Toxiques (Cus­sac — Cue­va de Vil­la Luz — Mer noire)

La grotte qui res­te­ra dans l’ombre

En 2000, une grotte de grande impor­tance a été décou­verte — on dit inven­tée, et le décou­vreur devient inven­teur — entre Ber­ge­rac et Sar­lat-la-Cané­da, sur le com­mune de Le Buis­son-de-Cadouin. La grotte de Cus­sac ren­ferme plus de cent cin­quante gra­vures du Gra­vet­tien. L’âge des gra­vures — on y trouve éga­le­ment quelques rares traces de ponc­tua­tion de cou­leur — remonte à 25 000 ans et sa spé­ci­fi­ci­té consiste en l’as­so­cia­tion des gra­vures et de sépul­tures amé­na­gées dans les bauges à ours (cavi­tés de trois à quatre mètres de dia­mètre, creu­sées par les ours dans l’ar­gile meuble pour leur hiber­na­tion). Contrai­re­ment à d’autres grottes, l’ac­cès en aurait été com­blé après les inhu­ma­tions, ce qui étaie l’i­dée que ce lieu était une sépul­ture ; la pré­sence de gra­vures sur les murs ren­force la pré­sup­po­si­tion que cette forme d’art est asso­ciée sinon à une reli­gion, au moins à des croyances cer­tai­ne­ment cha­ma­niques (voir Clottes et Lewis-Williams).
Cette grotte est encore sous sur­veillance scien­ti­fique car tous les rele­vés n’ont pas encore été effec­tués à ce jour. De plus, de fortes éma­na­tions de dioxyde de car­bone en inter­disent l’ac­cès et pour cette rai­son, ce chef-d’œuvre ne pour­ra cer­tai­ne­ment jamais être ouvert au public.

La ville de lumière

Non loin de la légen­daire pénin­sule du Yucatán, près de la petite ville de Tapi­ju­la­pa coule une rivière lai­teuse, d’une vague cou­leur tur­quoise, por­tant le nom pré­des­ti­né d’Azufre (souffre). Cette rivière pro­vient des confins de la terre et lors­qu’on en remonte le cours d’eau vers sa source, une affreuse odeur d’œuf pour­ri sai­sit à deux kilo­mètres à la ronde, à tel point qu’au­cune avan­cée n’est pos­sible sans masque à gaz. La rivière prend sa source dans une grotte nom­mée Vil­la Luz (ville de lumière), en rai­son des grandes cavi­tés qui lui confèrent une source lumi­neuse non négli­geable, et elle est ali­men­tée par une ving­taine de sources sul­fu­rées dont on ne connait pas l’o­ri­gine, puits pétro­li­fère ou proxi­mi­té avec le vol­can El Chi­chón…? Ici, la faune micro­bienne trans­forme l’hy­dro­gène sul­fu­ré en acide sul­fu­rique et se nour­rit de cet envi­ron­ne­ment par­ti­cu­liè­re­ment hos­tile. D’af­freuses bac­té­ries blanches col­lées aux parois pen­douillent en se repais­sant de cet air par­ti­cu­liè­re­ment nocif qui ne contient plus à cer­tains endroits que 9,6% d’oxy­gène. Ces concré­tions sont appe­lées pro­saï­que­ment « sta­lac­tites de morves » et contri­buent à l’ap­pel­la­tion d’une des caves de « para­dis de morve ».  La pré­sence de lumière dans cette grotte à l’at­mo­sphère par­ti­cu­liè­re­ment irres­pi­rable (les cavi­tés à l’air libre ont été creu­sées par le gaz, aug­men­tant rapi­de­ment le volume de la grotte) est à l’o­ri­gine de cette vie étrange qui s’est déve­lop­pée ici, comme par exemple Poe­ci­lia Mexi­ca­na, une sorte de Mol­ly qui prend une colo­ra­tion rouge vif en rai­son du fort taux d’hé­mo­glo­bine lui per­met­tant de cap­tu­rer le peu d’oxy­gène des lieux, ou une espèce de diptère chi­ro­no­mide, enva­his­sant la grotte à rai­son de dix indi­vi­dus par cen­ti­mètre car­ré. L’es­pèce adulte ne se nour­rit pas, pui­sant ses réserves accu­mu­lées à l’é­tat lar­vaire. Une par­tie de la popu­la­tion est de cou­leur verte, l’autre de cou­leur rouge, sans rai­son appa­rente, ou connue en tout cas. D’autre part, fait étrange, deux cou­loirs inac­ces­sibles four­millent d’un bour­don­ne­ment intense, et on ima­gine que c’est le diptère qui en est à l’o­ri­gine, mais à l’en­droit où on peut l’ob­ser­ver, il reste silencieux.

