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Tra­ver­ser des rivières, regar­der sous la glace, fuir par delà les mon­tagnes… Avant d’en arri­ver au baron fou

Avant

Mayn River

Fuir jus­qu’à en perdre la tête dans le froid, s’é­va­der de la pri­son qu’est son corps lors­qu’on est dif­fé­rent, qu’on ne sou­haite pas pen­ser comme l’ar­mée des autres, pas­ser par tous les états de la peur pour en sor­tir trans­fi­gu­ré, par­cou­rir l’in­con­nu et voir la nature folle l’a­gres­ser, c’est un peu le des­tin de Fer­dy­nand Ossen­dow­si, un uni­ver­si­taire par­lant sept langues, habi­tué de la contes­ta­tion depuis le plus jeune âge. Enga­gé auprès des contre-révo­lu­tion­naires russes puis dénon­cé au pou­voir cen­tral, il s’en­fuit avec un fusil et quelques car­touches en s’en­fon­çant vers l’est, jus­qu’à frô­ler la mort dans la Mon­go­lie inter­dite. Il affronte alors les hommes assoif­fés de sang, et une nature en furie…

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C’est alors qu’un matin j’en­ten­dis un bruit assour­dis­sant, celui d’une for­mi­dable canon­nade, et je cou­rus voir : le fleuve venait de sou­le­ver sa chape de glace, puis l’a­vait lais­sé retom­ber pour la briser.
De la rive, j’as­sis­tais à un spec­tacle à la fois ter­rible et majes­tueux. Des­cen­dant du sud, le fleuve char­riait vers le nord une énorme masse de glace qu’il trans­por­tait sous l’é­pais cou­vercle de gel qui le recou­vrait encore par endroits. Or la ter­rible pous­sée pro­vo­quée par le dépla­ce­ment de cette masse avait rom­pu le bar­rage hiver­nal au nord : l’Ienis­séï (Енисей), fleuve-père, fleuve-héros, fleuve par­mi les plus longs d’A­sie, pro­fond et magni­fique, encais­sé tout le long de son cours moyen dans des gorges escar­pées, effec­tuait sa der­nière ruée vers l’o­céan Arc­tique. La masse énorme avait traî­né avec elle de gigan­tesques champs de glace, les pul­vé­ri­sant sur les rapides et sur les roches iso­lées, les fai­sant tour­noyer en tour­billons cour­rou­cés, sou­le­vant par por­tions entières les noires routes de l’hi­ver, empor­tant les tentes construites pour les cara­vanes qui des­cendent à cette sai­son le fleuve gelé, de Minous­sinsk (Минусинск) à Kras­noïarsk (Красноярск). De temps en temps, le flot était arrê­té dans son cours ; avec un sourd mugis­se­ment, les champs de glace écra­sés s’empilaient par­fois jus­qu’à une hau­teur de dix mètres et for­maient un bar­rage. Le fleuve, par der­rière, mon­tait si rapi­de­ment qu’il inon­dait les ter­rains bas, jetant sur le sol d’é­normes mon­ceaux de glace. Sou­dain, avec une puis­sance démul­ti­pliée, les eaux s’é­lan­çaient à l’as­saut du bar­rage et l’en­traî­naient vers l’a­val dans un épou­van­table fra­cas de verre bri­sé. Aux tour­nants des rivières, contre les rochers, c’é­tait un ter­ri­fiant chaos. D’é­normes blocs de glace s’en­che­vê­traient, se bous­cu­laient ; quelques uns pro­je­tés en l’air, venaient s’a­bî­mer tumul­tueu­se­ment contre ceux qui se trou­vaient déjà là, ou, pré­ci­pi­tés contre les falaises et les berges, en arra­chaient des rocs, de la terre et des arbres au plus haut des flancs escar­pés. Tout le long des basses rives, ce géant de la nature pou­vait éle­ver, avec une bru­ta­li­té qui don­nait à l’homme la sen­sa­tion de deve­nir aus­si petit qu’un Pyg­mée, une grand mur de glace, de cinq à six mètres de haut. Les pay­sans appellent ces impo­santes murailles à tra­vers les­quelles ils doivent se tailler un che­min des zabe­re­ga. Ailleurs, j’ai encore vu le Titan accom­plir cet exploit incroyable : un bloc de plu­sieurs pieds d’é­pais­seur et de plu­sieurs mètres de large fur pro­je­té en l’air et retom­ba hors du lit de glace, écra­sant de jeunes arbres à plus de quinze mètres de la rive.
En contem­plant cette fabu­leuse retraite des glaces, je res­tai sai­si de ter­reur et de révolte devant le tableau hor­rible qu’of­frait l’Ie­nis­séï char­riant dans sa débâcle annuelle les plus affreuses dépouilles : c’é­taient les cadavres des contre-révo­lu­tion­naires exé­cu­tés, offi­ciers, sol­dats et cosaques de l’an­cienne armée du gou­ver­ne­ment géné­ral de toute la Rus­sie anti-bol­che­vik, l’ami­ral Kolt­chak.

