Chau­vet, la grotte des rêves perdus

Pho­to © Alain Cachat

Un dimanche soir calme, j’entre dans la salle de spec­tacle du Figuier Blanc où m’at­tend un grand écran de plus de qua­torze mètres de lon­gueur, il y fait frais comme à l’en­trée d’une grotte. Si je suis ici, c’est pour voir ce film de Wer­ner Her­zog (oui, le même Her­zog qui tour­na Aguirre, Fitz­car­ral­do et Nos­fe­ra­tu) dont j’ai enten­du par­ler par hasard. Il se trouve que le sujet en est la Grotte Chau­vet, décou­verte en 1994, dont le mobi­lier et les pein­tures parié­tales ont été esti­més entre 31000 et 38000 ans, de l’au­ri­gna­cien au gra­vet­tien — le sujet m’est cher. A titre de com­pa­rai­son, la grotte de Las­caux est, elle, esti­mée à 17000 ans. Chau­vet est deux fois plus ancienne !

Le tra­vail de Wer­ner Her­zog a été de res­ti­tuer l’am­biance magique, voire mys­tique de cette grotte qui s’é­tend sur 400 mètres de long à l’in­té­rieur d’une falaise, dont la par­tie paléo­li­thique orien­tée plein sud s’est effon­drée, en sur­plomb d’un ancien bras de l’Ar­dèche, à deux pas du Pont d’Arc au lieu-dit la Combe d’Arc. La grotte a ain­si été pro­té­gée de l’ex­té­rieur jus­qu’à sa décou­verte. Plus de quatre cents repré­sen­ta­tions d’a­ni­maux, de mains posi­tives, et une seule repré­sen­ta­tion mi-humaine mi-ani­male ornent les parois de cette cavi­té natu­relle, jus­qu’à la salle du fond où le taux de CO2 reje­té par les racines des arbres est trop impor­tant pour qu’on puisse y res­ter trop long­temps sans risques pour la san­té. Le sol n’a pas été com­plè­te­ment explo­ré encore et l’é­tat de conser­va­tion excep­tion­nel de la grotte sera main­te­nu tel quel puis­qu’elle ne sera jamais ouverte au public. C’est d’ailleurs la rai­son pour laquelle Her­zog a eu l’au­to­ri­sa­tion de fil­mer pour fixer tout cela sur la pel­li­cule et en faire un peu plus qu’un film. Cer­taines scènes sont fil­mées en 3D avec des gros plans impres­sion­nants sur le sol ou les pein­tures, ce qui accen­tue for­te­ment le volume de la pierre, et sa dimen­sion sacrée. Limi­tés à des plages d’une heure par jour et contraints d’y évo­luer en équipes res­treintes, l’é­quipe de tour­nage a lais­sé der­rière elle un témoi­gnage fort, une vision large d’un mor­ceau d’humanité.


Grotte Chau­vet : sec­to­ri­sa­tion de la grotte.
Rele­vés topo­gra­phiques : Le Guillou et Mak­sud (2001)
© Paleo

L’in­té­rêt de cette grotte réside dans son incroyable état de conser­va­tion et dans la mul­ti­tude de ses repré­sen­ta­tions. Depuis Chau­vet, on sait par exemple que le lion des cavernes qui vivait à cette époque ne por­tait pas de cri­nière, car une des repré­sen­ta­tions figure un couple lion/lionne et le mâle est clai­re­ment iden­ti­fié par la pré­sence du scro­tum. On peut par ailleurs entendre dans ce film Jean Clottes (dont j’ai déjà lon­gue­ment par­lé sur le Per­ro­quet Sué­dois) par­ler de ses deux concepts liés à la spi­ri­tua­li­té du paléo­li­thique, la flui­di­té et la per­méa­bi­li­té. Flui­di­té entre les espèces, dans la pen­sée du Sapiens paléo­li­thique, les genres se confondent aisé­ment, l’Homme vit au milieu de la nature et la dis­tinc­tion est faible entre les élé­ments qui la consti­tue, homme/femme/animal/arbre/pierre/ciel par exemple. Per­méa­bi­li­té entre les mondes, entre le monde des esprits caché der­rière la roche, les deux mondes s’in­ter­pé­nètrent. Ces deux concepts dif­fi­ciles pour nos pen­sées judéo-chré­tiennes per­mettent de mieux com­prendre la situa­tion et le pour­quoi de ces pein­tures rupestres.

Dif­fi­cile de ne pas admi­rer ce tra­vail plu­sieurs fois mil­lé­naire, qui tend à prou­ver que si l’homme qui vivait ici il y a 40000 ans était certes entou­ré d’un envi­ron­ne­ment mini­mal, très natu­rel, il n’en était pas moins capable du plus haut niveau d’abs­trac­tion qui soit dans l’é­chelle de l’é­vo­lu­tion, c’est-à-dire la pen­sée reli­gieuse, laquelle a per­du­ré dans sa forme cha­ma­nique pen­dant plus de trente mille ans et sur­vit encore aujourd’­hui dans cer­tains endroits du monde. De quoi rendre les grandes reli­gions modestes…

Liens :

  1. Inter­view de l’in­ven­teur de la grotte, Jean-Marie Chau­vet
  2. La faune de la grotte Chau­vet (Vallon-Pont‑d’Arc, Ardèche) : pré­sen­ta­tion pré­li­mi­naire paléon­to­lo­gique et taphonomique
  3. Immé­diat et suc­cessif : le temps de l’art des cavernes
  4. Loca­li­sa­tion de la Grotte Chau­vet sur Google Maps
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Toxiques (Cus­sac — Cue­va de Vil­la Luz — Mer noire)

