Heva­j­ra et Nai­rât­mya enlacés

Lors de ma virée d’hier au Musée Gui­met pour l’ex­po­si­tion sur Ang­kor, j’ai flâ­né dans les autres dépar­te­ments à la décou­verte de ce qui me pou­vait me sau­ter au visage (c’est fou ce que dans les musées on peut croi­ser comme gens péné­trés, tous spé­cia­listes de tous les aspects des arts asia­tiques, oui c’est fan­tas­tique…) et j’ai décou­vert cette petite sta­tue en bronze doré pro­ve­nant du Tibet. Elle repré­sente le dieu poly­morphe Heva­j­ra dans son aspect kapa­ladha­ra, c’est-à-dire affu­blé de huit visages, seize bras et quatre jambes. Je ne suis pas vrai­ment très au clair sur la signi­fi­ca­tion de cha­cun des attri­buts qu’il porte car c’est réel­le­ment l’ex­pres­sion d’un éso­té­risme pro­fond, mais cela vau­drait le coup de s’y pen­cher. On peut trou­ver sur le site du musée une autre repré­sen­ta­tion de ce couple, dont la posi­tion est pour le moins suggestive.

Hevajra et Nairâtmya - Tibet - XVIe siècle - Musée Guimet

Ce qui a rete­nu mon atten­tion de cette petite chose, c’est la ten­dresse. Le dieu Heva­j­ra aux huit visages enlace son épouse Nai­rât­mya avec une ten­dresse incroyable et je trouve par­ti­cu­liè­re­ment sen­suel le port de tête des deux amants affron­tés, bouche contre bouche. C’est à ce genre de petit détail qu’on trouve de l’hu­ma­ni­té dans les repré­sen­ta­tions divines.

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Les der­nières années de Raphaël au Louvre

Les der­nières années de Raphaël au Louvre

Raphaël (Raffaello Sanzio) - La donna velata (détail) - La dame voilée (1516 - 82cm x 61cm)

Pour quelques jours encore, Raphaël est au Louvre, le Raphaël des der­nières années. Fina­le­ment, c’est un Raphaël d’a­te­lier plus qu’un Raphaël inti­miste, en par­tie parce que le peintre connaît un suc­cès d’es­time incom­pa­rable et qu’il doit hono­rer nombre de ses com­mandes, mais tout est là, la com­po­si­tion, le trai­te­ment de la lumière, l’au­dace des pos­tures… Les plus grands repré­sen­tants de son ate­lier sont en bonne place ; on ver­ra ain­si Giu­lio Roma­no (Giu­lio di Pie­tro de’ Gia­nuz­zi), l’a­mi cher et Gio­van Fran­ces­co Pen­ni, le dis­ciple, avec des œuvres hau­te­ment signi­fi­ca­tives. (more…)

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Le livre contre le musée, du tre­mem­dum au canapé…

Lorsque j’é­tais à l’in­té­rieur du bap­tis­tère San Gio­van­ni de Flo­rence avec ses mosaïques de style byzan­tin repré­sen­tant le Christ du Juge­ment der­nier entou­ré des neuf repré­sen­tants de la hié­rar­chie céleste(1), je me suis posé une ques­tion. Mais d’a­bord, je me suis lais­sé enva­hir par la beau­té du lieu. Je pense que ce bap­tis­tère est un des lieux les plus magiques de l’his­toire de la chré­tien­té, et mal­gré ses dimen­sions beau­coup plus modestes que le Duo­mo(2) voi­sin, il n’en reste pas moins un lieu magni­fique. Ses mosaïques dorées sont bai­gnées d’une lumière irréelle et donnent au visi­teur une sen­sa­tion de majes­té écra­sante, ce qui est le lieu com­mun des œuvres sacrées. On doit s’y sen­tir petit, un tre­men­dum(3) tout puis­sant vous étrillant les entrailles… Ensuite je me suis posé une ques­tion. Je me suis dit que si je vou­lais prendre le temps de com­prendre cette his­toire, de la déchif­frer, d’en décou­vrir les sub­ti­li­tés et les sym­boles, il serait peut-être pré­fé­rable que je regarde les repro­duc­tions d’un livre, parce que ce sont deux temps dif­fé­rents chez moi. Je ne viens pas sur place pour com­prendre les mys­tères d’une fresque ou d’un tableau. Je suis là pour en res­sen­tir l’im­mé­diate pré­sence, pour me sen­tir hap­pé par l’œuvre telle que l’a conçu son auteur, l’acte intel­lec­tuel est pour plus tard, dans le second acte. Ce second acte est un acte de décom­po­si­tion de l’ins­tinct, un acte éla­bo­ré dans lequel on se ques­tionne et on ques­tionne l’œuvre dans sa rela­tion de dépen­dance à notre perception.