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Dans cette course folle pour échap­per à leurs enne­mis, les com­pa­gnons d’in­for­tune se voient obli­ger d’af­fron­ter une fois de plus le cours de l’Ie­nis­séï, fleuve immense et impé­tueux. A che­val, la tra­ver­sée est entre­prise et donne lieu à un mor­ceau d’é­cri­ture ner­veuse et ten­due qui rend un hom­mage sen­sible et vibrant à leur mon­ture. Ce n’est pas pour rien que le titre du livre com­mence par Bêtes

Alors com­men­ça la plus ter­rible nuit de notre voyage. Nous sug­gé­râmes au colon de n’embarquer que notre nour­ri­ture et nos muni­tions : nous pas­se­rions à la nage avec nos che­vaux, pour évi­ter de faire plu­sieurs voyages. La lar­geur de l’Ie­nis­séï à cet endroit est d’en­vi­ron trois cents mètres. Le cou­rant est extrê­me­ment rapide et la rive plonge à pic. La nuit était abso­lu­ment noire, sans une étoile au ciel. Le vent sif­flait en rafales, la neige nous fouet­tait vio­lem­ment le visage. Le fleuve se dérou­lait devant nous, tel un tour­billon d’eau noire, entraî­nant dans ses remous de minces plaques de glace cou­pante. Long­temps mon che­val refu­sa de des­cendre la rive abrupte, s’é­brouant et se rai­dis­sant. De toute ma force je dus lui fouet­ter l’en­co­lure pour qu’il se jette, avec un gémis­se­ment pitoyable, dans le fleuve gla­cé. Nous nous immer­geâmes à moi­tié tous les deux et j’eus grand’­peine à me tenir en selle. Nous fîmes quelques mètres en nous éloi­gnant du rivage ; la bête ten­dait déses­pé­ré­ment son col pour avan­cer, souf­flant bruyam­ment. Je sen­tais chaque mou­ve­ment de ses jambes bat­tant l’eau, chaque contrac­tion de ses muscles dans l’ef­fort. Nous par­vînmes enfin au milieu de la rivière, à l’en­droit où le cou­rant était le plus rapide et ris­quait de nous entraî­ner. Dans la nuit lugubre réson­naient les cris de mes com­pa­gnons et les sourds gémis­se­ments que la ter­reur et la souf­france arra­chaient aux che­vaux. L’eau gla­cée for­mait un étau autour de ma poi­trine. J’é­tais grif­fé par les gla­çons, giflé par les vagues qui venaient me frap­per au visage. Je ne voyais plus rien, je ne sen­tais même plus le froid. Seul m’a­ni­mait désor­mais l’ins­tinct de conser­va­tion ; je ne pen­sais plus qu’à une chose : que mon che­val fai­blisse dans sa lutte et j’é­tais per­du ! Concen­tré sur ma bête pour la sou­te­nir dans ses efforts, je l’en­ten­dis bru­ta­le­ment gémir et la sen­tis qui cou­lait. L’eau qui ren­trait dans les naseaux l’empêchait de s’é­brouer et sa tête venait de heur­ter un gros gla­çon. Nous nous mîmes à déri­ver. Je ten­tais à grand’­peine, m’y repre­nant à plu­sieurs fois, de diri­ger de nou­veau sa course vers le rivage, mais j’a­vais beau tirer sur les rênes comme un for­ce­né, ses der­nières forces sem­blaient l’a­voir aban­don­née ; sa tête dis­pa­rais­sait de plus en plus sou­vent sous les remous. Je n’a­vais pas le choix : je me lais­sais rapi­de­ment glis­ser de la selle et, m’y accro­chant de la main gauche, je me mis à nager en m’ai­dant de mon autre main, entraî­nant ma mon­ture et l’en­cou­ra­geant de la voix. Un moment elle flot­ta, les lèvres entrou­vertes, les dents ser­rées. Dans ses yeux lar­ge­ment ouverts se lisait une indes­crip­tible ter­reur. Mais déles­tée de mon poids, elle par­vint à remon­ter à la sur­face et se mit à nager à son tour, plus cal­me­ment et plus rapi­de­ment. Enfin ses fers heur­taient les rochers. Les uns après les autres, mes com­pa­gnons abor­daient le rivage. Les che­vaux bien dres­sés avaient fait pas­ser leurs cavaliers.

