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Pipes d’o­pium #6

Pipes d’o­pium #6

Où il est ques­tion d’une inso­lente en pays fer­mé, de confes­sions bre­tonnes, d’une grotte à peine connue et d’un cœur alle­mand qui s’é­panche en larmes.

Pre­mière pipe d’o­pium. Elle s’ap­pelle Élo­die Ber­nard. Née en 1984, elle a rame­né dans ses valises un ouvrage paru sous le nom de Le vol du paon mène à Lhas­sa. Jeu­nesse inso­lente, visage fron­deur, œil vif et per­çant, un air de com­bat­tante, Élo­die Ber­nard porte sur elle les stig­mates d’une vie de voya­geuse, mais au-delà de son écrit qui relève de l’ex­ploit puis­qu’elle s’est infil­trée dans le Tibet inter­dit en pleine période des Jeux Olym­piques de Pékin alors qu’elle n’a­vait que vingt-quatre ans, c’est avant tout un style inso­lent et riche qui n’est pas sans rap­pe­ler la plume acé­rée de Nico­las Bou­vier. Style enle­vé, plein d’une rage sourde dans une Lhas­sa assié­gée et muse­lée, elle emporte le lec­teur dans son aven­ture clan­des­tine au cœur d’une ville qui n’a plus rien à voir avec les cir­cuits tou­ris­tiques. Plus qu’une lec­ture de voyage, plus qu’un récit enga­gé qui sonne comme un affront au pou­voir cen­tral de Pékin, c’est avant un tout un beau et grand livre qui ne fait pas que raconter.

Elo­die Ber­nard par Dja­mil­la Cochran

Dans les déserts tibé­tains comme dans tous les déserts du monde, on pour­rait rêver de cou­rir libre­ment à tra­vers les espaces. Mais dans quelle direc­tion aller ? Impuis­sant face à l’illi­mi­té de l’ho­ri­zon, l’es­prit se calme. On ne désire plus atteindre un point pro­chain, on appré­cie le moment pré­sent. On s’har­mo­nise pour un temps avec la nature et on touche au bon­heur. Le désir chez un indi­vi­du conduit à un état de souf­france et d’in­sa­tis­fac­tion per­pé­tuelle, pré­cisent les Écri­tures boud­dhiques. L’ins­tant de quié­tude effeuillé devient alors une éclair­cie, le signe avant-cou­reur d’un pos­sible chan­ge­ment à venir. En paix avec lui-même, le corps est davan­tage dis­po­sé à l’ac­cueil aux autres, non qu’il s’a­dapte à l’en­vi­ron­ne­ment, mais plu­tôt qu’il se ren­force et se recentre. Je m’a­ban­donne toute entière, sai­sis­sant au vol cet écho venu d’un autre horizon.

Elo­die Ber­nard, Le vol du paon mène à Lhassa
Gal­li­mard, 2010

Deuxième pipe d’o­pium. C’est bien connu, l’air de la Bre­tagne invite à la confes­sion. [per­fect­pull­quote align=“right” bordertop=“false”]Une ville tout ecclé­sias­tique, étran­gère au com­merce et à l’industrie, un vaste monas­tère ou nul bruit du dehors ne péné­trait, où l’on appe­lait vani­té ce que les autres hommes pour­suivent, et où ce que les laïques appellent chi­mère pas­sait pour la seule réalité.[/perfectpullquote] On le sait quand on a vu les reliques de Saint-Yves dans la châsse dorée qui trône sur l’au­tel qui lui est dédié dans la cathé­drale de Tré­guier, on le sait depuis qu’on a lu ces mots durs d’Er­nest Renan, natif de la ville, par­ler de son aspect rude… On le sait aus­si depuis que l’on a enten­du la cloche de Mini­hy-Tré­guier son­ner dans la cam­pagne du soir, dans cette petite église où j’ai enten­du un jour une messe chan­tée par des gens qui n’a­vaient aucun sens de l’har­mo­nie, quelle qu’elle soit. On le sait depuis que l’on n’en­tend plus la Miche­line pas­ser au fond du jar­din. Sons de la Bre­tagne, bruis­se­ments de voix, rumeurs cra­po­teuses incer­taines… Tout ce qui se dit en bre­ton ou en fran­çais n’est pas bon à entendre. D’au­tant que la dis­tance avec la capi­tale n’est pas si grande…

Il reste l’es­tran, l’ho­ri­zon sans mer, des bateaux cou­chés sur le flanc au jusant, le sou­ve­nir des jours pas­sés au bord de la mer avec les grands-parents, l’en­fance loin­taine repliée comme un mot d’a­mour caché dans un por­te­feuille. Tout le reste n’a aucune impor­tance. L’air de la Bre­tagne invite à la confession.

Estran

L’es­tran à Plou­gres­cant. Pho­to prise en 2008 mais depuis, rien n’a vrai­ment changé.

Troi­sième pipe d’o­pium. Hang Sơn Đoòng, la plus grande grotte du monde. Décou­verte en 1991 et explo­rée en 2009, c’est un des lieux les plus magiques du monde. Située au cœur du Viet­nam, à la fron­tière avec le Laos, elle a été sculp­tée pen­dant des mil­lé­naires par les fleuves sou­ter­rains qui ont fait de ce lieu gigan­tesque une mer­veille qui cache encore des secrets. Faune endé­mique et forêts sou­ter­raines sont autant de miracles qu’on peut obser­ver dans cette grotte qui est en fait un immense laby­rinthe de 9 kilo­mètres de long et dont le point culmi­nant sou­ter­rain s’é­lève à plus de 200 mètres de haut sur cent mètres de large, ce qui cor­res­pond aux deux tiers de la hau­teur de la Tour Eif­fel, ou à la hau­teur d’un immeuble de 40 étages.

Hang Sơn Đoòng

Qua­trième pipe d’o­pium. Wie­wohl mein Herz in Trä­nen schwimmt pour finir. La pas­sion selon Saint Mat­thieu (BWV 244) de Johann Sebas­tian Bach. Ce ne sont que quelques notes, un réci­ta­tif lim­pide qu’il faut écou­ter en fer­mant les yeux.

[audio:BWV0244-18.xol]

Ce sera tout pour aujourd’­hui car par­ler trop n’est en rien une ver­tu. Allon­gez-vous ici, fer­mez les yeux, lais­sez-vous ber­cer par l’onde gra­cieuse, lais­sez les autres s’empêtrer dans leurs men­songes cras­seux, le soleil fait enfin son apparition.

