Nov 2, 2017 | Pipes d'opium |
Où il est question d’un vieillard, d’un jeune Américain agaçant qui se trouve dans le périnée du temps, d’un soldat à qui est dédicacé le Petit prince qui se retrouve en Cochinchine, d’une roue de chariot sur laquelle urine un voleur, d’un Canadien dans une Asie disparue, d’un Français en Azerbaïdjan, d’une carte postale écrite à l’envers et de deux Annamites bien nonchalants… les bougres…
Première pipe d’opium. Me voici entouré de mes bouquins, que je n’arrive pas à lire… C’est comme une épine dans le pied, quelque chose dont on ne sait pas pourquoi elle nous empêche de marcher — quelque chose qu’on ne voit pas à l’œil nu. Et puis du jour au lendemain, la spécialiste des yeux vous demande si vous voyez bien les petits caractères de près, je lui réponds oui évidemment, vous êtes sûr, ben oui pourquoi cette question, c’est juste que les fabricants écrivent de plus en plus petit sur les étiquettes — non Monsieur, votre vue baisse — ah — et puis l’opticien vous fait essayer des lunettes, vous voyez bien de loin là ? oui évidemment — et de près là — oui bien sûr — normalement vous arrivez à lire les tout petits caractères en bas — oui évidemment, pourquoi je n’y arriverais pas — et maintenant retirez les lunettes et là… je ne vois plus rien — le couperet tombe, je suis atteint de presbytie (mot qui vient du grec πρέσβυς et qui signifie vieil homme) et en plus de ça c’est l’automne, comme si ça ne suffisait pas. Ce sont les premiers froids, les premières journées fraîches de l’année, sous un soleil jaune d’or et une clarté telle qu’on n’en trouve qu’en octobre. Moment privilégié dans l’année, instant de jonction entre le froid et le soleil, où se répand partout une odeur de bois fumé et de terre humide. Les radiateurs en fonte exhalent cette odeur typique de métal chauffé — flotte une légère odeur de cerise et de parquet en chêne.

Portrait de Benjamin Franklin chaussant des lunettes, peint par le peintre américain David Martin en 1797, dans le salon vert de la Maison Blanche. Face à lui se trouve le buste d’Isaac Newton (détail, cliquez sur l’image pour voir le tableau dans son ensemble).
Deuxième pipe d’opium. L’auteur est agaçant. Encore jeune, plutôt pas mal de sa personne, il collectionne les prix littéraires depuis 2016. Prix Edgar Allan Poe du premier roman en 2016, Prix Pulitzer 2016 de la fiction… Né en 1971 à Buôn Ma Thuột, non loin de Nha Trang, il a fait partie de ces populations arrivées aux États-Unis pour fuir la guerre du Vietnam. Son roman Le sympathisant est l’histoire d’un double qui aurait quelques années de plus que lui, qui se serait enfui du Vietnam parce que Sud-Vietnamien, et agent-double communiste. Une longue fresque peinte sur les reliques d’un pays encore endolori par une guerre qui a fait des milliers des morts (je parle du Vietnam, pas des Etats-Unis). Lecture minutieuse dont je fais durer le plaisir depuis près d’un mois (pendant ce temps-là, je continue d’accumuler les livres qui attendent).
Je me réveillai dans le périnée du temps, entre les toutes dernières heures de la nuit et les toutes premières du matin, avec une éponge immonde dans la bouche, effaré soudain par la tête coupée d’un insecte géant ouvrant sa grande gueule. Je m’aperçus que c’était simplement le meuble de la télévision en bois dont les antennes jumelles s’affaissaient. L’hymne national retentissait, la bannière étoile s’agitait et se fondait dans des plans panoramiques de majestueuses montagnes violettes et d’avions de chasse en vol. Lorsque le rideau de neige finit par tomber sur l’écran, je me traînai jusqu’à la cuvette moussue des toilettes, puis jusqu’au plus bas des deux lits superposés, dans notre petite chambre. Bon s’était déjà hissé sur le lit d’en haut. Je m’allongeai et m’imaginai que nous roupillions comme des soldats, alors que le seul endroit proche de Chinatown où l’on pouvait acheter des lits superposés était le département enfants de ces horribles magasins de meubles tenus par des Mexicains, ou des gens qui avaient des têtes de Mexicains. J’étais incapable de voir les différences entre les gens ordinaires d’Amérique du Sud, mais ils n’avaient l’air de le prendre trop mal dans la mesure ou eux-mêmes me traitaient de chinetoque.
— Viet Thanh Nguyen, Le sympathisant
Belfond, 2017

