Viðkvæm­ni, La ten­dresse de l’hiver

Viðkvæm­ni, La ten­dresse de l’hiver

Viðkvæm­ni

La ten­dresse de l’hiver

Un ode à la nature nue

C’est l’hi­ver, un hiver froid, un de ces hivers qui com­mencent avec l’hu­mi­di­té des jours d’au­tomne que la pluie a détrem­pé ; les averses répé­tées ont gor­gé la terre d’eau et ont ter­mi­né d’ar­ro­ser les der­nières plan­ta­tions d’au­tomne. Il faut à pré­sent lais­ser la terre faire son affaire.

Les pre­mières gelées ont flé­tri quelques feuilles, celles des plantes les plus fra­giles. Les euphorbes Cha­ra­cias, nées sur les bords de l’o­céan, res­semblent à des chan­delles mou­chées, et les Echiums Pini­na­na ont la vie dure, eux qui pré­fèrent les cli­mats plus doux. Quant à ma pas­si­flore antio­quien­sis, il y a fort à parier qu’elle ne repar­ti­ra pas de là où elle s’é­tait arrê­tée, et qu’il lui fau­dra refaire des tiges avant de fleurir.

On est en droit de se poser la ques­tion de savoir pour­quoi la crois­sance de végé­taux cesse avec les pre­miers fri­mas. Est-ce parce qu’il fait froid ? Est-ce parce que la terre elle-même se refroi­dit et que de toute façon, les arbres ayant per­du leurs feuilles, ils ne peuvent pas gran­dir ? Non, c’est sim­ple­ment que le déve­lop­pe­ment de la plante se fait en deux temps. Le pre­mier ; en été, la sève se met en marche et ali­mente les extré­mi­tés des branches, apporte les élé­ments pour que la plante puisse se déve­lop­per. Plus de feuilles, plus de branches, ser­vi­ront à ali­men­ter la plante en lumière et cap­te­ra mieux le dioxyde de car­bone néces­saire à la pho­to­syn­thèse. L’au­tomne arri­vant, les feuilles tombent, mar­quant le repos de la plante ; l’arbre a suf­fi­sam­ment fait de pro­vi­sion pour se mettre au repos, du moins en appa­rence. Mais une plante qui ne déve­lop­pe­rait qu’à par­tir du sol n’au­rait pas de réserves suf­fi­santes pour pas­ser l’hi­ver. Une fois les feuilles tom­bées, c’est au sys­tème raci­naire de prendre le relais et de se for­ti­fier. Les plantes se dur­cissent dans la terre, s’ancrent natu­rel­le­ment et déve­loppent leur emprise entre les obs­tacles, accu­mu­lant au pas­sage les bien­faits de la terre grâce aux radi­celles qui se construisent. C’est la rai­son pour laquelle, contrai­re­ment à la croyance répan­due, il faut plan­ter les nou­velles plantes en automne, afin qu’elles puissent d’a­bord s’en­ra­ci­ner et s’at­ta­cher dans leur nou­vel envi­ron­ne­ment. A la sainte Cathe­rine (25 novembre), tout prend racine. Ce n’est pas qu’un simple dic­ton popu­laire, et il faut savoir éga­le­ment que la terre est tou­jours plus chaude que l’air ambiant. En automne, il faut semer aus­si le gazon, qui pro­fite de la cha­leur de sep­tembre et d’oc­tobre pour s’en­ra­ci­ner. Les brins, eux, auront tout le temps de pous­ser au printemps.

Pen­dant tout ce temps où l’on a l’im­pres­sion d’une nature au repos, c’est sous la terre que tout se passe. Les vers de terre en pro­fitent pour creu­ser plus pro­fond afin de trou­ver la cha­leur néces­saire à leur corps nu et rose. Ils avalent la terre pour la reje­ter plus fer­tile. Et nous, nous ne voyons rien, parce que nous sommes au chaud, en train de lire un bou­quin au coin du feu, un plaid sur les genoux.

Pho­to by Adrian Infer­nus on Uns­plash

snow covered field and trees during daytime

Mes lec­tures d’hi­ver me main­tiennent dans un doux sen­ti­ment d’exal­ta­tion et de calme. Je prends mon temps, rien ne presse, rien ne jus­ti­fie la bou­li­mie de pages ava­lées à la va-vite.