Une civi­li­sa­tion révé­lée grâce au poison

En 1996, Robert Duane Bal­lard, le décou­vreur des épaves du Tita­nic et du Bis­mark, se lance dans un pro­jet qui consiste à com­prendre les ori­gines de la Mer Noire. On savait depuis que cer­tains rele­vés avaient été faits dans le bas­sin que plu­sieurs couches d’eau dif­fé­rentes se super­po­saient. La pre­mière plon­geant à 200 mètres est une couche oxy­gé­née. Le seconde, entre ‑200 et ‑600 mètres est une couche mixte fluc­tuante. La troi­sième sous 600 mètres est tota­le­ment anoxique (pri­vé d’oxy­gène). Il y a des mil­liers d’an­nées, la Mer Noire était un lac d’eau douce fai­sant envi­ron les deux tiers de sa taille actuelle, une oasis féconde entou­rée par un pay­sage de steppes sèches. Avec les images satel­lites, on voit bien la limite de l’an­cien lac. Il y a envi­ron 12000 ans, la fin de la période gla­ciaire fait mon­ter le niveau des océans.  La Mer de Mar­ma­ra se forme et il y a envi­ron 7500 ans, ouvre une brèche dans une langue de terre qu’on appelle le Bos­phore. En 1998, deux scien­ti­fiques, William Ryan et Wal­ter Pit­man découvrent, après avoir trou­vé des restes de coquillages d’eau douce que le phé­no­mène n’a pas été gra­duel mais au contraire d’une rare vio­lence. Une cas­cade impé­tueuse se met alors en branle et déverse l’eau salée dans la cuvette avec un débit esti­mé à deux cents fois celui des chutes du Nia­ga­ra. Le niveau de l’eau aurait mon­té de 15 cm/jour et aurait refou­lé les rive­rains des rivages d’un kilo­mètre par jour jus­qu’à ce que le niveau de l’eau monte jus­qu’à 180 mètres au-des­sus du niveau initial.
Les rési­dus trou­vés sur les rivages par l’ex­pé­di­tion Bal­lard ont mis en évi­dence qu’une acti­vi­té com­mer­ciale a fleu­ri sur ces rives pen­dant 3000 ou 4000 ans. Des restes d’ha­bi­ta­tions de bois et de boue ont été décou­verts en dehors de la zone anoxique sul­fu­rée, à quelques cen­taines de mètres du rivage, ce qui indique clai­re­ment que la nappe se déplace, tuant les pois­sons et noir­cis­sant les filets des pêcheurs. La par­ti­cu­la­ri­té de cette couche empê­chant la pro­li­fé­ra­tion de la vie et notam­ment des espèces per­ceuses de bois comme le taret, est qu’elle per­met la conser­va­tion des matières orga­niques et donc du bois. L’ex­pé­di­tion a pu ain­si mettre à jour les restes de navires datant de l’empire romain et de l’empire byzan­tin datant de 1500 ans. Aucun autre milieu n’au­rait pu ame­ner jus­qu’à notre époque de tels vestiges.

Pho­to © Cau­cas
Rivages de la Mer Noire à Sinop, Turquie

Ce déluge d’eau salée a balayé des popu­la­tions vers de nou­velles terres, expul­sant des mil­liers de per­sonnes en étoile qui auraient col­por­té le récit de cette inva­sion d’eau. C’est très cer­tai­ne­ment de là que viennent les récits bibliques du Déluge (le Mont Ara­rat ne se trouve qu’à 200 kilo­mètres des rives de la Mer Noire), mais éga­le­ment le pas­sage du Déluge de l’Épo­pée de Gil­ga­mesh ou encore le mythe de l’Atlantide.

Loca­li­sa­tion Google Maps de la grotte de Cus­sac, de Vil­la Luz et du lieu des recherches de l’ex­pé­di­tion Bal­lard.

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L’abs­trac­tion miraculeuse

Avant que je n’é­tu­die l’his­toire de l’art, j’ai pio­ché mes pre­mières expé­riences et mes pre­miers émois dans les pages de volumes aux pages jau­nies et à l’o­deur rance de la Gram­maire des styles qu’on trou­vait encore à l’é­poque aux édi­tions Payot, sur les tables de gra­vures innom­brables sans les­quelles toute approche naïve ne serait que pure perte. L’art se nour­rit de ses propres images, et son his­toire se gave d’exemples et d’illus­tra­tions. Ma mère m’a alors offert la très majes­tueuse His­toire de l’Art de l’es­sayiste anar­chiste et his­to­rien de l’art Élie Faure (parent du géo­graphe — tout aus­si anar­chiste — Éli­sée Reclus), une œuvre monu­men­tale en cinq tomes dont la rédac­tion s’é­tale entre 1919 et 1921 et qui aujourd’­hui reste abso­lu­ment incon­tour­nable. Je replonge dans ces pages lestes, dénuées de la lour­deur aca­dé­mique des écrits trop sou­vent conven­tion­nels et intel­lec­tua­listes de l’é­poque et de ces mots aériens pleins de formes, on goûte la saveur de la simplicité.

La base de l’é­di­fice humain est faite de décou­vertes quo­ti­diennes, et ses plus hautes tours sont des entas­se­ments patients de géné­ra­li­sa­tion pro­gres­sives. L’homme a copié la forme de ses outils de chasse et l’in­dus­trie sur les becs, les dents et les griffes, il a emprun­té aux fruits leurs formes pour ses pre­miers pots. Ses poin­çons, ses aiguilles ont été d’a­bord des épines, des arêtes, il a sai­si dans les lames imbri­quées, les arti­cu­la­tions et les fer­moirs des os l’i­dée des char­pentes, des join­tures et des leviers. Là est le seul départ de l’abs­trac­tion mira­cu­leuse, des for­mules les plus puri­fiées de toute trace d’ex­pé­rience, du plus haut idéal. Et c’est là que nous devons cher­cher la mesure de notre humi­li­té et de notre force à la fois.

Au contact de Faure, on s’i­ni­tie à l’art dans ce qu’il a de plus fon­da­men­tal ; dans sa vision des choses, reprendre le cours d’une his­toire pro­ve­nant des tré­fonds des âges est une manière de nous faire adhé­rer à l’i­dée qu’il y a une conti­nui­té natu­relle entre l’u­tile de la tech­nique et la fonc­tion esthé­tique de l’art. Sans cette pré­sup­po­si­tion, on risque la fausse route.

L’art est d’a­bord un outil d’u­ti­li­té immé­diate, comme les pre­miers bal­bu­tie­ments du verbe : dési­gner les objets qui l’en­tourent, les imi­ter ou les modi­fier pour s’en ser­vir, l’homme ne va pas au-delà. L’art ne peut être encore un ins­tru­ment de géné­ra­li­sa­tion phi­lo­so­phique qu’il ne sau­rait pas uti­li­ser, mais il forge cet ins­tru­ment, puis­qu’il dégage de son milieu quelques lois rudi­men­taires qu’il applique à son profit.

Elie Faure, His­toire de l’art, t.1
Avant l’his­toire, I (Folio Essais, p.40, 41, impri­mé en 1988)

J’aime me rap­pe­ler ces mots qu’il se plai­sait à répé­ter et dont la pater­ni­té revient à Auguste Renoir:

Ne me deman­dez pas si la pein­ture doit être objec­tive ou sub­jec­tive. Je vous avoue­rai que je m’en fous.