Nous n’a­vons pas encore fait connais­sance avec le baron fou, mais nous sommes déjà pas­sé par les terres des Kal­mouks, des Uran­hays et des Soyotes, autre­ment dit dans l’ac­tuelle Répu­blique de Tou­va… et des Mongols…

Et lorsque la nature le sai­sit par le beau­té du pay­sage, elle rede­vient indomp­table, se cabre comme un che­val fou­gueux, les his­toires les plus folles sont racon­tées à son sujet…

Du haut des mon­tagnes entou­rant le lac Kos­so­gol, nous ne pûmes rete­nir notre admi­ra­tion devant le spec­tacle splen­dide qui s’of­frait à nos yeux : un vrai lac alpin, ser­ti comme un saphir dans le vieil or des col­lines envi­ron­nantes, rehaus­sé de sombres et riches forêts. Le soir, nous appro­châmes de Kha­tyl avec de grandes pré­cau­tions et fîmes halte sur le bord du cours d’eau qui des­cend du Kos­so­gol : le Yaga ou Egiyn Gol. Nous trou­vâmes un Mon­gol prêt à nous mener de l’autre côté de la rivière gelée par une route sûre qui pas­sait entre Kha­tyl et Mou­ren Koure. Par­tout, le long des rives, se trou­vaient de grands obos et de petits autels dédiés aux démons des eaux.
— Pour­quoi y a‑t-il tant d’o­bos(1) ? deman­dâmes-nous à notre guide.
— C’est la rivière du Diable, dan­ge­reuse et rusée, répli­qua l’homme. Il y a deux jours, un train de char­rettes a fait cra­quer la glace ; trois d’entre elles ont été englou­ties avec cinq soldats.
Nous com­men­çâmes la tra­ver­sée. La sur­face du fleuve res­sem­blait à une épaisse plaque de verre, lim­pide et sans neige. Nos che­vaux avan­çaient avec pré­cau­tion, mais quelques uns tom­bèrent et pati­nèrent quelque peu avant de se remettre debout. Nous les menions par la bride. Tête bais­sée, trem­blant de tout leur corps, ils ne quit­taient pas la glace des yeux, ter­ri­fiés. Je regar­dai à mon tour et com­pris leur frayeur. A tra­vers la couche de glace trans­pa­rente, épaisse de trente cen­ti­mètres envi­ron, on pou­vait voir très clai­re­ment le fond de la rivière. Sous la lumière de la lune, les pierres, les trous d’eau et les herbes aqua­tiques étaient visibles à une pro­fon­deur de dix mètres et plus. Le Yaga rou­lait ses flots furieux sous la glace à une vitesse ter­ri­fiante, mar­quant son cours de longues stries d’é­cume bouillon­nante. Bru­ta­le­ment je fis un bon et m’ar­rê­tait net, comme para­ly­sé. A la sur­face de l’eau écla­ta ce qui res­sem­blait à un coup de canon, sui­vi d’un second, puis d’un troisième.
— Vite ! Vite ! s’é­cria notre Mon­gol nous fai­sant signe de la main.
Un nou­veau coup de canon sui­vi d’un cra­que­ment reten­tit tout près de nous. Les che­vaux se cabrèrent et tom­bèrent, plu­sieurs se cognant la tête contre la glace. Une seconde après, elle se déchi­rait sur près d’un mètre. Aus­si­tôt, par l’ou­ver­ture béante, l’eau se mit à jaillir avec une vio­lence inouïe.
— Vite ! Vite ! s’é­cria de plus belle le guide.
Mais les che­vaux refu­saient d’al­ler plus loin. Ils trem­blaient, n’o­béis­saient plus ; seul le fouet pou­vait leur faire oublier leur ter­reur et les for­cer à avancer.
Quand nous fûmes sains et saufs sur l’autre rive, au milieu des bois, notre guide mon­gol nous racon­ta com­ment le fleuve s’ouvre par­fois de cette façon mys­té­rieuse, vouant aus­si­tôt à la mort les hommes et les ani­maux qui par­courent son lit gelé. Le cou­rant froid et rapide entraîne sous la glace. Quand le cra­que­ment infer­nal se pro­duit juste sous les pieds du che­val, celui-ci en vou­lant s’é­car­ter tombe presque à coup sûr dans l’eau, et les mâchoires de glace, se refer­mant brus­que­ment, lui coupent net les jambes.

