Dec 3, 2012 | Passerelle |
Photo © Konstantinos Kazantzoglou
Les portes de l’été se sont refermées depuis longtemps déjà. Bouclées, triple-bouclées à triple-tour et rien ne pourra plus les ouvrir jusqu’au prochain cycle. Le soir on peut sentir l’odeur des premiers feux de bois dans les chaumières, l’ombre de l’hiver s’asseoir sur le paysage, naïvement, comme un majestueux génie sans mauvaises intensions.
La lumière fuit, relayée aux mystères.
J’empêche le vent de rentrer, je mets de l’étoupe dans les interstices et tant pis si les mauvaises herbes poussent dessus, on les retirera le printemps venu. Je jette des pages et des pages sur la couverture de mon lit pour me sentir bien, pour sentir la chaleur m’envahir, l’odeur du bois et de la peinture fraîche apportant un renouveau dans mon environnement.
On pourrait vivre loin de tout, finalement, que personne ne viendrait vous y chercher. A se demander si on a remarqué votre présence… Je tiens à nouveau mon journal, des fois que quelque chose survienne, mais sachez-le, plus grand-chose ne pourra m’atteindre…
Read more
Feb 4, 2011 | Histoires de gens, Livres et carnets |
Par dessus l’épaule, assis dans un fauteuil, je sens une présence, plus que ça, une odeur qui me rappelle des souvenirs et tout à coup, le visage d’une personne apparaît dans un long cheminement de pensée. Je suis terrifié à l’idée que l’on puisse être ainsi saisi par ce que j’appelle un fantôme et qui prend cette apparence, parce que ça n’a pas d’autre nom. D’autres pourraient appeler cela un démon ou un fantasme, pour moi c’est un fantôme, ce qui ajoute une dimension mystérieuse et folklorique de château écossais…
Rick Bass, perdu dans une petite ville du Montana, tout près de la frontière avec le Canada, raconte cette histoire de fantôme pour le moins étonnante tandis qu’il passe l’hiver dans un petit chalet sans commodités :
[…] Presque toutes les nuits j’ai fait le même cauchemar ; quelqu’un gravissait l’escalier très lentement, quelqu’un qui était en colère — et moi, comme cela arrive dans ces rêves affreux, j’étais incapable de bouger, incapable d’émettre le moindre son, la moindre protestation. La personne, la force en question, était un vieillard qui venait s’asseoir au bord de mon lit. Il y a eu un nuit particulièrement mauvaise — et ça, je l’ai senti plus sûrement que j’aie jamais senti quoi que ce soit —, une nuit où la main de ce vieillard assis sur le lit m’a empoigné la cheville, et même s’il ne l’a pas tordue, il ne voulait pas non plus la lâcher. […] En plus de quoi, il y avait une autre chose, autre chose de pire encore que la puissante étreinte de cette main ; j’ai senti dans la pièce un courant glacé de pure méchanceté, à vous faire dresser les cheveux sur la tête et coaguler le sang — un courant dont l’électricité est restée suspendue dans les airs comme un écho sonore, mais qui en même temps grandissait, augmentait, comme un chien qui respire très fort, un courant qui empirait, qui devenait de plus en plus menaçant. […]
Je n’ai jamais vu son visage et je ne crois pas que je le verrai jamais. Je pense que nous avons fait notre paix. Je pense aussi que le fantôme, la force, l’énergie, les anciens restes d’émotion que le vieux Fix éprouvait pour notre vallée — tout cela est apaisé. […] Il y a eu des soirs, cependant, où je suis allé me promener dans les bois qui s’élèvent derrière la maison, sur un vieux sentier de bûcherons couvert d’un dais de grands cèdres et de mélèzes à aiguilles dentelées — où j’ai poussé plus haut, au delà de l’étang, trop loin à l’intérieur des bois — et où j’ai senti quelque chose, quelqu’un derrière moi. Je me retournais pour scruter la piste que je venais de suivre — le vieux sentier des bûcherons veiné de bleu par des traînées de clair de lune brillant entre les ombres dures et noires — et il était évident qu’il n’y avait personne. Et pourtant, j’entendais quelqu’un, je le sentais, je le devinais, debout en plein milieu de la route, qui m’observait, les yeux braqués droit sur moi, comme un animal — les mains sur les hanches peut-être, et une étrange impression de malveillance dans l’air. […]
Nous sommes ici, nous sommes vivants. Fix ne l’est plus. Évidemment qu’il est en colère.
Rick Bass, Winter (Notes from Montana) 1991
Hier encore, on me demande ce que j’aime et ce que je n’aime pas. J’aime, comme Dominique Pinon, ouvrir un livre plusieurs mois après les vacances et retrouver du sable entre les pages…
Je garde en moi le désir de me perdre dans le désert, dans une tempête de sable avec à la main le texte original de The sheltering sky dont les pages seraient pleines de grains d’un sable fin. Dans l’autre main, une boussole qui n’aura servi à rien puisque déjà je serais perdu.
