De bois. Éloge de l’insistance

De bois. Éloge de l’insistance

De bois

Eloge de l’insistance

Non, c’est déci­dé, je n’i­rai pas voter. Je pour­rais mais je n’i­rai pas. La rai­son est tel­le­ment simple que je ne sais même pas com­ment j’ai envi­sa­gé un seul ins­tant ne pas m’af­fran­chir de me plier au plus élé­men­taire des devoirs.

J’au­rais pu me dire qu’il était de mon devoir d’y aller, mais non. J’in­siste. Il se trouve que j’ha­bite une petite ville où les maires règnent en dynas­tie sur la ville aus­si loin que la mémoire des habi­tants puisse remon­ter. L’ac­tuel maire est aux res­pon­sa­bi­li­tés depuis 1997, depuis la mort de son pré­dé­ces­seur en fonc­tion alors qu’il en était le pre­mier adjoint. Lui-même était le pre­mier adjoint du pré­cé­dent qui avait régné pen­dant 30 années sur la bour­gade. Autant dire que si vous n’êtes pas du sérail, point d’avenir !

Et pour­quoi alors ne pas aller voter ? Ne pas voter, c’est lais­ser la pos­si­bi­li­té à quel­qu’un qu’on ne sou­haite pas voir prendre les com­mandes le faire, c’est lais­ser à d’autres, qui, en l’oc­cur­rence, ne sont pas dési­rables, prendre la res­pon­sa­bi­li­té de la poli­tique com­mu­nale. Tou­te­fois, dans ce cas pré­cis, aller voter revien­drait stric­te­ment au même. L’op­po­sant au maire actuel, un peu trop à droite à mon goût, est un ancien colis­tier dis­si­dent, tout aus­si un peu trop à droite pour moi. Bien malin celui qui peut voir la dif­fé­rence entre les deux pro­grammes, dont seule la séman­tique les distingue.

Sur la liste du maire actuel, on sent tel­le­ment de jeu­nesse que l’on est en droit de se deman­der si la moi­tié ne pas­se­ra pas l’arme à gauche avant la fin du man­dat. Dans ces condi­tions, et pour toutes ces rai­sons, je ne vois pas l’in­té­rêt de me dépla­cer. D’au­tant que j’ai lar­ge­ment de quoi m’oc­cu­per chez moi.

Pho­to by Sarah Worth on Uns­plash

« Cer­tains veulent me voir comme quel­qu’un de cha­leu­reux, un peu lunaire, a‑t-il fait. Tout plein de la sagesse altruiste de l’er­mite. Débi­tant des for­mules dignes de for­tune cookies depuis mon repaire d’ermite. »

Michael Fin­kel, Le der­nier ermite

Là où je suis, là où je vis, je suis entou­ré des bien­faits de la musique et de la lit­té­ra­ture. La situa­tion de ces der­niers jours qui s’ag­grave est une étrange situa­tion car elle nous plonge dans l’in­cer­ti­tude des jours à venir. Per­sonne ne sait ce qui va se pas­ser. Je ne sais pas si je vais conti­nuer à me dépla­cer pour aller tra­vailler où si je vais tra­vailler depuis chez moi. Je ne sais pas si je vais res­ter confi­né chez moi à attendre que ça se passe. Peut-être tom­be­rons-nous malades à notre tour, peut-être pas.

Tou­jours est-il que je ne suis pas très inquiet si tou­te­fois je devais res­ter chez moi. Je pour­rais m’exi­ler en Bre­tagne pour res­pi­rer le bon air de la mer. Je n’i­rai pas me battre dans les super­mar­chés, je n’a­chè­te­rai pas de paquets de pates au mar­ché noir, pas plus que je ne me rue­rai sur le sel et les œufs, ni sur les rou­leaux de papier toi­lettes. L’in­quié­tude rend les gens pire que des bêtes sauvages.

