Je pen­sais avoir le temps de faire plein de choses d’i­ci à la fin de l’an­née, m’é­pan­cher sur ces lignes, deve­nir autre chose, deve­nir ico­no­graphe et puis le temps m’a rat­tra­pé. La fatigue aus­si. Je finis l’an­née affai­bli, la san­té et le som­meil en vrac, le corps qui ne suit plus et l’im­pres­sion d’être sur la corde, à deux doigts d’ex­plo­ser. Une semaine avant les vacances, j’ai la pos­si­bi­li­té de souf­fler un peu en cou­pant avec l’u­ni­ver­si­té, mais je sens au creux de ma chair que ça ne va plus. J’ai per­du du poids et je me sens mal. Alors je dépose les armes, je pré­fère m’ar­rê­ter là pour l’ins­tant et ne pas trop me mettre la pression.

Iceland 2009 - Breiðamerkurjökull

Pho­to © Breiða­mer­kur­jö­kull par Tomas Buch­tele

Je vais conti­nuer mes petites révo­lu­tions, les volon­taires et les invo­lon­taires, me lais­ser ber­cer par le res­sac inson­dable des jours qui se suc­cèdent, attendre non pas la fin du monde, mais le début de la vie. Je me rends compte que j’au­rai pas­sé mon année à m’ou­vrir aux autres, je me suis trans­fi­gu­ré, je me suis atten­dri, je me suis ouvert, j’ai com­pris ce qu’é­tait l’é­change, je me suis nour­ri de ces autres en même temps que j’ai pu venir en aide, du moins l’es­pé­ré-je modes­te­ment, et j’ai de la peine en moi quand je regarde le monde se fer­mer, se racor­nir, deve­nir triste et égoïste, se détour­ner et se replier sur lui-même, se ter­rer dans l’ombre. Cette année aura été riche, même si elle s’est dépeu­plée, très cer­tai­ne­ment parce que les pro­messes ne sont pas faites pour être tenues. Mais tout ceci fait désor­mais par­tie des ombres et res­te­ra dans l’ombre. La lumière se trouve de l’autre côté.

J’ai dépo­sé aus­si les livres, plus vrai­ment la tête à se rem­plir de loge­ment social, d’his­toire des ins­ti­tu­tions, de socio­lo­gie et de ter­ri­toire, d’ur­ba­nisme et de vie col­lec­tive, plus vrai­ment la tête non plus à se faire du mal avec le géno­cide cam­bod­gien et autres choses tristes. Je pose tout, je fais un break et je lis Jørn Riel que j’aime lire pen­dant ces jours sombres où la lumière s’ab­sente tôt le soir pour ne reve­nir que tard le matin, et je ne pense plus à rien. J’ai tout dépo­sé quelque part pour ne pas m’en sai­sir par hasard, les hasards font par­fois mal les choses. Et puis je vais dor­mir aus­si, dor­mir pour rêver et pour me repo­ser. L’hi­ver des jours lumi­neux et des soirs téné­breux pas­se­ra et le prin­temps reviendra.

Le prin­temps arc­tique. Anton, décon­cer­té, ébou­rif­fa d’une main ses che­veux. Son regard tom­ba sur les traces de pas du bruant. De petits traits noirs, en fili­grane, un des­sin dépour­vu de sens. Il fixa les traces et y lut sa propre vie. Il se sou­vint de ses rêves. Le rêve du héros polaire, le rêve de fuite. Le rêve du rêve. Dans les traces, il trou­va une sorte de lien. Ces petits traits misé­rables sans autre impor­tance que d’a­voir été lais­sées par le bruant. Ce bruant, qui avait fait des cen­taines, peut-être des mil­liers de kilo­mètres, pour pou­voir poser ses empreintes exac­te­ment ici, dans la neige devant les pieds d’Anton.

Jørn Riel, Un safa­ri arctique
Edi­tions 10/18, 1976, 1994 pour la tra­duc­tion française.

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