La grotte qui res­te­ra dans l’ombre

En 2000, une grotte de grande impor­tance a été décou­verte — on dit inven­tée, et le décou­vreur devient inven­teur — entre Ber­ge­rac et Sar­lat-la-Cané­da, sur le com­mune de Le Buis­son-de-Cadouin. La grotte de Cus­sac ren­ferme plus de cent cin­quante gra­vures du Gra­vet­tien. L’âge des gra­vures — on y trouve éga­le­ment quelques rares traces de ponc­tua­tion de cou­leur — remonte à 25 000 ans et sa spé­ci­fi­ci­té consiste en l’as­so­cia­tion des gra­vures et de sépul­tures amé­na­gées dans les bauges à ours (cavi­tés de trois à quatre mètres de dia­mètre, creu­sées par les ours dans l’ar­gile meuble pour leur hiber­na­tion). Contrai­re­ment à d’autres grottes, l’ac­cès en aurait été com­blé après les inhu­ma­tions, ce qui étaie l’i­dée que ce lieu était une sépul­ture ; la pré­sence de gra­vures sur les murs ren­force la pré­sup­po­si­tion que cette forme d’art est asso­ciée sinon à une reli­gion, au moins à des croyances cer­tai­ne­ment cha­ma­niques (voir Clottes et Lewis-Williams).
Cette grotte est encore sous sur­veillance scien­ti­fique car tous les rele­vés n’ont pas encore été effec­tués à ce jour. De plus, de fortes éma­na­tions de dioxyde de car­bone en inter­disent l’ac­cès et pour cette rai­son, ce chef-d’œuvre ne pour­ra cer­tai­ne­ment jamais être ouvert au public.

La ville de lumière

Non loin de la légen­daire pénin­sule du Yucatán, près de la petite ville de Tapi­ju­la­pa coule une rivière lai­teuse, d’une vague cou­leur tur­quoise, por­tant le nom pré­des­ti­né d’Azufre (souffre). Cette rivière pro­vient des confins de la terre et lors­qu’on en remonte le cours d’eau vers sa source, une affreuse odeur d’œuf pour­ri sai­sit à deux kilo­mètres à la ronde, à tel point qu’au­cune avan­cée n’est pos­sible sans masque à gaz. La rivière prend sa source dans une grotte nom­mée Vil­la Luz (ville de lumière), en rai­son des grandes cavi­tés qui lui confèrent une source lumi­neuse non négli­geable, et elle est ali­men­tée par une ving­taine de sources sul­fu­rées dont on ne connait pas l’o­ri­gine, puits pétro­li­fère ou proxi­mi­té avec le vol­can El Chi­chón…? Ici, la faune micro­bienne trans­forme l’hy­dro­gène sul­fu­ré en acide sul­fu­rique et se nour­rit de cet envi­ron­ne­ment par­ti­cu­liè­re­ment hos­tile. D’af­freuses bac­té­ries blanches col­lées aux parois pen­douillent en se repais­sant de cet air par­ti­cu­liè­re­ment nocif qui ne contient plus à cer­tains endroits que 9,6% d’oxy­gène. Ces concré­tions sont appe­lées pro­saï­que­ment « sta­lac­tites de morves » et contri­buent à l’ap­pel­la­tion d’une des caves de « para­dis de morve ».  La pré­sence de lumière dans cette grotte à l’at­mo­sphère par­ti­cu­liè­re­ment irres­pi­rable (les cavi­tés à l’air libre ont été creu­sées par le gaz, aug­men­tant rapi­de­ment le volume de la grotte) est à l’o­ri­gine de cette vie étrange qui s’est déve­lop­pée ici, comme par exemple Poe­ci­lia Mexi­ca­na, une sorte de Mol­ly qui prend une colo­ra­tion rouge vif en rai­son du fort taux d’hé­mo­glo­bine lui per­met­tant de cap­tu­rer le peu d’oxy­gène des lieux, ou une espèce de diptère chi­ro­no­mide, enva­his­sant la grotte à rai­son de dix indi­vi­dus par cen­ti­mètre car­ré. L’es­pèce adulte ne se nour­rit pas, pui­sant ses réserves accu­mu­lées à l’é­tat lar­vaire. Une par­tie de la popu­la­tion est de cou­leur verte, l’autre de cou­leur rouge, sans rai­son appa­rente, ou connue en tout cas. D’autre part, fait étrange, deux cou­loirs inac­ces­sibles four­millent d’un bour­don­ne­ment intense, et on ima­gine que c’est le diptère qui en est à l’o­ri­gine, mais à l’en­droit où on peut l’ob­ser­ver, il reste silencieux.

Une civi­li­sa­tion révé­lée grâce au poison

En 1996, Robert Duane Bal­lard, le décou­vreur des épaves du Tita­nic et du Bis­mark, se lance dans un pro­jet qui consiste à com­prendre les ori­gines de la Mer Noire. On savait depuis que cer­tains rele­vés avaient été faits dans le bas­sin que plu­sieurs couches d’eau dif­fé­rentes se super­po­saient. La pre­mière plon­geant à 200 mètres est une couche oxy­gé­née. Le seconde, entre ‑200 et ‑600 mètres est une couche mixte fluc­tuante. La troi­sième sous 600 mètres est tota­le­ment anoxique (pri­vé d’oxy­gène). Il y a des mil­liers d’an­nées, la Mer Noire était un lac d’eau douce fai­sant envi­ron les deux tiers de sa taille actuelle, une oasis féconde entou­rée par un pay­sage de steppes sèches. Avec les images satel­lites, on voit bien la limite de l’an­cien lac. Il y a envi­ron 12000 ans, la fin de la période gla­ciaire fait mon­ter le niveau des océans.  La Mer de Mar­ma­ra se forme et il y a envi­ron 7500 ans, ouvre une brèche dans une langue de terre qu’on appelle le Bos­phore. En 1998, deux scien­ti­fiques, William Ryan et Wal­ter Pit­man découvrent, après avoir trou­vé des restes de coquillages d’eau douce que le phé­no­mène n’a pas été gra­duel mais au contraire d’une rare vio­lence. Une cas­cade impé­tueuse se met alors en branle et déverse l’eau salée dans la cuvette avec un débit esti­mé à deux cents fois celui des chutes du Nia­ga­ra. Le niveau de l’eau aurait mon­té de 15 cm/jour et aurait refou­lé les rive­rains des rivages d’un kilo­mètre par jour jus­qu’à ce que le niveau de l’eau monte jus­qu’à 180 mètres au-des­sus du niveau initial.
Les rési­dus trou­vés sur les rivages par l’ex­pé­di­tion Bal­lard ont mis en évi­dence qu’une acti­vi­té com­mer­ciale a fleu­ri sur ces rives pen­dant 3000 ou 4000 ans. Des restes d’ha­bi­ta­tions de bois et de boue ont été décou­verts en dehors de la zone anoxique sul­fu­rée, à quelques cen­taines de mètres du rivage, ce qui indique clai­re­ment que la nappe se déplace, tuant les pois­sons et noir­cis­sant les filets des pêcheurs. La par­ti­cu­la­ri­té de cette couche empê­chant la pro­li­fé­ra­tion de la vie et notam­ment des espèces per­ceuses de bois comme le taret, est qu’elle per­met la conser­va­tion des matières orga­niques et donc du bois. L’ex­pé­di­tion a pu ain­si mettre à jour les restes de navires datant de l’empire romain et de l’empire byzan­tin datant de 1500 ans. Aucun autre milieu n’au­rait pu ame­ner jus­qu’à notre époque de tels vestiges.