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Pipes d’o­pium #4

Pipes d’o­pium #4

Pre­mière pipe d’o­pium. Cette pho­to-là, une pho­to mythique. Elle repré­sente l’é­cri­vain Nico­las Bou­vier et son ami de tou­jours, Thier­ry Ver­net. Bou­vier est mort en 1998, Ver­net en 1993. La femme pré­sente sur la pho­to, c’est Flo­ris­tel­la Ste­pha­ni, celle qui devien­dra l’é­pouse de Ver­net. Cette pho­to fait par­tie de ma vie, elle repré­sente quelque chose que je ne connais pas et que j’ai du mal à fixer parce que je n’en sais rien. Ni quand elle a été prise, ni dans quel lieu et encore moins dans quelles cir­cons­tances. On pour­rait la croire mise en scène mais quelque chose me dit que non. C’est comme un apar­té dans une moment de vie, un ins­tant volé. Bou­vier avec sa gueule d’ange amai­gri et bar­bu, la moi­tié du visage dans l’ombre d’une lumière qui se love dans son dos, comme s’il refu­sait de s’y plier… Cette pho­to, je la rat­tache au livre Le pois­son-scor­pion, qui raconte sa lente des­cente mor­telle aux enfers lors de son séjour à Galle, au 22, Hos­pi­tal Street, dans une île qui s’ap­pe­lait encore Ceylan.

… Pour­quoi dans toutes nos langues occi­den­tales dit-on «tom­ber amou­reux»? Mon­ter serait plus juste. L’a­mour est ascen­sion­nel comme la prière. Ascen­sion­nel et éperdu.
Nico­las Bou­vier, Le pois­son-scor­pion, 1982

Deuxième pipe d’o­pium. Le Viet­nam et l’ou­bli de Viet Thanh Nguyen. Une simple rap­pel que le Viet­nam d’au­jourd’­hui est encore cri­blé des souf­frances du pas­sé et l’on a du mal à se remé­mo­rer les images men­tales d’un pays tra­ver­sé il y a peu sans avoir pré­sent à l’es­prit les cica­trices qui ont du mal à se refer­mer. Elles finissent par se refer­mer, mais le sang conti­nue de couler.

Lo Manh Hung — Sai­gon — 1968. Pho­to jour­na­liste âgé de 12 ans.

Nous ne pou­vions pas oublier le goût de cara­mel du café gla­cé au sucre gra­nu­lé ; les bols de soupe aux nouilles que l’on man­geait accrou­pi sur le trot­toir ; les notes de gui­tare pin­cées par un ami pen­dant qu’on se balan­çait sur des hamacs, à l’ombre des coco­tiers ; les matchs de foot­ball joués pieds et torse nus dans les ruelles, les squares, les parcs et les prés ; les col­liers de perles de la brume du matin autour des mon­tagnes ; la moi­teur labiale des huîtres ouvertes sur une plage gra­ve­leuse ; le mur­mure d’un amou­reux tran­si pro­non­çant les mots les plus envoû­tants de notre langue, anh oi ; le cris­se­ment du riz que l’on bat­tait ; les tra­vailleurs qui dor­maient sur leurs vélo­taxis dans la rue, réchauf­fés par le seul sou­ve­nir de leurs familles ; les réfu­giés qui dor­maient sur tous les trot­toirs de toutes les villes ; les patients ser­pen­tins à mous­tiques qui se consu­maient len­te­ment ; la sua­vi­té et la fer­me­té d’une mangue à peine cueillie ; les filles qui refu­saient de nous par­ler et dont nous nous lan­guis­sions d’au­tant plus ; les hommes qui étaient morts ou qui avaient dis­pa­ru ; les rues et les mai­sons éven­trées par les bombes ; les ruis­seaux où l’on nageait, tout nus et rigo­lards ; l’en­droit secret où on espion­nait les nymphes en train de se bai­gner et de bar­bo­ter avec l’in­no­cence des oiseaux ; les ombres pro­je­tées par la flamme d’une bou­gie sur les murs des huttes en clayon­nage ; le tin­te­ment ato­nal des clo­chettes des vaches sur les routes boueuses et les che­mins de cam­pagne ; l’a­boie­ment d’un chien famé­lique dans un vil­lage aban­don­né ; la puan­teur appé­tis­sante du durian frais que l’on man­geait en pleu­rant ; le spec­tacle des orphe­lins hur­lant près des cadavres de leur père et mère ; la moi­teur des che­mises l’a­près-midi, la moi­teur des amants après l’a­mour ; les moments dif­fi­ciles ; les coui­ne­ments hys­té­riques des cochons essayant de sau­ver leur peau, pour­sui­vis par les vil­la­geois ; les col­lines embra­sées par le cré­pus­cule ; la tête cou­ron­née de l’au­rore émer­geant des draps de la mer ; la main chaude de notre mère. Bien que cette liste pût s’al­lon­ger indé­fi­ni­ment, l’i­dée était la sui­vante : la seule chose impor­tante qu’on ne pour­rait jamais oublier, c’est qu’on ne pou­vait jamais oublier.

Viet Thanh Nguyen, Le sym­pa­thi­sant
Bel­fond, 2017

Troi­sième pipe d’o­pium. Hasui Kawase. En plein Shin-han­ga (新版画), renou­veau pic­tu­ral japo­nais du début du XXè siècle, Hasui Kwase en est un des plus fer­vents repré­sen­tants. Il a publié plus de 600 estampes, dont cer­taines ont été détruites pen­dant un trem­ble­ment de terre. Ce qui est éton­nant, c’est que regar­dée de loin, ces estampes res­semblent à de vul­gaires des­sins qu’on pour­rait croire colo­riés au feutre. Ce n’est que lors­qu’on s’en approche qu’on découvre à la fois la sub­ti­li­té du tra­vail exé­cu­té, mais éga­le­ment la patine que le temps a dépo­sé sur ces œuvres. On peut retrou­ver la qua­si-tota­li­té des œuvres de Hasui Kawase sur Ukiyo‑e.org.

Qua­trième pipe d’o­pium. Ala­ba­ma Shakes, Gimme all your love… La voix et la pré­sence de Brit­ta­ny Howard… une chan­teuse comme on n’en fait plus, la force et la douceur…

https://youtu.be/rYMVM1L-fAU

Cin­quième pipe d’o­pium. Cette fois-ci on n’en compte que cinq. C’est comme ça, ça se pré­sente comme ça. C’est comme un poi­son dont on a fina­le­ment réus­si à se défaire, une pol­lu­tion qu’on a fini par jeter à la rivière. Des petits bouts de paroles d’une chan­son, pris sépa­ré­ment, col­lés les uns avec les autres. Aujourd’­hui, le brouillard recouvre la val­lée, on ne voit que les feuilles dorées des bou­leaux sur leur tronc lumi­neux et la rosée gout­ter, tom­ber sur le tapis de feuilles cra­moi­sies, et comme par un effet de balan­cier, j’ai tout effacé…

Endor­mez-vous avant qu’on ne vous endorme…

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Pipes d’o­pium #3

Pipes d’o­pium #3

Où il est ques­tion d’un grand-père comp­table trans­for­mé en pho­to­graphe, d’un orgasme mati­nal du mois d’août, d’un hôtel construit par un archi­tecte célèbre et qui aurait bien pu ne pas résis­ter à un trem­ble­ment de terre, d’un arbre qui pousse les pieds dans l’eau, de l’i­ni­tia­tion d’un chas­seur, d’une har­piste de jazz d’une incroyable moder­ni­té, d’i­cônes à pro­fa­ner et d’une abeille sur­gie du passé.