Ecou­tez Nik­las Pasch­burg jouer Duvet… Regar­dez si vous le pou­vez Para­site (기생충) de Bong Joon-ho, avec une plé­thore d’ex­cel­lents acteurs, Choi Woo-sik et la magni­fique Park So-dam… Lisez Le der­nier ermite de Michael Fin­kel, Der­niers mètres jus­qu’au cime­tière de Ant­ti Tuo­mai­nen ou Sequoias de Michel Mou­tot. Bref, quoi que vous fas­siez, ce sera tou­jours mieux que d’al­ler se battre pour un paquet de spa­ghet­tis, vous en sor­ti­rez grandis.

Quant à moi, je me pose la ques­tion de savoir si je vais croi­ser à nou­veau cette femme aux che­veux blonds et raides, aux jambes longues comme une jour­née d’é­té, que je vois tous les matins en par­tant tra­vailler, je me demande si je remon­te­rai un jour dans un avion ou si cela n’est qu’une relique du pas­sé dont il faut faire le deuil, je me demande si tout sera pareil ou si tout sera dif­fé­rent et com­ment les choses se passent dans ce petit vil­lage de pêcheurs au bord du Golfe de Thaï­lande et dans lequel je suis cer­tain qu’il y aura tou­jours du crabe au cur­ry vert. Les gens ont-ils peur là-bas aus­si ? Le flegme des Thaïs est-il enta­mé ou pro­noncent-ils tou­jours cette phrase qui veut dire que ce n’est pas si grave ? Et vous mes amis stan­bou­liotes, Sum­ru et Sıtkı, Meh­met et Emin ? Avez-vous peur de quelque chose ? Sen­tez-vous encore le vent du Bos­phore souf­fler sur votre ville ?

Un sou­rire, les che­veux ébour­ri­fés de mon fils qui se réveille, un peu de soleil et la pers­pec­tive que la jour­née soit belle… il n’y a rien de tel pour me rendre heureux.

[…] Il adhé­rait à une école de pen­sée. Il pra­ti­quait le stoï­cisme, phi­lo­so­phie grecque issue des idées socra­tiques, fon­dée au IIIè siècle av. J.-C. Les stoïques esti­maient que la maî­trise de soi et une exis­tence en har­mo­nie avec la nature étaient consti­tu­tives d’une vie ver­tueuse, et que l’on devait subir les épreuves sans se plaindre. La pas­sion doit être sou­mise à la rai­son ; les émo­tions vous égarent. « Dans les bois, je n’a­vais per­sonne à qui me plaindre, alors je ne me plai­gnais pas. »

Michael Fin­kel, Le der­nier ermite

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Lettres du Bos­phore, par Sébas­tien de Cour­tois, la rage sourde

Lettres du Bos­phore, par Sébas­tien de Cour­tois, la rage sourde

Il n’y a pas vrai­ment de hasards, il n’y a que des cor­res­pon­dances. Et de cor­res­pon­dance, cette fois-ci, il est ques­tion dans le der­nier livre de Sébas­tien de Cour­tois, Lettres du Bos­phore. Pour avoir déjà lu et par­lé de son livre, aux mêmes édi­tions (Le Pas­seur), Un thé à Istan­bul, je m’at­ten­dais avec ce titre à une nou­velle ode de l’au­teur à sa ville de cœur, à la ville dans laquelle il vit depuis des années, et où il raconte ses ren­contres sur fond de foi reli­gieuse, d’a­mour de l’autre et peut-être aus­si d’a­mour tout court… Si les thèmes sont les mêmes, cette cor­res­pon­dance est cette fois-ci plu­tôt un échange entre lui et sa ville, et plus glo­ba­le­ment la Tur­quie qu’il est en train de voir chan­ger sous ses fenêtres qui donnent sur la ville.

