Non, c’est décidé, je n’irai pas voter. Je pourrais mais je n’irai pas. La raison est tellement simple que je ne sais même pas comment j’ai envisagé un seul instant ne pas m’affranchir de me plier au plus élémentaire des devoirs.
J’aurais pu me dire qu’il était de mon devoir d’y aller, mais non. J’insiste. Il se trouve que j’habite une petite ville où les maires règnent en dynastie sur la ville aussi loin que la mémoire des habitants puisse remonter. L’actuel maire est aux responsabilités depuis 1997, depuis la mort de son prédécesseur en fonction alors qu’il en était le premier adjoint. Lui-même était le premier adjoint du précédent qui avait régné pendant 30 années sur la bourgade. Autant dire que si vous n’êtes pas du sérail, point d’avenir !
Et pourquoi alors ne pas aller voter ? Ne pas voter, c’est laisser la possibilité à quelqu’un qu’on ne souhaite pas voir prendre les commandes le faire, c’est laisser à d’autres, qui, en l’occurrence, ne sont pas désirables, prendre la responsabilité de la politique communale. Toutefois, dans ce cas précis, aller voter reviendrait strictement au même. L’opposant au maire actuel, un peu trop à droite à mon goût, est un ancien colistier dissident, tout aussi un peu trop à droite pour moi. Bien malin celui qui peut voir la différence entre les deux programmes, dont seule la sémantique les distingue.
Sur la liste du maire actuel, on sent tellement de jeunesse que l’on est en droit de se demander si la moitié ne passera pas l’arme à gauche avant la fin du mandat. Dans ces conditions, et pour toutes ces raisons, je ne vois pas l’intérêt de me déplacer. D’autant que j’ai largement de quoi m’occuper chez moi.
« Certains veulent me voir comme quelqu’un de chaleureux, un peu lunaire, a‑t-il fait. Tout plein de la sagesse altruiste de l’ermite. Débitant des formules dignes de fortune cookies depuis mon repaire d’ermite. »
— Michael Finkel, Le dernier ermite
Duvet
by Niklas Paschburg | Duvet
Là où je suis, là où je vis, je suis entouré des bienfaits de la musique et de la littérature. La situation de ces derniers jours qui s’aggrave est une étrange situation car elle nous plonge dans l’incertitude des jours à venir. Personne ne sait ce qui va se passer. Je ne sais pas si je vais continuer à me déplacer pour aller travailler où si je vais travailler depuis chez moi. Je ne sais pas si je vais rester confiné chez moi à attendre que ça se passe. Peut-être tomberons-nous malades à notre tour, peut-être pas.
Toujours est-il que je ne suis pas très inquiet si toutefois je devais rester chez moi. Je pourrais m’exiler en Bretagne pour respirer le bon air de la mer. Je n’irai pas me battre dans les supermarchés, je n’achèterai pas de paquets de pates au marché noir, pas plus que je ne me ruerai sur le sel et les œufs, ni sur les rouleaux de papier toilettes. L’inquiétude rend les gens pire que des bêtes sauvages.
Ecoutez Niklas Paschburg jouer Duvet… Regardez si vous le pouvez Parasite (기생충) de Bong Joon-ho, avec une pléthore d’excellents acteurs, Choi Woo-sik et la magnifique Park So-dam… Lisez Le dernier ermite de Michael Finkel, Derniers mètres jusqu’au cimetière de Antti Tuomainen ou Sequoias de Michel Moutot. Bref, quoi que vous fassiez, ce sera toujours mieux que d’aller se battre pour un paquet de spaghettis, vous en sortirez grandis.
Quant à moi, je me pose la question de savoir si je vais croiser à nouveau cette femme aux cheveux blonds et raides, aux jambes longues comme une journée d’été, que je vois tous les matins en partant travailler, je me demande si je remonterai un jour dans un avion ou si cela n’est qu’une relique du passé dont il faut faire le deuil, je me demande si tout sera pareil ou si tout sera différent et comment les choses se passent dans ce petit village de pêcheurs au bord du Golfe de Thaïlande et dans lequel je suis certain qu’il y aura toujours du crabe au curry vert. Les gens ont-ils peur là-bas aussi ? Le flegme des Thaïs est-il entamé ou prononcent-ils toujours cette phrase qui veut dire que ce n’est pas si grave ? Et vous mes amis stanbouliotes, Sumru et Sıtkı, Mehmet et Emin ? Avez-vous peur de quelque chose ? Sentez-vous encore le vent du Bosphore souffler sur votre ville ?