  • Hiver arc­tique, de Arnal­dur Indriðason
  • Aks­ja, de Ian Manook
  • Vík, de Ragnar Jónasson
  • La dame de Reyk­ja­vik, de Ragnar Jónasson
  • Et le magni­fique Sexus Ani­ma­lus, d’Em­ma­nuelle Pouy­de­bat, super­be­ment illus­tré par Julie Terrazzoni
Arnal­dur Indriðason

J’ai pro­fi­té de ces der­niers temps pour mettre de l’ordre dans ma vie de tous les jours, ran­ger mes livres, les clas­ser et les réper­to­rier, pas­ser du temps avec mon fils et pro­fi­ter de sa bonne humeur quand il en a. J’ai ran­gé mon gre­nier, mais j’ai la vive sen­sa­tion que rien n’est jamais fini et qu’il reste encore des tonnes de car­tons à trier, que cela ne s’ar­rête jamais. Je comble une vie dans laquelle un gouffre s’est creu­sé et que je n’ar­rive plus à remplir.

Mal­gré mes ten­ta­tives d’être heu­reux, quelque chose me plombe, comme si le sens de mes actes, au tra­vers de mon tra­vail pour lequel je me donne sans comp­ter, au tra­vers de ce que je peux faire chez moi alors que je suis qua­si­ment tout le temps en télé­tra­vail, ne sor­tant que de rares fois pour ache­ter de quoi me nour­rir, comme si le sens de mes actes ne m’é­tait plus vrai­ment évident, et qu’il fal­lait sans cesse que je me ques­tionne sur la rai­son des choses, leur bien-fon­dé. Je crois que c’est cela ; je cherche du sens. Et je crois que je ne le trouve pas.

Je me main­tiens dans l’illu­sion que les voyages me sau­ve­ront de la rou­tine, mais je ne peux même plus comp­ter là-des­sus. J’a­vais com­men­cé, dès le mois de sep­tembre, à croire que l’é­té sui­vant pour­rait être celui d’une paren­thèse agréable dans le sud-est asia­tique, en pays Khmer, dans les mon­tagnes lao­tiennes, quelque part sur une plage chaude au bord du Golfe de Thaï­lande ou les pieds nus dans une rizière de Suma­tra. Mais l’é­té se rap­proche, en même temps que la pos­si­bi­li­té de sor­tir des fron­tières s’a­me­nuise. Peut-être est-ce l’oc­ca­sion de se replon­ger dans les voyages anciens, de feuille­ter la cou­ver­ture de maga­zines dis­pa­rus et d’i­ma­gi­ner quelle vie j’au­rais pu avoir si je n’é­tais pas né ici. En quelques mots, je tourne en rond.

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Prendre le temps et gar­der la lumière

Prendre le temps et gar­der la lumière

Prendre le temps

Et gar­der la lumière

Une étude très sérieuse des minutes qui passent

Au coeur d’un hiver qui res­semble à un automne, la nuit la plus longue est déjà pas­sée par là, un peu ven­teuse, un peu plu­vieuse par inter­mit­tence ; rien de très sérieux. La lumière du soleil illu­mi­nait hier matin le pignon de la mai­son de la voi­sine en cares­sant le cré­pi. Ce matin, il n’est plus ques­tion de ça, la nature semble avoir envie de faire grise mine. Mais il n’empêche que le temps s’est arrê­té, tout est silen­cieux, non pas triste, mais au contraire lumi­neux et por­teur de joie.

Quand j’é­tais gamin, les hivers étaient sou­vent froids, la neige fai­sait son appa­ri­tion même si on ne l’at­ten­dait pas ; je me sou­viens que mon grand-père m’a­vait emme­né chez le coif­feur (je por­tais à l’é­poque une coupe indé­fi­nis­sable à laquelle je ne com­pre­nais rien et qu’il fal­lait entre­te­nir) et qu’à notre retour, il était tom­bé trente cen­ti­mètres de neige dans ces rues qui n’a­vaient pas l’ha­bi­tude d’en voir. Alors nous avons fait un bon­homme de neige énorme, les mains recou­vertes de moufles qui ne sor­taient jamais du pla­card, ce qui n’empêchait nul­le­ment les doigts de geler, rouges et humides, engour­dis sous le tis­su qui ne ser­vait qu’à pro­té­ger de la mor­sure du froid, mais pas de l’hu­mi­di­té. Les pieds en pre­naient pour leur grade, ils finis­saient géné­ra­le­ment dans une bas­sine d’eau chaude à attendre que la vie coule à nou­veau dans les veines.