Pre­mière pipe d’o­pium. C’est un nom qui pour­rait presque faire sou­rire. Georges-Auguste Mar­botte, un nom qui évoque un grand-père bar­bu et tendre, à la rigueur un peintre qui aurait pu connaître Claude Monet, peut-être même un ron­geur un peu poi­lu des mon­tagnes. En réa­li­té, c’est le nom d’une com­mune de la Meuse mais c’est aus­si un nom lié au Yun­nan et à la for­mi­dable œuvre qui a consis­té à construire un che­min de fer entre le Ton­kin et Yun­nan­fu, sur une lon­gueur de 855 kilo­mètres, au tra­vers d’un pay­sage qu’il a fal­lu per­cer, des révo­lu­tions qu’il a fal­lu évi­ter et des épi­dé­mies qui ont déci­mé les équipes. Sept longues années ont été néces­saires pour arri­ver au terme de l’a­ven­ture, une aven­ture jon­chée des cadavres des ouvriers ter­ras­sés par les mala­dies les plus exo­tiques et les acci­dents de construc­tion (à peine 12 000 ouvriers y ont lais­sé la vie), mais aus­si de 3422 ponts et via­ducs et 155 tun­nels. Un défi colos­sal pour l’é­poque, mené d’une main de maître, par le Consul du Yun­nan, un cer­tain… Auguste Fran­çois, ce même Auguste Fran­çois qui posait en habit chi­nois, en fumeur d’o­pium… Si Auguste Fran­çois appré­cie la pho­to­gra­phie, il n’a cure d’im­mor­ta­li­ser le chan­tier, pré­fé­rant foca­li­ser son atten­tion sur les mœurs de la cam­pagne, immor­ta­lise les per­son­nages qu’il côtoie, les simples qui­dams de son quo­ti­dien. Celui qui fera le tra­vail de pho­to­gra­phie du che­min de fer, c’est Mar­botte. Lui n’est qu’un petit expert-comp­table dans une des socié­tés qui gère la construc­tion du chan­tier. Il finit par deve­nir le pho­to­graphe atti­tré de l’œuvre avec ses cli­chés tota­le­ment ver­ti­gi­neux, ses points de vue plon­geant et la finesse de ses prises de vue, immor­ta­li­sant ain­si un chan­tier dont on a tout oublié, jeté avec l’eau des remords colo­nia­listes. Pour­tant, la ligne fonc­tionne tou­jours, entre Kun­ming (昆明市) en Chine et Lào Cai (Nord Viet­nam), jus­qu’au port de Hải Phòng. De ces deux hommes, il reste des cen­taines de cli­chés, expo­sés récem­ment au Musée Gui­met. A lire, cette his­toire d’un des­si­na­teur chi­nois qui découvre son his­toire au tra­vers de celle de Mar­botte, mais aus­si ces deux émou­vantes expo­si­tions, l’une sur la famille Mar­botte, l’autre sur la construc­tion du che­min de fer.

Deuxième pipe d’o­pium. Je me réveille avec l’in­té­rieur cham­bou­lé. Dans la nuit, quelque chose m’a sur­pris, m’a réveillé et m’a tenu éveillé pen­dant de longues minutes pleines d’une souf­france incon­nue — une dou­leur sourde et pro­fonde — la seule chose qui me fait du bien c’est l’o­deur de café — café en poudre sucré — comme à Bang­kok au petit matin — mouillé avec de l’eau bouillie avant même de des­cendre prendre mon petit déjeu­ner. Et il me revient en sou­ve­nir le goût tout par­ti­cu­lier de celui que je buvais au Light Hotel à Hanoï, je sais que ce n’é­tait pas du vrai café, même pas du Cà Phê Phin, ni du Cà Phê Nấu, encore moins du Cà Phê Sữa. Ce n’é­tait pas ce café pré­pa­ré au filtre, un petit filtre en métal per­fo­ré et posé sur la tasse, ce qui ne fait en rien le goût si par­ti­cu­lier. Juste du café d’hô­tel, mais celui-ci avait quelque chose de par­ti­cu­lier — les quelques jours où je suis res­té à Hanoï ont tous com­men­cé par cette déli­cate atten­tion du café mati­nal, un café que dans mon esprit je me plai­sais à dire si pur qu’il était cer­tai­ne­ment des­cen­du seul des pentes ennei­gées de l’Hi­ma­laya, ou à défaut du Phan Xi Păng… Je n’ai jamais rien bu de tel et je n’en boi­rai peut-être plus jamais. Je me sou­vien­drai toute ma vie de ce goût d’é­pices, de can­nelle cer­tai­ne­ment, d’autres choses que je ne veux pas nom­mer de peur de rompre le charme. Cà Phê

Troi­sième pipe d’o­pium. Impe­rial Hotel, à Tokyo. Pas la peine de vou­loir y réser­ver une chambre, c’est impos­sible. L’Impe­rial Hotel de Tokyo (帝国ホテル) était une pure mer­veille, un bâti­ment presque incon­gru dans un Japon qui n’ac­cepte que peu les écarts archi­tec­tu­raux, sur­tout lorsque ceux-ci viennent d’Oc­ci­dent. En l’oc­cur­rence, le pro­jet somp­tueux qui a été conçu par l’ar­chi­tecte de renom, amé­ri­cain de sur­croît, Frank Lloyd Wright avait tout d’une ten­ta­tive de jonc­tion entre l’Oc­ci­dent et l’O­rient. Il ne reste aujourd’­hui plus rien de l’hô­tel, si ce n’est l’en­trée prin­ci­pale qui est aujourd’­hui conser­vée au Mei­ji-mura (博物館明治村). Le fait que les chambres étaient jugées trop petites et impos­sible à cli­ma­ti­ser, et sur­tout que les fon­da­tions qui avaient pour­tant résis­té au séisme de 1923 avaient fini par s’en­fon­cer dans le sol, créant une étrange impres­sion d’on­du­la­tion dans les cou­loirs menant aux chambres, ont eu rai­son de lui. En 1950, un autre hôtel, dans un style com­plè­te­ment dif­fé­rent et bien plus moderne, des­ti­né à le rem­pla­cer, a été construit juste der­rière, ren­dant défi­ni­ti­ve­ment caduc l’emploi du chef‑d’œuvre qui sera détruit en 1968 après qua­rante-cinq ans de bons et loyaux ser­vices. Il ne reste aujourd’­hui que les cartes pos­tales et les des­sins ori­gi­naux de l’ar­tiste pour savoir à quoi il pou­vait res­sem­bler. Les cartes pos­tales à voir sur Old Tokyo et Field and Digi­tal Times.