Istanbul - avril 2012 - jour 6 - 142 - Yeni cami depuis le Bosphore

Le livre n’est pas encore sor­ti qu’on me pro­pose de le lire, chose que je ne sau­rais refu­ser. Je m’im­pa­tiente, je guette ma boîte aux lettres dans laquelle je finis par rece­voir un pli rem­bour­ré de papier bulle. Le livre est là, sur ma table de salon, à côté des pre­miers brins de muguets que j’ai jetés dans un petit vase. Hasard du calen­drier — est-ce vrai­ment un hasard ? — le livre qui vient d’ar­ri­ver cor­res­pond à une autre date. Nous sommes le 17 avril. Déjà, le matin, je me réveille un peu étour­di, furieux, triste, mal à l’aise. La Tur­quie (enfin, seule­ment 51%) vient de voter les pleins pou­voirs au chef de l’E­tat, Recep Tayyip Erdoğan, le 16 avril, c’est encore tout frais. Étran­ge­ment, un livre qui est sur le point de sor­tir en librai­rie ne peut en aucun cas par­ler de l’ac­tua­li­té immé­diate, ce serait inquié­tant, et c’est pour­tant de cela dont il est ques­tion. Pas de l’é­vé­ne­ment en lui-même, mais l’ob­ser­va­tion de l’in­té­rieur de la lente et inexo­rable chute d’un pays. Encore une fois, les Lettres du Bos­phore de Cour­tois ne sont pas une réqui­si­toire, elles gardent la pru­dence de l’ob­ser­va­teur dans un monde qui a sérieu­se­ment besoin qu’on lui accorde l’at­ten­tion du sen­ti­ment objec­tif et le froi­deur d’un regard sans conces­sion. Et éga­le­ment la dou­ceur par­fois amère de l’af­fect. On n’est jamais autant tou­ché que lorsque ce que l’on aime pro­fon­dé­ment prend une tour­nure acide et dire que de Cour­tois aime la Tur­quie est un doux euphé­misme. Ce n’est pas un amour de tou­riste, ni un amour patri­mo­nial, encore moins un amour folk­lo­rique, mais un amour pro­fond, pour son peuple, sa culture, ce qu’il remue au tré­fonds de la chair, même lors­qu’il est tein­té de hüzün

Pre­mier cha­pitre, l’o­pium du peuple, 6 novembre 2015, le décor est plan­té. La situa­tion poli­tique est inquié­tante. Pour celui qui regarde des deux côtés de la lor­gnette, les fris­sons par­courent l’é­chine. On pour­rait se conten­ter d’é­cou­ter les médias, mais lorsque le cri de détresse pro­vient de l’in­té­rieur et qu’on a la pos­si­bi­li­té d’y voir plus clair par soi-même, on ne peut faire autre­ment que de se cacher le visage dans les mains, de peur, d’in­com­pré­hen­sion, de tris­tesse tein­tée de colère.

J’ai du mal à lire le livre d’une traite. Si Un thé à Istan­bul était un livre plu­tôt enthou­siaste et amou­reux, les Lettres du Bos­phore sont ani­mées d’une rage sourde. Au même moment, le calen­drier élec­to­ral en France se pré­cise. Je me rends vers la mai­rie de ma ville en ce dimanche 23 avril pour le pre­mier tour des pré­si­den­tielles. Il fait beau même si la fraî­cheur est encore bien pré­sente. Je ne peux m’empêcher de pen­ser à mes amis res­tés en Tur­quie qui ont fait le même geste une semaine aupa­ra­vant, dans d’autres cir­cons­tances, mais eux y sont allés la peur au ventre, le regard inquiet. C’est à ce moment-là que je me dis qu’il ne fau­drait fina­le­ment pas grand-chose pour que les choses bas­culent du mau­vais côté. Jus­qu’à 20 heures, je traîne dans mon jar­din, fei­gnant de d’ar­ra­cher les pis­sen­lits et le plan­tain qui com­mencent à pous­ser dans les mas­sifs, arro­sant les hor­ten­sias qui ont déjà soif. Il n’a pas beau­coup plu. 19h59, je me pose devant la télé pour voir appa­raître les deux visages. On y est. L’hor­reur est à por­tée de main. Qui a fait ça ? Qui a fait en sorte qu’on en arrive là ? Mon regard se tourne vers Istan­bul. Tout est si facile. Je pense à ces simples mots… « élu par le peuple »… oui ! Mais par quelle conscience ? A quel point peut-on avoir le regard embru­mé pour se tour­ner vers de telles extré­mi­tés ? Vik­tor Orbán a été élu par le peuple, Vla­di­mir Pou­tine aus­si, Islam Kari­mov de même, Hugo Chá­vez, Charles de Gaulle aus­si (ce qui ne l’a pas empê­ché de dire des salo­pe­ries sur les Algé­riens, ce qui ne l’a pas empê­ché de faire des salo­pe­ries et de se com­por­ter comme un dic­ta­teur avant de se faire mettre à la porte par le même peuple qui l’a­vait élu…).  Tout se brouille en moi, je me dis qu’il vau­drait mieux que je retourne à mes lectures.