Un sourire, les cheveux ébourrifés de mon fils qui se réveille, un peu de soleil et la perspective que la journée soit belle… il n’y a rien de tel pour me rendre heureux.
[…] Il adhérait à une école de pensée. Il pratiquait le stoïcisme, philosophie grecque issue des idées socratiques, fondée au IIIè siècle av. J.-C. Les stoïques estimaient que la maîtrise de soi et une existence en harmonie avec la nature étaient constitutives d’une vie vertueuse, et que l’on devait subir les épreuves sans se plaindre. La passion doit être soumise à la raison ; les émotions vous égarent. « Dans les bois, je n’avais personne à qui me plaindre, alors je ne me plaignais pas. »
Il n’y a pas vraiment de hasards, il n’y a que des correspondances. Et de correspondance, cette fois-ci, il est question dans le dernier livre de Sébastien de Courtois, Lettres du Bosphore. Pour avoir déjà lu et parlé de son livre, aux mêmes éditions (Le Passeur), Un thé à Istanbul, je m’attendais avec ce titre à une nouvelle ode de l’auteur à sa ville de cœur, à la ville dans laquelle il vit depuis des années, et où il raconte ses rencontres sur fond de foi religieuse, d’amour de l’autre et peut-être aussi d’amour tout court… Si les thèmes sont les mêmes, cette correspondance est cette fois-ci plutôt un échange entre lui et sa ville, et plus globalement la Turquie qu’il est en train de voir changer sous ses fenêtres qui donnent sur la ville.
Le livre n’est pas encore sorti qu’on me propose de le lire, chose que je ne saurais refuser. Je m’impatiente, je guette ma boîte aux lettres dans laquelle je finis par recevoir un pli rembourré de papier bulle. Le livre est là, sur ma table de salon, à côté des premiers brins de muguets que j’ai jetés dans un petit vase. Hasard du calendrier — est-ce vraiment un hasard ? — le livre qui vient d’arriver correspond à une autre date. Nous sommes le 17 avril. Déjà, le matin, je me réveille un peu étourdi, furieux, triste, mal à l’aise. La Turquie (enfin, seulement 51%) vient de voter les pleins pouvoirs au chef de l’Etat, Recep Tayyip Erdoğan, le 16 avril, c’est encore tout frais. Étrangement, un livre qui est sur le point de sortir en librairie ne peut en aucun cas parler de l’actualité immédiate, ce serait inquiétant, et c’est pourtant de cela dont il est question. Pas de l’événement en lui-même, mais l’observation de l’intérieur de la lente et inexorable chute d’un pays. Encore une fois, les Lettres du Bosphore de Courtois ne sont pas une réquisitoire, elles gardent la prudence de l’observateur dans un monde qui a sérieusement besoin qu’on lui accorde l’attention du sentiment objectif et le froideur d’un regard sans concession. Et également la douceur parfois amère de l’affect. On n’est jamais autant touché que lorsque ce que l’on aime profondément prend une tournure acide et dire que de Courtois aime la Turquie est un doux euphémisme. Ce n’est pas un amour de touriste, ni un amour patrimonial, encore moins un amour folklorique, mais un amour profond, pour son peuple, sa culture, ce qu’il remue au tréfonds de la chair, même lorsqu’il est teinté de hüzün…
Premier chapitre, l’opium du peuple, 6 novembre 2015, le décor est planté. La situation politique est inquiétante. Pour celui qui regarde des deux côtés de la lorgnette, les frissons parcourent l’échine. On pourrait se contenter d’écouter les médias, mais lorsque le cri de détresse provient de l’intérieur et qu’on a la possibilité d’y voir plus clair par soi-même, on ne peut faire autrement que de se cacher le visage dans les mains, de peur, d’incompréhension, de tristesse teintée de colère.
