Lors de ma virée d’hier au Musée Guimet pour l’exposition sur Angkor, j’ai flâné dans les autres départements à la découverte de ce qui me pouvait me sauter au visage (c’est fou ce que dans les musées on peut croiser comme gens pénétrés, tous spécialistes de tous les aspects des arts asiatiques, oui c’est fantastique…) et j’ai découvert cette petite statue en bronze doré provenant du Tibet. Elle représente le dieu polymorphe Hevajra dans son aspect kapaladhara, c’est-à-dire affublé de huit visages, seize bras et quatre jambes. Je ne suis pas vraiment très au clair sur la signification de chacun des attributs qu’il porte car c’est réellement l’expression d’un ésotérisme profond, mais cela vaudrait le coup de s’y pencher. On peut trouver sur le site du musée une autre représentation de ce couple, dont la position est pour le moins suggestive.
Ce qui a retenu mon attention de cette petite chose, c’est la tendresse. Le dieu Hevajra aux huit visages enlace son épouse Nairâtmya avec une tendresse incroyableet je trouve particulièrement sensuel le port de tête des deux amants affrontés, bouche contre bouche. C’est à ce genre de petit détail qu’on trouve de l’humanité dans les représentations divines.
Pour quelques jours encore, Raphaël est au Louvre, le Raphaël des dernières années. Finalement, c’est un Raphaël d’atelier plus qu’un Raphaël intimiste, en partie parce que le peintre connaît un succès d’estime incomparable et qu’il doit honorer nombre de ses commandes, mais tout est là, la composition, le traitement de la lumière, l’audace des postures… Les plus grands représentants de son atelier sont en bonne place ; on verra ainsi Giulio Romano (Giulio di Pietro de’ Gianuzzi), l’ami cher et Giovan Francesco Penni, le disciple, avec des œuvres hautement significatives. (more…)
Lorsque j’étais à l’intérieur du baptistère San Giovanni de Florence avec ses mosaïques de style byzantin représentant le Christ du Jugement dernier entouré des neuf représentants de la hiérarchie céleste(1), je me suis posé une question. Mais d’abord, je me suis laissé envahir par la beauté du lieu. Je pense que ce baptistère est un des lieux les plus magiques de l’histoire de la chrétienté, et malgré ses dimensions beaucoup plus modestes que le Duomo(2) voisin, il n’en reste pas moins un lieu magnifique. Ses mosaïques dorées sont baignées d’une lumière irréelle et donnent au visiteur une sensation de majesté écrasante, ce qui est le lieu commun des œuvres sacrées. On doit s’y sentir petit, un tremendum(3) tout puissant vous étrillant les entrailles… Ensuite je me suis posé une question. Je me suis dit que si je voulais prendre le temps de comprendre cette histoire, de la déchiffrer, d’en découvrir les subtilités et les symboles, il serait peut-être préférable que je regarde les reproductions d’un livre, parce que ce sont deux temps différents chez moi. Je ne viens pas sur place pour comprendre les mystères d’une fresque ou d’un tableau. Je suis là pour en ressentir l’immédiate présence, pour me sentir happé par l’œuvre telle que l’a conçu son auteur, l’acte intellectuel est pour plus tard, dans le second acte. Ce second acte est un acte de décomposition de l’instinct, un acte élaboré dans lequel on se questionne et on questionne l’œuvre dans sa relation de dépendance à notre perception.
Donc, pour moi, le livre est un support qui vient aider la compréhension. Et puis soyons honnête, il y a toujours quelque chose qui nous perturbe quand on est sur place. Trop de monde, trop de bruit, et puis la plupart du temps on doit circuler, ne pas rester là sur place, surtout pas, il faut qu’il y en ait pour tout le monde. La barbe.