Pho­to © Cau­cas
Rivages de la Mer Noire à Sinop, Turquie

Ce déluge d’eau salée a balayé des popu­la­tions vers de nou­velles terres, expul­sant des mil­liers de per­sonnes en étoile qui auraient col­por­té le récit de cette inva­sion d’eau. C’est très cer­tai­ne­ment de là que viennent les récits bibliques du Déluge (le Mont Ara­rat ne se trouve qu’à 200 kilo­mètres des rives de la Mer Noire), mais éga­le­ment le pas­sage du Déluge de l’Épo­pée de Gil­ga­mesh ou encore le mythe de l’Atlantide.

Loca­li­sa­tion Google Maps de la grotte de Cus­sac, de Vil­la Luz et du lieu des recherches de l’ex­pé­di­tion Bal­lard.

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Dans l’in­ti­mi­té obs­cure de Lascaux

Son­gez à Mar­ce­li­no Sanz de Sau­tuo­la qui en 1868 et à sa petite fille Maria, alors âgée de huit ans, qui remar­qua sur les pla­fonds de la grotte de San­tilla­na del Mar(1), des tau­reaux des­si­nés et ornés de cou­leurs sombres. Ils venait de décou­vrir l’un des plus grands sites pré­his­to­riques parié­tal, et les pre­mières publi­ca­tions qui s’en­sui­virent à par­tir de 1876 firent décou­vrir au monde occi­den­tal le reli­quat de leur his­toire antédiluvienne.
Son­gez à la gran­deur de l’in­ven­tion. Son­gez à l’é­mo­tion que cela doit être d’é­treindre ain­si les marques des pré­misses de l’humanité.
Son­gez à ce qu’on appelle aujourd’­hui la grotte d’Al­ta­mi­ra et à l’en­goue­ment sou­dain qu’a sus­ci­té cette décou­verte pour l’hu­ma­ni­té toute entière, et à toutes les voca­tions de cher­cheurs en com­men­çant par celui qui don­na sa lettres de noblesse à la Pré­his­toire, l’ab­bé Hen­ri Breuil.
Son­gez à ce même Hen­ri Breuil qui en sep­tembre 1940 fut le pre­mier spé­cia­liste à visi­ter le site ô com­bien majes­tueux de Las­caux(2), après qu’une bande de gamins ait décou­vert une toute petite cavi­té dans laquelle leur chien ten­tait de s’in­tro­duire. Ils en firent le site le plus excep­tion­nel décou­vert à ce jour, même si ces dimen­sions res­tent modestes avec ses 250 mètres de long (la par­tie infé­rieure étant dif­fi­ci­le­ment acces­sible à cause de la pré­sence d’un fort taux de dioxyde car­bone) et aus­si un des plus contro­ver­sés sur le plan poli­tique puisque les quelques années d’ex­ploi­ta­tion tou­ris­tique qui lui ont per­mis une telle noto­rié­té ont eu rai­son des mil­liers d’an­nées de pré­ser­va­tion dans l’obs­cu­ri­té qui l’ont fait par­ve­nir intacte jus­qu’à notre époque.
Aujourd’­hui fer­mée et copiée à 200 mètres de là, c’est une grotte presque fan­tas­ma­tique qu’on peut visi­ter aujourd’­hui sur Inter­net. Véri­table sanc­tuaire de l’hu­ma­ni­té, la grotte a enfin un site digne de ce nom (Las­caux), par le Minis­tère de la Culture.

Notes:

1- Non loin de San­tan­der en Cantabrie.

2- Sur la com­mune de Mon­ti­gnac, en Dor­dogne, sur les bords de la Vézère, le ber­ceau de la pré­his­toire en France. Sur ses bords se trouvent les sites de Lau­ge­rie-Haute et Lau­ge­rie-Basse, Les Eyzies, Font-de-Gaume, Rouf­fi­gnac, Saint-Cirq du Bugue, entre autres, tous ins­crits au Patri­moine Mon­dial de l’U­nes­co.

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Les méha­rées de vieux Théodore

L’a­ven­ture de Théo­dore Monod dans le Saha­ra, celle qui donne nais­sance au célèbre livre Méha­rées est avant tout une aven­ture scien­ti­fique. En cours de lec­ture, on se rend compte que l’in­ten­tion n’est pas d’é­crire un trai­té sur le désert, ni même un roman épique, et encore moins un livre qui serait le témoin d’une époque ou d’un exploit. C’est en fait un recueil de notes, une col­lec­tion ordon­née d’une équi­pée scien­ti­fique dans un des milieux les plus hos­tiles qui soit sur Terre ; le style en est sou­vent enle­vé, d’une pré­ci­sion et d’une rapi­di­té abso­lu­ment efficace.

3,11 m x 1,60 m, soit 5m² ; une cel­lule d’a­na­cho­rète marin, à bord du Grim­sby 877, en août 1923. Par­tout coquillages, étoiles de mer, bocaux, tubes, fla­cons, cuvette, tout un bric-à-brac océa­no­gra­phique, auquel viennent fra­ter­nel­le­ment se mêler, aux coups de rou­lis, quand on vient en tra­vers pour filer ou virer le cha­lut, des livres mouillés, des pape­rasses gluantes, de l’eau de mer sale et des bottes en caoutchouc.