Au beau milieu de rien, une maison simple sans toit, un puits de lumière venant du zénith, et au centre de la cour, un homme et une théière, un vase et quelques pots, et la simplicité d’un sol de terre battue.
Read more
Dec 16, 2010 | Histoires de gens, Livres et carnets, Sur les portulans |
Avant…
Fuir jusqu’à en perdre la tête dans le froid, s’évader de la prison qu’est son corps lorsqu’on est différent, qu’on ne souhaite pas penser comme l’armée des autres, passer par tous les états de la peur pour en sortir transfiguré, parcourir l’inconnu et voir la nature folle l’agresser, c’est un peu le destin de Ferdynand Ossendowsi, un universitaire parlant sept langues, habitué de la contestation depuis le plus jeune âge. Engagé auprès des contre-révolutionnaires russes puis dénoncé au pouvoir central, il s’enfuit avec un fusil et quelques cartouches en s’enfonçant vers l’est, jusqu’à frôler la mort dans la Mongolie interdite. Il affronte alors les hommes assoiffés de sang, et une nature en furie…
[audio:partisans.mp3]
C’est alors qu’un matin j’entendis un bruit assourdissant, celui d’une formidable canonnade, et je courus voir : le fleuve venait de soulever sa chape de glace, puis l’avait laissé retomber pour la briser.
De la rive, j’assistais à un spectacle à la fois terrible et majestueux. Descendant du sud, le fleuve charriait vers le nord une énorme masse de glace qu’il transportait sous l’épais couvercle de gel qui le recouvrait encore par endroits. Or la terrible poussée provoquée par le déplacement de cette masse avait rompu le barrage hivernal au nord : l’Ienisséï (Енисей), fleuve-père, fleuve-héros, fleuve parmi les plus longs d’Asie, profond et magnifique, encaissé tout le long de son cours moyen dans des gorges escarpées, effectuait sa dernière ruée vers l’océan Arctique. La masse énorme avait traîné avec elle de gigantesques champs de glace, les pulvérisant sur les rapides et sur les roches isolées, les faisant tournoyer en tourbillons courroucés, soulevant par portions entières les noires routes de l’hiver, emportant les tentes construites pour les caravanes qui descendent à cette saison le fleuve gelé, de Minoussinsk (Минусинск) à Krasnoïarsk (Красноярск). De temps en temps, le flot était arrêté dans son cours ; avec un sourd mugissement, les champs de glace écrasés s’empilaient parfois jusqu’à une hauteur de dix mètres et formaient un barrage. Le fleuve, par derrière, montait si rapidement qu’il inondait les terrains bas, jetant sur le sol d’énormes monceaux de glace. Soudain, avec une puissance démultipliée, les eaux s’élançaient à l’assaut du barrage et l’entraînaient vers l’aval dans un épouvantable fracas de verre brisé. Aux tournants des rivières, contre les rochers, c’était un terrifiant chaos. D’énormes blocs de glace s’enchevêtraient, se bousculaient ; quelques uns projetés en l’air, venaient s’abîmer tumultueusement contre ceux qui se trouvaient déjà là, ou, précipités contre les falaises et les berges, en arrachaient des rocs, de la terre et des arbres au plus haut des flancs escarpés. Tout le long des basses rives, ce géant de la nature pouvait élever, avec une brutalité qui donnait à l’homme la sensation de devenir aussi petit qu’un Pygmée, une grand mur de glace, de cinq à six mètres de haut. Les paysans appellent ces imposantes murailles à travers lesquelles ils doivent se tailler un chemin des zaberega. Ailleurs, j’ai encore vu le Titan accomplir cet exploit incroyable : un bloc de plusieurs pieds d’épaisseur et de plusieurs mètres de large fur projeté en l’air et retomba hors du lit de glace, écrasant de jeunes arbres à plus de quinze mètres de la rive.
En contemplant cette fabuleuse retraite des glaces, je restai saisi de terreur et de révolte devant le tableau horrible qu’offrait l’Ienisséï charriant dans sa débâcle annuelle les plus affreuses dépouilles : c’étaient les cadavres des contre-révolutionnaires exécutés, officiers, soldats et cosaques de l’ancienne armée du gouvernement général de toute la Russie anti-bolchevik, l’amiral Koltchak.