Notes :
1 — Obo : Monu­ment sacré éle­vé aux endroits dan­ge­reux pour apai­ser les dieux.

Note de bas de page : La pré­sence sur cette page d’un mor­ceau des chœurs de l’Ar­mée Rouge est pour le moins iro­nique et va à contre-emploi de la situa­tion dans laquelle s’est trou­vé l’au­teur pen­dant sa fuite, mais avouez que le chant des par­ti­sans russe est réel­le­ment un chant magnifique…
Note (bis) : Pour écou­ter des chants par­ti­sans russes, c’est par ici

Fer­dy­nand Ossen­dows­ki, Bêtes, hommes et dieux
A tra­vers la Mon­go­lie inter­dite, 1920–1921
Edi­tions Phe­bus Libretto

Après…

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Les os d’É­douard et le tam­bou­rin de Jean

Édouard Ier, roi d’An­gle­terre, ayant expé­ri­men­té dans les longues guerres entre lui-même et Robert, roi d’É­cosse, com­bien sa pré­sence don­nait d’a­van­tage à ses affaires, attri­buant tou­jours la vic­toire au fait qu’il menait l’en­tre­prise en per­sonne, [par­ve­nu à] l’heure de sa mort, fit prendre à son fils, par ser­ment solen­nel, l’en­ga­ge­ment de faire bouillir son corps, quand il serait tré­pas­sé, pour sépa­rer la chair des os et de la faire enter­rer ; quand aux os, il devait les conser­ver pour les empor­ter avec lui, dans son armée, toutes les fois qu’il lui arri­ve­rait d’a­voir une guerre contre les Écos­sais, comme si la des­ti­née avait fata­le­ment atta­ché la vic­toire à ses membres.
Jean Zis­ka, qui trou­bla la Bohème pour défendre les erreurs de Wycliffle, vou­lut qu’on l’é­cor­chât après sa mort et que de sa peau on fît un tam­bou­rin pour por­ter à la guerre contre ses enne­mis : il esti­mait que cela contri­bue­rait à conti­nuer les avan­tages qu’il avait eus dans les guerres qu’il avait conduites contre eux.

