Sorting by

×
Pen­dant ce temps… En Mon­go­lie ou ailleurs…

Pen­dant ce temps… En Mon­go­lie ou ailleurs…

Pen­dant ce temps

En Mon­go­lie, ou ailleurs

Nous avons per­du le sens des réa­li­tés, le sens de l’hu­ma­ni­té. Nous avons per­du le sens de la bien­veillance et de l’autre. Je ne sais pas com­ment on a pu en arri­ver là. Il faut conti­nuer les lec­tures et l’a­ven­ture des mots coule dans mes veines, que ce soit un poi­son ou une ambroi­sie. Ce fut une année de peu de lec­tures, un peu courte et chao­tique, où quelques livres ont trou­vé grâce à mes yeux fatigués.

J’ai lu un livre du Japo­nais Kei­suke Hada, un livre étrange et dans la veine des nou­veaux écri­vains nip­pons, une his­toire tor­due. J’ai lu le très beau livre d’E­lo­die Ber­nard, voya­geuse clan­des­tine à Lhas­sa dans un pays sous contrôle et en voie d’ac­cul­tu­ra­tion. J’ai lu le livre triste et nos­tal­gique de Suat Der­wish (Hatice Saa­det Bara­ner), la fémi­niste socia­liste turque morte en 1972, décri­vant une époque révo­lue, pen­dant laquelle la Tur­quie était en train de se réveiller avant de s’en­dor­mir à nou­veau dans les ténèbres. J’ai beau­coup ri avec le livre de Mikael Berg­strand au pays du thé Dar­jee­ling et vu la vie du bon côté pen­dant ses aven­tures. J’ai rêvé à l’A­frique chaude avec J.M.G. Le Clé­zio et j’ai appris quelques secrets de cui­sine viet­na­mienne avec le livre de Kim Thúy. J’ai vécu quelques tranches de vie dans un Hong-Kong hors du temps, des intrigues poli­cières alam­bi­quées avec un ins­pec­teur rusé avec le livre de Chan Ho-kei. Et puis je suis par­ti en Islande, du côté sombre de la nuit polaire, dans un pays incon­nu et aux facettes par­fois endor­mies avec les livres de Ragnar Jónas­son et d’Ar­nal­dur Indriða­son. Mais sur­tout, j’ai lu le der­nier tome (on peut sup­po­ser, mais peut-être pas) des aven­tures du poli­cier mon­gol Yerul­delg­ger, inven­té par Ian Manook, cer­tai­ne­ment le plus abou­ti, le plus intense, mais aus­si le plus déses­pé­ré. Étran­ge­ment, le per­son­nage prin­ci­pal n’y appa­raît que peu, et par­fois sous forme de fan­tôme et de légende, don­nant au récit un air d’é­po­pée mytho­lo­gique à l’heure de la mon­dia­li­sa­tion galo­pante qui détruit un pays de nomades désor­mais par­qués dans des bidonvilles.

Mais avant de par­tir sur les traces de Yerul­delg­ger, il faut écou­ter la voix de larynx de Kai­gal-ool Kho­va­lyg, le ber­ger tou­vain (le Tou­va est une région fron­ta­lière de la Rus­sie, la plus sep­ten­trio­nale de la Sibé­rie orien­tale, et du nord-est de la Mon­go­lie) deve­nu chan­teur du désor­mais célèbre groupe de khöö­meiz­his Huun Huur Tu. Le khöö­mii est un chant dipho­nique fai­sant res­sor­tir deux tons à une octave d’in­ter­valle, basé sur la ten­sion des cordes vocales. Kar­gy­raa, le titre de cette chan­son tra­di­tion­nelle, signi­fie poi­trine, là d’où le son vient.