Viet Thanh Nguyen (Crédit LA Times)
Troisième pipe d’opium. Petite digression matinale en passant par l’ancienne Cochinchine et les pages écrites par le romancier et journaliste antimilitariste (mais soldat des tranchées) Léon Werth (1878 † 1955), à qui Le petit prince de Saint-Exupéry est dédicacé.
« À Léon Werth.
Je demande pardon aux enfants d’avoir dédié ce livre à une grande personne. J’ai une excuse sérieuse : cette grande personne est le meilleur ami que j’ai au monde. J’ai une autre excuse : cette grande personne peut tout comprendre, même les livres pour enfants. J’ai une troisième excuse : cette grande personne habite la France où elle a faim et froid. Elle a besoin d’être consolée. Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier ce livre à l’enfant qu’a été autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent.) Je corrige donc ma dédicace :
À Léon Werth quand il était petit garçon »
1925, il part en Cochinchine, à l’époque appendice de la France, et se laisse complètement envelopper par un pays dont l’étrangèreté remet en cause chez lui les plus élémentaires conceptions de la notion d’étranger. Une lecture rare sur laquelle il faut s’arrêter quelques instants.
Le nom de Cochinchine dérive de l’usage par les Portugais de la ville de Cochin pour désigner l’Inde (d’où, plus tard, la dénomination Indochine) : les navigateurs occidentaux désignent alors du nom de Cochinchine la région de Đà Nẵng. Au XVIe siècle, d’autres dénominations telles que Chinecochin ou Champachine sont attestées. La dénomination se rattache ensuite à toute la partie méridionale de l’actuel Viêt Nam. (Wikipédia)
Phan Thiết.
La route de Saïgon à Phan-Thiet, la route entre deux brousses. Les grands arbres dont les noms donnent un effet d’exotisme et consacrent la réputation d’un voyageur. Le barbelé des bambous et des lianes. On comprend enfin le mot inextricable. Nature sans ménagements et sans réserve. Sans intimité non plus. Elle répète, renouvelle et multiplie ses poussées verticales, ses formes sèches, ses arêtes, ses géométriques découpages. Elle y ajoute ses enchevêtrements circulaires et ses spirales de lianes.
C’est la saison sèche. La végétation est sans exubérance. (Je crois qu’il faut un certain courage pour oser dire que la végétation n’est pas luxuriante. La végétation luxuriante étant un des dogmes du voyageur au départ d’Europe, pourquoi abandonnerait-il, au retour, ce dogme commode ?)
On voit donc les tiges des lianes. Cela fait un extraordinaire squelette proliférant.
A droite, à gauche, sur des cents kilomètres, la forêt continue. Elle procède par addition. Elle méprise de s’organiser en cathédrale. Une cathédrale c’est trop petit. Pourquoi pas en cai-nhà ?
Maintenant la forêt brûle. Qu’importe ! Elle repoussera. Elle brûle si bien qu’un arbre est tombé au travers de la route et que l’auto ne peut passer. Nous apportons des branches au milieu de la route, nous les entassons contre l’arbre et allumons un brasier. Quand l’arbre aura brûlé ou que nous pourrons déplacer un morceau du tronc, nous passerons. Heureusement, l’arbre est lent à brûler. L’auto me donnait le sentiment d’un voyage cinématographique. Nous voici pour une heure au moins au centre de la forêt, au centre de ses bruits. Et la nuit va tomber.
— Léon Werth, Cochinchine (1926)
Editions Viviane Hamy, 1997
Quatrième pipe d’opium. La lune de Pejeng. C’est un tambour en bronze immense, dans la tradition des tambours fondus par la civilisation Đông Sơn, civilisation commerçante basée dans la péninsule indochinoise qui eut des échanges commerciaux jusqu’en Indonésie. La preuve en est, le plus grand de ces objets (diamètre 1,60 mètre, hauteur 1,86 mètre), la Lune de Pejeng, se trouve exposé dans le Pura Penataran Sasih dans le petit village de Pejeng sur l’île de Bali ; datant du IIIe siècle av. J.-C, il a été fondu d’une seule pièce et constitue le plus grand exemplaire de ce type d’objet au monde.
Son nom provient de la légende attachée à sa création. Selon celle-ci, une roue du chariot qui supportait la lune se serait détachée et serait tombée dans un arbre à Pejeng. Un voleur du lieu, effrayé par la lueur qu’elle dégageait, aurait uriné pour essayer de l’éteindre. La lune aurait alors explosé dans un bruit de tonnerre, tuant le voleur et tombant à terre sous sa forme actuelle. (Wikipédia)
Cinquième pipe d’opium. Greg Girard. Drôle de personnage, photographe de son état, Canadien accessoirement et surtout scrutateur d’une Asie en pleine transformation pendant ces trois dernières décennies. Ses terrains de jeu sont Hong-Kong et son quartier de Kowloon, qui a été rasé depuis, Shanghai ou Hanoï ; il y décrit sans concession un monde qui se transforme, qui devient de plus en plus dur pour certains. On pourra aussi le découvrir au Japon ou à Vancouver au travers de son site. Morceaux choisis.
Shanghai
Hong-Kong
Hong-Kong
Hong-Kong (Kowloon)
Hanoï
Hong-Kong
Et au même moment, Fabienne me fait découvrir les photos de Liam Wong, des images traitées comme des planches extraites d’un film. Une belle découverte.
Sixième pipe d’opium. Patrick Deville dont il me reste encore quelques cartouches de La tentation des armes à feu. Une lecture qui reste comme le goût amour d’une viande trop cuite, carbonisée.
J’aimerais encore te dire ceci, mon amour, avant ton fantôme lui-même ne s’estompe : jamais comme cette nuit, seul dans cette gargote de Yanar dag, je n’aurai autant aimé souffrir de ton absence horrible et délicieuse.
Car de loin en loin nous avons ainsi rendez-vous et tu l’ignores, dans un restaurant de Con Con au Chili au-dessus des phoques neurasthéniques de la falaise ou dans une gargote de la presqu’île d’Apchéron devant la montagne enflammée, des lieux où il me semble pouvoir te consacrer la nuit, peut-être même t’écrire une lettre… Des ouvriers de la compagnie gazière ou des moujiks boivent en silence. Un poêle en faïence extrait une vapeur légère du plancher mouillé.
— Patrick Deville. La tentation des armes à feu.
Seuil, collection Fictions & Cie. 2006
Septième pipe d’opium. Quand l’Indochine était française et que le Tonkin existait encore, quand on envoyait des cartes postales représentant des fumeurs d’opium, que les timbres étaient les mêmes qu’en France sauf qu’il était écrit Indochine, qu’on écrivait sur le côté imprimé, que Charlotte lui tournait la tête, qu’on ne se doutait pas que… et quand on… et…