Concer­nant les rap­ports entre Élie Faure et Auguste Renoir, je trouve dans la pré­face de Mar­tine Cha­te­lain-Cour­tois les mots dans les­quels on sai­sit la figure maî­tresse de Faure, maître avant tout, per­son­nage charismatique :

Le pas­se­port de Faure Élie-Paul-Jacques, qui donne des confé­rences sur l’art dans le monde entier en 1931–1932, indique : « Pro­fes­sion : Méde­cin ». Et Renoir, qui appré­ciait d’au­tant plus la modes­tie du grand écri­vain qu’il se vou­lait lui-même un simple « ouvrier de la pein­ture », par­ta­geait avec son « cher doc­teur » un silence com­plice en évi­tant les dis­cus­sions d’es­thé­tique, et en lui par­lant avec humour de ses hémor­roïdes — quitte à dire le bien qu’il pen­sait de son œuvre quand Élie Faure n’é­tait plus là.

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Dans l’in­ti­mi­té obs­cure de Lascaux

Son­gez à Mar­ce­li­no Sanz de Sau­tuo­la qui en 1868 et à sa petite fille Maria, alors âgée de huit ans, qui remar­qua sur les pla­fonds de la grotte de San­tilla­na del Mar(1), des tau­reaux des­si­nés et ornés de cou­leurs sombres. Ils venait de décou­vrir l’un des plus grands sites pré­his­to­riques parié­tal, et les pre­mières publi­ca­tions qui s’en­sui­virent à par­tir de 1876 firent décou­vrir au monde occi­den­tal le reli­quat de leur his­toire antédiluvienne.
Son­gez à la gran­deur de l’in­ven­tion. Son­gez à l’é­mo­tion que cela doit être d’é­treindre ain­si les marques des pré­misses de l’humanité.
Son­gez à ce qu’on appelle aujourd’­hui la grotte d’Al­ta­mi­ra et à l’en­goue­ment sou­dain qu’a sus­ci­té cette décou­verte pour l’hu­ma­ni­té toute entière, et à toutes les voca­tions de cher­cheurs en com­men­çant par celui qui don­na sa lettres de noblesse à la Pré­his­toire, l’ab­bé Hen­ri Breuil.
Son­gez à ce même Hen­ri Breuil qui en sep­tembre 1940 fut le pre­mier spé­cia­liste à visi­ter le site ô com­bien majes­tueux de Las­caux(2), après qu’une bande de gamins ait décou­vert une toute petite cavi­té dans laquelle leur chien ten­tait de s’in­tro­duire. Ils en firent le site le plus excep­tion­nel décou­vert à ce jour, même si ces dimen­sions res­tent modestes avec ses 250 mètres de long (la par­tie infé­rieure étant dif­fi­ci­le­ment acces­sible à cause de la pré­sence d’un fort taux de dioxyde car­bone) et aus­si un des plus contro­ver­sés sur le plan poli­tique puisque les quelques années d’ex­ploi­ta­tion tou­ris­tique qui lui ont per­mis une telle noto­rié­té ont eu rai­son des mil­liers d’an­nées de pré­ser­va­tion dans l’obs­cu­ri­té qui l’ont fait par­ve­nir intacte jus­qu’à notre époque.
Aujourd’­hui fer­mée et copiée à 200 mètres de là, c’est une grotte presque fan­tas­ma­tique qu’on peut visi­ter aujourd’­hui sur Inter­net. Véri­table sanc­tuaire de l’hu­ma­ni­té, la grotte a enfin un site digne de ce nom (Las­caux), par le Minis­tère de la Culture.

Notes:

1- Non loin de San­tan­der en Cantabrie.

2- Sur la com­mune de Mon­ti­gnac, en Dor­dogne, sur les bords de la Vézère, le ber­ceau de la pré­his­toire en France. Sur ses bords se trouvent les sites de Lau­ge­rie-Haute et Lau­ge­rie-Basse, Les Eyzies, Font-de-Gaume, Rouf­fi­gnac, Saint-Cirq du Bugue, entre autres, tous ins­crits au Patri­moine Mon­dial de l’U­nes­co.

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Le chant amou­reux du Parasaurolophus

Avec mon fils, nous ado­rons regar­der le tout-venant du repor­tage sur les chan­ge­ments cli­ma­tiques, les phé­no­mènes astro­no­miques, les catas­trophes natu­relles et ce same­di après-midi enso­leillé et calme — tou­jours pas d’a­vions dans le ciel —, juste avant de som­brer dans un som­meil traître sur le cana­pé, nous avons regar­dé l’un contre l’autre un superbe docu­men­taire sur les Pachy­ce­pha­lo­sau­ri­dae. Ouais.

Ces sau­riens (ne pas confondre avec les vau­riens) venus du pas­sé ont la par­ti­cu­la­ri­té, comme le dit l’é­ty­mo­lo­gie, d’a­voir un calotte crâ­nienne épaisse d’une ving­taine de cen­ti­mètres. On a long­temps cru que cette épais­seur d’os avait une fonc­tion bel­li­queuse, au même titre que pour les boucs ou les bœufs mus­qués dont les joutes crâne contre crâne décident de la place du meilleur repro­duc­teur (comme chez beau­coup d’a­ni­maux, c’est le plus fort qui est le mieux pla­cé pour assu­rer la conser­va­tion de l’es­pèce). Tou­te­fois, en étu­diant la struc­ture molé­cu­laire de ces crânes, le cher­cheur s’est aper­çu que l’os était par­ti­cu­liè­re­ment spon­gieux et que dans le cas d’un affron­te­ment fron­tal, les deux ani­maux se seraient tués.

Dans le cas du Para­sau­ro­lo­phus, un rare repré­sen­tant de la famille des Hadro­sau­ri­dae (« dino­saures à becs de canards »), on a long­temps pen­sé que la longue excrois­sance crâ­nienne était une arme de des­truc­tion avant de pen­ser qu’elle avait une fonc­tion res­pi­ra­toire, que l’a­ni­mal devait se ser­vir de son crâne comme d’un tuba, mais il a été éga­le­ment évo­qué la pos­si­bi­li­té d’une fonc­tion de thermorégulation.