Frank Lloyd Wright — Tokyo Impe­rial Hotel — Lobby

Frank Lloyd Wright — Tokyo Impe­rial Hotel — Entrée principale

Qua­trième pipe d’o­pium. Caje­pu­tier (Mela­leu­ca caju­pu­ti) est un arbuste ou un arbre à feuilles per­sis­tantes, pou­vant atteindre 30m de haut. L’é­corce épaisse, blan­châtre, s’ex­fo­lie en larges bandes. Les rameaux sont cou­verts d’une pubes­cence de poils fins, assez denses et longs (des­crip­tion de Cra­ven et Bar­low, Wiki­pé­dia). L’huile de caje­put a des pro­prié­tés anti­sep­tiques, mais le plus impor­tant, c’est qu’il existe sur cette pla­nète une forêt entière de caje­pu­tiers, à l’ex­trême sud du Viet­nam, à la nais­sance du del­ta du Mékong et non loin de la fron­tière cam­bod­gienne, à Châu Đốc, dans la forêt de Tra Su (Rừng Trà Sư). Un endroit qui pour­rait res­sem­bler au marais poi­te­vin ou au bayou de la Nou­velle-Orléans, une man­grove dans les terres, à plus de cin­quante kilo­mètres de la mer, une forêt plan­tée de cet arbre magique, un endroit incomparable…

Forêt de caje­pu­tiers de Tra Su. Sud Vietnam

Cin­quième pipe d’o­pium. Dimanche. Soleil d’au­tomne — cou­leurs adé­quates, vives et tendres — quelque chose se tapit quelque part comme un loir en som­meil. Je range mes pan­ta­lons d’é­té, tout le coton et les che­mises en lin que j’ai pris soin de laver et de repas­ser avant de les remi­ser pour l’hi­ver. Je n’au­rais pas l’oc­ca­sion de les remettre de sitôt — à moins qu’une sur­prise se des­sine au cours de l’hi­ver. Heu­reu­se­ment, il reste la lit­té­ra­ture. Hier soir, au mitan de la nuit, j’ai ter­mi­né Le sym­pa­thi­sant de Viet Thanh Nguyen que je tenais depuis près d’un mois, mais cette fois-ci j’ai tout absor­bé, lisant près de cent-cin­quante pages en quelques heures. Éton­nant. A pré­sent, je suis tom­bé sur le livre de Richard Waga­mese, Les étoiles s’é­teignent à l’aube.

Il lui apprit à repé­rer les traces avant de le lais­ser faire toute autre chose. « N’im­porte quel imbé­cile sait tirer au fusil, lui disait-il. Mais si tu suis assez long­temps la piste d’un ani­mal tu arrives à connaître sa façon de pen­ser, ce qu’il aime, quand il l’aime et tout ça. Tu ne chasses pas l’a­ni­mal. Tu chasses les traces qu’il laisse. »

Richard Waga­mese, Les étoiles s’é­teignent à l’aube
10/18, Edi­tions Zoé, 2016

Sixième pipe d’o­pium. Doro­thy Ash­by. Har­piste mais pas clas­sique, elle a col­la­bo­ré avec Louis Arm­strong, Bob­by Womack et Ste­vie Won­der, mais avant tout c’est une musi­cienne hors pair avec des com­po­si­tions d’une moder­ni­té incroyable comme ce superbe Essence of Sap­phire, joué sim­ple­ment avec contre­basse et bat­te­rie. Dou­ceur et ten­dresse sortent de cet ins­tru­ment au son maî­tri­sé, aux syn­copes par­faites. On dirait la bande ori­gi­nale d’un film des années 50…

https://youtu.be/MEUzOWF9aD0

Sep­tième pipe d’o­pium. Patrick Deville. Son ton hors-norme et son incroyable inso­lence, même dans les moments les plus solen­nels. Der­nière salve d’un livre inti­miste qui n’est qu’une his­toire d’a­mour, entre les icônes du pas­sé et celles du présent…

Des lam­beaux de tis­sus mul­ti­co­lores et pro­pi­tia­toires dansent au vent. Depuis mille ans, le lieu saint dresse ses formes idéales au som­met de la mon­tagne et à l’a­plomb de la rivière. A l’in­té­rieur, des hommes au pro­fil acé­ré, vêtus de cha­subles noires, aux che­veux longs tirés en cato­gans, à la beau­té sombre et maigre de christs cru­ci­fiés ou d’a­nar­chistes russes, ânonnent depuis mille ans leur mélo­pée poly­pho­nique autour d’une petite table où reposent en allé­go­rie de la paix une miche de pain, du rai­sin, des tomates. A nou­veau, par­mi les quelques fidèles, une femme belle à ravir, fine bou­gie brune à la main et coif­fée d’un fou­lard. On sort sur le pro­mon­toire ver­ti­gi­neux en cher­chant une expli­ca­tion ration­nelle à la curieuse beau­té des femmes dans les églises ortho­doxes, car le phé­no­mène est patent, même à Nice ou à San Remo. On ne par­vient qu’à éla­bo­rer des théo­ries oiseuses et pseu­do-freu­diennes rela­tives à l’a­do­ra­tion de ces icônes, que sans doute on ne refu­se­rait pas à profaner.

Patrick Deville. La ten­ta­tion des armes à feu.
Seuil, col­lec­tion Fic­tions & Cie. 2006

Hui­tième et der­nière pipe d’o­pium. Le retour de l’a­beille. Nor­ma­le­ment, les abeilles reviennent au prin­temps, mais celle-ci a fait son retour à l’au­tomne dans des cir­cons­tances que je ne m’ex­plique pas vrai­ment. Au hasard d’une ren­contre autour d’un dis­cours, nous nous sommes retrou­vés tous les deux à quelques mètres, à échan­ger des regards dans les­quels on pou­vait savoir qu’il res­tait un sou­ve­nir loin­tain, presque inau­dible, d’une his­toire pas­sée il y a très exac­te­ment vingt-six ans. Je dis sou­vent qu’il n’y a pas de hasard, il n’y a que des cor­res­pon­dances. Elle s’est appro­chée de moi en désar­mant son appa­reil pho­to et m’a deman­dé si on se connais­sait. Je lui ai sim­ple­ment dit mon pré­nom et elle m’a répon­du en riant “Oui… c’est bien ce qui me sem­blait… on s’est connus… on s’est même bien connus…” J’ai presque rou­gi… Ses yeux noi­settes pétillants et son visage rond, ses mèches brunes fri­sées et ses lèvres à la moue bou­deuse, elle était là, devant moi et nous nous sommes échan­gés nos numé­ros de télé­phone en nous pro­met­tant de déjeu­ner ensemble, elle que j’ai recher­chée si long­temps après que notre his­toire fut ter­mi­née, dans la rue où je l’a­vais vue la der­nière fois alors qu’elle était en fait par­tie faire ses études à Caen… Elle a fini par sur­gir à nou­veau, l’a­beille tendre…