[audio:kargyraa.mp3]
Dans cette course folle pour échapper à leurs ennemis, les compagnons d’infortune se voient obliger d’affronter une fois de plus le cours de l’Ienisséï, fleuve immense et impétueux. A cheval, la traversée est entreprise et donne lieu à un morceau d’écriture nerveuse et tendue qui rend un hommage sensible et vibrant à leur monture. Ce n’est pas pour rien que le titre du livre commence par Bêtes…
Alors commença la plus terrible nuit de notre voyage. Nous suggérâmes au colon de n’embarquer que notre nourriture et nos munitions : nous passerions à la nage avec nos chevaux, pour éviter de faire plusieurs voyages. La largeur de l’Ienisséï à cet endroit est d’environ trois cents mètres. Le courant est extrêmement rapide et la rive plonge à pic. La nuit était absolument noire, sans une étoile au ciel. Le vent sifflait en rafales, la neige nous fouettait violemment le visage. Le fleuve se déroulait devant nous, tel un tourbillon d’eau noire, entraînant dans ses remous de minces plaques de glace coupante. Longtemps mon cheval refusa de descendre la rive abrupte, s’ébrouant et se raidissant. De toute ma force je dus lui fouetter l’encolure pour qu’il se jette, avec un gémissement pitoyable, dans le fleuve glacé. Nous nous immergeâmes à moitié tous les deux et j’eus grand’peine à me tenir en selle. Nous fîmes quelques mètres en nous éloignant du rivage ; la bête tendait désespérément son col pour avancer, soufflant bruyamment. Je sentais chaque mouvement de ses jambes battant l’eau, chaque contraction de ses muscles dans l’effort. Nous parvînmes enfin au milieu de la rivière, à l’endroit où le courant était le plus rapide et risquait de nous entraîner. Dans la nuit lugubre résonnaient les cris de mes compagnons et les sourds gémissements que la terreur et la souffrance arrachaient aux chevaux. L’eau glacée formait un étau autour de ma poitrine. J’étais griffé par les glaçons, giflé par les vagues qui venaient me frapper au visage. Je ne voyais plus rien, je ne sentais même plus le froid. Seul m’animait désormais l’instinct de conservation ; je ne pensais plus qu’à une chose : que mon cheval faiblisse dans sa lutte et j’étais perdu ! Concentré sur ma bête pour la soutenir dans ses efforts, je l’entendis brutalement gémir et la sentis qui coulait. L’eau qui rentrait dans les naseaux l’empêchait de s’ébrouer et sa tête venait de heurter un gros glaçon. Nous nous mîmes à dériver. Je tentais à grand’peine, m’y reprenant à plusieurs fois, de diriger de nouveau sa course vers le rivage, mais j’avais beau tirer sur les rênes comme un forcené, ses dernières forces semblaient l’avoir abandonnée ; sa tête disparaissait de plus en plus souvent sous les remous. Je n’avais pas le choix : je me laissais rapidement glisser de la selle et, m’y accrochant de la main gauche, je me mis à nager en m’aidant de mon autre main, entraînant ma monture et l’encourageant de la voix. Un moment elle flotta, les lèvres entrouvertes, les dents serrées. Dans ses yeux largement ouverts se lisait une indescriptible terreur. Mais délestée de mon poids, elle parvint à remonter à la surface et se mit à nager à son tour, plus calmement et plus rapidement. Enfin ses fers heurtaient les rochers. Les uns après les autres, mes compagnons abordaient le rivage. Les chevaux bien dressés avaient fait passer leurs cavaliers.
Nous n’avons pas encore fait connaissance avec le baron fou, mais nous sommes déjà passé par les terres des Kalmouks, des Uranhays et des Soyotes, autrement dit dans l’actuelle République de Touva… et des Mongols…
Et lorsque la nature le saisit par le beauté du paysage, elle redevient indomptable, se cabre comme un cheval fougueux, les histoires les plus folles sont racontées à son sujet…
Du haut des montagnes entourant le lac Kossogol, nous ne pûmes retenir notre admiration devant le spectacle splendide qui s’offrait à nos yeux : un vrai lac alpin, serti comme un saphir dans le vieil or des collines environnantes, rehaussé de sombres et riches forêts. Le soir, nous approchâmes de Khatyl avec de grandes précautions et fîmes halte sur le bord du cours d’eau qui descend du Kossogol : le Yaga ou Egiyn Gol. Nous trouvâmes un Mongol prêt à nous mener de l’autre côté de la rivière gelée par une route sûre qui passait entre Khatyl et Mouren Koure. Partout, le long des rives, se trouvaient de grands obos et de petits autels dédiés aux démons des eaux.
— Pourquoi y a‑t-il tant d’obos(1) ? demandâmes-nous à notre guide.
— C’est la rivière du Diable, dangereuse et rusée, répliqua l’homme. Il y a deux jours, un train de charrettes a fait craquer la glace ; trois d’entre elles ont été englouties avec cinq soldats.