C’est un temps qui est loin­tain désor­mais et qui s’é­loigne de plus en plus. Pas de tris­tesse, pas de nos­tal­gie, une nos­tal­gie qui ne ser­vi­rait qu’à dif­fu­ser l’ai­greur d’une vie qui a dis­pa­ru. Les moments de la vie changent, on perd sou­vent beau­coup mais on gagne sou­vent autant, les époques se suc­cèdent et celles qui ont dis­pa­ru sont le ter­reau des pro­chaines ; il faut alors se lais­ser por­ter, se lais­ser gui­der sans barguigner.

La lumière est là pour tra­hir l’obs­cu­ri­té de jours qui ne durent pas assez longtemps.

Le vent finit par chas­ser les nuages, lais­sant place à une coton­nade tein­tée de bleu, fra­gile et mou­vante. Un autre jour passe, une per­cée lumi­neuse dans un ciel de plomb ; les feuilles d’eu­ca­lyp­tus dégou­linent d’eau froide et se teintent d’o­range. Il est temps de prendre le temps.

Fai­sons comme si rien n’é­tait, détour­nons le regard. Voi­ci venu le temps où la cana­pé est mon meilleur ami, mon refuge. Un plaid en polaire, les jambes recro­que­villées, blot­ti sous des épais­seurs moel­leuses, sur des cous­sins empi­lés, je me laisse aller à rêver, sans même prendre le temps de lire.

Dans ce billet, il y en a pour plus de 36 heures de vidéos.

Pho­to d’en-tête © Domi­nik Dom­brows­ki sur Uns­plash.

Télé­scar­got

J’ai décou­vert il y a quelques temps une occu­pa­tion qui va par­ti­cu­liè­re­ment bien à l’hi­ver, sans pré­ten­tion et par­ti­cu­liè­re­ment en vogue en Nor­vège : la slow TV (en fran­çais, télé­scar­got). La chaîne nor­vé­gienne NRK (Norsk riks­kring­kas­ting) s’en est fait la spé­cia­liste. En 2009, elle dif­fuse le tra­jet une vidéo cap­tée à l’a­vant d’un train par­cou­rant 500 kilo­mètres en 7 heures entre Oslo et Ber­gen ; un suc­cès ter­rible puisque 1 Nor­vé­gien sur 4 a regar­dé l’é­mis­sion. Depuis, on a vu fleu­rir ce type d’ex­pé­rience un peu par­tout : un feu de che­mi­née pen­dant toute une nuit (avec rajout d’une bûche), un concours natio­nal de tri­cot pen­dant lequel on peut voir la tonte et le filage de la laine, ou encore, issu du web de la fin des années 90, les web­cam islan­daises (live from Ice­land) qui scrutent la vie tré­pi­dante d’une dou­zaine de lieux tou­ris­tiques comme aux abords du vol­can Öræ­fa­jö­kull. Pas­cal Leclerc, lui, par­court le monde à moto et capte à la sau­vette des dizaines d’heures de la vie simple qui s’é­coule, un concept qui me parle tout par­ti­cu­liè­re­ment et que j’ai déjà expé­ri­men­té notam­ment en Tur­quie et en Thaï­lande sans savoir que cela por­tait déjà un nom.

Tokyo à l’envers

La palme revient à deux jeunes Fran­çais (Simon Bouis­son et Ludo­vic Zui­li). Pen­dant neuf heures, on voit Ludo­vic mar­cher d’une étrange manière dans les rues de Tokyo, tan­dis que toutes les per­sonnes qu’il croise marchent à l’en­vers. En réa­li­té, c’est lui qui marche à l’en­vers et les cap­ta­tions sont inver­sées. Une exé­prience esthé­tique qu’il faut prendre le temps de regar­der (j’a­voue, je ne suis pas allé au bout…), à l’heure où tout va trop vite, où tout est trop expli­cite ; une manière de retrou­ver des sen­sa­tions perdues.