Ils avaient cui­si­né à l’ex­té­rieur, assis dans l’herbe, en regar­dant au loin pas­ser des che­vaux en liber­té, pous­sant le feu à mesure que l’a­près-midi fraî­chis­sait. Odval avait écra­sé un éclat de brique de thé dans l’eau froide assai­son­née d’une pin­cée de sel qu’elle avait por­tée à ébul­li­tion. Tset­seg avait pré­le­vé un peu d’eau tiède pour la mélan­ger à sa farine et pétrir une pâte molle et lisse qu’elle avait lais­sé repo­ser, le temps de regar­der Yerul­delg­ger pré­pa­rer la farce. Il avait pui­sé dans ses réserves du bœuf et du mou­ton un peu gras qu’il avait hachés menu au grand cou­teau. Puis il avait cise­lé un bel oignon et des herbes aro­ma­tiques en refu­sant de révé­ler le secret de son mélange. Il avait ensuite écra­sé une grosse gousse d’ail du plat de sa lame et mélan­gé le tout à la viande dans une cuvette de plas­tique jaune. Tout en se moquant de lui, Odval avait fait bouillir du lait dans une gamelle, puis mélan­gé le lait au thé avant de por­ter à nou­veau le mélange à ébul­li­tion. Tset­seg, de son côté, avait décou­pé des petits ronds dans la pâte à l’aide d’un verre ren­ver­sé. Yerul­delg­ger avait malaxé encore quelques ins­tants sa farce, l’al­lon­geant d’un soup­çon de lait pour faire crier les deux femmes jurant qu’il ne fal­lait uti­li­ser que de l’eau, puis il avait posé une pin­cée de son mélange, qu’il n’a­vait pas salé mais bien poi­vré, sur le côté de chaque rond de pâte. Il n’a­vait lais­sé à per­sonne le soin de refer­mer les ravioles pour y mar­quer son des­sin. Du coin de l’œil, les femmes avaient approu­vé d’un sou­rire dis­cret cha­cun de ses gestes. Comme il n’al­lait pas plon­ger les bansh dans de la fri­ture, il n’a­vait pas besoin d’en chas­ser l’air avant de scel­ler la pâte entre ses doigts. Quand il eut fini, Odval pas­sa le thé au lait à tra­vers une toile. Elle le por­ta de nou­veau à ébul­li­tion, y jeta une grosse pin­cée de sel, et lais­sa Yerul­delg­ger y plon­ger les bansh qu’ils sur­veillèrent en par­lant de choses et d’autres : de leur enfance, et de ce que leur mère savait cui­si­ner de meilleur que toutes les autres mères de Mon­go­lie. Voire du monde. Après que la pâte eut levé et que les bansh furent petit à petit remon­tés bal­lot­ter à la sur­face du bouillon, ils avaient dîné en silence, se brû­lant les lèvres au plat goû­teux de leur enfance, au cœur de la prai­rie où lézar­daient encore les der­niers rayons pares­seux du soleil d’é­té, face aux dunes de sable qui com­men­çaient à chan­ter dans la brise. Ils s’é­taient réga­lés et la pénombre qui mon­tait du sol avait rap­pro­ché les deux femmes dans une com­pli­ci­té de petits rires étouf­fés et de longs conciliabules.

Ian Manook, La mort nomade
Albin Michel, 2016 

Nous serons assis autour du feu en écou­tant le chant des dunes en humant la bonne odeur de graisse des ravioles de mou­ton gras, et nous chan­te­rons encore cet air qui vient des poumons.

