit de ces lignes affectent le dos d’un félin. […] Il est possible que ce soit exactement cela: des incisions — non aléatoires cependant — faites dans la membrane rocheuse pour laisser passer les animaux et le pouvoir surnaturels, ou pour établir une sorte de rapport, dont le sens de jours nous échappe, entre leur réalisateur et le monde de l’au-delà que l’on croyait exister derrière la surface. Autrement dit avec ces incisions, ils agissaient sur les surfaces souterraines d’une façon qui différait de la réalisation des figures mais en était complémentaire.
Les grottes sont comme les antichambres des mondes inférieurs dans une cosmogonie qui nous est forcément éloignée, et à la lumière de l’hallucination créée par l’état de conscience modifié, on commence à comprendre ce qui lie le monde souterrain à un système de croyance élaboré.

Le tourbillon créé des sensations d’obscurité, de resserrement et parfois des difficultés à respirer. La pénétration dans un véritable trou du sol ou dans une grotte reproduit et matérialise physiquement cette expérience neuropsychique. […] Mais l’entrée dans une grotte ne fait pas que reproduire le tourbillon ; elle peut également induire des états de conscience altérée. […] Les hallucinations engendrées par la pénétration dans une grotte et par l’isolement se combinaient probablement avec les images qui se trouvaient déjà sur les parois pour y créer un monde spirituel riche et animé. Le lien étroit entre grottes et états de conscience altérée paraît irréfutable.

La théorie de Clottes et Lewis-Williams prend tout son sens et surtout apporte un éclairage nouveau à une vision parfois un peu trop simpliste d’hommes peignant dans des cavernes dans un but artistique ou décoratif. On est vraisemblablement face à un comportement utilitariste qui prend toute son origine dans une métaphore dont le signifiant prend corps au travers d’un médium inattendu.
Représentations animales
Que sont ces animaux ? On a vu que dans le processus de l’hallucination, l’animal apparait à plusieurs niveaux ; dans le stade de rationalisation puis dans le stade final. Il semble également que l’animal ait une fonction symbolique à l’intérieur de la cosmogonie chamanique.
En effet, les détails parfois précis des animaux peints permet de renseigner l’œil averti sur sa signification ; on peut reconnaître le sexe, l’âge, l’attitude ou l’action liée. Tout indique que ceci n’ait aucune valeur symbolique générale. En revanche, la plupart des peintures ont des constantes qu’on retrouve d’un lieu à l’autre.
- Couleurs : seuls le noir et le rouge sont utilisés alors que les autres couleurs existent dans la nature et sont disponibles (bleu, jaune, blanc, etc.)
- Échelle : souvent les rapports d’échelle ne sont pas respectés, cela indique clairement que nous ne sommes déjà plus dans le figuratif.
- Posture : le sol n’est jamais représenté, les animaux flottent la plupart du temps dans l’air ou sont comme vus en plongée.
- Supports : la plupart du temps, il est choisi en fonction du fait qu’il est préservé des déprédations naturelles. De la même manière, il est toujours en relation, entre ses aspérités et ses fissures avec le sujet dessiné.
- Délicatesse : des animaux esquissés en côtoient souvent d’autres représentés avec une précision infinie ; ceci écarte d’emblée l’idée d’une fonction décorative.
- On se rend compte également que la distribution des animaux souvent mêlés (les rhinocéros laineux côtoient les chevaux, les aurochs et les mammouths), si elle semble souvent chaotique ou pour le moins hasardeuse, il n’en est en fait rien. Chaque disposition a un sens et chaque anfractuosité est utilisée et même le sens de circulation de la grotte fait sens.
Selon Barrière, la grotte de Rouffignac — et sans doute d’autres cavernes — aurait une valeur femelle et elle «serait symboliquement source de vie et de mort», avec des animaux qui vont vers les profondeurs et disparaissent dans l’hiver et la mort, tandis que ceux qui paraissent sortir des «bouches d’ombre» traduiraient la renaissance de la vie à la belle saison.
Une question demeure. Que sont ces animaux ? A quoi correspondent-ils ? Leur fonction n’est pas claire, et la représentation qu’on en a dans sa diversité indique une chose. Nous ne sommes en présence de vrais animaux, ni même de représentations de vrais animaux. Ce que nous voyons, ce sont les nouvelles identités des chamanes.
On commence alors à se demander combien des animaux présumés réalistes ne sont pas des animaux au sens où nous l’entendons mais des animaux-esprits ou des chamanes dont la transformation est complète.
Nous y sommes. Les peintures représentant ces animaux, figurent en réalité des hommes transfigurés.