Canyon du Tas­si­li — Pho­to © Josef Giral

Avec un lan­gage d’une par­faite clar­té, il dépeint ces pay­sages for­mant son quo­ti­dien, avec une cer­taine poé­sie confi­nant au mys­ti­cisme. Ses des­crip­tions sont poi­gnantes et plongent au cœur de ce milieu éton­nant qui contrai­re­ment aux idées reçues n’est pas fait que de sables et n’est pas tou­jours écra­sé par la cha­leur impla­cable d’un soleil au zénith.

Sinistre pays. Le pre­mier arbre — un petit aca­cia — est à qua­rante-cinq kilo­mètres d’i­ci. La terre net­toyée, déchar­née jus­qu’à l’os, pul­vé­ri­sée au souffle des siècles, est morte. Le vent, qui siffle sur les dunes cou­ron­nées d’une légère buée de pous­sière, chante un cycle révo­lu et le repos défi­ni­tif d’un sol qui ne connaî­tra plus la pluie.

Mais lorsque le soleil est là, il est l’élé­ment domi­nant, ver­sant sans consis­tance face à l’autre pro­blé­ma­tique de la vie dans le désert ; le besoin d’eau. On en trans­pi­re­rait presque à l’autre bout des pages.…

Au milieu du jour, la four­naise flam­boie ; le ciel est tout déco­lo­ré tant il est lumi­neux ; la cha­leur, tor­ride, s’a­bat d’un soleil ver­ti­cal en nappes brû­lantes ; elle monte du sable incan­des­cent et des pier­railles sur­chauf­fées. Impos­sible alors de poser le pied nu par terre, quand le sol peut atteindre 80°C. Ma gan­dou­ra sent le brû­lé, le linge où vient de se pro­me­ner le fer de la repas­seuse. Nulle ombre sur l’ho­ri­zon, inva­ria­ble­ment plat et mono­tone, où l’air chaud pal­pite et où le mirage étale les flaques d’im­pos­sibles et déce­vantes lagunes.

Saha­ra — Pho­to © LOPE

Sur­tout, mal­gré une répu­ta­tion d’homme aus­tère et peu cau­sant, l’ar­ché­type imbé­cile du pro­tes­tant aride, il nous appa­raît au tra­vers de son texte sua­ve­ment drôle et cabot, un tan­ti­net sar­cas­tique, mais tou­jours d’un esprit d’à-pro­pos très bien amené.

Pas de lit, bien enten­du. C’est un engin d’air non agi­té — celui de la chambre, ou de la tente — pas de plein vent. Je sais qu’il existe des lits pliants, dits de camp (“Modèle ren­for­cé pour les Explo­ra­teurs”, spé­ci­fie le cata­logue), mais ce sont de pauvres fer­railles : a‑t-on idée d’une affaire comme ça dres­sée sur un reg ?
Cas spé­ciaux : 1. Le sol inon­dé ? C’est bien rare et le lit-esca­lade, voire le lit flot­tant, ne sont pas d’u­sage cou­rant. 2. Le cram-cram ? Oui à l’oc­ca­sion, mais alors, ce n’est plus vrai­ment le Saha­ra. 3. Les bêtes ? — Quelles bêtes ? — Mais les “méchantes” (sic). — Inutile, depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui dorment, ils le font au Saha­ra, à même le sol. Nous ferons comme eux.
Dans le sable, c’est déli­cieux,  bien que la matière ne soit nul­le­ment com­pres­sible et qu’il faille pré­voir le loge­ment de la tête du fémur et de la tête iliaque. Dans le reg dur, ou dans les cailloux, c’est par­fois moins voluptueux.

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Dans ce livre, les réfé­rences bibliques sont légions, comme autant de points d’orgues venant appor­tant un éclai­rage nou­veau à l’ex­pé­di­tion scien­ti­fique de la méha­rée, et colorent le texte d’in­for­ma­tions qui se téles­copent avec la réa­li­té. Ça don­ne­rait presque envie de plon­ger dans l’An­cien Testament.

L’Ah­met est chaud en été. Il est aus­si aéré. Vents de sable, re-vents de sable, re-re-vents de sable et ain­si de suite. Cela manque déci­dé­ment de fan­tai­sie : un vent de sucre en poudre, d’é­cailles de harengs, de pépins de cor­ni­chons, à la bonne heure, mais tou­jours et seule­ment de grains de quartz à la longue, cela se fait monotone.
Fin du monde ou début ? Genèse ou Apo­ca­lypse ? La terre, radeau ivre, plonge dans un chaos décoloré.

De l’é­ru­di­tion à en perdre la tête, et de l’hu­mour, toujours…

[…] Je viens de décou­vrir dans la falaise une vaste grotte aux parois abon­dam­ment illus­trées par des artistes pré­his­to­riques ; des sil­houettes d’a­ni­maux, des corps fémi­nins stéa­to­pyges, comme disent les eth­no­logues, ou, pour par­ler avec Jean Tem­po­ral, “ayant les par­ties du der­rière pleines et moufflètes” […]

Si le livre de Monod est une ode à la joie du désert né d’un fort esprit scien­ti­fique, c’est avant tout un livre qui réha­bi­lite les longues éten­dues de sable et cherche à balayer les pré­ju­gés. S’il trouve des copro­lithes de cro­co­diles et des hame­çons dans les amas de ruines de cer­tains oueds, c’est pour prou­ver que la consti­tu­tion géo­lo­gique de l’en­droit a un jour été qua­si­ment iden­tique à cer­tains lieux euro­péens. S’il parle du sel en grande quan­ti­té que l’on trouve sur cer­taines plaines, c’est pour mieux réfu­ter l’i­dée que le Saha­ra a un jour été une mer et rap­pe­ler que c’est le sel qui va à la mer et non la mer qui apporte le sel. Enfin, il dit que le désert n’est pas tou­jours chaud, que le sable gèle et que ses pieds prennent l’on­glée et ses talons se cre­vassent sous l’ef­fet du froid… On y apprend éga­le­ment, que les noyades dans le désert ne sont pas choses rares car les pluies y sont vio­lentes que les rares ravines ont tôt fait de se trans­for­mer en lit de tor­rents. Les sales bêtes ? Rares sont ceux qui meurent de mor­sures de ser­pent ou de piqûres de scorpion.
Au-delà de l’a­nec­dote, la thé­ma­tique qui sou­tient sou­vent le texte, c’est la seule chose avec laquelle il faut comp­ter, c’est l’eau. L’eau, source de vie, élé­ment indis­pen­sable, objet de tous les com­bats, mais aus­si sou­vent source de mort. Les puits sont sou­vent faits d’eau sale, crou­pie, souillée, affu­blée de nombre de qua­li­fi­ca­tifs aus­si bigar­rés que plai­sant, c’est sans par­ler de l’eau “piquante”, “pour­rie”, des puits souillés par les déjec­tions ani­males, quand ce n’est pas car­ré­ment de cadavres.