Pro­jet phare : Amiina

Dans cette quête du temps long, j’ai décou­vert une pure mer­veille. Amii­na est un groupe islan­dais com­po­sé de Edda Rún Ólaf­sdót­tir, Hil­dur Ársælsdót­tir, María Huld Mar­kan Sig­fus­dot­tir, et Sólrún Sumar­liðadót­tir. Oui, car en Islande, les femmes ont pour nom de famille le pré­nom de leur père et par­fois de leur mère. Ain­si, Sólrún est la fille de Sumar­liða. Il n’y a pas de lignée fami­liale en Islande, et c’est très bien comme ça…

Amii­na est un groupe de cordes, dans lequel on trouve régu­liè­re­ment le thé­ré­mine, cet ins­tru­ment très étrange, un des pre­miers ins­tru­ments de musique élec­tro­nique inven­té dans les années 20 par Lev Ser­gueïe­vitch Ter­men. Le son est pro­duit à par­tir d’un signal élec­trique engen­dré par un oscil­la­teur hété­ro­dyne à tubes élec­tro­niques, et cet ins­tru­ment a la par­ti­cu­la­ri­té de ne pas être tou­ché par celui qui en joue ; seule la posi­tion des mains fait varier la fré­quence des notes, créant des sons très souples, tout en rondeur.

Amii­na a joué ses propres com­po­si­tions écrites pour être jouées dans des phares ou des lieux exi­gus ; c’est ain­si que l’al­bum The ligh­thouse pro­ject a vu le jour entre 2009 et 2013. Un album de toute beau­té, aux sono­ri­tés simples et cha­leu­reuses. L’in­té­gra­li­té de l’al­bum est dis­po­nible sur You­tube, cha­pi­trée. Seule­ment vingt-deux minutes de bon­heur cris­tal­lin. Mon titre pré­fé­ré ; Bíólagið…

Regar­der pas­ser les rennes

La NRK ose tout et c’est même à ça qu’on la recon­naît. Pen­dant plus de huit heures, on peut suivre la trans­hu­mance des rennes avec le peuple Sami. Fascinant.

Pen­dant plus de 11 heures, on peut éga­le­ment regar­der la croi­sière d’un bateau à vapeur sur le canal du Télé­mark.

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Kul­ning, le chant des éle­veurs au cœur de l’hiver

Kul­ning, le chant des éle­veurs au cœur de l’hiver

Kul­ning

Le chant des éle­veurs au coeur de l’hiver

Un chant de gar­deurs de troupeaux

Tan­dis que cer­tains éle­veurs se contentent de gar­der leur trou­peau en leur par­lant, d’autres leur adressent des chants comme des incan­ta­tions à tra­vers la nature. C’est ain­si qu’en Suède (kul­ning) et dans cer­taines par­ties de la Nor­vège (kauk­ning), les éle­veurs lancent leurs cris à tra­vers les mon­tagnes et les plaines dans le but que la voix porte au plus loin afin de ras­sem­bler leurs bêtes. On oublie par­fois que le yodel a d’a­bord eu cette voca­tion avant de deve­nir une part du folk­lore chan­té de la Suisse.

La blo­gueuse et pho­to­graphe sué­doise Jon­na Jin­ton s’est faite la porte-parole de ce savoir ances­tral en se met­tant en scène dans la nature pour expri­mer ce chant à la fois mélan­co­lique et tonique, fait de demi-tons et de quarts de tons, impli­quant une voix haut-per­chée, sur­aigüe et puissante.

La chan­teuse et com­po­si­trice Maria Mis­geld nous livre éga­le­ment un très beau chant. A écou­ter les jours sombres où l’on a besoin de lumière et de chaleur.