Michel de Mon­taigne, Les Essais
Livre I, Cha­pitre III, Col­lec­tion Quar­to Gallimard

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La légende d’A­lexandre jus­qu’au Gandhāra

Il se tient en ce moment au musée Gui­met une expo­si­tion tout à fait magique sur l’art du Gandhā­ra, cet étrange chose qui s’est éten­due dans les plaines du Pakis­tan et de l’Af­gha­nis­tan, dans les val­lées de la Swât et de la Kâboul. L’art du Gandhā­ra est un syn­cré­tisme dans lequel les formes de l’hin­douisme et du boud­dhisme se sont déve­lop­pées sur des sources artis­tiques grecques et moyen-orien­tales. L’art sculp­tu­ral qui en émane est un des seuls reli­quats de cette civi­li­sa­tion qui a vu son heure de gloire au Ier siècle et qui a dis­pa­ru sous la bru­ta­li­té des inva­sions des Huns Shve­tahū­na .

Étran­ge­ment, celui par lequel ces influences se sont frayées un che­min jus­qu’au del­ta du Gange est le plus grand conqué­rant de tous les temps, Alexandre, fils de Phi­lippe II, roi de Macé­doine et qui a par­cou­ru le monde jus­qu’aux rives du fleuve sacré. L’his­toire de ce per­son­nage mythique est macu­lée d’une série de légendes qui seront por­tées jus­qu’au Moyen-Âge sous forme de récit épique et for­te­ment roman­cé, dans lequel tout est fait pour magni­fier l’homme qui selon la légende finit empoi­son­né alors qu’il péri­ra en fait à Baby­lone, ter­ras­sé par la malaria.
C’est ce texte qu’a tra­duit et com­men­té Jacques Lacar­rière dans la Légende d’A­lexandre pour trans­crire la vision que l’homme a véhi­cu­lé au tra­vers des siècles. La réa­li­té est moins belle ; Alexandre, mal­gré sa jeu­nesse et sa fougue, res­sem­blait plus à une brute avi­née et orgueilleuse qu’au bel­lâtre conqué­rant des médailles et des bustes à son effigie.

L’en­tre­prise d’A­lexandre per­mit donc à l’hel­lé­nisme de s’im­plan­ter dura­ble­ment dans ces régions et de créer une culture ori­gi­nale, encore peu étu­diée, un riche métis­sage d’hel­lé­nisme, d’i­ra­nisme et d’hin­douisme qui s’ex­pri­ma sur­tout dans le domaine de l’art. Ce sont ces grecs implan­tés en Bac­triane et en Sog­diane qui, les pre­miers, don­nèrent un visage au Boud­dha. Jus­qu’a­lors, les Indiens ne le figu­raient que par des sym­boles. Et ce visage serein et pur, ce visage si révé­la­teur de ce qu’on nomme l’art gré­co-indien du Gand­ha­ra est l’œuvre d’ar­tistes grecs venus d’A­lexan­drie qui l’empruntèrent aux sta­tues et au visage d’A­pol­lon ! Les pre­mières sta­tues du Boud­dha ne sont pas en marbre, maté­riau inexis­tant dans ces régions, mais en schiste et en stuc — mélange de chaux vive et de sable — dont la tech­nique est ori­gi­naire d’A­lexan­drie. Si les artistes grecs s’ins­pi­rèrent d’A­pol­lon pour don­ner des traits au Boud­dha, c’est qu’a­vec son fin sou­rire, ses traits sereins, sa tunique sobre­ment plis­sée, le Dieu de la Lumière pro­po­sait une sorte d’es­quisse grecque de l’illu­mi­na­tion boud­dhique. Le Lumi­neux prê­ta ses traits à l’Illu­mi­né. Où trou­ver sym­bole plus riche et plus fort de la ren­contre har­mo­nieuse de deux cultures et de deux religions ?