Flo­rence — Bap­tis­te­ry San Gio­van­ni (inter­ior) in Flo­rence

Donc, pour moi, le livre est un sup­port qui vient aider la com­pré­hen­sion. Et puis soyons hon­nête, il y a tou­jours quelque chose qui nous per­turbe quand on est sur place. Trop de monde, trop de bruit, et puis la plu­part du temps on doit cir­cu­ler, ne pas res­ter là sur place, sur­tout pas, il faut qu’il y en ait pour tout le monde. La barbe.
Cha­cune des deux actions est donc décor­ré­lée et se suf­fit à elle-même. Et jus­qu’à il y a peu, je pen­sais qu’on pou­vait faci­le­ment se pas­ser de l’un ou de l’autre. Jus­qu’à ce que j’aille voir les deux expo­si­tions Cana­let­to(4). En réa­li­té, je m’en suis sur­tout ren­du compte lorsque j’ai ouvert les deux cata­logues que j’ai ache­tés (oui, je sais, c’est cher les livres) et que je me suis aper­çu que les repro­duc­tions, mal­gré leur indé­niable qua­li­té et défi­ni­tion, n’é­taient que les reflets assez pâles de ce que je venais de voir. Et là, rien ne pou­vait venir contre­dire cela. Sur les tableaux de Cana­let­to, on peut voir les petites gouttes de pein­ture qui font les visages, les volutes flo­rales des décors des immeubles enrou­lées avec grâce, les caches que le peintre a uti­li­sé pour déli­mi­ter les à‑plats de cou­leurs, bref, tout ce qu’on ne voit pas sur la repro­duc­tion du livre.
Après, il y avait tel­le­ment de monde, notam­ment à Jac­que­mart-André, que j’ai cru que j’al­lais cra­quer et finir par écra­ser quelques pieds. Impos­sible de se plan­ter devant un tableau et d’at­tendre qu’il se révèle. Car c’est comme ça que ça fonc­tionne. Dif­fi­cile sur un livre de se lais­ser édi­fier par une œuvre monu­men­tale ou sim­ple­ment un por­trait gran­deur nature. De temps en temps, l’o­pé­ra­tion intel­lec­tuelle se fait sur place et prend l’al­lure d’une épi­pha­nie, d’une qua­si révé­la­tion. C’est ce qui m’est arri­vé devant L’es­ca­lier des Géants du Palaz­zo Ducale, un pur moment de grâce. A un moment don­né, le tableau s’est éri­gé devant moi comme s’il sor­tait de terre. Étran­ge­ment, même les plus grands tableaux de Cana­let­to peuvent être regar­dés de près, c’est ce qui fait la puis­sance de ces vedute.