En sep­tembre 2015, je lisais le livre magis­tral de William Dal­rymple, Dans l’ombre de Byzance. For­mi­dable plon­gée dans les his­toires incon­nues des Chré­tiens d’O­rient et de leur place dans le monde moderne. Loin de faire du pro­sé­ly­tisme, loin de me pré­oc­cu­per du sort des croyants, de quelle confes­sion qu’ils soient, je m’in­quiète tou­jours du sort de ceux qui sont pour­chas­sés pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils pensent, pour ce qu’ils espèrent. Le sou­ve­nir de ce livre me rend encore plus amer au sou­ve­nir des mani­gances d’un état pour effa­cer les traces gênantes dans l’op­tique de la construc­tion d’un nou­veau récit natio­nal. Je ne m’y attarde pas, il suf­fit de retour­ner dans ces pages pour com­prendre ce qui se passe et qui ne se dit pas.

Je par­lais de luci­di­té plus haut. De Cour­tois fait le même constat, lui qui était à Istan­bul le jour où des tou­ristes ont été assas­si­nés dans l’at­ten­tat de Sultanahmet :

Le conflit s’an­nonce féroce. Alors qu’il y a moins de dix ans, à l’est, les choses se pas­saient plu­tôt bien : la Tur­quie et la Syrie avait sup­pri­mé les visas, les bour­geois d’A­lep venaient faire leurs courses à Gazian­tep, Bachar al-Assad était le « frère » de Recep Tayyip Erdoğan, et le gou­ver­ne­ment turc enta­mait un pro­ces­sus de paix avec les Kurdes. Il était même ques­tion de réou­vrir la fron­tière tur­co-armé­nienne ! Erdoğan aurait pu res­ter dans l’his­toire pour de bonnes choses, mais en quelques années, c’est le contraire qui s’est pas­sé. Radi­ca­le­ment. D’une poli­tique de « zéro pro­blème avec ses voi­sins », le pays est allé dans la direc­tion inverse en s’im­pli­quant dès 2011 dans la guerre civile syrienne. Le refou­lé est reve­nu au grand galop avec des dia­tribes natio­na­listes d’un autre temps. Aux ordres, les médias conti­nuent de relayer la pro­pa­gande offi­cielle, celle d’une vaste théo­rie du com­plot fai­sant de la Tur­quie un pays assié­gé, ce qui relève du pur fan­tasme. A Istan­bul, l’at­ten­tat de mar­di n’é­tait qu’un rap­pel de ce déni, une preuve fla­grante qu’il ne s’a­git pas d’être seule­ment opti­miste ou pes­si­miste, mais le besoin d’une indis­pen­sable lucidité.

Entre deux tours. Le pays se déchire pour savoir s’il faut s’abs­te­nir, voter blanc, prendre par­ti, ne pas prendre par­ti. C’est un vaste chan­tier, je ne recon­nais plus mon pays. A l’ins­tar de ces éti­quettes col­lées sur les paquets de ciga­rettes, on pour­rait presque col­ler sur les affiches élec­to­rales : Se culti­ver nuit gra­ve­ment à l’i­gno­rance… C’est ce que j’ai en tête lorsque j’en­tends des gens de mon pays dire que les Arabes sont une sous-race, que les Musul­mans ne sont pas comme nous, que l’im­mi­gra­tion est le can­cer de notre socié­té. Il y a des ter­ro­ristes par­tout !!! Sen­tir la peur s’in­si­nuer sous les moindres replis de sa chair, quelle jouis­sance pour ceux qui l’ins­til­lent !!! L’his­toire se répète, nous sommes en train de som­brer alors qu’il était si facile de faire en sorte que tout se passe bien.