Le roi Darius n’é­cou­ta pas les paroles de Can­dar­cou­sis. Il dépê­cha Cli­téus, son bien-aimé, vers Alexandre pour qu’il le voie et qu’il lui donne son avis. Il lui fit por­ter aus­si une petite pou­pée en bois qu’on fait tour­ner avec une baguette, deux cof­frets vides, deux sacs de graines et la lettre suivante :

« Darius, le roi des rois, dieu de Perse,  à son enfant Alexandre, salut. Il me semble Alexandre que tu te sois fâché de ma pre­mière lettre dans laquelle je t’é­cri­vais de me ser­vir. Aus­si je t’en­voie aujourd’­hui un jouet, un petite pou­pée en bois que l’on fait tour­ner avec une baguette, pour que tu joues avec. Je t’en­voies aus­si deux cof­frets vides et deux sacs de graine. Les cof­frets, rem­plis-les avec les impôts de trois années, et les graines conte­nues dans les sacs, dénombre-les si tu le peux et tu sau­ras com­bien j’ai de sol­dats. Je te par­donne pour cette fois, mais si tu ne veux pas te retrou­ver devant moi, pri­son­nier, veille bien à m’en­voyer les impôts et les sol­dats qui doivent ser­vir dans mon armée, comme ton père le faisait. »

Cli­téus remit la lettre à Alexandre et se pros­ter­na devant lui. Il lui remit aus­si les cof­frets, les graines et la pou­pée. Alexandre lut la lettre et, cepen­dant qu’il la lisait, hocha la tête et dit : « L’in­sen­sé, l’or­gueilleux Darius, tout dieu qu’il se nomme lui-même, tom­be­ra comme un simple mor­tel. Pour s’être éle­vé jus­qu’au ciel, il chu­te­ra ensuite jus­qu’au fond de l’Ha­dès. » Il bri­sa les cof­frets, mâcha les graines, puis répon­dit à Darius :

« Le roi des Macé­do­niens, Alexandre, à Darius, roi des Perses, salut. Tu m’as fait grand hon­neur et grande consi­dé­ra­tion en m’en­voyant cette pou­pée comme jouet. Tu te gonfles d’or­gueil et c’est pour­quoi tu tom­be­ras de très haut. C’est un bon jouet que tu m’as adres­sé, à ce qu’il semble, car un jour je ferai tour­ner l’u­ni­vers comme je fais tour­ner cette pou­pée. Sache aus­si que j’ai mâché les graines, qu’en­suite je les ai recra­chées et qu’ain­si je rédui­rai en miettes ton armée, avec la volon­té du Ciel et du Sei­gneur Sabaoth. J’ai reçu les cof­frets comme un cadeau pré­cieux à l’i­mage des for­te­resses que je pren­drai. Limite-toi donc au Levant et au pays des Perses et renonce, une fois pour toutes, au Ponant. »

Il remit la lettre à Cli­téus et le ren­voya en Perse avec un bois­seau de poivre, en guise de pré­sent pour Darius. Avant son départ, Alexandre lui dit : « Tu as vu par toi-même com­ment j’ai mâché les graines et com­ment je les ai recra­chées. Que Darius compte les grains d’une cosse de ce poivre : j’ai autant de soldats. »

Cli­téus retourne chez Darius.
Cette cor­res­pon­dance entre Alexandre et Darius est entiè­re­ment ima­gi­naire. Ce Cli­téus, « bien-aimé de Darius » était en réa­li­té le bien-aimé et le favo­ri d’A­lexandre. Il s’a­git de Klei­tos, un Noir qui ser­vit comme offi­cier sous le règne de Phi­lippe et com­man­dait un esca­dron nom­mé « L’Île royale ». Il sui­vit Alexandre dans toutes ses cam­pagnes et lui sau­va même la vie à la bataille du Gra­nique. Des années plus tard, au cour d’un ban­quet à Samar­cande,  Alexandre le poi­gnar­da dans un moment d’ivresse.