J’ai du mal à lire le livre d’une traite. Si Un thé à Istanbul était un livre plutôt enthousiaste et amoureux, les Lettres du Bosphore sont animées d’une rage sourde. Au même moment, le calendrier électoral en France se précise. Je me rends vers la mairie de ma ville en ce dimanche 23 avril pour le premier tour des présidentielles. Il fait beau même si la fraîcheur est encore bien présente. Je ne peux m’empêcher de penser à mes amis restés en Turquie qui ont fait le même geste une semaine auparavant, dans d’autres circonstances, mais eux y sont allés la peur au ventre, le regard inquiet. C’est à ce moment-là que je me dis qu’il ne faudrait finalement pas grand-chose pour que les choses basculent du mauvais côté. Jusqu’à 20 heures, je traîne dans mon jardin, feignant de d’arracher les pissenlits et le plantain qui commencent à pousser dans les massifs, arrosant les hortensias qui ont déjà soif. Il n’a pas beaucoup plu. 19h59, je me pose devant la télé pour voir apparaître les deux visages. On y est. L’horreur est à portée de main. Qui a fait ça ? Qui a fait en sorte qu’on en arrive là ? Mon regard se tourne vers Istanbul. Tout est si facile. Je pense à ces simples mots… «élu par le peuple »… oui ! Mais par quelle conscience ? A quel point peut-on avoir le regard embrumé pour se tourner vers de telles extrémités ? Viktor Orbán a été élu par le peuple, Vladimir Poutine aussi, Islam Karimov de même, Hugo Chávez, Charles de Gaulle aussi (ce qui ne l’a pas empêché de dire des saloperies sur les Algériens, ce qui ne l’a pas empêché de faire des saloperies et de se comporter comme un dictateur avant de se faire mettre à la porte par le même peuple qui l’avait élu…). Tout se brouille en moi, je me dis qu’il vaudrait mieux que je retourne à mes lectures.
En septembre 2015, je lisais le livre magistral de William Dalrymple, Dans l’ombre de Byzance. Formidable plongée dans les histoires inconnues des Chrétiens d’Orient et de leur place dans le monde moderne. Loin de faire du prosélytisme, loin de me préoccuper du sort des croyants, de quelle confession qu’ils soient, je m’inquiète toujours du sort de ceux qui sont pourchassés pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils pensent, pour ce qu’ils espèrent. Le souvenir de ce livre me rend encore plus amer au souvenir des manigances d’un état pour effacer les traces gênantes dans l’optique de la construction d’un nouveau récit national. Je ne m’y attarde pas, il suffit de retourner dans ces pages pour comprendre ce qui se passe et qui ne se dit pas.
Je parlais de lucidité plus haut. De Courtois fait le même constat, lui qui était à Istanbul le jour où des touristes ont été assassinés dans l’attentat de Sultanahmet :
Le conflit s’annonce féroce. Alors qu’il y a moins de dix ans, à l’est, les choses se passaient plutôt bien : la Turquie et la Syrie avait supprimé les visas, les bourgeois d’Alep venaient faire leurs courses à Gaziantep, Bachar al-Assad était le « frère » de Recep Tayyip Erdoğan, et le gouvernement turc entamait un processus de paix avec les Kurdes. Il était même question de réouvrir la frontière turco-arménienne ! Erdoğan aurait pu rester dans l’histoire pour de bonnes choses, mais en quelques années, c’est le contraire qui s’est passé. Radicalement. D’une politique de « zéro problème avec ses voisins », le pays est allé dans la direction inverse en s’impliquant dès 2011 dans la guerre civile syrienne. Le refoulé est revenu au grand galop avec des diatribes nationalistes d’un autre temps. Aux ordres, les médias continuent de relayer la propagande officielle, celle d’une vaste théorie du complot faisant de la Turquie un pays assiégé, ce qui relève du pur fantasme. A Istanbul, l’attentat de mardi n’était qu’un rappel de ce déni, une preuve flagrante qu’il ne s’agit pas d’être seulement optimiste ou pessimiste, mais le besoin d’une indispensable lucidité.
Entre deux tours. Le pays se déchire pour savoir s’il faut s’abstenir, voter blanc, prendre parti, ne pas prendre parti. C’est un vaste chantier, je ne reconnais plus mon pays. A l’instar de ces étiquettes collées sur les paquets de cigarettes, on pourrait presque coller sur les affiches électorales : Se cultiver nuit gravement à l’ignorance… C’est ce que j’ai en tête lorsque j’entends des gens de mon pays dire que les Arabes sont une sous-race, que les Musulmans ne sont pas comme nous, que l’immigration est le cancer de notre société. Il y a des terroristes partout !!! Sentir la peur s’insinuer sous les moindres replis de sa chair, quelle jouissance pour ceux qui l’instillent !!! L’histoire se répète, nous sommes en train de sombrer alors qu’il était si facile de faire en sorte que tout se passe bien.