- Tais-toi !
- Quoi ?
- Ferme-la et écoute !
Djebe, sur­pris, obéit et se tut, devi­nant sou­dain la longue plainte que por­tait le vent depuis les hautes dunes devant eux. Un son rugueux bien­tôt accom­pa­gné d’un autre plus pur pour deve­nir une obsé­dante mélo­pée.
- Ce sont les dunes qui chantent ? deman­da Djebe, incré­dule.
- Oui, confir­ma Yerul­delg­ger, le regard sou­dain heu­reux et absent.
- Je le savais, mais je ne les avais encore jamais enten­due.
- Au Maroc, celles du Saha­ra chantent une seule et même note. Un sol dièse. C’est une longue plainte lugubre que craignent les tou­ristes éga­rés. A Oman au contraire, le désert chante plus de neuf tona­li­tés dif­fé­rentes. Ce sont des mélo­dies enivrantes pour les­quelles les voya­geurs se perdent dans les sables. Il est rare que notre Gobi chante aus­si fort deux notes dif­fé­rentes. Cette dune est peut-être à un kilo­mètre de nous, mais si nous étions sur place, son chant nous tour­ne­rait la tête tel­le­ment il hurle fort.
- Je n’a­vais jamais rien enten­du d’aus­si magique, admit Djebe, admi­ra­tif.
- Il n’y a rien de magique dans le chant des dunes, répon­dit Yerul­delg­ger. Il suf­fit qu’un banc de sable très fin et bien sec, ver­nis­sé d’une micro­sco­pique couche de cal­cite et d’ar­gile, s’é­coule sur la face la plus pen­tue d’une dune pour pro­vo­quer ce bruit qui res­semble quel­que­fois à une voix humaine. En glis­sant tous à la même vitesse dans la pente, les grains s’é­cartent d’a­bord les uns des autres et l’air se glisse dans les inter­stices, puis les grains se rap­prochent à nou­veau dans leur glis­sade et expulsent tous ensemble à l’u­nis­son l’air qui se met à vibrer. Rien de magique, mon pauvre gar­çon, pas plus que ton Delg­ger Khan.
Djebe res­ta un long moment silen­cieux, hyp­no­ti­sé par les deux notes de la mélo­pée.
- Je sais à quoi tu penses, dit dou­ce­ment Yerul­delg­ger en regar­dant le sable qui recou­vrait main­te­nant ses pieds jus­qu’au-des­sus des mol­lets et le haut de ses cuisses. Tu te dis que je me trompe, et que ça en peut pas être un hasard si cette dune du Gobi psal­mo­die deux notes simul­ta­nées comme nos chants dipho­niques tra­di­tion­nels. Eh bien tu as tort : au Maroc, une seule taille de grains, donc une seule note. A Oman, plu­sieurs tailles de grains, donc plu­sieurs com­bi­nai­sons de notes. Je sup­pose qu’à trier le sable de cette dune, on ne trou­ve­rait que deux dia­mètres de grains dif­fé­rents. Alors ne va pas cher­cher la magie et la légende là où elles n’existent pas, tout ici n’est que la méca­nique des fluides et équa­tions d’a­cous­tique.

Ian Manook, La mort nomade
Albin Michel, 2016 

Et quand nous serons habi­tués aux sons de la steppe, nous irons écou­ter Sain­kho Namt­chy­lak et sa voix si par­ti­cu­lière, une des seules femmes khöömeizhi.

Read more
Le temps très lent des toutes petites choses #5

Le temps très lent des toutes petites choses #5

Dix mille ans d’His­toire pour en arri­ver là… Le triste quo­ti­dien ne peut rien contre la force de l’His­toire, il ne sau­rait se résoudre à bais­ser les bras et à ne plus bou­ger. Il est fait de mil­liards de toutes petites choses qui sont autant de signaux tel­le­ment insi­gni­fiants qu’on n’y prête même plus atten­tion. L’i­nac­tion rend imbé­cile, sourd et aveugle. Cer­tains mots sont insuf­fi­sants à rendre les choses mobiles, des mots creux, vides de sens.
Alors… alors je conti­nue de prendre le temps, de prendre mon temps et je regarde par­tout, je prends tout. Je scrute tout ce qui se passe et je ne laisse rien passer.
Ici une chan­son de Hương Thanh, Per­fu­med flo­wer sur l’al­bum Man­gus­tao, quelque chose de très doux, chan­té en viet­na­mien du nord. Baki­da sur Dra­gon­fly, où l’en entend le son magni­fique du đàn bầu, l’ins­tru­ment à une seule corde.
Ici un docu­men­taire, Mon­sieur Kubo­ta, un faux docu­men­taire sur les méduses immor­telles et en réa­li­té le por­trait d’une homme sin­gu­lier, pas­sion­né de cni­daires et pas­sant ses soi­rées dégui­sé à chan­ter du karaoké.
Ici les motifs arabes que je col­lec­tionne comme des timbres et dont je me suis épris en les des­si­nant à mon tour, en ver­sant dans la géo­mé­trie la plus pure, science radi­ca­le­ment oppo­sée au dise­gno et à la pit­tu­ra, tels qu’en parle David Rosand dans Pain­ting in Six­teenth-Cen­tu­ry Venice: Titian, Vero­nese, and Tin­to­ret­to.
Ici une pho­to dans un livre trou­vé sur Gal­li­ca, de Lucien Four­neau, Les ruines khmères, Cam­bodge et Siam : docu­ments com­plé­men­taires d’ar­chi­tec­ture, de sculp­ture et de céra­mique. Une pho­to d’une des sta­tues du Bayon d’Ang­kor. Comme tous les livres que j’ai amas­sés, télé­char­gés depuis les rayon­nages vir­tuels des réserves de la BNF, il se per­dra dans l’ou­bli. Une fois de plus. Mais la culture est faite d’oublis.
Je fais des col­lec­tions, j’ac­cu­mule tous les petits papiers ramas­sés lors de mes voyages, j’en fais des caisses que je res­sors de temps en temps pour ten­ter de retrou­ver dans mes sou­ve­nirs tout ce qui m’a tra­ver­sé durant mes voyages. C’est ridi­cule mais c’est comme ça.