L’es­ca­lier des Géants du Palaz­zo Ducale
(La Sca­la dei Gigan­ti in Palaz­zo Ducale)
1755–1756 — 174 x 136 cm

Alors je me suis deman­dé si quelque chose pou­vait rem­pla­cer l’ex­po­si­tion, l’ex­hi­bi­tion de ces œuvres réunies en un seul endroit pour extraire l’es­sence d’un style, d’un peintre, d’une époque. Je serais ten­té de dire que ça dépend. Ima­gi­nez vous face au fron­ton de l’ab­ba­tiale de Conques (déjà, il faut y aller en Avey­ron…) et pour un œil non exer­cé, ten­ter d’en décou­vrir tous les sym­boles cachés peut mettre du temps, alors que si vous êtes dans votre salon armé d’une belle repro­duc­tion, les choses peuvent vous appa­raître plus sim­ple­ment. Évi­dem­ment, se dire aus­si qu’on ne ver­ra pas tous les jours tel ou tel tableau est un encou­ra­ge­ment pour se dépla­cer aux expo­si­tions. Untel vient du musée de l’Er­mi­tage, untel des col­lec­tions pri­vées du Duc de Nor­thum­ber­land, untel des col­lec­tions du Prince de Liech­ten­stein, un car­net de note du peintre qui ne sort que pour la deuxième fois dans une expo­si­tion publique… Rien que ça invite à faire le déplacement.

Alors j’en prends mon par­ti à pré­sent. Si le temps me le per­met et si les condi­tions in situ ne sont pas trop désa­gréables, je me laisse sai­sir par l’œuvre. Sinon, je repère ce que je sou­haite appro­fon­dir et je me dis que je m’en sor­ti­rai avec la repro­duc­tion, quitte à trans­for­mer mes appar­te­ments pri­vés en biblio­thèque d’art…

Notes :
(1) Séra­phins, Ché­ru­bins, Trônes, Domi­na­tions, Auto­ri­tés, Puis­sances, Prin­ci­pau­tés, Archanges et Anges, selon la Hié­rar­chie Céleste du Pseu­do-Denys l’A­réo­pa­gite (490)
(2) San­ta Marie del Fiore (Sainte-Marie de la fleur)
(3) Sen­sa­tion du redou­table intro­duite dans la reli­gion par le pro­tes­tan­tisme, numi­neux de la psy­cha­na­lyse, notion déve­lop­pée chez Mir­céa Eliade, Le sacré et le pro­fane, Paris, Gal­li­mard, 1957.
(4) Cana­let­to à Venise, Musée Maillol, 59, rue de Gre­nelle (VIIe). Jus­qu’au 10 février 2013. 
Cana­let­to-Guar­di, Musée Jac­que­mart-André 158, bou­le­vard Hauss­mann (VIIIe). Jus­qu’au 14 jan­vier 2013.

Note de bas de page : ceci est mon 500ème billet sur ce blog

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Fische der Süd­see (Jour­nal des Museum Godeffroy)‎

Le Museum Godef­froy, autre­fois ins­tal­lé à Ham­bourg entre 1861 et 1876, était une petite entre­prise fami­liale née du com­merce avec l’A­mé­rique cen­trale, les Caraïbes et plus tard l’A­mé­rique du Sud. D’o­ri­gine fran­çaise, les Rochel­lois hugue­nots de la famille Godef­froy se sont ins­tal­lés en Alle­magne au bord de la mer, suite à la révo­ca­tion de l’Édit de Nantes et ont consti­tué une flotte qui attein­dra vite 27 bateaux. Le sieur Johann Cesar IV Godef­froy deman­dait à ses capi­taines de vais­seaux de rame­ner de cha­cun de ses voyages tout ce qui pou­vait consti­tuer la base d’une connais­sance en his­toire natu­relle et eth­no­lo­gique. La somme des objets rame­nés ser­vit en 1876 à sol­der les comptes de l’en­tre­prise lors de la ban­que­route de celle-ci et les col­lec­tions furent épar­pillées entre plu­sieurs musées alle­mands. Il en reste aujourd’­hui ce fameux Jour­nal des Museum Godef­froy, riche de table d’illus­tra­tions des­si­nées par les frères Sem­per ou l’ex­plo­ra­teur Andrew Gar­rett, dont voi­ci 86 planches super­be­ment illus­trées, colo­rées, autour des pois­sons des mers du sud. Les planches ont été regrou­pées dans une gale­rie visible en cli­quant sur ce lien, accom­pa­gnée par Por­ti­co Quar­tet, avec le mor­ceau Knee-Deep In The North Sea.
Un peu plus tard, seront regrou­pées ici les planches d’illus­tra­tion des six tomes com­pi­lant les actes du Museum.