Tout ceci c’é­tait sans comp­ter le dimor­phisme sexuel de l’es­pèce. En l’oc­cur­rence, comme pour d’autres espèces, c’est le mâle qui revêt les carac­tères sexuels les plus accen­tués avec une crête plus pro­non­cée que celle de la femelle, ain­si qu’une mem­brane plus vaste et colo­rée. L’exis­tence d’un dimor­phisme devait dis­cré­di­ter une fonc­tion vitale. Fina­le­ment, il a été mis en évi­dence que cette crête a la même fonc­tion qu’un cro­morne, et n’est en réa­li­té qu’une longue caisse de réso­nance des­ti­née à ampli­fier le chant amoureux.
Comme dans le cas du Pachy­ce­pha­lo­sau­rus, on a prê­té une fonc­tion à des attri­buts qui n’a­vaient rien à voir avec la réa­li­té, comme on a sou­vent cru éga­le­ment que ces bêtes que nous connais­sons mal étaient des ani­maux bel­li­queux et agres­sifs. Pen­ser que « la fonc­tion créé l’or­gane » et que les Para­sau­ro­lo­phus devaient s’a­don­ner à de belles séré­nades dans les plaines ombra­geuses du Méso­zoïque pour plaire à leurs femelles sans la moindre once d’a­gres­si­vi­té a quelque chose de ras­su­rant et tend une fois de plus à démon­trer que nous avons trop sou­vent ten­dance à prê­ter aux ani­maux nos travers.

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Ceux qui ornaient les parois de cavernes d’a­ni­maux, les cha­manes de la préhistoire

La peau dure des préjugés

Pieter Brueghel l'ancien, les MoissonneursL’art parié­tal, bien qu’il soit plus éloi­gné de nous sur notre frise chro­no­lo­gique que le Titien, Brue­ghel l’An­cien, et les papy­rus de l’É­gypte Ancienne et mal­gré son appa­rente sim­pli­ci­té imma­nente, consti­tue un mys­tère que nous sommes encore bien loin d’a­voir tota­le­ment éclair­ci. Car der­rière les gra­vures des livres d’é­cole et les pon­cifs que l’on peut lire habi­tuel­le­ment se cache une des der­nières parts de mys­tère de notre humanité.
Pour voir ce qu’en disait une his­toire de l’art (la mienne est celle de Horst Wol­de­mar Jan­son — j’au­rais pré­fé­ré pou­voir citer celle d’Ernst Gom­brich, mais on a les réfé­rences qu’on peut), je me suis donc plon­gé dans les pre­miers cha­pitres de ce gros livre. Ce qui m’a tout de suite éton­né c’est l’af­fir­ma­tion presque gra­tuite qui y est faite:

Les hommes de l’Âge de Pierre ne dis­tin­guaient pas clai­re­ment l’i­mage de la réa­li­té ; pour eux, peindre un ani­mal signi­fiait l’a­me­ner à leur por­tée ; en «tuant» l’i­mage, ils pen­saient avoir tué l’es­prit vital de l’animal.

Je crois que je n’ar­rive encore pas à m’en remettre, la ficelle est un peu grosse.
Ce qui pose sim­ple­ment ques­tion, c’est le pour­quoi du des­sin et de la pein­ture sur les parois à une époque où — on peut aisé­ment l’i­ma­gi­ner — les pré­oc­cu­pa­tions devaient être prin­ci­pa­le­ment tour­nées vers la quête de nour­ri­ture et la sur­vie dans un monde pas­sa­ble­ment hos­tile. Pre­mier cli­ché à détruire ; l’homme pré­his­to­rique n’est pas qu’un chas­seur et passe plus de temps à rêvas­ser et dor­mir que cher­cher sa nour­ri­ture, que déjà, il com­mence à sto­cker et conser­ver. Il a donc du temps de cer­veau dis­po­nible — une cible par­faite pour les annon­ceurs — pour s’a­don­ner à des loi­sirs ou des acti­vi­tés de l’es­prit. Après tout, s’il est arri­vé jusque là, ce n’est pas sans rai­son, c’est parce que son esprit a déjà com­men­cé à évo­luer. Second cli­ché qu’on éva­cue d’en­trée de jeu: les hommes qui ont fait ces pein­tures sont des hommes de Cro-Magnon, des êtres évo­lués qui ont vécu au pire 40 000 ans av J.-C. Ce sont donc des homi­ni­dés modernes, des homo sapiens pour la plupart…

On peut ima­gi­ner que l’art parié­tal — un autre pré­ju­gé, on l’a déjà appe­lé «art», il est déjà typé — fasse par­tie de ces loi­sirs et que la pein­ture est une acti­vi­té diver­tis­sante, au même titre que la lec­ture ou la culture des orchi­dées à notre époque. Dans ce cas, pre­mière ques­tion, pour­quoi cette pein­ture qu’on a sou­vent typé comme étant de l’art (ne pas oublier que la défi­ni­tion de l’art est l’ex­pres­sion d’un idéal esthé­tique) s’est retrou­vée confi­née dans des endroits incroyables, inac­ces­sibles, dans des diver­ti­cules ou des cou­loirs étroits si sa voca­tion était décorative ?
Autre pré­ju­gé, les pein­tures parié­tales n’ont pas été pro­duites que dans des grottes ou cavernes, mais éga­le­ment sur des parois exté­rieures, mais elles n’ont mal­heu­reu­se­ment pas aus­si bien résis­té à l’u­sure du temps et ne sont par­ve­nues jus­qu’à nous que de manière frag­men­taire au tra­vers de ce qu’on appelle les «abris» . On n’ar­rête pas de se contre­dire dans cette histoire.

Refor­mu­lons. Pre­nons l’exemple de cette grotte de Rouf­fi­gnac qui m’a tant ému. Pour­quoi donc les hommes se sont enfon­cés sous terre dans cette cavi­té qui les a mené à plus de deux kilo­mètres de l’en­trée, dans l’obs­cu­ri­té la plus par­faite et dans un lieu répu­té dan­ge­reux, où les ours avaient l’ha­bi­tude d’hi­ber­ner, où les pires dan­gers étaient à pré­voir et sur­tout, loin du regard de tous ?