Nous commençâmes la traversée. La surface du fleuve ressemblait à une épaisse plaque de verre, limpide et sans neige. Nos chevaux avançaient avec précaution, mais quelques uns tombèrent et patinèrent quelque peu avant de se remettre debout. Nous les menions par la bride. Tête baissée, tremblant de tout leur corps, ils ne quittaient pas la glace des yeux, terrifiés. Je regardai à mon tour et compris leur frayeur. A travers la couche de glace transparente, épaisse de trente centimètres environ, on pouvait voir très clairement le fond de la rivière. Sous la lumière de la lune, les pierres, les trous d’eau et les herbes aquatiques étaient visibles à une profondeur de dix mètres et plus. Le Yaga roulait ses flots furieux sous la glace à une vitesse terrifiante, marquant son cours de longues stries d’écume bouillonnante. Brutalement je fis un bon et m’arrêtait net, comme paralysé. A la surface de l’eau éclata ce qui ressemblait à un coup de canon, suivi d’un second, puis d’un troisième.
— Vite ! Vite ! s’écria notre Mongol nous faisant signe de la main.
Un nouveau coup de canon suivi d’un craquement retentit tout près de nous. Les chevaux se cabrèrent et tombèrent, plusieurs se cognant la tête contre la glace. Une seconde après, elle se déchirait sur près d’un mètre. Aussitôt, par l’ouverture béante, l’eau se mit à jaillir avec une violence inouïe.
— Vite ! Vite ! s’écria de plus belle le guide.
Mais les chevaux refusaient d’aller plus loin. Ils tremblaient, n’obéissaient plus ; seul le fouet pouvait leur faire oublier leur terreur et les forcer à avancer.
Quand nous fûmes sains et saufs sur l’autre rive, au milieu des bois, notre guide mongol nous raconta comment le fleuve s’ouvre parfois de cette façon mystérieuse, vouant aussitôt à la mort les hommes et les animaux qui parcourent son lit gelé. Le courant froid et rapide entraîne sous la glace. Quand le craquement infernal se produit juste sous les pieds du cheval, celui-ci en voulant s’écarter tombe presque à coup sûr dans l’eau, et les mâchoires de glace, se refermant brusquement, lui coupent net les jambes.
Notes :
1 — Obo : Monument sacré élevé aux endroits dangereux pour apaiser les dieux.
Note de bas de page : La présence sur cette page d’un morceau des chœurs de l’Armée Rouge est pour le moins ironique et va à contre-emploi de la situation dans laquelle s’est trouvé l’auteur pendant sa fuite, mais avouez que le chant des partisans russe est réellement un chant magnifique…
Note (bis) : Pour écouter des chants partisans russes, c’est par ici…
Ferdynand Ossendowski, Bêtes, hommes et dieux
A travers la Mongolie interdite, 1920–1921
Editions Phebus Libretto
Après…
Read more
Dec 12, 2010 | Livres et carnets |
La neige à travers la brume
Tombe et tapisse sans bruit
Le chemin creux qui conduit
À l’église où l’on allume
Pour la messe de minuit.
Londres sombre flambe et fume :
Ô la chère qui s’y cuit
Et la boisson qui s’ensuit !
C’est Christmas et sa coutume
De minuit jusqu’à minuit.
Sur la plume et le bitume,
Paris bruit et jouit.
Ripaille et Plaisant Déduit
Sur le bitume et la plume
S’exaspèrent dès minuit.
Le malade en l’amertume
De l’hospice où le poursuit
Un espoir toujours détruit
S’épouvante et se consume
Dans le noir d’un long minuit…
La cloche au son clair d’enclume
Dans la tour fine qui luit,
Loin du péché qui nous nuit,
Nous appelle en grand costume
A la messe de minuit.
Paul Verlaine (1844–1896)
Read more
Dec 11, 2010 | Livres et carnets |
On a le droit de ne jamais avoir lu Jørn Riel, et on a le droit de n’avoir jamais plongé tout entier dans ses pages chaleureuses d’écrivain explorateur perdu sur les côtes orientales de cette terre gelée qu’on appelle Groenland (/gʁɔɛn.lɑ̃d/, Kalaallit Nunaat en groenlandais) — il me semblait bien avoir déjà lu le mot orthographié Groënland, mais c’était avant 1850 — et surtout, on a le droit de ne jamais avoir goûté à cette expérience, mais c’est certain, si on ne le fait pas, on risque de passer à côté d’une formidable épopée aux allures de saga islandaise car on considère cette homme, d’origine normande et danoise, comme le plus grand témoin de la culture des inuits du Groenland et des histoires des pêcheurs et des chasseurs installés sur cette terre stérile et glaciale. (more…)
Read more