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Un ciel comme une cou­lée de lave

Ciel de lave

Au lever du jour, en pas­sant devant la fenêtre, j’at­trape l’air du matin, la cou­leur de ce moment de grâce pen­dant lequel le soleil arrive enfin à mon­trer le bout de son nez. J’ai le sou­ve­nir d’un poème des Fleurs du mal qui monte en moi comme une bouf­fée de cha­leur et qui m’é­meut… Le monde n’ex­hale jamais autant de beau­té que lors­qu’il passe entre les mots d’un de ses poètes. Au petit matin, le ciel prend des cou­leurs de cou­lée de lave sur les flancs d’un vol­can éreinté.

Ta tête, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage ;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.

 

Le pas­sant cha­grin que tu frôles
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.

Le premier matin

Au len­de­main du jour au ciel de lave, le petit matin annonce une cou­leur tendre, une frange d’un superbe dégra­dé tan­dis qu’à l’ouest les ténèbres sont encore pré­sentes et pro­fondes. Tous les matins, je me laisse ber­cer par cette lumière, assis sur mon cana­pé avec ma tasse de café, avec de plus en plus de plai­sir lorsque les jours de prin­temps se lèvent de plus en plus tôt. J’es­saie de tenir la dis­tance, de me lever avec le soleil, d’é­pou­ser le rythme natu­rel d’une belle jour­née, comme un ancien.

Les reten­tis­santes couleurs
Dont tu par­sèmes tes toilettes
Jettent dans l’es­prit des poètes
L’i­mage d’un bal­let de fleurs.

 

Ces robes folles sont l’emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t’aime !

Après la pluie

Je ravale mes pen­sées pré­somp­tueuses en me disant qu’un jour je serai plei­ne­ment satis­fait de ce que j’ai. Quand bien même je pour­rais satis­faire mon désir, que je serai cer­tai­ne­ment encore à la recherche d’autre chose, c’est ce qui me fait dire qu’à ne point dési­rer, on finit par ne jamais être déçu. Alors des images me traînent dans la tête, de purs fan­tasmes qui res­te­ront fan­tasmes, des rêves qui res­te­ront rêve ; c’est peut-être ça qui main­tient en vie.

Quel­que­fois dans un beau jardin
Où je traî­nais mon atonie,
J’ai sen­ti, comme une ironie,
Le soleil déchi­rer mon sein ;

 

Et le prin­temps et la verdure
Ont tant humi­lié mon cœur,
Que j’ai puni sur une fleur
L’in­so­lence de la Nature.

Douro Europos

Alors les jours se referment les uns après les autres comme des fleurs de prai­rie au cré­pus­cule, et je me mets en arrière, per­du dans mes songes qui comblent les minutes soli­taires. Je m’i­ma­gine visi­tant les salles lumi­neuses d’un musée bai­gné de soleil, dont les rayons éblouissent les dalles de marbre colo­ré et les portes en bois sombre, navi­guant entre une frise en céra­mique bleue et le relief fémi­nin d’une dalle de Dou­ro-Euro­pos au regard vide et imper­son­nel, mais qui tra­duit au fond une absence de plu­sieurs cen­taines d’années.
Fina­le­ment, c’est tou­jours moi le gagnant dans l’his­toire, même si per­sonne ne joue au même jeu…

Ain­si je vou­drais, une nuit,
Quand l’heure des volup­tés sonne,
Vers les tré­sors de ta personne,
Comme un lâche, ram­per sans bruit,

 

Pour châ­tier ta chair joyeuse,
Pour meur­trir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une bles­sure large et creuse,

 

Et, ver­ti­gi­neuse douceur !
A tra­vers ces lèvres nouvelles,
Plus écla­tantes et plus belles,
T’in­fu­ser mon venin, ma sœur !

Charles Bau­de­laire, 1857

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