L’art et le sacré

Châsse de Saint-Yves Hélory de Kermartin dans la Cathédrale de TréguierCe qu’on peut objec­ter immé­dia­te­ment au fait de dire que c’est de l’«art» parié­tal, c’est que la fonc­tion artis­tique n’a pas pour voca­tion d’être cachée mais au contraire mon­trée à la face du monde. C’est en tout cas comme ça qu’on peut la voir dans toute l’his­toire de l’hu­ma­ni­té ; les fron­tis­pices des temples égyp­tiens d’Edfou, Esna, Kôm Ombo sont visibles à des kilo­mètres à la ronde, les pein­tures des pri­mi­tifs Fla­mands ou Ita­liens ont pour voca­tion de dire avec des images ce que le peuple ne peut lire en latin, à des fins de pro­sé­ly­tisme, l’ar­chi­tec­ture des Cathé­drales doit impo­ser, etc. L’art n’a pas son essence dans la dis­cré­tion et la confidentialité.

En revanche, ce qui l’est, c’est le litur­gique, le sacré, un autre pan de l’es­prit humain : le sacré. Chez les Égyp­tiens de l’An­ti­qui­té, ce qui est sacré est enfer­mé au cœur du naos, inac­ces­sible au com­mun des mor­tels — on ne sait d’ailleurs pas vrai­ment ce qu’on pou­vait y trou­ver puisque seul Pha­raon y avait accès. Dans nos églises et cathé­drales, on conserve des reliques — ce qui me vient immé­dia­te­ment en tête, c’est la châsse conte­nant le crâne de Saint-Yves Hélo­ry de Ker­mar­tin dans la cathé­drale de Tré­guier, qu’on ne sort que lors du par­don, le 19 mai —, on peint des retables et des trip­tyques qu’on ferme, qu’on sous­trait aux yeux de la plèbe comme celui de l’Agneau Mys­tique par Jan Van Eyck qui reste fer­mé et ne montre guère l’in­té­rieur. Tout sys­tème de pen­sée a en lui un pan de sacré.

Deux fous contre tous

Si donc l’«art» parié­tal n’est pas de l’art puis­qu’il n’a pas voca­tion à être l’ex­pres­sion d’un idéal esthé­tique, qui plus est mon­trable à tous, que sont ces pein­tures ? Loin de tout ce qu’on a cru savoir pen­dant des années, depuis la décou­verte de la grotte d’Alta­mi­ra en 1879, depuis Las­caux, depuis Chau­vet et Cos­quer, un livre écrit en 1996 par deux hommes a bous­cu­lé l’ordre des choses en abor­dant le pro­blème sous un angle peu com­mun. Le pre­mier est Jean Clottes, pré­his­to­rien, conser­va­teur géné­ral du Patri­moine. Le second est David Lewis-Williams, archéo­logue et doc­teur en anthro­po­lo­gie sociale, spé­cia­liste de l’art des San. Ensemble, ils ont éla­bo­ré une théo­rie fai­sant entrer en scène une dimen­sion de l’es­prit à peu près incon­nue jusque là dans le domaine des études pré­his­to­riques ; la neu­ro­psy­cho­lo­gie. Il va sans dire que ces deux indi­vi­dus passent pour des fous, des ori­gi­naux, qui, au sein-même de leur com­mu­nau­té ont essuyé raille­ries et quo­li­bets, mais au bout du compte, ils apportent un éclai­rage nou­veau à ce que nous avons pris pour acquis pen­dant des années.

Gravure de chamane toungouse, Musée de l'Homme

Le pos­tu­lat de Clottes et Lewis-Williams n’est pas d’af­fir­mer que l’art parié­tal n’est pas de l’art, mais serait plu­tôt un des stades de l’ex­pres­sion d’une culture par­ti­cu­lière, de rituels spi­ri­tuels qui feraient inter­ve­nir dif­fé­rents niveaux de conscience. Pour cela, ils nous expliquent que ce sont par exemple les sys­tèmes de pen­sée des plus anciennes socié­tés cha­ma­niques connues ; les popu­la­tions d’A­sie cen­trale et sep­ten­trio­nale; Tun­gus, Evènes, Saa­mi, Télen­ghites ou Tou­vas.

États de conscience modi­fiée ou altérée

Le per­son­nage du cha­mane est direc­te­ment issu de la culture sibérienne:

Sam est une racine altaïque signi­fiant « s’a­gi­ter en remuant les membres pos­té­rieurs ». Saman est un mot de la langue even­ki qui signi­fie “dan­ser, bon­dir, remuer, s’a­gi­ter”. Dans les dia­lectes évènes, « sha­man » se dit xamān ou samān. Chez les Bou­riates, boo mur­gel signi­fie « encor­ne­ment (ou affron­te­ment) de chamane ».
L’i­dée géné­rale est celle d’i­mi­ta­tion des espèces ani­males, notam­ment celles qui sont pri­sées à la chasse : les cer­vi­dés et les gal­li­na­cés. Source Wiki­pé­dia.

Chaman Saami et son tambour rituel

Ce qu’on apprend bien vite, c’est que même si le terme de cha­mane est inexo­ra­ble­ment lié aux socié­tés pri­mi­tives et à un pen­chant un peu new-age de nos socié­tés modernes qui tentent de pui­ser dans les socié­tés amé­rin­diennes du sud et du nord — on ne peut pas s’empêcher de pen­ser à Pierre Clastres pour l’eth­no­lo­gie ou à Car­los Cas­ta­ne­da pour les années 70 — des modèles de vie basés sur des connais­sances sup­po­sées éle­vés, il a quelque chose d’universel:

De fait, la capa­ci­té de pas­ser, volon­tai­re­ment ou pas, d’un état de conscience à un autre fait uni­ver­sel­le­ment par­tie du sys­tème ner­veux humain. […] Les états de transe sont cau­sés par toutes sortes de fac­teurs. Cer­taines condi­tions patho­lo­giques, telles que l’é­pi­lep­sie du lobe tem­po­ral, la migraine et la schi­zo­phré­nie, se carac­té­risent par des hal­lu­ci­na­tions. […] L’ab­sorp­tion de drogues psy­cho­tropes, telles que la cocaïne ou le LSD, est la méthode d’é­va­sion volon­taire la plus connue en Occi­dent, sur­tout depuis les années soixante, lorsque l’u­sage des drogues fut qua­si­ment sacra­li­sé par beau­coup de jeunes. D’autres condi­tions sus­cep­tibles d’in­duire des états de conscience alté­rée sont tout aus­si impor­tants pour notre enquête. Elles incluent la dépri­va­tion sen­so­rielle (absence de lumière, de bruit et de sti­mu­la­tion phy­sique), l’i­so­le­ment social pro­lon­gé, la dou­leur intense, la danse exté­nuante et des sons insis­tants et ryth­miques, comme le tam­bour et les chants psalmodiés.