Huitième et dernière pipe d’opium. Les jours passent. Il serait trompeur de croire que le changement arrive avec le temps. Rien n’advient seul, rien n’est provoqué par la longueur et l’enchaînement des jours et des heures, rien n’est le fruit du hasard. Tout est histoire de correspondances et de conséquences logiques de nos actes. Pour autant, le changement n’est pas forcément contrôlable, des tonnes de déconvenues peuvent venir bouleverser le champ des possibles.
Hey, mais franchement… On s’en fout non ?

Fumeurs d’opium à Saïgon, Émile Gsell
Photo d’en-tête © Bosen Yan (Village Xijiang de Mille Familles de Miao)
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Jan 29, 2017 | Arts |
Ce n’est pas le tableau le plus connu du Caravage, mais c’est certainement un des plus riches en émotions… D’abord il y a l’histoire, la situation, le moment. Pour cela, il faut relire l’évangile selon Saint Matthieu :
« Alors les soldats du gouverneur emmenèrent Jésus dans le prétoire et rassemblèrent autour de lui toute la garde. Ils lui enlevèrent ses vêtements et le couvrirent d’un manteau rouge. Puis, avec des épines, ils tressèrent une couronne, et la posèrent sur sa tête; ils lui mirent un roseau dans la main droite et, pour se moquer de lui, ils s’agenouillaient en leur disant: “Salut, roi des Juifs!” ». (Mt 27, 27–29)
Le couronnement d’épines fait partie de ce qu’on appelle les mystères du rosaire et en l’occurrence, voici le troisième mystère dans la comptabilité sordide des cinq mystères douloureux. Même dans la douleur, il existe une comptabilité. Ce qui est sous-tendu dans ce moment de l’histoire du Christ, c’est la mise en scène de l’humiliation publique. Le Christ est revêtu d’une robe de pourpre, symbole du pouvoir chez les Romains, couleur des empereurs que eux seuls peuvent porter ; ce n’est pas qu’un simple manteau rouge. On lui tresse ensuite une couronne d’épines qu’on ne fait pas que lui poser sur la tête, mais qu’on lui enfonce à l’aide des mêmes bâtons de roseau que celui qu’on lui place entre les mains ; celui qu’on lui attribue est également symbole de pouvoir, forme simplifiée du spectre des rois. Cette couronne d’épines est faite de la même espèce que celle avec laquelle on attache les fagots de bois, on lui enfonce les épines dans le cuir chevelu afin de le faire saigner abondamment. Cette couronne, il la gardera jusqu’à sa mort sur la croix. C’est en tout cas l’interprétation qu’en fait Caravage.
On sait du peintre que c’était pour le moins un mauvais garçon, colérique, bagarreur, insoumis, cherchant souvent de nouveaux protecteurs qui puissent le financer dans ses travaux et lui permettre de vivre, même si cette vie n’est faite que d’alcool, de fornication et de mauvais rêves. La première version du tableau, conservée au musée du Prato, date de 1603, mais celle-ci est plus belle, plus colorée, plus intense aussi. Cette version dont on parle daterait (les spécialistes ont du mal à se mettre d’accord) d’une période allant de 1602 à 1607, mais plus vraisemblablement de 1607 au regard de ses autres œuvres et de la maturité de sa peinture. On sait également que c’est le marquis banquier et collectionneur Vincenzo Giustiniani qui commande cette œuvre. On peut l’admirer au Kunsthistorisches Museum de Vienne en Autriche, mais comme nous ne sommes pas sur place, voyons ce qu’on peut en faire ici.

Tout d’abord, la composition. Une première ligne horizontale sur le tiers haut du tableau, reposant sur l’épaule du Christ et sa tête penchée, à gauche traversant la tête du garde en armure, à droite sur le torse du bourreau. Ensuite une grande diagonale partant de la limite entre l’ombre et la lumière (souvent chez Caravage, les lignes se créent à partir de cette frontière imaginaire entre ombre et lumière, contraste terrible), qui descend sur la poitrine du Christ, et rejoint sa cuisse gauche. Une autre diagonale qui coupe celle-ci quasiment à angle droit, suivant le roseau du Christ, et croisant la poitrine du premier bourreau. Enfin, deux autres lignes pointées par les roseaux des bourreaux, toutes deux s’écartant de chaque côté de la cuisse gauche du Christ. Voici la composition, quasiment entièrement faite de diagonales, ce qui induit un tableau très dynamique qui tranche avec la posture statique du garde en armure à gauche. C’est une scène d’une rare violence, prise sur l’instant, dans le mouvement des bourreaux qui forcent pour planter la couronne d’épines.

Ensuite, la scène. Le Christ porte sur le visage une expression figée ; la douleur sourde et résignée. Pas de crispation des traits, pas d’horreur, juste la sidération de la douleur. Rarement on a ressenti autant de douleur pesante dans un tableau du Caravage. Les personnages, eux, contrairement au Christ, portent des vêtements anachroniques. Le plus criant, c’est le garde armé. Chapeau mou à plumes d’autruche, armure métallique resplendissante, c’est un costume de garde italien du XVIIè siècle, tout ce qu’il y a de plus éloigné de l’époque de la scène, mais on est habitué à ça dans la peinture de la Renaissance. Les deux bourreaux, eux, sont plus neutres, ils portent des tuniques blanches ouvertes, des culottes nouées grossièrement autour de la ceinture, mais celui de droite porte un large chapeau mou caractéristique des campagnes italiennes. Retour à la case départ, le parti pris est de replacer la scène dans l’immanence du peintre. Les regards ; les trois hommes ont le regard tourné vers le visage du Christ, il fait l’objet de toutes les attentions. On est bien d’accord que le sujet n’est pas en dehors du cadre, c’est la tête du Christ qu’il faut regarder.