Les ruines khmères, Cam­bodge et Siam : docu­ments com­plé­men­taires d’ar­chi­tec­ture, de sculp­ture et de céra­mique / par Lucien Fournereau

Et puis il y a la lec­ture, la lec­ture et le thé. Je bois beau­coup de thé, beau­coup trop. Et je lis peu, mais je lis en gour­met, par petites bou­chées, par touches, comme pour ne pas gâcher la beau­té d’une fleur qui ne fleu­ri­rait que quelques heures dans toute une vie. La lec­ture et les tro­piques, l’hu­mi­di­té et les fleurs, l’o­deur de la terre et de l’eau. Encore empê­tré dans le tout petit livre de J.M.G. Le Clé­zio, L’A­fri­cain, fleur de rosée au pays du sable sous les ongles.

Il prend des pho­tos. Avec son Lei­ca à souf­flet, il col­lec­tionne des cli­chés en noir et blanc qui repré­sentent mieux que des mots son éloi­gne­ment, son enthou­siasme devant la beau­té de ce nou­veau monde. La nature tro­pi­cale n’est pas une décou­verte pour lui. A Mau­rice, dans les ravins, sous le pont de Moka, la rivière Terre-Rouge n’est pas dif­fé­rente de ce qu’il trouve en haut des fleuves. Mais ce pays est immense, il n’ap­par­tient pas encore tout à fait aux hommes. Sur ses pho­tos paraissent la soli­tude, l’a­ban­don, l’im­pres­sion d’a­voir tou­ché à la rive la plus loin­taine du monde. Du débar­ca­dère du Ber­bice, il pho­to­gra­phie la nappe bistre sur laquelle glisse une pirogue, contre un vil­lage de tôle semé d’arbres malingres. Sa mai­son, une sort de cha­let de planches sur pilo­tis, au bord d’une route vide, flan­quée d’un seul pal­mier absurde. Ou bien encore la ville de Geor­ge­town, silen­cieuse et endor­mie dans la cha­leur, mai­sons blanches aux volets fer­més contre le soleil, entou­rées des mêmes pal­miers, emblèmes obsé­dants des tropiques.