Chaman Telenghite (http://ch.stepanoff.free.fr/images_anciennes.html)

La modi­fi­ca­tion de la conscience menant à l’hal­lu­ci­na­tion est un che­mi­ne­ment dont les prin­ci­pales carac­té­ris­tiques sont connues, iden­ti­fiées et uni­ver­selles (il est admis que l’hal­lu­ci­na­tion est un phé­no­mène «yeux ouverts») :
Stade 1, la per­cep­tion sans objet d’i­dées et de formes: Le sujet voit des figures géo­mé­triques, des cercles, des vagues, des lignes, des grilles.
Stade 2, ratio­na­li­sa­tion: Le sujet ratio­na­lise l’ob­jet de sa vision et assi­mile la forme à une forme connue, il trans­forme l’ob­jet en signi­fiant au niveau reli­gieux ou émotionnel.
Stade 3, tran­si­tion: Le sujet voit un tun­nel, un gouffre, un tour­billon, un vor­tex tour­noyant ayant pour fonc­tion de syn­thé­ti­ser les visions pré­cé­dentes dans un treillis déco­ré d’i­mages géo­mé­triques. Le bout du tun­nel donne accès à un uni­vers peu­plé d’a­ni­maux, de per­son­nages, de monstres.
Der­nier stade, hal­lu­ci­na­tion : Le sujet est syn­thé­ti­sé avec l’a­ni­mal, on hal­lu­cine. Ce stade comme le second est condi­tion­né par le socle cultu­rel et social. Cer­tains cha­manes savent que cet état n’est faci­le­ment attei­gnable et par­fois la prise de drogues per­met en der­nier recours d’y parvenir.
Pour bien com­prendre ce qui peux se pas­ser, voi­ci com­ment peut sur­ve­nir l’é­tat de conscience modi­fié: on com­mence par per­ce­voir des figures géo­mé­triques, des vagues ou des points. Le stade 2 for­ma­lise ces figures en ani­maux par exemple, les vagues en ser­pents, les points en mouches, etc. Le stade 3 est un tour­billon dans lequel le treillis est for­mé des motifs de la peau d’un ser­pent et de points bour­don­nants et le stade 4 est l’hal­lu­ci­na­tion, on se voit inté­grer un autre sujet, un ani­mal par essence sym­bole de puis­sance (lion, tigre, bœuf), dont même la pos­ture a son impor­tance (accou­che­ment, charge, com­bat, etc.)

Chaman Tungus avec ses andouillers

Les socié­tés des chas­seurs-col­lec­teurs pensent habi­tuel­le­ment que les effets et les hal­lu­ci­na­tions du der­nier stade de la transe résultent d’une perte de l’âme, c’est-à-dire que l’es­prit du cha­mane quitte son corps. La perte d’âme est fré­quem­ment res­sen­tie comme un envol ou comme un voyage sous terre.

Dans la cos­mo­go­nie du cha­mane, la rela­tion entre l’âme, les esprits et le monde sou­ter­rain est en prise directe avec le réel. Le cha­ma­nisme n’a rien d’une lubie dans ces socié­tés dans les­quelles le cha­mane est un être de savoir, le cha­ma­nisme n’est pas un com­plé­ment tri­vial, c’est un mode de vie et de pen­sée qui embrasse tout.

Cha­ma­nisme et ani­ma­li­té ; la fonc­tion de la grotte

Mais alors, quel rap­port entre les lieux choi­sis pour l’ex­pres­sion des pein­tures et les états de conscience modi­fiés ? L’é­tat d’hal­lu­ci­na­tions néces­site des condi­tions par­ti­cu­lières que le cha­mane va rechercher:

Il choi­si­ra fré­quem­ment un site d’art rupestre, consi­dé­ré comme un lieu adé­quat pour la recherche de visions. Le cri­tère essen­tiel du lieu rete­nu est son iso­le­ment. Loin des humains et de l’aide de sa com­mu­nau­té, il va jeû­ner et médi­ter. Ses souf­frances seront par­fois exa­cer­bées par la fla­gel­la­tion qu’il s’in­flige. Fina­le­ment, la faim, la dou­leur, la concen­tra­tion intense et l’i­so­le­ment social se com­binent pour le faire entrer en transe.

Chaman Evenk, Musée de l'Homme

La fonc­tion de la grotte appa­rait. Son iso­le­ment, sa pro­fon­deur jouent un rôle dans la pro­vo­ca­tion des hal­lu­ci­na­tions. Tou­te­fois, il sem­ble­rait que dans la cos­mo­go­nie cha­ma­nique, elle ait éga­le­ment une autre fonc­tion. Dans ce sys­tème de repré­sen­ta­tion du monde, il existe deux mondes prin­ci­paux, le monde du réel et le monde des esprits, cha­cun ayant plu­sieurs strates géné­ra­le­ment symé­triques, chaque strate pou­vant repré­sen­ter indi­vi­duel­le­ment un des stades de la modi­fi­ca­tion de conscience et à l’in­ter­face de ces deux mondes, sym­bo­li­que­ment, on retrouve… la pierre, ou plus pré­ci­sé­ment, la sur­face de la pierre. En effet, et c’est d’au­tant plus fla­grant à Rouf­fi­gnac que la sur­face de la paroi est faite de moel­lons de silex inclus dans une argile très molle, très friable, la sur­face de la pierre fait office de mem­brane entre les deux mondes.

Rien d’é­ton­nant à ce qu’ils aient cru que les grottes menaient à cet étage sou­ter­rain du cos­mos. Parois, voûtes et sols n’é­taient que de fines mem­branes qui les sépa­raient des créa­tures et des évé­ne­ments du monde infé­rieur. Ceux qui se ren­daient dans les cavernes les consi­dé­raient comme des lieux redou­tables, limi­naux, qui, à pro­pre­ment par­ler, les ame­naient dans un autre uni­vers. Peut-être devrait-on dire en consti­tuaient les entrailles.

chamane_equatorien

Cha­mane équa­to­rien en trans­for­ma­tion. Il est per­son­ni­fié sous les traits carac­té­ris­tiques du dieu du renou­veau, à tête de jaguar mon­trant les crocs, esprit de la nuit et sous les traits emplu­més de l’Oiseau Soleil, esprit du jour.