Chacune des deux actions est donc décorrélée et se suffit à elle-même. Et jusqu’à il y a peu, je pensais qu’on pouvait facilement se passer de l’un ou de l’autre. Jusqu’à ce que j’aille voir les deux expositions Canaletto(4). En réalité, je m’en suis surtout rendu compte lorsque j’ai ouvert les deux catalogues que j’ai achetés (oui, je sais, c’est cher les livres) et que je me suis aperçu que les reproductions, malgré leur indéniable qualité et définition, n’étaient que les reflets assez pâles de ce que je venais de voir. Et là, rien ne pouvait venir contredire cela. Sur les tableaux de Canaletto, on peut voir les petites gouttes de peinture qui font les visages, les volutes florales des décors des immeubles enroulées avec grâce, les caches que le peintre a utilisé pour délimiter les à‑plats de couleurs, bref, tout ce qu’on ne voit pas sur la reproduction du livre.
Après, il y avait tellement de monde, notamment à Jacquemart-André, que j’ai cru que j’allais craquer et finir par écraser quelques pieds. Impossible de se planter devant un tableau et d’attendre qu’il se révèle. Car c’est comme ça que ça fonctionne. Difficile sur un livre de se laisser édifier par une œuvre monumentale ou simplement un portrait grandeur nature. De temps en temps, l’opération intellectuelle se fait sur place et prend l’allure d’une épiphanie, d’une quasi révélation. C’est ce qui m’est arrivé devant L’escalier des Géants du Palazzo Ducale, un pur moment de grâce. A un moment donné, le tableau s’est érigé devant moi comme s’il sortait de terre. Étrangement, même les plus grands tableaux de Canaletto peuvent être regardés de près, c’est ce qui fait la puissance de ces vedute.
L’escalier des Géants du Palazzo Ducale
(La Scala dei Giganti in Palazzo Ducale)
1755–1756 — 174 x 136 cm
Alors je me suis demandé si quelque chose pouvait remplacer l’exposition, l’exhibition de ces œuvres réunies en un seul endroit pour extraire l’essence d’un style, d’un peintre, d’une époque. Je serais tenté de dire que ça dépend. Imaginez vous face au fronton de l’abbatiale de Conques (déjà, il faut y aller en Aveyron…) et pour un œil non exercé, tenter d’en découvrir tous les symboles cachés peut mettre du temps, alors que si vous êtes dans votre salon armé d’une belle reproduction, les choses peuvent vous apparaître plus simplement. Évidemment, se dire aussi qu’on ne verra pas tous les jours tel ou tel tableau est un encouragement pour se déplacer aux expositions. Untel vient du musée de l’Ermitage, untel des collections privées du Duc de Northumberland, untel des collections du Prince de Liechtenstein, un carnet de note du peintre qui ne sort que pour la deuxième fois dans une exposition publique… Rien que ça invite à faire le déplacement.
Alors j’en prends mon parti à présent. Si le temps me le permet et si les conditions in situ ne sont pas trop désagréables, je me laisse saisir par l’œuvre. Sinon, je repère ce que je souhaite approfondir et je me dis que je m’en sortirai avec la reproduction, quitte à transformer mes appartements privés en bibliothèque d’art…
Notes :
(1) Séraphins, Chérubins, Trônes, Dominations, Autorités, Puissances, Principautés, Archanges et Anges, selon la Hiérarchie Céleste du Pseudo-Denys l’Aréopagite (490)
(2) Santa Marie del Fiore (Sainte-Marie de la fleur)
(3) Sensation du redoutable introduite dans la religion par le protestantisme, numineux de la psychanalyse, notion développée chez Mircéa Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1957.
(4) Canaletto à Venise, Musée Maillol, 59, rue de Grenelle (VIIe). Jusqu’au 10 février 2013.
Canaletto-Guardi, Musée Jacquemart-André 158, boulevard Haussmann (VIIIe). Jusqu’au 14 janvier 2013.