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Pipes d’o­pium #2

Pipes d’o­pium #2

Où il est ques­tion d’un vieillard, d’un jeune Amé­ri­cain aga­çant qui se trouve dans le péri­née du temps, d’un sol­dat à qui est dédi­ca­cé le Petit prince qui se retrouve en Cochin­chine, d’une roue de cha­riot sur laquelle urine un voleur, d’un Cana­dien dans une Asie dis­pa­rue, d’un Fran­çais en Azer­baïd­jan, d’une carte pos­tale écrite à l’en­vers et de deux Anna­mites bien non­cha­lants… les bougres…

Pre­mière pipe d’o­pium. Me voi­ci entou­ré de mes bou­quins, que je n’ar­rive pas à lire… C’est comme une épine dans le pied, quelque chose dont on ne sait pas pour­quoi elle nous empêche de mar­cher — quelque chose qu’on ne voit pas à l’œil nu. Et puis du jour au len­de­main, la spé­cia­liste des yeux vous demande si vous voyez bien les petits carac­tères de près, je lui réponds oui évi­dem­ment, vous êtes sûr, ben oui pour­quoi cette ques­tion, c’est juste que les fabri­cants écrivent de plus en plus petit sur les éti­quettes — non Mon­sieur, votre vue baisse — ah — et puis l’op­ti­cien vous fait essayer des lunettes, vous voyez bien de loin là ? oui évi­dem­ment — et de près là — oui bien sûr — nor­ma­le­ment vous arri­vez à lire les tout petits carac­tères en bas — oui évi­dem­ment, pour­quoi je n’y arri­ve­rais pas — et main­te­nant reti­rez les lunettes et là… je ne vois plus rien — le cou­pe­ret tombe, je suis atteint de pres­by­tie (mot qui vient du grec πρέσβυς et qui signi­fie vieil homme) et en plus de ça c’est l’au­tomne, comme si ça ne suf­fi­sait pas. Ce sont les pre­miers froids, les pre­mières jour­nées fraîches de l’an­née, sous un soleil jaune d’or et une clar­té telle qu’on n’en trouve qu’en octobre. Moment pri­vi­lé­gié dans l’an­née, ins­tant de jonc­tion entre le froid et le soleil, où se répand par­tout une odeur de bois fumé et de terre humide. Les radia­teurs en fonte exhalent cette odeur typique de métal chauf­fé — flotte une légère odeur de cerise et de par­quet en chêne.

Por­trait de Ben­ja­min Frank­lin chaus­sant des lunettes, peint par le peintre amé­ri­cain David Mar­tin en 1797, dans le salon vert de la Mai­son Blanche. Face à lui se trouve le buste d’I­saac New­ton (détail, cli­quez sur l’i­mage pour voir le tableau dans son ensemble).

Deuxième pipe d’o­pium. L’au­teur est aga­çant. Encore jeune, plu­tôt pas mal de sa per­sonne, il col­lec­tionne les prix lit­té­raires depuis 2016. Prix Edgar Allan Poe du pre­mier roman en 2016, Prix Pulit­zer 2016 de la fic­tion… Né en 1971 à Buôn Ma Thuột, non loin de Nha Trang, il a fait par­tie de ces popu­la­tions arri­vées aux États-Unis pour fuir la guerre du Viet­nam. Son roman Le sym­pa­thi­sant est l’his­toire d’un double qui aurait quelques années de plus que lui, qui se serait enfui du Viet­nam parce que Sud-Viet­na­mien, et agent-double com­mu­niste. Une longue fresque peinte sur les reliques d’un pays encore endo­lo­ri par une guerre qui a fait des mil­liers des morts (je parle du Viet­nam, pas des Etats-Unis). Lec­ture minu­tieuse dont je fais durer le plai­sir depuis près d’un mois (pen­dant ce temps-là, je conti­nue d’ac­cu­mu­ler les livres qui attendent).

Je me réveillai dans le péri­née du temps, entre les toutes der­nières heures de la nuit et les toutes pre­mières du matin, avec une éponge immonde dans la bouche, effa­ré sou­dain par la tête cou­pée d’un insecte géant ouvrant sa grande gueule. Je m’a­per­çus que c’é­tait sim­ple­ment le meuble de la télé­vi­sion en bois dont les antennes jumelles s’af­fais­saient. L’hymne natio­nal reten­tis­sait, la ban­nière étoile s’a­gi­tait et se fon­dait dans des plans pano­ra­miques de majes­tueuses mon­tagnes vio­lettes et d’a­vions de chasse en vol. Lorsque le rideau de neige finit par tom­ber sur l’é­cran, je me traî­nai  jus­qu’à la cuvette mous­sue des toi­lettes, puis jus­qu’au plus bas des deux lits super­po­sés, dans notre petite chambre. Bon s’é­tait déjà his­sé sur le lit d’en haut. Je m’al­lon­geai et m’i­ma­gi­nai que nous rou­pil­lions comme des sol­dats, alors que le seul endroit proche de Chi­na­town où l’on pou­vait ache­ter des lits super­po­sés était le dépar­te­ment enfants de ces hor­ribles maga­sins de meubles tenus par des Mexi­cains, ou des gens qui avaient des têtes de Mexi­cains. J’é­tais inca­pable de voir les dif­fé­rences entre les gens ordi­naires d’A­mé­rique du Sud, mais ils n’a­vaient l’air de le prendre trop mal dans la mesure ou eux-mêmes me trai­taient de chinetoque.

Viet Thanh Nguyen, Le sym­pa­thi­sant
Bel­fond, 2017

Viet Thanh Nguyen (Cré­dit LA Times)

Troi­sième pipe d’o­pium. Petite digres­sion mati­nale en pas­sant par l’an­cienne Cochin­chine et les pages écrites par le roman­cier et jour­na­liste anti­mi­li­ta­riste (mais sol­dat des tran­chées) Léon Werth (1878 † 1955), à qui Le petit prince de Saint-Exu­pé­ry est dédicacé.

« À Léon Werth.