Il y a un étrange rap­port orga­nique entre le miné­ral et cette mem­brane char­nelle. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir dans ces grottes ornées des motifs en forme de vulve. La boucle se boucle…
La pierre, l’élé­ment cen­tral, devient d’au­tant plus vivant lorsque les hasards de ses anfrac­tuo­si­tés servent de sup­port, dans un pre­mier temps à la forme des ani­maux dessinés…

[…] Le reste du corps demeure caché der­rière la sur­face. Ces figures ne sont pas seule­ment peintes sur ces sur­faces ; elles deviennent par­tie inté­grante des parois de la caverne, en même temps qu’elle les inter­prètent. Plus impor­tant encore, elles paraissent sor­tir du fin fond de la roche.

Dans un second temps à la signi­fiance éso­té­rique des représentations…

Dans le diver­ti­cule [des félins, dans la grotte de Las­caux], huit de ces lignes affectent le dos d’un félin. […] Il est pos­sible que ce soit exac­te­ment cela: des inci­sions — non aléa­toires cepen­dant — faites dans la mem­brane rocheuse pour lais­ser pas­ser les ani­maux et le pou­voir sur­na­tu­rels, ou pour éta­blir une sorte de rap­port, dont le sens de jours nous échappe, entre leur réa­li­sa­teur et le monde de l’au-delà que l’on croyait exis­ter der­rière la sur­face. Autre­ment dit avec ces inci­sions, ils agis­saient sur les sur­faces sou­ter­raines d’une façon qui dif­fé­rait de la réa­li­sa­tion des figures mais en était complémentaire.

Les grottes sont comme les anti­chambres des mondes infé­rieurs dans une cos­mo­go­nie qui nous est for­cé­ment éloi­gnée, et à la lumière de l’hal­lu­ci­na­tion créée par l’é­tat de conscience modi­fié, on com­mence à com­prendre ce qui lie le monde sou­ter­rain à un sys­tème de croyance élaboré.

Couloir de la grotte de Lascaux, Dordogne

Le tour­billon créé des sen­sa­tions d’obs­cu­ri­té, de res­ser­re­ment et par­fois des dif­fi­cul­tés à res­pi­rer. La péné­tra­tion dans un véri­table trou du sol ou dans une grotte repro­duit et maté­ria­lise phy­si­que­ment cette expé­rience neu­ro­psy­chique. […] Mais l’en­trée dans une grotte ne fait pas que repro­duire le tour­billon ; elle peut éga­le­ment induire des états de conscience alté­rée. […] Les hal­lu­ci­na­tions engen­drées par la péné­tra­tion dans une grotte et par l’i­so­le­ment se com­bi­naient pro­ba­ble­ment avec les images qui se trou­vaient déjà sur les parois pour y créer un monde spi­ri­tuel riche et ani­mé. Le lien étroit entre grottes et états de conscience alté­rée paraît irréfutable.

Figures géométriques et cervidés, grotte de Lascaux, Dordogne

La théo­rie de Clottes et Lewis-Williams prend tout son sens et sur­tout apporte un éclai­rage nou­veau à une vision par­fois un peu trop sim­pliste d’hommes pei­gnant dans des cavernes dans un but artis­tique ou déco­ra­tif. On est vrai­sem­bla­ble­ment face à un com­por­te­ment uti­li­ta­riste qui prend toute son ori­gine dans une méta­phore dont le signi­fiant prend corps au tra­vers d’un médium inattendu.

Repré­sen­ta­tions animales

Que sont ces ani­maux ? On a vu que dans le pro­ces­sus de l’hal­lu­ci­na­tion, l’a­ni­mal appa­rait à plu­sieurs niveaux ; dans le stade de ratio­na­li­sa­tion puis dans le stade final. Il semble éga­le­ment que l’a­ni­mal ait une fonc­tion sym­bo­lique à l’in­té­rieur de la cos­mo­go­nie chamanique.
En effet, les détails par­fois pré­cis des ani­maux peints per­met de ren­sei­gner l’œil aver­ti sur sa signi­fi­ca­tion ; on peut recon­naître le sexe, l’âge, l’at­ti­tude ou l’ac­tion liée. Tout indique que ceci n’ait aucune valeur sym­bo­lique géné­rale. En revanche, la plu­part des pein­tures ont des constantes qu’on retrouve d’un lieu à l’autre.

  • Cou­leurs : seuls le noir et le rouge sont uti­li­sés alors que les autres cou­leurs existent dans la nature et sont dis­po­nibles (bleu, jaune, blanc, etc.)
  • Échelle : sou­vent les rap­ports d’é­chelle ne sont pas res­pec­tés, cela indique clai­re­ment que nous ne sommes déjà plus dans le figuratif.
  • Pos­ture : le sol n’est jamais repré­sen­té, les ani­maux flottent la plu­part du temps dans l’air ou sont comme vus en plongée.
  • Sup­ports : la plu­part du temps, il est choi­si en fonc­tion du fait qu’il est pré­ser­vé des dépré­da­tions natu­relles. De la même manière, il est tou­jours en rela­tion, entre ses aspé­ri­tés et ses fis­sures avec le sujet dessiné.
  • Déli­ca­tesse : des ani­maux esquis­sés en côtoient sou­vent d’autres repré­sen­tés avec une pré­ci­sion infi­nie ; ceci écarte d’emblée l’i­dée d’une fonc­tion décorative.
  • On se rend compte éga­le­ment que la dis­tri­bu­tion des ani­maux sou­vent mêlés (les rhi­no­cé­ros lai­neux côtoient les che­vaux, les aurochs et les mam­mouths), si elle semble sou­vent chao­tique ou pour le moins hasar­deuse, il n’en est en fait rien. Chaque dis­po­si­tion a un sens et chaque anfrac­tuo­si­té est uti­li­sée et même le sens de cir­cu­la­tion de la grotte fait sens.