Méha­rées, un grand livre qu’il faut prendre le temps de lire à l’ombre d’un pal­mier, sur le sable chaud, ou froid, selon l’en­vie du moment…

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Ceux qui ornaient les parois de cavernes d’a­ni­maux, les cha­manes de la préhistoire

La peau dure des préjugés

Pieter Brueghel l'ancien, les MoissonneursL’art parié­tal, bien qu’il soit plus éloi­gné de nous sur notre frise chro­no­lo­gique que le Titien, Brue­ghel l’An­cien, et les papy­rus de l’É­gypte Ancienne et mal­gré son appa­rente sim­pli­ci­té imma­nente, consti­tue un mys­tère que nous sommes encore bien loin d’a­voir tota­le­ment éclair­ci. Car der­rière les gra­vures des livres d’é­cole et les pon­cifs que l’on peut lire habi­tuel­le­ment se cache une des der­nières parts de mys­tère de notre humanité.
Pour voir ce qu’en disait une his­toire de l’art (la mienne est celle de Horst Wol­de­mar Jan­son — j’au­rais pré­fé­ré pou­voir citer celle d’Ernst Gom­brich, mais on a les réfé­rences qu’on peut), je me suis donc plon­gé dans les pre­miers cha­pitres de ce gros livre. Ce qui m’a tout de suite éton­né c’est l’af­fir­ma­tion presque gra­tuite qui y est faite:

Les hommes de l’Âge de Pierre ne dis­tin­guaient pas clai­re­ment l’i­mage de la réa­li­té ; pour eux, peindre un ani­mal signi­fiait l’a­me­ner à leur por­tée ; en «tuant» l’i­mage, ils pen­saient avoir tué l’es­prit vital de l’animal.

Je crois que je n’ar­rive encore pas à m’en remettre, la ficelle est un peu grosse.
Ce qui pose sim­ple­ment ques­tion, c’est le pour­quoi du des­sin et de la pein­ture sur les parois à une époque où — on peut aisé­ment l’i­ma­gi­ner — les pré­oc­cu­pa­tions devaient être prin­ci­pa­le­ment tour­nées vers la quête de nour­ri­ture et la sur­vie dans un monde pas­sa­ble­ment hos­tile. Pre­mier cli­ché à détruire ; l’homme pré­his­to­rique n’est pas qu’un chas­seur et passe plus de temps à rêvas­ser et dor­mir que cher­cher sa nour­ri­ture, que déjà, il com­mence à sto­cker et conser­ver. Il a donc du temps de cer­veau dis­po­nible — une cible par­faite pour les annon­ceurs — pour s’a­don­ner à des loi­sirs ou des acti­vi­tés de l’es­prit. Après tout, s’il est arri­vé jusque là, ce n’est pas sans rai­son, c’est parce que son esprit a déjà com­men­cé à évo­luer. Second cli­ché qu’on éva­cue d’en­trée de jeu: les hommes qui ont fait ces pein­tures sont des hommes de Cro-Magnon, des êtres évo­lués qui ont vécu au pire 40 000 ans av J.-C. Ce sont donc des homi­ni­dés modernes, des homo sapiens pour la plupart…

On peut ima­gi­ner que l’art parié­tal — un autre pré­ju­gé, on l’a déjà appe­lé «art», il est déjà typé — fasse par­tie de ces loi­sirs et que la pein­ture est une acti­vi­té diver­tis­sante, au même titre que la lec­ture ou la culture des orchi­dées à notre époque. Dans ce cas, pre­mière ques­tion, pour­quoi cette pein­ture qu’on a sou­vent typé comme étant de l’art (ne pas oublier que la défi­ni­tion de l’art est l’ex­pres­sion d’un idéal esthé­tique) s’est retrou­vée confi­née dans des endroits incroyables, inac­ces­sibles, dans des diver­ti­cules ou des cou­loirs étroits si sa voca­tion était décorative ?
Autre pré­ju­gé, les pein­tures parié­tales n’ont pas été pro­duites que dans des grottes ou cavernes, mais éga­le­ment sur des parois exté­rieures, mais elles n’ont mal­heu­reu­se­ment pas aus­si bien résis­té à l’u­sure du temps et ne sont par­ve­nues jus­qu’à nous que de manière frag­men­taire au tra­vers de ce qu’on appelle les «abris» . On n’ar­rête pas de se contre­dire dans cette histoire.

Refor­mu­lons. Pre­nons l’exemple de cette grotte de Rouf­fi­gnac qui m’a tant ému. Pour­quoi donc les hommes se sont enfon­cés sous terre dans cette cavi­té qui les a mené à plus de deux kilo­mètres de l’en­trée, dans l’obs­cu­ri­té la plus par­faite et dans un lieu répu­té dan­ge­reux, où les ours avaient l’ha­bi­tude d’hi­ber­ner, où les pires dan­gers étaient à pré­voir et sur­tout, loin du regard de tous ?

L’art et le sacré

Châsse de Saint-Yves Hélory de Kermartin dans la Cathédrale de TréguierCe qu’on peut objec­ter immé­dia­te­ment au fait de dire que c’est de l’«art» parié­tal, c’est que la fonc­tion artis­tique n’a pas pour voca­tion d’être cachée mais au contraire mon­trée à la face du monde. C’est en tout cas comme ça qu’on peut la voir dans toute l’his­toire de l’hu­ma­ni­té ; les fron­tis­pices des temples égyp­tiens d’Edfou, Esna, Kôm Ombo sont visibles à des kilo­mètres à la ronde, les pein­tures des pri­mi­tifs Fla­mands ou Ita­liens ont pour voca­tion de dire avec des images ce que le peuple ne peut lire en latin, à des fins de pro­sé­ly­tisme, l’ar­chi­tec­ture des Cathé­drales doit impo­ser, etc. L’art n’a pas son essence dans la dis­cré­tion et la confidentialité.