Je demande par­don aux enfants d’a­voir dédié ce livre à une grande per­sonne. J’ai une excuse sérieuse : cette grande per­sonne est le meilleur ami que j’ai au monde. J’ai une autre excuse : cette grande per­sonne peut tout com­prendre, même les livres pour enfants. J’ai une troi­sième excuse : cette grande per­sonne habite la France où elle a faim et froid. Elle a besoin d’être conso­lée. Si toutes ces excuses ne suf­fisent pas, je veux bien dédier ce livre à l’en­fant qu’a été autre­fois cette grande per­sonne. Toutes les grandes per­sonnes ont d’a­bord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en sou­viennent.) Je cor­rige donc ma dédicace :

À Léon Werth quand il était petit garçon »

1925, il part en Cochin­chine, à l’é­poque appen­dice de la France, et se laisse com­plè­te­ment enve­lop­per par un pays dont l’étran­gè­re­té remet en cause chez lui les plus élé­men­taires concep­tions de la notion d’é­tran­ger. Une lec­ture rare sur laquelle il faut s’ar­rê­ter quelques instants.
Le nom de Cochin­chine dérive de l’u­sage par les Por­tu­gais de la ville de Cochin pour dési­gner l’Inde (d’où, plus tard, la déno­mi­na­tion Indo­chine) : les navi­ga­teurs occi­den­taux dési­gnent alors du nom de Cochin­chine la région de Đà Nẵng. Au XVIe siècle, d’autres déno­mi­na­tions telles que Chi­ne­co­chin ou Cham­pa­chine sont attes­tées. La déno­mi­na­tion se rat­tache ensuite à toute la par­tie méri­dio­nale de l’ac­tuel Viêt Nam. (Wiki­pé­dia)

Phan Thiết.

La route de Saï­gon à Phan-Thiet, la route entre deux brousses. Les grands arbres dont les noms donnent un effet d’exo­tisme et consacrent la répu­ta­tion d’un voya­geur. Le bar­be­lé des bam­bous et des lianes. On com­prend enfin le mot inex­tri­cable. Nature sans ména­ge­ments et sans réserve. Sans inti­mi­té non plus. Elle répète, renou­velle et mul­ti­plie ses pous­sées ver­ti­cales, ses formes sèches, ses arêtes, ses géo­mé­triques décou­pages. Elle y ajoute ses enche­vê­tre­ments cir­cu­laires et ses spi­rales de lianes.
C’est la sai­son sèche. La végé­ta­tion est sans exu­bé­rance. (Je crois qu’il faut un cer­tain cou­rage pour oser dire que la végé­ta­tion n’est pas luxu­riante. La végé­ta­tion luxu­riante étant un des dogmes du voya­geur au départ d’Eu­rope, pour­quoi aban­don­ne­rait-il, au retour, ce dogme commode ?)
On voit donc les tiges des lianes. Cela fait un extra­or­di­naire sque­lette proliférant.
A droite, à gauche, sur des cents kilo­mètres, la forêt conti­nue. Elle pro­cède par addi­tion. Elle méprise de s’or­ga­ni­ser en cathé­drale. Une cathé­drale c’est trop petit. Pour­quoi pas en cai-nhà ?
Main­te­nant la forêt brûle. Qu’im­porte ! Elle repous­se­ra. Elle brûle si bien qu’un arbre est tom­bé au tra­vers de la route et que l’au­to ne peut pas­ser. Nous appor­tons des branches au milieu de la route, nous les entas­sons contre l’arbre et allu­mons un bra­sier. Quand l’arbre aura brû­lé ou que nous pour­rons dépla­cer un mor­ceau du tronc, nous pas­se­rons. Heu­reu­se­ment, l’arbre est lent à brû­ler. L’au­to me don­nait le sen­ti­ment d’un voyage ciné­ma­to­gra­phique. Nous voi­ci pour une heure au moins au centre de la forêt, au centre de ses bruits. Et la nuit va tomber.

Léon Werth, Cochin­chine (1926)
Edi­tions Viviane Hamy, 1997

Qua­trième pipe d’o­pium. La lune de Pejeng. C’est un tam­bour en bronze immense, dans la tra­di­tion des tam­bours fon­dus par la civi­li­sa­tion Đông Sơn, civi­li­sa­tion com­mer­çante basée dans la pénin­sule indo­chi­noise qui eut des échanges com­mer­ciaux jus­qu’en Indo­né­sie. La preuve en est, le plus grand de ces objets (dia­mètre 1,60 mètre, hau­teur 1,86 mètre), la Lune de Pejeng, se trouve expo­sé dans le Pura Pena­ta­ran Sasih dans le petit vil­lage de Pejeng sur l’île de Bali ; datant du IIIe siècle av. J.-C, il a été fon­du d’une seule pièce et consti­tue le plus grand exem­plaire de ce type d’ob­jet au monde.
Son nom pro­vient de la légende atta­chée à sa créa­tion. Selon celle-ci, une roue du cha­riot qui sup­por­tait la lune se serait déta­chée et serait tom­bée dans un arbre à Pejeng. Un voleur du lieu, effrayé par la lueur qu’elle déga­geait, aurait uri­né pour essayer de l’é­teindre. La lune aurait alors explo­sé dans un bruit de ton­nerre, tuant le voleur et tom­bant à terre sous sa forme actuelle. (Wiki­pé­dia)

Jeune dan­seuse bali­naise de Legong © Ste­fan Magdalinski 

Cin­quième pipe d’o­pium. Greg Girard. Drôle de per­son­nage, pho­to­graphe de son état, Cana­dien acces­soi­re­ment et sur­tout scru­ta­teur d’une Asie en pleine trans­for­ma­tion pen­dant ces trois der­nières décen­nies. Ses ter­rains de jeu sont Hong-Kong et son quar­tier de Kow­loon, qui a été rasé depuis, Shan­ghai ou Hanoï ; il y décrit sans conces­sion un monde qui se trans­forme, qui devient de plus en plus dur pour cer­tains. On pour­ra aus­si le décou­vrir au Japon ou à Van­cou­ver au tra­vers de son site. Mor­ceaux choisis.

Et au même moment, Fabienne me fait décou­vrir les pho­tos de Liam Wong, des images trai­tées comme des planches extraites d’un film. Une belle découverte.

Sixième pipe d’o­pium. Patrick Deville dont il me reste encore quelques car­touches de La ten­ta­tion des armes à feu. Une lec­ture qui reste comme le goût amour d’une viande trop cuite, carbonisée.

J’ai­me­rais encore te dire ceci, mon amour, avant ton fan­tôme lui-même ne s’es­tompe : jamais comme cette nuit, seul dans cette gar­gote de Yanar dag, je n’au­rai autant aimé souf­frir de ton absence hor­rible et délicieuse.
Car de loin en loin nous avons ain­si ren­dez-vous et tu l’i­gnores, dans un res­tau­rant de Con Con au Chi­li au-des­sus des phoques neu­ras­thé­niques de la falaise ou dans une gar­gote de la pres­qu’île d’Ap­ché­ron devant la mon­tagne enflam­mée, des lieux où il me semble pou­voir te consa­crer la nuit, peut-être même t’é­crire une lettre… Des ouvriers de la com­pa­gnie gazière ou des mou­jiks boivent en silence. Un poêle en faïence extrait une vapeur légère du plan­cher mouillé.