Note de bas de page : ceci est mon 500ème billet sur ce blog
Le Museum Godeffroy, autrefois installé à Hambourg entre 1861 et 1876, était une petite entreprise familiale née du commerce avec l’Amérique centrale, les Caraïbes et plus tard l’Amérique du Sud. D’origine française, les Rochellois huguenots de la famille Godeffroy se sont installés en Allemagne au bord de la mer, suite à la révocation de l’Édit de Nantes et ont constitué une flotte qui atteindra vite 27 bateaux. Le sieur Johann Cesar IV Godeffroy demandait à ses capitaines de vaisseaux de ramener de chacun de ses voyages tout ce qui pouvait constituer la base d’une connaissance en histoire naturelle et ethnologique. La somme des objets ramenés servit en 1876 à solder les comptes de l’entreprise lors de la banqueroute de celle-ci et les collections furent éparpillées entre plusieurs musées allemands. Il en reste aujourd’hui ce fameux Journal des Museum Godeffroy, riche de table d’illustrations dessinées par les frères Semper ou l’explorateur Andrew Garrett, dont voici 86 planches superbement illustrées, colorées, autour des poissons des mers du sud. Les planches ont été regroupées dans une galerie visible en cliquant sur ce lien, accompagnée par Portico Quartet, avec le morceau Knee-Deep In The North Sea.
Un peu plus tard, seront regroupées ici les planches d’illustration des six tomes compilant les actes du Museum.
Au lever du jour, en passant devant la fenêtre, j’attrape l’air du matin, la couleur de ce moment de grâce pendant lequel le soleil arrive enfin à montrer le bout de son nez. J’ai le souvenir d’un poème des Fleurs du mal qui monte en moi comme une bouffée de chaleur et qui m’émeut… Le monde n’exhale jamais autant de beauté que lorsqu’il passe entre les mots d’un de ses poètes. Au petit matin, le ciel prend des couleurs de coulée de lave sur les flancs d’un volcan éreinté.
Ta tête, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage ;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.
Le passant chagrin que tu frôles
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.
Au lendemain du jour au ciel de lave, le petit matin annonce une couleur tendre, une frange d’un superbe dégradé tandis qu’à l’ouest les ténèbres sont encore présentes et profondes. Tous les matins, je me laisse bercer par cette lumière, assis sur mon canapé avec ma tasse de café, avec de plus en plus de plaisir lorsque les jours de printemps se lèvent de plus en plus tôt. J’essaie de tenir la distance, de me lever avec le soleil, d’épouser le rythme naturel d’une belle journée, comme un ancien.
Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l’esprit des poètes
L’image d’un ballet de fleurs.
Ces robes folles sont l’emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t’aime !
Je ravale mes pensées présomptueuses en me disant qu’un jour je serai pleinement satisfait de ce que j’ai. Quand bien même je pourrais satisfaire mon désir, que je serai certainement encore à la recherche d’autre chose, c’est ce qui me fait dire qu’à ne point désirer, on finit par ne jamais être déçu. Alors des images me traînent dans la tête, de purs fantasmes qui resteront fantasmes, des rêves qui resteront rêve ; c’est peut-être ça qui maintient en vie.
Quelquefois dans un beau jardin
Où je traînais mon atonie,
J’ai senti, comme une ironie,
Le soleil déchirer mon sein ;
Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon cœur,
Que j’ai puni sur une fleur
L’insolence de la Nature.
Alors les jours se referment les uns après les autres comme des fleurs de prairie au crépuscule, et je me mets en arrière, perdu dans mes songes qui comblent les minutes solitaires. Je m’imagine visitant les salles lumineuses d’un musée baigné de soleil, dont les rayons éblouissent les dalles de marbre coloré et les portes en bois sombre, naviguant entre une frise en céramique bleue et le relief féminin d’une dalle de Douro-Europos au regard vide et impersonnel, mais qui traduit au fond une absence de plusieurs centaines d’années.
Finalement, c’est toujours moi le gagnant dans l’histoire, même si personne ne joue au même jeu…
Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l’heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,
Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,
Et, vertigineuse douceur !
A travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T’infuser mon venin, ma sœur !