En revanche, ce qui l’est, c’est le litur­gique, le sacré, un autre pan de l’es­prit humain : le sacré. Chez les Égyp­tiens de l’An­ti­qui­té, ce qui est sacré est enfer­mé au cœur du naos, inac­ces­sible au com­mun des mor­tels — on ne sait d’ailleurs pas vrai­ment ce qu’on pou­vait y trou­ver puisque seul Pha­raon y avait accès. Dans nos églises et cathé­drales, on conserve des reliques — ce qui me vient immé­dia­te­ment en tête, c’est la châsse conte­nant le crâne de Saint-Yves Hélo­ry de Ker­mar­tin dans la cathé­drale de Tré­guier, qu’on ne sort que lors du par­don, le 19 mai —, on peint des retables et des trip­tyques qu’on ferme, qu’on sous­trait aux yeux de la plèbe comme celui de l’Agneau Mys­tique par Jan Van Eyck qui reste fer­mé et ne montre guère l’in­té­rieur. Tout sys­tème de pen­sée a en lui un pan de sacré.

Deux fous contre tous

Si donc l’«art» parié­tal n’est pas de l’art puis­qu’il n’a pas voca­tion à être l’ex­pres­sion d’un idéal esthé­tique, qui plus est mon­trable à tous, que sont ces pein­tures ? Loin de tout ce qu’on a cru savoir pen­dant des années, depuis la décou­verte de la grotte d’Alta­mi­ra en 1879, depuis Las­caux, depuis Chau­vet et Cos­quer, un livre écrit en 1996 par deux hommes a bous­cu­lé l’ordre des choses en abor­dant le pro­blème sous un angle peu com­mun. Le pre­mier est Jean Clottes, pré­his­to­rien, conser­va­teur géné­ral du Patri­moine. Le second est David Lewis-Williams, archéo­logue et doc­teur en anthro­po­lo­gie sociale, spé­cia­liste de l’art des San. Ensemble, ils ont éla­bo­ré une théo­rie fai­sant entrer en scène une dimen­sion de l’es­prit à peu près incon­nue jusque là dans le domaine des études pré­his­to­riques ; la neu­ro­psy­cho­lo­gie. Il va sans dire que ces deux indi­vi­dus passent pour des fous, des ori­gi­naux, qui, au sein-même de leur com­mu­nau­té ont essuyé raille­ries et quo­li­bets, mais au bout du compte, ils apportent un éclai­rage nou­veau à ce que nous avons pris pour acquis pen­dant des années.

Gravure de chamane toungouse, Musée de l'Homme

Le pos­tu­lat de Clottes et Lewis-Williams n’est pas d’af­fir­mer que l’art parié­tal n’est pas de l’art, mais serait plu­tôt un des stades de l’ex­pres­sion d’une culture par­ti­cu­lière, de rituels spi­ri­tuels qui feraient inter­ve­nir dif­fé­rents niveaux de conscience. Pour cela, ils nous expliquent que ce sont par exemple les sys­tèmes de pen­sée des plus anciennes socié­tés cha­ma­niques connues ; les popu­la­tions d’A­sie cen­trale et sep­ten­trio­nale; Tun­gus, Evènes, Saa­mi, Télen­ghites ou Tou­vas.

États de conscience modi­fiée ou altérée

Le per­son­nage du cha­mane est direc­te­ment issu de la culture sibérienne:

Sam est une racine altaïque signi­fiant « s’a­gi­ter en remuant les membres pos­té­rieurs ». Saman est un mot de la langue even­ki qui signi­fie “dan­ser, bon­dir, remuer, s’a­gi­ter”. Dans les dia­lectes évènes, « sha­man » se dit xamān ou samān. Chez les Bou­riates, boo mur­gel signi­fie « encor­ne­ment (ou affron­te­ment) de chamane ».
L’i­dée géné­rale est celle d’i­mi­ta­tion des espèces ani­males, notam­ment celles qui sont pri­sées à la chasse : les cer­vi­dés et les gal­li­na­cés. Source Wiki­pé­dia.

Chaman Saami et son tambour rituel

Ce qu’on apprend bien vite, c’est que même si le terme de cha­mane est inexo­ra­ble­ment lié aux socié­tés pri­mi­tives et à un pen­chant un peu new-age de nos socié­tés modernes qui tentent de pui­ser dans les socié­tés amé­rin­diennes du sud et du nord — on ne peut pas s’empêcher de pen­ser à Pierre Clastres pour l’eth­no­lo­gie ou à Car­los Cas­ta­ne­da pour les années 70 — des modèles de vie basés sur des connais­sances sup­po­sées éle­vés, il a quelque chose d’universel:

De fait, la capa­ci­té de pas­ser, volon­tai­re­ment ou pas, d’un état de conscience à un autre fait uni­ver­sel­le­ment par­tie du sys­tème ner­veux humain. […] Les états de transe sont cau­sés par toutes sortes de fac­teurs. Cer­taines condi­tions patho­lo­giques, telles que l’é­pi­lep­sie du lobe tem­po­ral, la migraine et la schi­zo­phré­nie, se carac­té­risent par des hal­lu­ci­na­tions. […] L’ab­sorp­tion de drogues psy­cho­tropes, telles que la cocaïne ou le LSD, est la méthode d’é­va­sion volon­taire la plus connue en Occi­dent, sur­tout depuis les années soixante, lorsque l’u­sage des drogues fut qua­si­ment sacra­li­sé par beau­coup de jeunes. D’autres condi­tions sus­cep­tibles d’in­duire des états de conscience alté­rée sont tout aus­si impor­tants pour notre enquête. Elles incluent la dépri­va­tion sen­so­rielle (absence de lumière, de bruit et de sti­mu­la­tion phy­sique), l’i­so­le­ment social pro­lon­gé, la dou­leur intense, la danse exté­nuante et des sons insis­tants et ryth­miques, comme le tam­bour et les chants psalmodiés.