Comme le dit de Courtois, un peuple est libre de choisir son gouvernement, est libre de choisir sa liberté, de choisir entre les ténèbres et la lumière. N’empêche… La liberté, c’est choisir la longueur de ses chaînes et il semblerait que celles choisies soient incroyablement courtes… Et le pire, c’est qu’on se doute de ce qui va se passer après ; le rétablissement de la peine de mort (pratique pour les opposants), endurcissement de la religion (j’ose à peine y penser), concentration des pouvoirs politiques, bref, c’est le démantèlement systématique de l’héritage d’Atatürk. La liberté se paie cher :
A l’écart, Dündar griffonne quelques lignes sur son carnet. Élégant, une barbe poivre et sel, il porte un costume sombre sur une cravate noire. Le deuil de la démocratie turque ? « Oui, d’une certaine manière, répond-il d’une voix timide et amusée. Au cours du premier mois de ma détention j’étais en isolement total, mais par la fenêtre de ma cellule, je voyais la liberté… Chez moi, c’est le contraire, ma fenêtre donne sur un cimetière et sur le palais de justice, les deux endroits où finissent normalement les journalistes en Turquie. »
Sébastien de Courtois a des attaches profondes, il parcourt le pays en amoureux transi qui a pour lui cette sauvage conscience que l’incroyable complexité du pays qui l’a adopté va au-delà de l’opposition politique. Heureusement, il n’est pas question que de géopolitique, même si c’est vraisemblablement ce qui paraît le plus inquiétant aujourd’hui, alors que les dernières années connaissaient un aller simple vers la sérénité. On se frotte les yeux en se demandant comment on en est arrivé là. Cet amour se compose de dialogues avec ceux qui sont aujourd’hui les observateurs du monde, les intellectuels, les écrivains, mais aussi avec ceux qui vivent leur vie de tous les jours, sans distinction.
Je n’attendrai pas le second tour des élections présidentielles dans mon pays pour finir le livre, j’ai tout à coup envie de décorréler l’actualité de mes lectures, ne pas en faire de sombres amalgames et écouter les meilleures pages du livre, l’écriture à la fois sucrée et intransigeante de de Courtois, en tirer la sève pour m’en nourrir et espérer encore que les choses peuvent changer. En cet instant, je pense à Sumru, à Sıtkı, à Emin, Mehmet, Firat, Nihat, Sadık, Abdullah, Fatoş et Bukem, à tous ceux rencontrés sur le bord du Bosphore ou dans les montagnes de Cappadoce et qui sont devenus mes amis, qui eux, alors qu’ils vivent dans ce grand et beau pays que l’on ne connaît encore pas assez vu d’ici, continuent de croire que le pire est passé. Je me plonge jusqu’à l’endormissement dans les déambulations de l’auteur au cœur des meyhane, dans les rues où l’on joue au tavla sur les trottoirs et où l’on boit du çay et (pour l’instant encore) du rakı, et où l’on entend encore parfois les envolées charmantes du bağlama.
La Turquie est un pays qui se mérite, il n’est pas une simple étape de vie, une destination parmi d’autres, mais un choix, une expérience. Il faut en accepter le pire pour comprendre le bien, lire, se renseigner, goûter les plats et courir la campagne. Les saveurs y sont puissantes. […] Si les Turcs ont une leçon à nous donner, c’est bien celle de la joie de vivre.
Lettres du Bosphore- Sébastien de Courtois aux éditions Le Passeur
C’était un roi comme les autres après tout, peut-être un peu plus qu’un roi puisqu’il fut aussi sultan, mais aussi parce qu’il est considéré comme le père fondateur de la nation marocaine moderne et qu’il fut décoré par le général de Gaulle. Mohammed Aïssaoui, dans son livre L’étoile jaune et le croissant, nous fait une brève description de l’attitude qu’eut Mohammed V envers les Juifs installés au Maroc depuis des générations. Si la France attendait de lui qu’il eut un rôle prépondérant dans les rafles qui auraient permis aux Allemands de déporter les ressortissants marocains de confession juive, le monarque se comporta en juste, ce qui fait de lui un potentiel candidat au titre de « juste parmi les nations » auprès du mémorial de Yad Vashem, ce qui ferait de lui le premier musulman de l’histoire (car il y en eut d’autres) à porter ce titre.