Turquie - jour 3 - Istanbul - 89 - Sur le Bosphore de Beşiktaş à Beşiktaş - Kandilli

Comme le dit de Cour­tois, un peuple est libre de choi­sir son gou­ver­ne­ment, est libre de choi­sir sa liber­té, de choi­sir entre les ténèbres et la lumière. N’empêche… La liber­té, c’est choi­sir la lon­gueur de ses chaînes et il sem­ble­rait que celles choi­sies soient incroya­ble­ment courtes… Et le pire, c’est qu’on se doute de ce qui va se pas­ser après ; le réta­blis­se­ment de la peine de mort (pra­tique pour les oppo­sants), endur­cis­se­ment de la reli­gion (j’ose à peine y pen­ser), concen­tra­tion des pou­voirs poli­tiques, bref, c’est le déman­tè­le­ment sys­té­ma­tique de l’hé­ri­tage d’A­tatürk. La liber­té se paie cher :

A l’é­cart, Dün­dar grif­fonne quelques lignes sur son car­net. Élé­gant, une barbe poivre et sel, il porte un cos­tume sombre sur une cra­vate noire. Le deuil de la démo­cra­tie turque ? « Oui, d’une cer­taine manière, répond-il d’une voix timide et amu­sée. Au cours du pre­mier mois de ma déten­tion j’é­tais en iso­le­ment total, mais par la fenêtre de ma cel­lule, je voyais la liber­té… Chez moi, c’est le contraire, ma fenêtre donne sur un cime­tière et sur le palais de jus­tice, les deux endroits où finissent nor­ma­le­ment les jour­na­listes en Turquie. »

Sébas­tien de Cour­tois a des attaches pro­fondes, il par­court le pays en amou­reux tran­si qui a pour lui cette sau­vage conscience que l’in­croyable com­plexi­té du pays qui l’a adop­té va au-delà de l’op­po­si­tion poli­tique. Heu­reu­se­ment, il n’est pas ques­tion que de géo­po­li­tique, même si c’est vrai­sem­bla­ble­ment ce qui paraît le plus inquié­tant aujourd’­hui, alors que les der­nières années connais­saient un aller simple vers la séré­ni­té. On se frotte les yeux en se deman­dant com­ment on en est arri­vé là. Cet amour se com­pose de dia­logues avec ceux qui sont aujourd’­hui les obser­va­teurs du monde, les intel­lec­tuels, les écri­vains, mais aus­si avec ceux qui vivent leur vie de tous les jours, sans distinction.

Je n’at­ten­drai pas le second tour des élec­tions pré­si­den­tielles dans mon pays pour finir le livre, j’ai tout à coup envie de décor­ré­ler l’ac­tua­li­té de mes lec­tures, ne pas en faire de sombres amal­games et écou­ter les meilleures pages du livre, l’é­cri­ture à la fois sucrée et intran­si­geante de de Cour­tois, en tirer la sève pour m’en nour­rir et espé­rer encore que les choses peuvent chan­ger. En cet ins­tant, je pense à Sum­ru, à Sıtkı, à Emin, Meh­met, Firat, Nihat, Sadık, Abdul­lah, Fatoş et Bukem, à tous ceux ren­con­trés sur le bord du Bos­phore ou dans les mon­tagnes de Cap­pa­doce et qui sont deve­nus mes amis, qui eux, alors qu’ils vivent dans ce grand et beau pays que l’on ne connaît encore pas assez vu d’i­ci, conti­nuent de croire que le pire est pas­sé. Je me plonge jus­qu’à l’en­dor­mis­se­ment dans les déam­bu­la­tions de l’au­teur au cœur des mey­hane, dans les rues où l’on joue au tav­la sur les trot­toirs et où l’on boit du çay et (pour l’ins­tant encore) du rakı, et où l’on entend encore par­fois les envo­lées char­mantes du bağ­la­ma.

La Tur­quie est un pays qui se mérite, il n’est pas une simple étape de vie, une des­ti­na­tion par­mi d’autres, mais un choix, une expé­rience. Il faut en accep­ter le pire pour com­prendre le bien, lire, se ren­sei­gner, goû­ter les plats et cou­rir la cam­pagne. Les saveurs y sont puis­santes. […] Si les Turcs ont une leçon à nous don­ner, c’est bien celle de la joie de vivre.