Patrick Deville. La ten­ta­tion des armes à feu.
Seuil, col­lec­tion Fic­tions & Cie. 2006

Sep­tième pipe d’o­pium. Quand l’In­do­chine était fran­çaise et que le Ton­kin exis­tait encore, quand on envoyait des cartes pos­tales repré­sen­tant des fumeurs d’o­pium, que les timbres étaient les mêmes qu’en France sauf qu’il était écrit Indo­chine, qu’on écri­vait sur le côté impri­mé, que Char­lotte lui tour­nait la tête, qu’on ne se dou­tait pas que… et quand on… et…

Hui­tième et der­nière pipe d’o­pium. Les jours passent. Il serait trom­peur de croire que le chan­ge­ment arrive avec le temps. Rien n’ad­vient seul, rien n’est pro­vo­qué par la lon­gueur et l’en­chaî­ne­ment des jours et des heures, rien n’est le fruit du hasard. Tout est his­toire de cor­res­pon­dances et de consé­quences logiques de nos actes. Pour autant, le chan­ge­ment n’est pas for­cé­ment contrô­lable, des tonnes de décon­ve­nues peuvent venir bou­le­ver­ser le champ des possibles.
Hey, mais fran­che­ment… On s’en fout non ?

Fumeurs d’o­pium à Saï­gon, Émile Gsell

Pho­to d’en-tête © Bosen Yan (Vil­lage Xijiang de Mille Familles de Miao)

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Pipes d’o­pium #1

Pipes d’o­pium #1

Pre­mière pipe d’o­pium. Ce qui est dif­fi­cile dans l’ap­pren­tis­sage d’une langue, ce ne sont pas tant les règles de gram­maire, qui pour un esprit nor­ma­le­ment consti­tué, ne sont que des règles par­mi tant d’autres, à apprendre, à mémo­ri­ser, à faire siennes, à retrans­crire, à appli­quer, comme un jeu de construc­tion, comme sa propre langue, non ce n’est pas ça. Ce n’est pas non plus la pro­non­cia­tion, ceci n’est qu’une affaire de com­pré­hen­sion ; on écoute, on se fond dans la langue et on s’en­traîne à dire. Non, c’est le voca­bu­laire qui consti­tue la plus grande dif­fi­cul­té, avec ses nuances de sens, et si la langue est méta­pho­rique comme le fran­çais, nous voi­là dans de beaux draps. C’est le tra­vail de toute une vie. Et quand on y ajoute des règles spé­ci­fiques comme ces hor­ribles articles clas­si­fiants qu’on trouve en viet­na­mien, voi­là de quoi se pré­pa­rer de belles migraines. Il existe un article pour ne dési­gner que les évé­ne­ments en cours (việc) et un autre pour les objets fins en papier (tờ), un autre encore pour les objets sucrés ou salés (bánh). Lorsque deux mots acco­lés prennent un autre sens, voi­ci une dif­fi­cul­té de plus. Il est à vrai dire assez facile de prendre la déci­sion de ne pas apprendre, la ten­ta­tion est grande. Autant s’y appli­quer. N’en faire qu’à sa tête. Pipe d’o­pium : ống thuốc phiện. On aurait pu don­ner ce titre à cette histoire.

Deuxième pipe d’o­pium. L’homme est facé­tieux. Tous en géné­ral mais celui-ci en par­ti­cu­lier. Auguste Fran­çois, né en 1857 à Luné­ville, ville elle-même facé­tieuse, et mort en 1935 à Bel­li­gné, ville de Loire-Atlan­tique de 1844 habi­tants (si ça ce n’est pas de la facé­tie, je mange mon cha­peau). Pour un type qui a pas­sé le plus clair de son temps à ten­ter de construire une ligne de che­min-de-fer au Yun­nan et qui se fai­sait appe­ler 方苏雅 (Fang Su Ya, autant dire Fran­çois) et dont aujourd’­hui on retrouve le nom sur les pan­neaux d’un parc public en plein cœur de la capi­tale du Yun­nan, Kun­ming, mou­rir à Bel­li­gné est en soi une facé­tie. On avait déjà par­lé du bon­homme, acces­soi­re­ment Consul de France à Guangxi puis Consul Géné­ral du Yun­nan, dans deux articles (Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #1 et #2), les­quelles démon­traient à quel point l’homme pou­vait déro­ger aux conve­nances à une époque qui les tenaient pour plus impor­tantes qu’une vie humaine. Auguste Fran­çois méri­te­rait qu’on passe une vie à écrire sur son par­cours, mais arrê­tons-nous quelques ins­tants sur une pho­to­gra­phie de lui prise en 1896 à Guangxi où l’on peut le voir assis en tailleur, le bras posé sur un gué­ri­don et sur un fond de ten­ture tis­sée. Il est habillé à la chi­noise, por­tant fausse natte et calot, ain­si que les épaisses lunettes opaques des fumeurs d’o­pium (pour se lais­ser intoxi­quer par la mor­phine, autant ne pas voir la lumière pour faire adve­nir les démons). Celui qui parais­sait si soi­gné sur les pho­tos offi­cielles porte ici sa légen­daire mous­tache à l’im­pé­riale mais éga­le­ment la barbe, une barbe négli­gée lui man­geant les joues jus­qu’à la nais­sance du col. Tête reje­tée en arrière, il n’est déjà plus là. Por­trait de l’homme en fumeur d’opium.

Auguste Fran­çois en fumeur d’o­pium, Guangxi, 1896

Troi­sième pipe d’o­pium. L’ombre et le soleil jouent à cache-cache de part et d’autre de ma mai­son — trop tôt le soleil a fichu le camp de la ter­rasse de devant où je pre­nais mon café en musar­dant — déjà il est pas­sé der­rière, bai­gnant mon salon d’une lumière crue qui me caresse tan­dis que j’é­cris dans le calme — quelques pages lues ce matin — pas vrai­ment eu envie de m’y attar­der — un grand verre d’eau pétillante — tou­jours pas rasé, le corps embau­mé des effluves de la douche — engon­cé dans un sweat-shirt trop grand, bien chaud, le soleil, rien d’autre. Pro­gramme éta­bli, ma jour­née com­mence bien — un der­nier café, une lan­gueur de plus, le corps déten­du — des pommes sur le plan de tra­vail pour en faire de petits chaus­sons. En fin d’a­près-midi, je fais un saut à la biblio­thèque dans laquelle je n’ai pas mis les pieds depuis près de huit ans… tou­jours la même odeur de vinyle, de sol plas­ti­fié, de pages jau­nies et de cou­ver­tures tri­po­tées par des cen­taines de mains — je retrouve des livres que j’ai lus il y a des années, et qui me replongent dans l’am­biance de cette époque, j’en découvre d’autres — avant que le soleil ne se couche, j’a­chète des pleu­rotes, des chan­te­relles, des poi­reaux et du jam­bon, du pain et de la sau­cisse de canard — il fait un temps superbe, des flammes roses dans le ciel — le vent char­gé des odeurs des arbres, les bou­leaux et les peu­pliers — le chat dépose comme une offrande le cadavre d’une sou­ris encore chaude sur les lames de plancher…

Qua­trième pipe d’o­pium. L’au­teur porte sur le visage le nombre des années. Quelque chose d’à la fois sédui­sant et un tan­ti­net aga­çant, railleur, hau­tain. Patrick Deville raconte comme per­sonne com­ment on s’y prend à deux pour s’a­ga­cer, pour toutes les mau­vaises réso­lu­tions qu’on a prises dans sa vie, les mau­vaises déci­sions, tous les ins­tants où l’on aurait mieux fait de ne pas réflé­chir plus de sept fois dans sa bouche et qu’il aurait mieux fal­lu pas­ser sous silence.