Chaman Telenghite (http://ch.stepanoff.free.fr/images_anciennes.html)

La modi­fi­ca­tion de la conscience menant à l’hal­lu­ci­na­tion est un che­mi­ne­ment dont les prin­ci­pales carac­té­ris­tiques sont connues, iden­ti­fiées et uni­ver­selles (il est admis que l’hal­lu­ci­na­tion est un phé­no­mène «yeux ouverts») :
Stade 1, la per­cep­tion sans objet d’i­dées et de formes: Le sujet voit des figures géo­mé­triques, des cercles, des vagues, des lignes, des grilles.
Stade 2, ratio­na­li­sa­tion: Le sujet ratio­na­lise l’ob­jet de sa vision et assi­mile la forme à une forme connue, il trans­forme l’ob­jet en signi­fiant au niveau reli­gieux ou émotionnel.
Stade 3, tran­si­tion: Le sujet voit un tun­nel, un gouffre, un tour­billon, un vor­tex tour­noyant ayant pour fonc­tion de syn­thé­ti­ser les visions pré­cé­dentes dans un treillis déco­ré d’i­mages géo­mé­triques. Le bout du tun­nel donne accès à un uni­vers peu­plé d’a­ni­maux, de per­son­nages, de monstres.
Der­nier stade, hal­lu­ci­na­tion : Le sujet est syn­thé­ti­sé avec l’a­ni­mal, on hal­lu­cine. Ce stade comme le second est condi­tion­né par le socle cultu­rel et social. Cer­tains cha­manes savent que cet état n’est faci­le­ment attei­gnable et par­fois la prise de drogues per­met en der­nier recours d’y parvenir.
Pour bien com­prendre ce qui peux se pas­ser, voi­ci com­ment peut sur­ve­nir l’é­tat de conscience modi­fié: on com­mence par per­ce­voir des figures géo­mé­triques, des vagues ou des points. Le stade 2 for­ma­lise ces figures en ani­maux par exemple, les vagues en ser­pents, les points en mouches, etc. Le stade 3 est un tour­billon dans lequel le treillis est for­mé des motifs de la peau d’un ser­pent et de points bour­don­nants et le stade 4 est l’hal­lu­ci­na­tion, on se voit inté­grer un autre sujet, un ani­mal par essence sym­bole de puis­sance (lion, tigre, bœuf), dont même la pos­ture a son impor­tance (accou­che­ment, charge, com­bat, etc.)

Chaman Tungus avec ses andouillers

Les socié­tés des chas­seurs-col­lec­teurs pensent habi­tuel­le­ment que les effets et les hal­lu­ci­na­tions du der­nier stade de la transe résultent d’une perte de l’âme, c’est-à-dire que l’es­prit du cha­mane quitte son corps. La perte d’âme est fré­quem­ment res­sen­tie comme un envol ou comme un voyage sous terre.

Dans la cos­mo­go­nie du cha­mane, la rela­tion entre l’âme, les esprits et le monde sou­ter­rain est en prise directe avec le réel. Le cha­ma­nisme n’a rien d’une lubie dans ces socié­tés dans les­quelles le cha­mane est un être de savoir, le cha­ma­nisme n’est pas un com­plé­ment tri­vial, c’est un mode de vie et de pen­sée qui embrasse tout.

Cha­ma­nisme et ani­ma­li­té ; la fonc­tion de la grotte

Mais alors, quel rap­port entre les lieux choi­sis pour l’ex­pres­sion des pein­tures et les états de conscience modi­fiés ? L’é­tat d’hal­lu­ci­na­tions néces­site des condi­tions par­ti­cu­lières que le cha­mane va rechercher:

Il choi­si­ra fré­quem­ment un site d’art rupestre, consi­dé­ré comme un lieu adé­quat pour la recherche de visions. Le cri­tère essen­tiel du lieu rete­nu est son iso­le­ment. Loin des humains et de l’aide de sa com­mu­nau­té, il va jeû­ner et médi­ter. Ses souf­frances seront par­fois exa­cer­bées par la fla­gel­la­tion qu’il s’in­flige. Fina­le­ment, la faim, la dou­leur, la concen­tra­tion intense et l’i­so­le­ment social se com­binent pour le faire entrer en transe.

Chaman Evenk, Musée de l'Homme

La fonc­tion de la grotte appa­rait. Son iso­le­ment, sa pro­fon­deur jouent un rôle dans la pro­vo­ca­tion des hal­lu­ci­na­tions. Tou­te­fois, il sem­ble­rait que dans la cos­mo­go­nie cha­ma­nique, elle ait éga­le­ment une autre fonc­tion. Dans ce sys­tème de repré­sen­ta­tion du monde, il existe deux mondes prin­ci­paux, le monde du réel et le monde des esprits, cha­cun ayant plu­sieurs strates géné­ra­le­ment symé­triques, chaque strate pou­vant repré­sen­ter indi­vi­duel­le­ment un des stades de la modi­fi­ca­tion de conscience et à l’in­ter­face de ces deux mondes, sym­bo­li­que­ment, on retrouve… la pierre, ou plus pré­ci­sé­ment, la sur­face de la pierre. En effet, et c’est d’au­tant plus fla­grant à Rouf­fi­gnac que la sur­face de la paroi est faite de moel­lons de silex inclus dans une argile très molle, très friable, la sur­face de la pierre fait office de mem­brane entre les deux mondes.

Rien d’é­ton­nant à ce qu’ils aient cru que les grottes menaient à cet étage sou­ter­rain du cos­mos. Parois, voûtes et sols n’é­taient que de fines mem­branes qui les sépa­raient des créa­tures et des évé­ne­ments du monde infé­rieur. Ceux qui se ren­daient dans les cavernes les consi­dé­raient comme des lieux redou­tables, limi­naux, qui, à pro­pre­ment par­ler, les ame­naient dans un autre uni­vers. Peut-être devrait-on dire en consti­tuaient les entrailles.

chamane_equatorien

Cha­mane équa­to­rien en trans­for­ma­tion. Il est per­son­ni­fié sous les traits carac­té­ris­tiques du dieu du renou­veau, à tête de jaguar mon­trant les crocs, esprit de la nuit et sous les traits emplu­més de l’Oiseau Soleil, esprit du jour.