Le sultan chérifien Mohammed V du Maroc
Par son comportement durant la Seconde Guerre mondiale, Mohammed V fait la fierté des Marocains et de tous les Maghrébins qui n’ont jamais versé dans l’antisémitisme. On connaît la légende du roi du Danemark qui aurait porté l’étoile jaune durant l’Occupation — mais ce n’est qu’une légende. On connaît moins celle du roi du Maroc, celle-là corroborée par des faits. Alors sous protectorat français, le sultan a refusé que les Juifs de l’empire chérifien arborent l’étoile jaune comme en France et comme voulait le lui imposer le gouvernement de Vichy. A l’époque, il y avait 200 000 Juifs au Maroc, le résident général Noguès représentant de Vichy avait fait préparer 200 000 étoiles jaunes. Serge Berdugo a raconté que le sultan aurait alors répondu à Noguès qu’il lui fallait rajouter une cinquantaine d’étoiles jaunes : pour lui et les membres de sa famille. La phrase attribuée à Mohammed V qui revient le plus souvent lorsque l’on évoque les années d’Occupation au Maroc est : « Les Juifs marocains sont mes sujets, et comme tous les autres sujets, il est de mon devoir de les protéger. » Il est clair que le sultan du Maroc a fait preuve de résistance face aux nazis, au moins une résistance passive, en prenant par exemple tout son temps pour signer les décrets, et qu’il a protégé comme il a pu les Juifs de son royaume.
Mohammed Aïssaoui, L’étoile jaune et le croissant
Gallimard, 2012
Difficile, vu de loin, de prôner la démocratie à tout prix. Difficile aussi de vouloir un retour en arrière, quoi qu’il en coûte. Mais la modernité est passée en Inde et a fait ses ravages. Court extrait du livre de William Dalrymple, L’âge de Kali, où il ne peut faire que constater que les temps changent et que les processus de modernisation ne sont pas forcément aussi profitables aux plus petits et que les dégâts, une fois ceux-ci opérés, sont impossibles à effacer…
— Avant, on se sentait bien protégé. Aujourd’hui, il y a trop de concurrence.
— Si l’on n’écrase pas quelqu’un, on ne peut pas monter.
Les deux vieillards se regardèrent avec tristesse.
— Vous ne pouvez pas imaginer la splendeur et la richesse de cette époque-là, dit Vanmala en rompant ce moment de silence. Si je vous en parlais, vous croiriez que je vous raconte des histoires.
— A l’époque, tout serdar avait quinze chevaux et un éléphant, précisa le commandant. Mais maintenant, on ne peut même pas s’offrir un âne.
— Les serdars ne sont pas les seuls à être nostalgiques, fit remarquer Vanmala. Toute la population regrette l’ancien temps. C’est pourquoi la rajmata — et tous les Scindia — sont encore tellement aimés du peuple. Si l’un des membres de la famille se présente aux élections, tout le monde vote pour lui.
— Mais pourquoi ? demandai-je. Les gens ne préfèrent donc pas la démocratie ?
— Non, répondirent les Pawar à l’unisson.
— Absolument pas, renchérit le commandant.
— Vous comprenez, en ce temps-là, il n’y avait pas de corruption, expliqua le général. Les maharajahs se consacraient vraiment à l’administration de leur domaine. Tout était bien géré.
— La cité était parfaitement tenue, dit le commandant. Le maharajah faisait lui-même le tour de la ville, la nuit, incognito, pour voir comment les choses se passaient. Il considérait vraiment ses sujets comme ses enfants. Maintenant, où que vous alliez, il n’y a que corruption et extorsion.
— Aujourd’hui, dit Vanmala, tout babu de la fonction publique se prend pour un maharajah et essaie de compliquer la vie de l’homme ordinaire. Mais à l’époque, il n’y avait qu’un seul roi. Les gens de Gwalior étaient certains que s’ils lui racontaient leur histoire, il les écouterait et essaierait de les remettre en selle.