Lettres du Bos­phore- Sébas­tien de Cour­tois aux édi­tions Le Passeur

Mer­ci à Le Pas­seur Édi­teur et l’a­gence Lan­gage et Pro­jets Conseils. Pho­tos © Romuald Le Peru

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Moham­med V, pro­tec­teur des Juifs au Maroc

Moham­med V, pro­tec­teur des Juifs au Maroc

C’é­tait un roi comme les autres après tout, peut-être un peu plus qu’un roi puis­qu’il fut aus­si sul­tan, mais aus­si parce qu’il est consi­dé­ré comme le père fon­da­teur de la nation maro­caine moderne et qu’il fut déco­ré par le géné­ral de Gaulle. Moham­med Aïs­saoui, dans son livre L’é­toile jaune et le crois­sant, nous fait une brève des­crip­tion de l’at­ti­tude qu’eut Moham­med V envers les Juifs ins­tal­lés au Maroc depuis des géné­ra­tions. Si la France atten­dait de lui qu’il eut un rôle pré­pon­dé­rant dans les rafles qui auraient per­mis aux Alle­mands de dépor­ter les res­sor­tis­sants maro­cains de confes­sion juive, le monarque se com­por­ta en juste, ce qui fait de lui un poten­tiel can­di­dat au titre de « juste par­mi les nations » auprès du mémo­rial de Yad Vashem, ce qui ferait de lui le pre­mier musul­man de l’his­toire (car il y en eut d’autres) à por­ter ce titre.

Le sultan chérifien Mohammed V du Maroc

Le sul­tan ché­ri­fien Moham­med V du Maroc

Par son com­por­te­ment durant la Seconde Guerre mon­diale, Moham­med V fait la fier­té des Maro­cains et de tous les Magh­ré­bins qui n’ont jamais ver­sé dans l’an­ti­sé­mi­tisme. On connaît la légende du roi du Dane­mark qui aurait por­té l’é­toile jaune durant l’Oc­cu­pa­tion — mais ce n’est qu’une légende. On connaît moins celle du roi du Maroc, celle-là cor­ro­bo­rée par des faits. Alors sous pro­tec­to­rat fran­çais, le sul­tan a refu­sé que les Juifs de l’empire ché­ri­fien arborent l’é­toile jaune comme en France et comme vou­lait le lui impo­ser le gou­ver­ne­ment de Vichy. A l’é­poque, il y avait 200 000 Juifs au Maroc, le résident géné­ral Noguès repré­sen­tant de Vichy avait fait pré­pa­rer 200 000 étoiles jaunes. Serge Ber­du­go a racon­té que le sul­tan aurait alors répon­du à Noguès qu’il lui fal­lait rajou­ter une cin­quan­taine d’é­toiles jaunes : pour lui et les membres de sa famille. La phrase attri­buée à Moham­med V qui revient le plus sou­vent lorsque l’on évoque les années d’Oc­cu­pa­tion au Maroc est : « Les Juifs maro­cains sont mes sujets, et comme tous les autres sujets, il est de mon devoir de les pro­té­ger. » Il est clair que le sul­tan du Maroc a fait preuve de résis­tance face aux nazis, au moins une résis­tance pas­sive, en pre­nant par exemple tout son temps pour signer les décrets, et qu’il a pro­té­gé comme il a pu les Juifs de son royaume.

Moham­med Aïs­saoui, L’é­toile jaune et le croissant
Gal­li­mard, 2012

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Le temps des rajahs

Le temps des rajahs

Dif­fi­cile, vu de loin, de prô­ner la démo­cra­tie à tout prix. Dif­fi­cile aus­si de vou­loir un retour en arrière, quoi qu’il en coûte. Mais la moder­ni­té est pas­sée en Inde et a fait ses ravages. Court extrait du livre de William Dal­rymple, L’âge de Kali, où il ne peut faire que consta­ter que les temps changent et que les pro­ces­sus de moder­ni­sa­tion ne sont pas for­cé­ment aus­si pro­fi­tables aux plus petits et que les dégâts, une fois ceux-ci opé­rés, sont impos­sibles à effacer…