Représentations humaines
L’art pariétal, on le sait également parce qu’on l’a appris à l’école, ne consiste pas uniquement dans le représentation d’animaux, mais dans la figuration de mains, en négatif ou en positif, généralement de couleur rouge ou noire. Également, on trouve parfois des représentations d’êtres humains, mais là encore, on trouve des préceptes tout à fait étonnants. Tandis que les animaux sont toujours dessinés dans les couloirs, les humains, aussi rares soient leurs représentations, ne figurent que dans les cheminées des grottes, pour une raison qu’on ne s’explique pas bien. A Rouffignac par exemple, un visage d’homme est dessinée en noir à l’intérieur d’une cheminée profonde de 6 mètres. Fait très exceptionnel, on trouve dans la grotte des Trois-Frères dans l’Ariège un personnage mi-animal mi-humain, portant des andouillers et à la musculature aussi développée que celle d’un félin. Très tôt on lui a donné le nom de Sorcier. Il semble qu’en ce qui concerne les peintures de mains, cela ait été beaucoup plus qu’une sorte de signature de l’artiste, mais bien plutôt un médium sur la membrane constituée par la surface de pierre.
Il semble bien que le but n’était pas de faire des «images» des mains. La peinture chargée de pouvoir établissait plutôt une sorte de lien entre la personne, le voile rocheux et le monde des esprits qui bouillonnait derrière lui. Toucher avait autant d’importance que peindre, bien que sans doute un sens différent.

Ce serait l’acte de couvrir la main et les surfaces immédiatement adjacentes d’une peinture, souvent rouge mais parfois noire, qui serait important. Ainsi les protagonistes aurait scellé dans la paroi leurs mains ou celles des autres, les faisant disparaître derrière ce qui était probablement une substance rituellement préparée, sans doute chargée de pouvoir, plutôt qu’une «peinture» dans notre acception du terme. Ce qui importait le plus alors, ce n’était pas les empreintes laissées sur la paroi, mais l’instant où les mains étaient «invisibles».

Une nouvelle vision des choses
Clottes et Levis-Williams passent en revue toutes les théories précédemment utilisées en en retirant ce qu’elles avaient de bon pour les chasser les unes après les autres. Ils font une grande avancée en mettant l’accent tacitement sur le fait que l’art pariétal n’est finalement pas réellement un art puisqu’il remplit une fonction symbolique sacrée. Ce n’est pas non plus une célébration rituelle pour favoriser la chasse ou un passage des saisons (totémisme et magie de la chasse). Nous ne sommes pas non plus dans le structuralisme, lequel n’explique en rien la dimension souterraine des représentations. Malgré une perspicacité hors du commun de la part des deux hommes et une détermination dans leur travail, leurs conclusions ont certainement touché leur but au vu du nombre de réactions négatives, dépréciatives ou même insultantes de la part de leurs congénères dont ils font état à la fin du livre.


Ce qu’ils soulignent également, c’est que le chamanisme a eu ses heures de gloire pendant une période d’environ 25 000 ans, disons quasiment 40 000 si l’on considère que ces croyances d’un autre âge (au sens littéral du terme) sont encore vivantes aujourd’hui chez les Evènes ou les Saame et d’autres populations d’Asie centrale, c’est à dire sur une période entre 12 et 20 fois supérieure à la période pendant laquelle s’est répandu… le christianisme.
Jean Clottes, David Lewis-Williams
Les chamanes de la préhistoire, Transe et magie dans les grottes ornées
Texte intégrale, polémiques et réponses
Editions La Maison des Roches
Collection Points Histoire
Liens
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