Cha­cun en vou­lait à l’autre de lui fusiller ain­si sa vie, de ne pas être à la hau­teur d’un amour qui nous broyait tous les deux, et je m’é­tais enfui.
Je l’a­vais aban­don­née en France, en plein été, pour aller me réfu­gier dans un hiver aus­tral qui sem­blait sus­cep­tible de me rafraî­chir les idées et de mieux conve­nir à mon humeur maus­sade. La veille de mon départ, nous pris un der­nier verre ensemble au casi­no de L’O­céan, et je m’é­tais enga­gé à ne plus lui don­ner aucune nou­velle avant l’au­tomne dans l’hé­mi­sphère Nord, ni lettre, ni télé­phone, et alors nous verrions.
Il va sans dire que debout dans mon man­teau d’hi­ver et les mains au fond de mes poches, au-des­sus des eaux froides de l’ar­royo de Migue­lete, dans les­quelles je n’en­vi­sa­geais pas spé­cia­le­ment de me pré­ci­pi­ter, je regret­tais déjà cette réso­lu­tion. Et que j’au­rais peut-être offert une de mes mains pour pou­voir, de l’autre, cares­ser ses longs che­veux noirs et très lisses — presque asiatiques.

Patrick Deville. La ten­ta­tion des armes à feu.
Seuil, col­lec­tion Fic­tions & Cie. 2006

Cin­quième pipe d’o­pium. Ils étaient friands de chi­noi­se­ries, d’exo­tisme et s’en dégui­saient comme on accroche des boules sur un sapin de Noël. L’o­rien­ta­lisme dans les grandes lar­geurs était un luxe pour bour­geois qui s’en­ca­naillaient dans les ruelles sombres de Chi­na­town, par­tout dans le monde, par­tout où les Chi­nois avaient émi­gré et s’é­taient concen­trés pour recréer à l’a­bri du monde exté­rieur leur com­mu­nau­té. Sous les lam­pions rouges des échoppes confi­den­tielles, on repo­sait sur les nattes de jonc posées sur le sol, dans cette posi­tion carac­té­ris­tique du fumeur d’o­pium, allon­gé sur le côté, bras croi­sés, pipe d’o­pium encras­sée à proxi­mi­té tan­dis que le som­meil agi­té et pro­fond empor­tait les Amé­ri­cains bien-pen­sants dans leurs songes démo­niaques et démo­cra­tiques, comme autre­fois les Anglais à Hong-Kong. Au cœur des ténèbres tenues par des Chi­nois en habits traditionnels.

Fume­rie d’o­pium aux Etats-Unis dans un quar­tier chinois

Fume­rie d’o­pium aux Etats-Unis dans un quar­tier chinois

Sixième pipe d’o­pium. C’est une jour­née d’au­tomne comme une autre, ven­teuse, odo­rante — l’au­tomne est une sta­tue odo­rante (par oppo­si­tion à une sta­tue qui pue), une jour­née pour écou­ter Agnès Obel, une jour­née pour évi­ter le dis­cours du pati­nage (j’au­rais dû pas­ser par là… j’au­rais dû évi­ter de dire cette conne­rie… comme si dire ces phrases pati­neuses pou­vaient chan­ger quelque chose à ce qui s’est pas­sé), une jour­née pour se sou­ve­nir d’un moment tout par­ti­cu­lier, avec une odeur par­ti­cu­lière, dans un lieu par­ti­cu­lier, loin d’i­ci, der­rière la récep­tion d’un hôtel de Bang­kok, dans une petite salle odo­rante où tintent des cloches boud­dhistes, une jour­née pour lire ou pour se sou­ve­nir des lec­tures pas­sées, de tout cet embou­qui­nage, ou pour se fondre dans les yeux d’une femme, d’une cou­leur noi­sette claire et inconnue…

Je m’é­tais deman­dé, dans le cas où on retrou­ve­rait le len­de­main matin mon cadavre, per­cé d’une balle, dans cette chambre d’un hôtel du quar­tier Los Condes de San­tia­go du Chi­li, qui pour­rait bien ache­ter les livres de ma biblio­thèque, épar­pillés sur les trot­toirs, et pour les empor­ter où. Les mêler à quelle nou­velle his­toire. Comme si tous ces livres ali­gnés, par­mi les­quels figure aujourd’­hui Après le feu d’ar­ti­fice, atten­dait ma mort pour choi­sir leur nou­veau pro­prié­taire et bou­le­ver­ser sa vie.

Patrick Deville. La ten­ta­tion des armes à feu.
Seuil, col­lec­tion Fic­tions & Cie. 2006

Sep­tième pipe d’o­pium. Il y a une belle fille qui habite là-bas. Une fille que connaît Cor­to Mal­tese et qu’il n’a pas revue depuis une quin­zaine d’an­nées, dans les bas quar­tiers de Bue­nos Aires. C’est Esme­ral­da, la fille tatouée aux quatre cou­leurs du jeu de carte sur la joue droite.

Hugo Pratt — Tan­go — 1987

Mais la belle fille a pris quelques années et n’est plus aus­si belle que dans ton sou­ve­nir. Elle a vieilli et les rides marquent son visage — et toi ? A quoi res­sembles-tu ? Qu’es-tu deve­nu ? Tu n’as pas vieilli toi aus­si ? Vieux men­teur ! Lâche ! Toi aus­si tu as vieilli et tu refuses de voir que les autres, tous les visages que tu as croi­sés ne vieillissent qu’à ton propre rythme. Les autres ne vieillissent que parce que toi aus­si tu vieillis.

Hui­tième et der­nière pipe d’o­pium. Inter­lope : Emprun­té à l’anglais inter­lo­per, lui-même déri­vé du verbe to inter­lope com­po­sé de inter- (idem en fran­çais) et de lope, qui serait une forme dia­lec­tale de to leap (« cou­rir, sau­ter »). To inter­lope signi­fie­rait alors cou­rir entre deux par­ties et recueillir l’avantage que l’une devrait prendre sur l’autre, d’où le sens de s’introduire, de tra­fi­quer dans un domaine réser­vé à d’autres que l’expression a pris ensuite. (Wiki­pe­dia).

Et main­te­nant, tu fais quoi ? Tu repren­dras bien un autre pipe d’opium ?

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