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Win­ter — Rick Bass

Winter Wonderland in Apgar Village

Pho­to © Gla­cierNPS

L’hi­ver com­mence à s’en aller. La jour­née d’hier, belle et fraiche en était le pre­mier signe. Lorsque l’hu­mi­di­té com­mence à s’é­va­po­rer et qu’elle laisse la place à de belles jour­nées lumi­neuses, c’est là que tout rede­vient clair et que l’im­pres­sion de sor­tir de la nuit est la plus forte.
Rick Bass est un écri­vain amé­ri­cain très impli­qué dans les pro­blèmes envi­ron­ne­men­taux de son pays et c’est à un tour­nant de sa vie qu’il décide de par­tir pour le nord du Mon­ta­na, à Troy, à moins de 100 kilo­mètres de la fron­tière rec­ti­ligne qui sépare son pays du Cana­da. Un choix de vie qu’il décide de prendre en s’ins­tal­lant dans ce nord froid que l’hi­ver va bien­tôt recou­vrir de blanc. Son livre est un jour­nal, le jour­nal d’une nou­velle vie qui va se foca­li­ser sur l’hi­ver, puis­qu’en fait, si on pou­vait résu­mer ces lieux en deux mots, ce serait forêt et hiver.

Aujourd’­hui, la mati­née est ven­teuse et chaude, les herbes sont presque cou­chées à plat. Il n’y a rien de plus exci­tant que le vent. Si, un nou­vel amour — et puis le vent. Mais le vent a tou­jours été là. Avant même de connaître l’a­mour, vous connais­siez le vent. Le vent était capable de vous gri­ser quand vous étiez petit, et il le peut encore, et ne s’en pri­ve­ra pas.

Inévi­ta­ble­ment, Bass n’é­tant pas de la région, il se heur­te­ra aux rive­rains avec qui les rela­tions ne sont pas tou­jours simples et tendres. Par­fois rudes, par­fois agres­sifs, ceux qui le voient arri­ver ne lui faci­li­te­ront pas la vie, mais débon­naire et dans la bonne atti­tude de celui qui veut apprendre, il s’a­mu­se­ra à écou­ter les bons conseils, peut-être aus­si pour sa propre sur­vie. Car il attend l’hi­ver avec impa­tience, il en attend le bruit étouf­fé et le froid saisissant.

C’est un pays de len­teur. Un pays d’il y a long­temps. On apprend plus faci­le­ment cer­taines choses quand on les regarde arri­ver au ralenti.

Winter Fishing on Lake McDonald

Pho­to © Gla­cierNPS

L’é­cri­ture de Bass est douce et poé­tique, il encap­sule les idées dans des mots en s’ap­puyant sur cette culture du froid qui est si pré­gnante dans ces lieux, don­nant corps au racon­tars, aux his­toires de fan­tômes qui sont la culture orale des pays

Je crois à la vieille légende de Jim Brid­ger, à l’é­poque où il a pas­sé l’hi­ver du côté de Yel­lows­tone. Il est ensuite retour­né dans l’est où il a racon­té aux cita­dins de ces régions que quand les trap­peurs essayaient de se par­ler, les mots gelaient en sor­tant de leur bouche ; ils ne pou­vaient pas entendre ce qu’ils se disaient les uns aux autres, parce que les paroles gelaient dès la seconde où elles fran­chis­saient leurs lèvres — si bien qu’ils étaient obli­gés de ramas­ser les mots gelés, de les rap­por­ter autour du feu de camp le soir et de les décon­ge­ler, afin de savoir ce qui s’é­tait dit dans la jour­née, en recons­ti­tuant les phrases mot par mot. Moi je peux ima­gi­ner qu’il fasse aus­si froid.

Winter- Rick BassWin­ter est un livre de l’ap­pren­tis­sage de la nature froide, de la vie recluse dans la forêt de nord-amé­ri­caine, de l’at­tente des pre­miers flo­cons mais aus­si du prin­temps redou­té. Cer­tains n’aiment pas l’hi­ver ni le froid et cela peut se com­prendre, mais il y a une forme de renon­ce­ment dans l’a­mour de cette sai­son, un aban­don pour la soli­tude et l’i­so­le­ment dont ce livre, en quelque sorte, se fait le porte-parole.