J.M.G. Le Clé­zio, L’Africain
Mer­cure de France, 2004

Pho­to d’en-tête © Tord Remme

Read more
Le temps très lent des toutes petites choses #4

Le temps très lent des toutes petites choses #4

De l’A­frique, je n’ai rien, ni sou­ve­nir, ni envie. De nos ves­tiges colo­niaux, puisque plus rien ne nous appar­tient, puisque l’in­sup­por­table poli­tique nous a dépar­ti de nos pos­ses­sions, on se donne par­fois l’im­pres­sion que ce sont des pays à qui nous appar­te­nons, comme pour effa­cer une mau­vaise conscience dont seraient res­pon­sables nos aïeux… Mais il n’y a rien à faire, ça sent le casque colo­nial à des kilo­mètres à la ronde, la che­mise en crêpe de coton et les lunettes de soleil. Com­bien de fois j’en­tends mon pays de cœur, ou alors l’Afrique, mon conti­nent, ou encore je me sens plus Afri­caine que Fran­çaise… On n’est pas de là, c’est tout…  Êtres trans­plan­tés, arra­chés comme des pieds de man­dra­gore pour être replan­tés dans un ailleurs qui n’est qu’un dépay­se­ment, un tout petit dépay­se­ment. Per­sonne n’est jamais de l’en­droit qu’il choi­sit. Nous sommes de par­tout et aucune terre ne nous appar­tient, pas plus que nous n’ap­par­te­nons à une terre. L’his­toire des fins de règne est là pour nous rap­pe­ler l’im­per­ma­nence des âges d’or.

De l’A­frique, je n’ai que l’i­mage de quelque chose d’é­cra­sant et de ver­ti­gi­neux. De la pous­sière, beau­coup de pous­sière, qui entre par­tout, dans le nez, la gorge, qui s’in­si­nue. Des sou­ve­nirs col­lants, des­sé­chés comme des momies de cro­co­diles, rien de bien agréable en somme. Des mouches, haras­santes, des mous­tiques, et sur­tout l’é­cra­sante cha­leur des après-midis que le soir n’ar­rive pas à calmer.

Alors les jours d’O­go­ja étaient deve­nus mon tré­sor, le pas­sé lumi­neux que je ne pou­vais pas perdre. Je me sou­ve­nais de l’é­clat de la terre rouge, le soleil qui fis­su­rait les routes, la course pieds nus à tra­vers la savane jus­qu’aux for­te­resses des ter­mi­tières, la mon­tée de l’o­rage le soir, les nuits bruyantes, criantes, notre chatte qui fai­sait l’a­mour avec les tigrillos sur le toit de tôle, la tor­peur qui sui­vait la fièvre, à l’aube, dans le froid qui entrait sous le rideau de la mous­ti­quaire. Toute cette cha­leur, cette brû­lure, ce frisson.

J.M.G. Le Clé­zio, L’A­fri­cain
Mer­cure de France, 2004

Tu te sou­viens de ces jours de plomb ? Ces jours où la tête te tour­nait parce qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire que de ne rien faire ? Ces jours d’é­cra­santes tor­peurs qui t’embarquaient jus­qu’au fond de ce que tu étais capable de sup­por­ter ? Même ta peau deve­nait étran­gère et insup­por­table… Et puis ces mouches, tou­jours ces mouches qui ne fai­saient qu’a­jou­ter à ton désar­roi et que tu aurais tout fait pour voir dis­pa­raître d’un cla­que­ment de doigt… Tu te sou­viens de ces fris­sons du matin alors que l’o­rage est pas­sé et que… fina­le­ment… tu te ver­rais bien encore quelques jours souf­frir de la cha­leur plu­tôt que ça… C’est sans fin. Banou Ifren, Ifri­qiya, إفريقيا, quel que soit ton nom, tu es le nom sans fin, sans aboutissement.

Mais au beau milieu de ce grand néant, il y a une note d’es­poir que tu gardes tout près de toi, quelque chose qui te dit que tout n’est pas per­du. Ce sont des miettes, des frag­men­ta­tions de ter­ri­toires, des espa­ce­ments, tout ce qui est dans l’é­cart. Alors oui, c’est moins facile. L’A­frique, c’est comme tous ces pays ou ces conti­nents qui se laissent appré­hen­der comme un poi­gnée de sable ; ça file entre les doigts, mais il en reste tou­jours quelque chose.