Gwalior Fort

Fort de Gwa­lior. Pho­to © Ste­wart Morris

— Avant, on se sen­tait bien pro­té­gé. Aujourd’­hui, il y a trop de concurrence.
— Si l’on n’é­crase pas quel­qu’un, on ne peut pas monter.
Les deux vieillards se regar­dèrent avec tristesse.
— Vous ne pou­vez pas ima­gi­ner la splen­deur et la richesse de cette époque-là, dit Van­ma­la en rom­pant ce moment de silence. Si je vous en par­lais, vous croi­riez que je vous raconte des histoires.
— A l’é­poque, tout ser­dar avait quinze che­vaux et un élé­phant, pré­ci­sa le com­man­dant. Mais main­te­nant, on ne peut même pas s’of­frir un âne.
— Les ser­dars ne sont pas les seuls à être nos­tal­giques, fit remar­quer Van­ma­la. Toute la popu­la­tion regrette l’an­cien temps. C’est pour­quoi la raj­ma­ta — et tous les Scin­dia — sont encore tel­le­ment aimés du peuple. Si l’un des membres de la famille se pré­sente aux élec­tions, tout le monde vote pour lui.
— Mais pour­quoi ? deman­dai-je. Les gens ne pré­fèrent donc pas la démocratie ?
— Non, répon­dirent les Pawar à l’unisson.
— Abso­lu­ment pas, ren­ché­rit le commandant.
— Vous com­pre­nez, en ce temps-là, il n’y avait pas de cor­rup­tion, expli­qua le géné­ral. Les maha­ra­jahs se consa­craient vrai­ment à l’ad­mi­nis­tra­tion de leur domaine. Tout était bien géré.
— La cité était par­fai­te­ment tenue, dit le com­man­dant. Le maha­ra­jah fai­sait lui-même le tour de la ville, la nuit, inco­gni­to, pour voir com­ment les choses se pas­saient. Il consi­dé­rait vrai­ment ses sujets comme ses enfants. Main­te­nant, où que vous alliez, il n’y a que cor­rup­tion et extorsion.
— Aujourd’­hui, dit Van­ma­la, tout babu de la fonc­tion publique se prend pour un maha­ra­jah et essaie de com­pli­quer la vie de l’homme ordi­naire. Mais à l’é­poque, il n’y avait qu’un seul roi. Les gens de Gwa­lior étaient cer­tains que s’ils lui racon­taient leur his­toire, il les écou­te­rait et essaie­rait de les remettre en selle.
— Le maha­ra­jah et la raj­ma­ta étaient comme un père et une mère pour eux, dit le commandant.
— Tout cela a dis­pa­ru, ajou­ta le géné­ral Pawar.
— Ce monde est mort, conclut le commandant.
— Il ne nous reste plus que nos sou­ve­nirs, dit le géné­ral. C’est tout. C’est tout ce que nous avons.

William Dal­rymple, L’âge de Kali
A la ren­contre du sous-conti­nent indien
Libret­to, 1998

Pho­to d’en-tête © Anan­da Vrindavan

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À l’ère des ampoules qui ne meurent jamais

Il fut un temps où lorsque l’on fabri­quait des outils, on inves­tis­sait sur leur durée de vie, sur leur soli­di­té et leur résis­tance au temps et à l’u­sure. Ce temps était le temps de la pièce unique, de l’ob­jet utile en tant que fabri­ca­tion unique — en son genre et en son état — et de la chose en tant qu’ob­jet d’art ou d’ar­ti­sa­nat. Des pre­miers outils issus de la pierre aux plus récents — tant qu’ils ne furent pas fabri­qués à la chaine — on retrouve avec une cer­taine émo­tion la trace de la main de l’Homme dans la forme par­fois hési­tante, pas encore conçue avec les prin­cipes de l’er­go­no­mie ou l’as­sis­tance d’une ordi­na­teur qui cal­cule auto­ma­ti­que­ment le meilleur coef­fi­cient de péné­tra­tion dans l’air ou la plus grande résis­tance à la vis­co­si­té ciné­ma­tique expri­mée en cen­tis­tokes (cSt) ou en secondes Say­bolt Universal…