Rick Bass, Win­ter (notes from Montana)
Folio. Col­lec­tion Voyage.006
tra­duit de l’a­mé­ri­cain par Béa­trice Vierne
© 1991

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Moka au bar, petits gâteaux au gin­gembre et glögg au safran au chant du bruant des neiges

Moka au bar, petits gâteaux au gin­gembre et glögg au safran au chant du bruant des neiges

Je pen­sais avoir le temps de faire plein de choses d’i­ci à la fin de l’an­née, m’é­pan­cher sur ces lignes, deve­nir autre chose, deve­nir ico­no­graphe et puis le temps m’a rat­tra­pé. La fatigue aus­si. Je finis l’an­née affai­bli, la san­té et le som­meil en vrac, le corps qui ne suit plus et l’im­pres­sion d’être sur la corde, à deux doigts d’ex­plo­ser. Une semaine avant les vacances, j’ai la pos­si­bi­li­té de souf­fler un peu en cou­pant avec l’u­ni­ver­si­té, mais je sens au creux de ma chair que ça ne va plus. J’ai per­du du poids et je me sens mal. Alors je dépose les armes, je pré­fère m’ar­rê­ter là pour l’ins­tant et ne pas trop me mettre la pression.

Iceland 2009 - Breiðamerkurjökull

Pho­to © Breiða­mer­kur­jö­kull par Tomas Buch­tele

Je vais conti­nuer mes petites révo­lu­tions, les volon­taires et les invo­lon­taires, me lais­ser ber­cer par le res­sac inson­dable des jours qui se suc­cèdent, attendre non pas la fin du monde, mais le début de la vie. Je me rends compte que j’au­rai pas­sé mon année à m’ou­vrir aux autres, je me suis trans­fi­gu­ré, je me suis atten­dri, je me suis ouvert, j’ai com­pris ce qu’é­tait l’é­change, je me suis nour­ri de ces autres en même temps que j’ai pu venir en aide, du moins l’es­pé­ré-je modes­te­ment, et j’ai de la peine en moi quand je regarde le monde se fer­mer, se racor­nir, deve­nir triste et égoïste, se détour­ner et se replier sur lui-même, se ter­rer dans l’ombre. Cette année aura été riche, même si elle s’est dépeu­plée, très cer­tai­ne­ment parce que les pro­messes ne sont pas faites pour être tenues. Mais tout ceci fait désor­mais par­tie des ombres et res­te­ra dans l’ombre. La lumière se trouve de l’autre côté.

J’ai dépo­sé aus­si les livres, plus vrai­ment la tête à se rem­plir de loge­ment social, d’his­toire des ins­ti­tu­tions, de socio­lo­gie et de ter­ri­toire, d’ur­ba­nisme et de vie col­lec­tive, plus vrai­ment la tête non plus à se faire du mal avec le géno­cide cam­bod­gien et autres choses tristes. Je pose tout, je fais un break et je lis Jørn Riel que j’aime lire pen­dant ces jours sombres où la lumière s’ab­sente tôt le soir pour ne reve­nir que tard le matin, et je ne pense plus à rien. J’ai tout dépo­sé quelque part pour ne pas m’en sai­sir par hasard, les hasards font par­fois mal les choses. Et puis je vais dor­mir aus­si, dor­mir pour rêver et pour me repo­ser. L’hi­ver des jours lumi­neux et des soirs téné­breux pas­se­ra et le prin­temps reviendra.

Le prin­temps arc­tique. Anton, décon­cer­té, ébou­rif­fa d’une main ses che­veux. Son regard tom­ba sur les traces de pas du bruant. De petits traits noirs, en fili­grane, un des­sin dépour­vu de sens. Il fixa les traces et y lut sa propre vie. Il se sou­vint de ses rêves. Le rêve du héros polaire, le rêve de fuite. Le rêve du rêve. Dans les traces, il trou­va une sorte de lien. Ces petits traits misé­rables sans autre impor­tance que d’a­voir été lais­sées par le bruant. Ce bruant, qui avait fait des cen­taines, peut-être des mil­liers de kilo­mètres, pour pou­voir poser ses empreintes exac­te­ment ici, dans la neige devant les pieds d’Anton.

Jørn Riel, Un safa­ri arctique
Edi­tions 10/18, 1976, 1994 pour la tra­duc­tion française.

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