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Mini­ma­liste du same­di matin #8

Per­du entre les insom­nies et les déserts que je tra­verse seul, bâton de pèle­rin à la main, quelques bou­quins dans l’autre main, je tente de recons­truire des pans d’his­toire effon­drés comme d’im­menses falaises, l’his­toire avec un petit “h”. Les mots reviennent sur mon jour­nal à un rythme dou­ce­reux, à pas de velours, je ne brusque rien, je suis en ter­rain miné. Chaque faux pas peut m’ar­ra­cher une jambe. Tous les jours, même lorsque je suis en dehors de ces murs, je viens faire un tour du côté de chez moi, je regarde mes mots, mes choix de pho­tos, mes notes et je les appré­cie. Il semble que j’ai fina­le­ment réus­si à créer ce que je vou­lais, une sorte de moles­kine en ligne, un car­net de note amé­lio­ré sur lequel on pour­rait sen­tir les traces de ma cal­li­gra­phie sous les mots.
[audio:grandcentralptii.xol]

Dj Sprinkles — Grand Cen­tral, Pt. II
Mid­town 120 Blues (Mule Musiq, 2009)

Depuis 2003,  je cher­chais une forme qui fasse office de car­net de notes en ligne ; le voi­ci. Voi­ci son for­mat, il tient dans la poche du monde, à l’ins­tar de ces war­logs qu’é­cri­vaient les mili­taires amé­ri­cains au début des années 2000 et qui ont don­né leur nom au blog, sinon ses lettres de noblesse. Rien n’est moins inté­res­sant que les diva­ga­tions d’un bidasse affa­mé envoyé à l’autre bout du monde. A l’op­po­sé de cela, je trouve Daniel Cor­dier, qu’on a pu voir sur France 5 ces der­niers temps (inter­view) et qu’on peut lire éga­le­ment dans les lignes du der­nier livre de Georges-Marc Ben­ha­mou. Cor­dier a 90 ans. Il porte sur son visage les traces du poids qu’il devait por­ter tan­dis qu’il était secré­taire de Jean Mou­lin, cet homme excep­tion­nel dont il raconte qu’il ne savait même pas le nom jus­qu’à ce qu’il se fasse arrê­ter par la Ges­ta­po. Cor­dier a tra­ver­sé les années et nous offre le récit poi­gnant et par­fois rigo­lard d’un ancien mau­ras­sien conver­ti à la Résis­tance, por­té par un Régis Debray (inter­view) à l’é­coute, silen­cieux, com­plice. Il laisse l’homme par­ler, s’ef­face, fait signe au camé­ra­man de cou­per quand la voix de Cor­dier s’é­touffe dans un san­glot, le sou­tient d’une main sur l’é­paule. Deux fois, j’ai regar­dé ce docu­men­taire. Deux fois j’ai pleu­ré parce que mon his­toire per­son­nelle, mais aus­si l’his­toire de mon pays et de ceux qui sont venus avant moi était encap­su­lée dans tout ceci.

Je suis épui­sé de cette semaine, éprou­vé, les nerfs à vif. Envie de dou­ceur, de calme, de bord de mer, de voyage, de départ, d’o­deurs salés d’herbes et de nature, de choses légères, d’un ciel trop haut, d’ap­prendre aus­si, encore, tou­jours, me confondre dans une tour­billon de toutes ces petites choses qui aujourd’­hui me construisent.

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Deät Lun

Pho­to © Ste­phan Ohlsen

Dans la langue ver­na­cu­laire, le Héli­go­lan­dais (Halun­der), on l’ap­pelle sim­ple­ment la terre, deät Lun.
Hel­go­land est un tout petit archi­pel com­po­sé de deux îles dont la super­fi­cie totale est de 4,2Km² et abrite quelques 1650 habitants.

L’île, située sur le ter­ri­toire du län­der de Schles­wig-Hol­stein, en Alle­magne donc, a ser­vi de base sous-marine pen­dant la seconde guerre mon­diale et par consé­quent a été copieu­se­ment sul­fa­tée par les Bri­tan­niques en 1946 avec 6 000 tonnes de TNT — ça fait envi­ron 3,5 tonnes par habi­tant, ah oui, c’est beau­coup. Des plages de sables, des falaises de craie et de roches sédi­men­taires stra­ti­fiées impres­sion­nantes, des phoques et des mou­tons, des mai­sons de pêcheurs en bois peintes de cou­leurs vives, Hel­go­land est un petit para­dis vert dans la Baltique.

Pho­to © Juan Falque

Bref, tout ceci est très buco­lique, je signe et je pars tout de suite.
Loca­li­sa­tion sur Google Maps.

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