Pho­to d’en-tête © Frank Knaack

Read more
Le temps très lent des toutes petites choses #3

Le temps très lent des toutes petites choses #3

Com­men­çons la jour­née avec un bon mot… Et par cette cita­tion presque fémi­niste de George Ber­nard Shaw : « Ne dites jamais à une femme que vous êtes indigne d’elle ; faites-lui la sur­prise… ». Si elle avait été tour­née un peu plus abrup­te­ment, on aurait pu la croire d’Os­car Wilde, mais cer­tai­ne­ment pas de cette manière. Je ne sais pas pour­quoi mais elle me fait hur­ler de rire, comme si cela fai­sait écho à quelque chose de connu.

Dans ces jour­nées au rythme ralen­ti, où le soleil est de la par­tie, je passe mon temps à ne rien faire, à humer l’air et à regar­der les bour­dons s’é­battre l’air pataud dans les branches enche­vê­trées des lavandes dont les pre­mières pousses vert tendre com­mencent à sor­tir. Je fais des siestes de sul­tan (pas la peine de regar­der dans un dic­tion­naire la date de pre­mière uti­li­sa­tion de cette locu­tion, on en est au pre­mier jour), affa­lé sur mon lit, les rideaux tirés, juste de quoi lais­ser un soleil fil­tré comme le pre­mier moût du cidre, allon­gé sur le ventre et les mains sous l’o­reiller que je place au pied du lit ; c’est ma posi­tion tra­di­tion­nelle pour une sieste effré­née. Caché der­rière mes doubles vitrages ren­for­cés, je n’en­tends qu’à peine les sillons des avions atter­ris­sant à quelques kilo­mètres de là, mais entre deux, rien d’autre qu’un silence lourd et pro­fond qui me per­met sans dif­fi­cul­té de som­brer dans un som­meil digne d’une nuit en modèle réduit. L’art consom­mé de la sieste n’est pas à prendre à la légère. J’ai l’im­pres­sion qu’il y a des années que je ne me suis pas per­mis ce luxe qui n’ap­porte rien, ne coûte pas cher et per­met de se vau­trer dans une sorte d’oi­si­ve­té assez crasse, somme toute. Le sou­rire béat de satis­fac­tion heu­reuse du cré­tin satis­fait s’af­fiche alors sur mon visage tan­dis que je tombe de l’autre côté du miroir, quelque chose d’un peu benêt, mais c’est sans consé­quence sur le reste.

Quant à la lec­ture, j’y vais dou­ce­ment, heu­reux de mon rythme et ne sou­hai­tant pas gâcher les mots. Je lis le matin sur­tout, avec une grande tasse de thé, tout en regar­dant les rayons du soleil sou­li­gner le vert frais des feuilles à peine sor­ties des rosiers et du ceri­sier, en me disant que rien, déci­dé­ment ne pour­ra faire que cette jour­née se passe plus mal que lors­qu’elle a com­men­cé — le genre de pen­sée qui n’a aucune inté­rêt mais qui a tout de même l’a­van­tage de me faire par­tir dans de très bonnes dis­po­si­tions. J’ap­prends qu’il fait moins chaud à Istan­bul qu’i­ci, ce qui n’est pas sans me rajou­ter un peu de baume au cœur.

Pen­dant quatre ans j’ai lu — comme disait sa logeuse à Maxime Gor­ki — « à m’en faire péter les mirettes ». Ensuite, comme le même Gor­ki, je suis allé « cher­cher mes uni­ver­si­tés sur les routes », qui n’ont pas été avares de péda­gogues en haillons, ni de leçons de sable et de neige. Quoi qu’il en soit, j’ai tou­jours consi­dé­ré la quête du savoir comme un contrat de confiance entre un aîné qui en sait très long, et un cadet qui en veut beaucoup.

Nico­las Bou­vier, His­toires d’une image
Édi­tions Zoé, 2001

Les motifs. J’ai repris mon car­net de des­sin et je me suis rache­té de la pein­ture, des pin­ceaux à manche long et j’ai res­sor­ti des sty­los, feutres et crayons, mon com­pas et mon réglet. Il est temps de se replon­ger dans la com­plexi­té des motifs arabes qui, en plus de consti­tuer un art à part entière, par­ti­cipent d’une science dont il faut connaître les règles strictes. J’ai appris d’une part que les motifs sont l’expression d’une géo­mé­trie divine, que le tout est conte­nu dans le tout, que le motif par­ti­cipe de l’harmonie uni­ver­selle, et d’autre part, que l’abstraction fur­tive dans laquelle se cachent les motifs ne sont qu’une autre voix pour dire l’étendue de l’universalité du monde.