Avant de regarder les détails, passons aux trois points. Point de fuite, point de distance, point du vue. Le point de fuite, on ne le voit pas au premier abord, la scène est trop rapprochée, mais si l’on regarde bien, les deux diagonales partant des angles se croisent exactement sur la poitrine du Christ, touché en pleine poitrine, en plein cœur, siège de la douleur la plus sourde. On imagine assez aisément que c’est le point de fuite. Point de distance ; nous sommes placés en vue très rapprochée de la scène, je dirais même plus que nous sommes dans la même pièce, à deux ou trois mètres maximum, engagés dans la scène, placés à même distance que les bourreaux, ce qui nous implique terriblement, nous ne sommes pas en dehors de la scène. Quant au point de vue (le point de vue est l’endroit où le peintre place le spectateur par rapport à la scène), on sait aujourd’hui que le tableau est un dessus de porte, et le point de vue se trouve très exactement au niveau du nombril du Christ. C’est une contre-plongée qui, comme souvent dans ce genre de tableau, nous incite à nous placer en position humble par rapport au Christ, pas comme ses bourreaux qui le surplombent. Non, nous sommes plus bas que lui, lui qui souffre déjà tellement. Regardez bien…
Je ne parlerai pas du traitement pictural, la peinture du Caravage est assez homogène dans ce genre de scène, ni de la lumière qui pour le coup est un spot unique, provenant d’une fenêtre étroite et haute dans le coin supérieur gauche du tableau. En revanche, la somme des détails mérite qu’on s’y arrête quelques instants.

On peut voir le long de l’échine droite du bourreau de gauche une ligne de couleur verdâtre que l’on pourrait croire être une ombre portée, mais la provenance de la lumière nous l’interdit. C’est en fait une retouche de volume. Caravage a fait une première version de ce corps plus épaisse que la version finale.

On l’a vu tout à l’heure, le garde en armure est habillé à la mode italienne de l’époque, mais pourquoi précisément une armure ? C’est elle qui donne le ton, qui donne la lumière du tableau, qui indique la source et l’intensité lumineuse. Le métal est un des meilleurs réflecteurs qui soit pour la lumière, ce n’est pas un hasard.

Le sang, les coulures. En deux temps. Voici une indication un peu anachronique dans l’enchaînement de la scène. La poitrine du Christ est déjà maculée de sang alors que les bourreaux sont en train de lui infliger le supplice. Sur la droite de la scène, on voit l’instantanéité de la scène avec les gouttes de sang en train de tomber de la couronne d’épines, mais on assiste là à deux scènes en une. La première, instantanée, la seconde, qui préfigure en réalité ce qui va se passer après, c’est-à-dire, le sang qui coule sur son corps. Les traces de sang sur son front participent du même mouvement. Sa tête penchée indique que le sang n’a pas pu couler droit comme s’il avait la tête relevée. C’est là le mystère intrinsèque du tableau.
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Mar 20, 2015 | Arts, Livres et carnets |