— Le maharajah et la rajmata étaient comme un père et une mère pour eux, dit le commandant.
— Tout cela a disparu, ajouta le général Pawar.
— Ce monde est mort, conclut le commandant.
— Il ne nous reste plus que nos souvenirs, dit le général. C’est tout. C’est tout ce que nous avons.
William Dalrymple, L’âge de Kali
A la rencontre du sous-continent indien
Libretto, 1998
Il fut un temps où lorsque l’on fabriquait des outils, on investissait sur leur durée de vie, sur leur solidité et leur résistance au temps et à l’usure. Ce temps était le temps de la pièce unique, de l’objet utile en tant que fabrication unique — en son genre et en son état — et de la chose en tant qu’objet d’art ou d’artisanat. Des premiers outils issus de la pierre aux plus récents — tant qu’ils ne furent pas fabriqués à la chaine — on retrouve avec une certaine émotion la trace de la main de l’Homme dans la forme parfois hésitante, pas encore conçue avec les principes de l’ergonomie ou l’assistance d’une ordinateur qui calcule automatiquement le meilleur coefficient de pénétration dans l’air ou la plus grande résistance à la viscosité cinématique exprimée en centistokes (cSt) ou en secondes Saybolt Universal…
[audio:berceuse.xol]
Outils de charpentier, Encyclopédie Diderot
A l’autre bout de la chaîne, dans notre époque de vitesse et de surabondance de biens, on a découvert au beau milieu de mécaniques censées résister de plus en plus longtemps au temps et à l’usure deux types différents d’objets : les indestructibles et les cassants.
Les indestructibles, ce sont par exemple ces moteurs de voiture construits intégralement en céramique dans les années 80 par Toyota, pouvant résister à de très hautes températures, ce qui permettait de s’affranchir d’un système de refroidissement et d’allonger la durée de vie du moteur de manière exponentielle. Ce sont toutes les applications nées de la modernité, de l’incroyable avancée des technologies et de la recherche sur laquelle se jouent des investissements colossaux. Mettre une telle voiture sur le marché aurait assuré le succès momentané de la firme… et sa chute vertigineuse…
Les cassants, ce sont de drôles d’objets qu’on a commencé à découvrir dans l’ère d’après-guerre à l’intérieur de nos outils électroménagers par exemple, ou dans les voitures… Ce sont des objets, des pièces fabriquées dans des matières peu solides, susceptibles de casser avec une usure légère et permettant un renouvellement permanent du matériel, comme les courroies de distribution en caoutchouc ou les filtres de machine à laver en matière plastique.
Il est évident qu’une voiture increvable qui pourrait parcourir un million de kilomètres sans avoir besoin de remplacer la moindre pièces sous condition d’un minimum d’entretien, ou une machine à laver qui pourrait fonctionner pendant toute une vie, il est évident que ces objets éternels seraient une catastrophe pour l’industrie, et pour l’emploi… C’est la raison pour laquelle un économiste du début du vingtième siècle, Bernard London, inventa la notion d’obsolescence programmée suite aux pressions infernales des cartels lobbyistes américains. L’obsolescence programmée consiste en un effort de recherche visant à réduire l’efficience d’un objet pour leur faire vieillir prématurément et ainsi permettre son remplacement de manière précoce. Ceci a évidemment des conséquences dévastatrices sur la gestion des déchets et l’écologie… On tenta même d’instituer en légiférant l’obligation de remplacement des biens de consommation, sans succès. Le designer Brooks Stevens se fit le chantre de cette nouvelle absurdité technologique en étudiant tout particulièrement la réduction de la durée de vie de l’objet créé.
Que penser alors de cette fameuse ampoule (j’aime beaucoup le terme anglais lightbulb) de Livermore qui a été fabriquée avec un tel soin et avec tant de qualité qu’elle brille sans discontinuer depuis plus d’un million d’heures, soit depuis 1901 exactement ? Est-ce de la magie ? Est-ce un phénomène paranormal ? Non. Ce n’est que le reliquat d’une époque où l’on prenait soin de l’objet fabriqué et où le souci de rentabilité n’était pas encore à l’ordre du jour. Une époque à peu près saine en somme…