[audio:berceuse.xol]

Outils de char­pen­tier, Ency­clo­pé­die Diderot

A l’autre bout de la chaîne, dans notre époque de vitesse et de sur­abon­dance de biens, on a décou­vert au beau milieu de méca­niques cen­sées résis­ter de plus en plus long­temps au temps et à l’u­sure deux types dif­fé­rents d’ob­jets : les indes­truc­tibles et les cassants.
Les indes­truc­tibles, ce sont par exemple ces moteurs de voi­ture construits inté­gra­le­ment en céra­mique dans les années 80 par Toyo­ta, pou­vant résis­ter à de très hautes tem­pé­ra­tures, ce qui per­met­tait de s’af­fran­chir d’un sys­tème de refroi­dis­se­ment et d’al­lon­ger la durée de vie du moteur de manière expo­nen­tielle. Ce sont toutes les appli­ca­tions nées de la moder­ni­té, de l’in­croyable avan­cée des tech­no­lo­gies et de la recherche sur laquelle se jouent des inves­tis­se­ments colos­saux. Mettre une telle voi­ture sur le mar­ché aurait assu­ré le suc­cès momen­ta­né de la firme… et sa chute vertigineuse…
Les cas­sants, ce sont de drôles d’ob­jets qu’on a com­men­cé à décou­vrir dans l’ère d’a­près-guerre à l’in­té­rieur de nos outils élec­tro­mé­na­gers par exemple, ou dans les voi­tures… Ce sont des objets, des pièces fabri­quées dans des matières peu solides, sus­cep­tibles de cas­ser avec une usure légère et per­met­tant un renou­vel­le­ment per­ma­nent du maté­riel, comme les cour­roies de dis­tri­bu­tion en caou­tchouc ou les filtres de machine à laver en matière plastique.

Il est évident qu’une voi­ture incre­vable qui pour­rait par­cou­rir un mil­lion de kilo­mètres sans avoir besoin de rem­pla­cer la moindre pièces sous condi­tion d’un mini­mum d’en­tre­tien, ou une machine à laver qui pour­rait fonc­tion­ner pen­dant toute une vie, il est évident que ces objets éter­nels seraient une catas­trophe pour l’in­dus­trie, et pour l’emploi… C’est la rai­son pour laquelle un éco­no­miste du début du ving­tième siècle, Ber­nard Lon­don, inven­ta la notion d’obso­les­cence pro­gram­mée suite aux pres­sions infer­nales des car­tels lob­byistes amé­ri­cains. L’ob­so­les­cence pro­gram­mée consiste en un effort de recherche visant à réduire l’ef­fi­cience d’un objet pour leur faire vieillir pré­ma­tu­ré­ment et ain­si per­mettre son rem­pla­ce­ment de manière pré­coce. Ceci a évi­dem­ment des consé­quences dévas­ta­trices sur la ges­tion des déchets et l’é­co­lo­gie… On ten­ta même d’ins­ti­tuer en légi­fé­rant l’o­bli­ga­tion de rem­pla­ce­ment des biens de consom­ma­tion, sans suc­cès. Le desi­gner Brooks Ste­vens se fit le chantre de cette nou­velle absur­di­té tech­no­lo­gique en étu­diant tout par­ti­cu­liè­re­ment la réduc­tion de la durée de vie de l’ob­jet créé.

Har­le­quin Rural Sta­tion Wagon, 1958, Mil­wau­kee Art Museum, Brooks Ste­vens Archive

Que pen­ser alors de cette fameuse ampoule (j’aime beau­coup le terme anglais light­bulb) de Liver­more qui a été fabri­quée avec un tel soin et avec tant de qua­li­té qu’elle brille sans dis­con­ti­nuer depuis plus d’un mil­lion d’heures, soit depuis 1901 exac­te­ment ? Est-ce de la magie ? Est-ce un phé­no­mène para­nor­mal ? Non. Ce n’est que le reli­quat d’une époque où l’on pre­nait soin de l’ob­jet fabri­qué et où le sou­ci de ren­ta­bi­li­té n’é­tait pas encore à l’ordre du jour. Une époque à peu près saine en somme…

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