C’est un autre univers, en marge de l’écriture de l’auteur, une case à part, une malle un peu fourre-tout parfois décevante lorsque l’on y trouve que des références techniques qui ne font que nous barber ou nous endormir au mieux, qui ne sont bonnes que pour celui qui, plus avant, souhaite faire des recherches approfondies et qui sont autant d’obstacles à la lecture « plaisir ». Pourtant, parfois, je me lance dans la lecture des notes avant de commencer le livre et je dois avouer que c’est un monde d’une richesse incroyable. Rien n’y est ordonné et on navigue souvent entre des notions qu’on ne maîtrise absolument pas tant qu’on n’a pas lu le texte à proprement parler. Ce que j’aime surtout dans ces notes, c’est l’absence totale de formalisme, la possibilité que se laisse l’auteur de ne plus rien construire et de livrer un texte brut, rempli d’abréviations et de sigles. En revanche, force est de constater que si les notes constituent un univers condensé, le texte, lui, est souvent beaucoup plus délayé.
Edgar Allan Poe écrivait dans les marges de ses livres, recueillant ainsi la substance de ses lectures ; ces Marginalia ont été publiées il y a quelques années aux éditions Allia. Des fragments qui sont comme la pensée brute de l’auteur, sa face cachée et plus sombre encore. Enrique Vila-Matas quant à lui, a écrit un livre il y a quelques années, Bartleby & cie, un livre uniquement composé de notes de bas de pages, une encyclopédie dont il ne resterait que la moelle, dépouillée de son texte, de l’inutile et de l’incertain, pari pascalien et littéraire. Livre des agraphiques et des écrivains du non, cette petite pépite fait office d’objet littéraire non identifié.
Quant à moi, je continue à lire certains livres par la fin, en épluchant les notes avant de lire le texte, et je m’en satisfais très bien.
Dans ce livre que je viens de commencer, Quattrocento de Stephen Greenblatt, dans lequel il est question d’un certain Poggio Bracciolini, un humaniste florentin dont le nom francisé est Le Pogge surtout connu pour avoir déterré des étagères poussiéreuses d’un monastère perdu un des plus beaux textes de l’Antiquité romaine : De rerum natura, le très beau poème de Lucrèce. Voici ce qu’on trouve dès la quatrième note du premier chapitre :
De la nature, V, v. 737–740, op. cit., p. 355. Le « messager ailé » de Vénus est Cupidon, que Botticelli représente les yeux bandés, et pointant sa flèche ailée ; Flore, la déesse romaine des fleurs, sème des pétales rassemblés dans les plis de sa robe exquise ; et Zéphyr, le dieu du vent d’ouest fertile, étreint la nymphe Chloris. Concernant l’influence de Lucrèce sur Botticelli, par l’intermédiaire de l’humaniste Poliziano, voir Charles Dempsey… etc.
Alors on peut toujours faire l’économie des notes de bas de page ou des notes de fin d’ouvrage ; le texte n’en demeure pas moins compréhensible. Simplement, on évite le détail, la spécification. Pire, on pourrait passer à côté d’une information importante.
Je me dis qu’en lisant ces notes j’ai appris qu’un homme du XVè siècle, secrétaire d’un antipape, un réprouvé à qui les Médicis ont fait l’honneur de commander un superbe mausolée qu’on peut voir aujourd’hui dans le baptistère Saint-Jean de Florence, l’antipape Jean XXIII (je ne savais même pas ce qu’était un antipape…), j’ai appris donc que cet homme battait la campagne, bravant le mauvais temps et les détrousseurs de grands chemin pour retrouver les objets de l’Antiquité qui pourrissaient sur les étagères des monastères les plus reculés et que sans la découverte du poème de Lucrèce, Botticelli n’aurait peut-être jamais peint Le printemps, un des plus beaux tableaux et des plus connus de la Renaissance.
Finalement, la curiosité ne tient pas à grand-chose…