Selon Bar­rière, la grotte de Rouf­fi­gnac — et sans doute d’autres cavernes — aurait une valeur femelle et elle «serait sym­bo­li­que­ment source de vie et de mort», avec des ani­maux qui vont vers les pro­fon­deurs et dis­pa­raissent dans l’hi­ver et la mort, tan­dis que ceux qui paraissent sor­tir des «bouches d’ombre» tra­dui­raient la renais­sance de la vie à la belle saison.

Une ques­tion demeure. Que sont ces ani­maux ? A quoi cor­res­pondent-ils ? Leur fonc­tion n’est pas claire, et la repré­sen­ta­tion qu’on en a dans sa diver­si­té indique une chose. Nous ne sommes en pré­sence de vrais ani­maux, ni même de repré­sen­ta­tions de vrais ani­maux. Ce que nous voyons, ce sont les nou­velles iden­ti­tés des chamanes.

On com­mence alors à se deman­der com­bien des ani­maux pré­su­més réa­listes ne sont pas des ani­maux au sens où nous l’en­ten­dons mais des ani­maux-esprits ou des cha­manes dont la trans­for­ma­tion est complète.

Nous y sommes. Les pein­tures repré­sen­tant ces ani­maux, figurent en réa­li­té des hommes transfigurés.

Illustration de la transformation chamanique, grotte des Trois-Frères, Ariège

Repré­sen­ta­tions humaines

L’art parié­tal, on le sait éga­le­ment parce qu’on l’a appris à l’é­cole, ne consiste pas uni­que­ment dans le repré­sen­ta­tion d’a­ni­maux, mais dans la figu­ra­tion de mains, en néga­tif ou en posi­tif, géné­ra­le­ment de cou­leur rouge ou noire. Éga­le­ment, on trouve par­fois des repré­sen­ta­tions d’êtres humains, mais là encore, on trouve des pré­ceptes tout à fait éton­nants. Tan­dis que les ani­maux sont tou­jours des­si­nés dans les cou­loirs, les humains, aus­si rares soient leurs repré­sen­ta­tions, ne figurent que dans les che­mi­nées des grottes, pour une rai­son qu’on ne s’ex­plique pas bien. A Rouf­fi­gnac par exemple, un visage d’homme est des­si­née en noir à l’in­té­rieur d’une che­mi­née pro­fonde de 6 mètres. Fait très excep­tion­nel, on trouve dans la grotte des Trois-Frères dans l’A­riège un per­son­nage mi-ani­mal mi-humain, por­tant des andouillers et à la mus­cu­la­ture aus­si déve­lop­pée que celle d’un félin. Très tôt on lui a don­né le nom de Sor­cier. Il semble qu’en ce qui concerne les pein­tures de mains, cela ait été beau­coup plus qu’une sorte de signa­ture de l’ar­tiste, mais bien plu­tôt un médium sur la mem­brane consti­tuée par la sur­face de pierre.

Il semble bien que le but n’é­tait pas de faire des «images» des mains. La pein­ture char­gée de pou­voir éta­blis­sait plu­tôt une sorte de lien entre la per­sonne, le voile rocheux et le monde des esprits qui bouillon­nait der­rière lui. Tou­cher avait autant d’im­por­tance que peindre, bien que sans doute un sens différent.

Représentation sommaire, L'homme blessé, Grotte de Chauvet

Ce serait l’acte de cou­vrir la main et les sur­faces immé­dia­te­ment adja­centes d’une pein­ture, sou­vent rouge mais par­fois noire, qui serait impor­tant. Ain­si les pro­ta­go­nistes aurait scel­lé dans la paroi leurs mains ou celles des autres, les fai­sant dis­pa­raître der­rière ce qui était pro­ba­ble­ment une sub­stance rituel­le­ment pré­pa­rée, sans doute char­gée de pou­voir, plu­tôt qu’une «pein­ture» dans notre accep­tion du terme. Ce qui impor­tait le plus alors, ce n’é­tait pas les empreintes lais­sées sur la paroi, mais l’ins­tant où les mains étaient «invi­sibles».

Mains négatives et points, grotte de Pech Merle

Une nou­velle vision des choses

Clottes et Levis-Williams passent en revue toutes les théo­ries pré­cé­dem­ment uti­li­sées en en reti­rant ce qu’elles avaient de bon pour les chas­ser les unes après les autres. Ils font une grande avan­cée en met­tant l’ac­cent taci­te­ment sur le fait que l’art parié­tal n’est fina­le­ment pas réel­le­ment un art puis­qu’il rem­plit une fonc­tion sym­bo­lique sacrée. Ce n’est pas non plus une célé­bra­tion rituelle pour favo­ri­ser la chasse ou un pas­sage des sai­sons (toté­misme et magie de la chasse). Nous ne sommes pas non plus dans le struc­tu­ra­lisme, lequel n’ex­plique en rien la dimen­sion sou­ter­raine des repré­sen­ta­tions. Mal­gré une pers­pi­ca­ci­té hors du com­mun de la part des deux hommes et une déter­mi­na­tion dans leur tra­vail, leurs conclu­sions ont cer­tai­ne­ment tou­ché leur but au vu du nombre de réac­tions néga­tives, dépré­cia­tives ou même insul­tantes de la part de leurs congé­nères dont ils font état à la fin du livre.

Dessin original du "Sorcier", grotte des Trois-Frères, Ariège

Reconstitution du Sorcier, grotte des Trois-Frères, Ariège

Ce qu’ils sou­lignent éga­le­ment, c’est que le cha­ma­nisme a eu ses heures de gloire pen­dant une période d’en­vi­ron 25 000 ans, disons qua­si­ment 40 000 si l’on consi­dère que ces croyances d’un autre âge (au sens lit­té­ral du terme) sont encore vivantes aujourd’­hui chez les Evènes ou les Saame et d’autres popu­la­tions d’A­sie cen­trale, c’est à dire sur une période entre 12 et 20 fois supé­rieure à la période pen­dant laquelle s’est répan­du… le christianisme.

Jean Clottes, David Lewis-Williams
Les cha­manes de la pré­his­toire, Transe et magie dans les grottes ornées
Texte inté­grale, polé­miques et réponses
Edi­tions La Mai­son des Roches
Col­lec­tion Points Histoire

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