Pho­to d’en-tête © Fran­çois Decaillet

Read more
Le temps très lent des toutes petites choses #2

Le temps très lent des toutes petites choses #2

Je retrouve le temps très lent des toutes petites choses et je me rends bien vite compte que toutes les toutes petites choses se loca­lisent pré­ci­sé­ment dans mon esprit plu­tôt que dans mon immé­dia­te­té au monde, comme si je vivais une par­tie de mon pré­sent dans mes souvenirs.

En reve­nant de voyage nous sommes comme des galions pleins de poivre et de mus­cade et d’autres épices pré­cieuses, mais une fois reve­nu au port, nous ne savons jamais que faire de notre car­gai­son. Nico­las Bou­vier (oui, encore lui)

Le temps de pré­pa­rer un thé vert au fruit dans une théière en fonte de laquelle monte une odeur de fer chaud, le temps de lais­ser infu­ser quelques infimes minutes et de faire autre chose, le temps de prendre un peu de temps, quelques ins­tants sus­pen­dus avant de goû­ter à l’eau chaude par­fu­mée. Et puis écou­ter Hương Thanh chan­ter Quê Hương Là Gì ? avec sur mes mains l’o­deur encore très pré­sente de l’Heli­chry­sum ita­li­cum, qui me fait tou­jours pen­ser aux plages de sable fin der­rière les dunes de Grand-Vil­lage plage à Oléron.

Puis­qu’au­jourd’­hui on est dimanche, com­men­çons cette jour­née avec la lit­té­ra­ture biblique, un des plus beaux livres de l’An­cien Tes­ta­ment qui reste aus­si un des plus énig­ma­tiques, le Livre de Job. Lamar­tine disait qu’au cas où la fin du monde advien­drait, il fau­drait avant tout sau­ver le poème de Job… Mais bon, on connaît la spon­ta­néi­té de Lamar­tine… Quelques ins­tants de lec­ture avec le cha­pitre 41. Texte étrange et sym­bo­liste, il n’y est ques­tion que du Mal, avec un M majuscule…

Ses éter­nue­ments font jaillir la lumière ; ses yeux sont les pau­pières de l’aurore.
De sa gueule partent des éclairs, des étin­celles de feu s’en échappent.
De ses naseaux sort une fumée, comme d’une mar­mite chauf­fée et bouillante.
Son haleine embrase les braises, et de sa gueule sort une flamme.
En son cou réside la force, devant lui bon­dit l’épouvante.
Les fanons de sa chair tiennent ferme, durs sur lui et compacts.
Son cœur est dur comme pierre, dur comme la meule de des­sous. »

Mais puis­qu’il est cou­tume de ne pas par­tir ain­si tra­vailler au jar­di­net sans avoir à l’es­prit quelque bon mot à se mettre sous la dent, lais­sons encore une fois par­ler Bou­vier qui m’ac­com­pa­gne­ra encore tant que la lec­ture est en cours :

N’ou­blions tout de même pas qu’en Chine du sud le cro­co­dile est père du tam­bour et de la musique, qu’au Cam­bodge il est seul maître des éclairs et des sal­vi­fiques pluie de la mous­son, qu’en Égypte… Mais là je m’a­ven­ture sur un ter­rain dont la den­si­té cultu­relle m’é­pou­vante, d’au­tant plus que le trou du cul auquel j’ai prê­té mon Dic­tion­naire de la civi­li­sa­tion égyp­tienne ne me l’a jamais rendu.

Nico­las Bou­vier, His­toires d’une image
Édi­tions Zoé, 2001

Le dieu cro­co­dile Sobek — Temple de Kom Ombo

Read more