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Dec 27, 2014 | Arts |
Voici un peintre que je ne qualifierais pas spécialement de bon peintre. En réalité, Oreste Adamovitch Kiprensky (Орест Адамович Кипренский) est un peintre académique pur, qui se situe dans la catégorie des peintres de la période romantique russe. Cet enfant illégitime sort de l’académie de Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg avec la médaille d’or et se fait connaître avec des scènes de bataille dans lesquels il insère des portraits ; sa carrière sera ensuite celle d’un peintre des grands du monde dans lequel il vit. Ses tableaux les plus célèbres restent celui du Colonel hussard Yevgraf Davydof et celui du poète Alexandre Pouchkine. Si sa peinture est absolument conventionnelle, pour ne pas dire un peu rasoir, Kiprensky demeure un grand dessinateur, ce qui nous indiqué par un nombre très important d’études, de nus à la sanguine et de pastels. Le portrait de Pyotr Olenin reste un exemple magnifique de son art au crayon. Le romantisme qui transpire de son œuvre fait de lui un capteur de son temps, d’un mélange de rigidité dans les attitudes et de légèreté dans les gestes ; une peinture qui n’est pas vraiment pas ma tasse de thé mais qui capte des lumières blafardes dans les carnations et qui témoigne que la peinture n’est que l’art d’attraper la lumière…
Orest Adamovich Kiprensky — Le jeune jardinier — 1817
Orest Adamovich Kiprensky — Portrait du Colonel Yevgraf Davydov — 1812
Orest Adamovich Kiprensky — Portrait de Catherine Sergueïevna Avdouline, née Yakovlev — 1822
Orest Adamovich Kiprensky — Portrait du Prince Nikita Petrovich Trubetskoy — 1826
Orest Adamovich Kiprensky — Portrait de Pyotr Olenin — 1813
Orest Adamovich Kiprensky — La pauvre Lisa — 1827
Orest Adamovich Kiprensky — Autoportrait — 1828
Orest Adamovich Kiprensky — Portrait de Sergey Uvarov — 1815
Orest Adamovich Kiprensky — Portrait de Catherine Petrovna Rostopchinoy — 1809
Orest Adamovich Kiprensky — Portrait du poète Alexandre Pouchkine — 1827
Orest Adamovich Kiprensky — Portrait de A.O. Smirnova — 1830
Orest Adamovich Kiprensky — Portrait de Bertel Thorvaldsen — 1833
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