Il y a un étrange rap­port orga­nique entre le miné­ral et cette mem­brane char­nelle. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir dans ces grottes ornées des motifs en forme de vulve. La boucle se boucle…
La pierre, l’élé­ment cen­tral, devient d’au­tant plus vivant lorsque les hasards de ses anfrac­tuo­si­tés servent de sup­port, dans un pre­mier temps à la forme des ani­maux dessinés…

[…] Le reste du corps demeure caché der­rière la sur­face. Ces figures ne sont pas seule­ment peintes sur ces sur­faces ; elles deviennent par­tie inté­grante des parois de la caverne, en même temps qu’elle les inter­prètent. Plus impor­tant encore, elles paraissent sor­tir du fin fond de la roche.

Dans un second temps à la signi­fiance éso­té­rique des représentations…

Dans le diver­ti­cule [des félins, dans la grotte de Las­caux], huit de ces lignes affectent le dos d’un félin. […] Il est pos­sible que ce soit exac­te­ment cela: des inci­sions — non aléa­toires cepen­dant — faites dans la mem­brane rocheuse pour lais­ser pas­ser les ani­maux et le pou­voir sur­na­tu­rels, ou pour éta­blir une sorte de rap­port, dont le sens de jours nous échappe, entre leur réa­li­sa­teur et le monde de l’au-delà que l’on croyait exis­ter der­rière la sur­face. Autre­ment dit avec ces inci­sions, ils agis­saient sur les sur­faces sou­ter­raines d’une façon qui dif­fé­rait de la réa­li­sa­tion des figures mais en était complémentaire.

Les grottes sont comme les anti­chambres des mondes infé­rieurs dans une cos­mo­go­nie qui nous est for­cé­ment éloi­gnée, et à la lumière de l’hal­lu­ci­na­tion créée par l’é­tat de conscience modi­fié, on com­mence à com­prendre ce qui lie le monde sou­ter­rain à un sys­tème de croyance élaboré.

Couloir de la grotte de Lascaux, Dordogne

Le tour­billon créé des sen­sa­tions d’obs­cu­ri­té, de res­ser­re­ment et par­fois des dif­fi­cul­tés à res­pi­rer. La péné­tra­tion dans un véri­table trou du sol ou dans une grotte repro­duit et maté­ria­lise phy­si­que­ment cette expé­rience neu­ro­psy­chique. […] Mais l’en­trée dans une grotte ne fait pas que repro­duire le tour­billon ; elle peut éga­le­ment induire des états de conscience alté­rée. […] Les hal­lu­ci­na­tions engen­drées par la péné­tra­tion dans une grotte et par l’i­so­le­ment se com­bi­naient pro­ba­ble­ment avec les images qui se trou­vaient déjà sur les parois pour y créer un monde spi­ri­tuel riche et ani­mé. Le lien étroit entre grottes et états de conscience alté­rée paraît irréfutable.

Figures géométriques et cervidés, grotte de Lascaux, Dordogne

La théo­rie de Clottes et Lewis-Williams prend tout son sens et sur­tout apporte un éclai­rage nou­veau à une vision par­fois un peu trop sim­pliste d’hommes pei­gnant dans des cavernes dans un but artis­tique ou déco­ra­tif. On est vrai­sem­bla­ble­ment face à un com­por­te­ment uti­li­ta­riste qui prend toute son ori­gine dans une méta­phore dont le signi­fiant prend corps au tra­vers d’un médium inattendu.

Repré­sen­ta­tions animales

Que sont ces ani­maux ? On a vu que dans le pro­ces­sus de l’hal­lu­ci­na­tion, l’a­ni­mal appa­rait à plu­sieurs niveaux ; dans le stade de ratio­na­li­sa­tion puis dans le stade final. Il semble éga­le­ment que l’a­ni­mal ait une fonc­tion sym­bo­lique à l’in­té­rieur de la cos­mo­go­nie chamanique.
En effet, les détails par­fois pré­cis des ani­maux peints per­met de ren­sei­gner l’œil aver­ti sur sa signi­fi­ca­tion ; on peut recon­naître le sexe, l’âge, l’at­ti­tude ou l’ac­tion liée. Tout indique que ceci n’ait aucune valeur sym­bo­lique géné­rale. En revanche, la plu­part des pein­tures ont des constantes qu’on retrouve d’un lieu à l’autre.

  • Cou­leurs : seuls le noir et le rouge sont uti­li­sés alors que les autres cou­leurs existent dans la nature et sont dis­po­nibles (bleu, jaune, blanc, etc.)
  • Échelle : sou­vent les rap­ports d’é­chelle ne sont pas res­pec­tés, cela indique clai­re­ment que nous ne sommes déjà plus dans le figuratif.
  • Pos­ture : le sol n’est jamais repré­sen­té, les ani­maux flottent la plu­part du temps dans l’air ou sont comme vus en plongée.
  • Sup­ports : la plu­part du temps, il est choi­si en fonc­tion du fait qu’il est pré­ser­vé des dépré­da­tions natu­relles. De la même manière, il est tou­jours en rela­tion, entre ses aspé­ri­tés et ses fis­sures avec le sujet dessiné.
  • Déli­ca­tesse : des ani­maux esquis­sés en côtoient sou­vent d’autres repré­sen­tés avec une pré­ci­sion infi­nie ; ceci écarte d’emblée l’i­dée d’une fonc­tion décorative.
  • On se rend compte éga­le­ment que la dis­tri­bu­tion des ani­maux sou­vent mêlés (les rhi­no­cé­ros lai­neux côtoient les che­vaux, les aurochs et les mam­mouths), si elle semble sou­vent chao­tique ou pour le moins hasar­deuse, il n’en est en fait rien. Chaque dis­po­si­tion a un sens et chaque anfrac­tuo­si­té est uti­li­sée et même le sens de cir­cu­la­tion de la grotte fait sens.

Selon Bar­rière, la grotte de Rouf­fi­gnac — et sans doute d’autres cavernes — aurait une valeur femelle et elle «serait sym­bo­li­que­ment source de vie et de mort», avec des ani­maux qui vont vers les pro­fon­deurs et dis­pa­raissent dans l’hi­ver et la mort, tan­dis que ceux qui paraissent sor­tir des «bouches d’ombre» tra­dui­raient la renais­sance de la vie à la belle saison.

Une ques­tion demeure. Que sont ces ani­maux ? A quoi cor­res­pondent-ils ? Leur fonc­tion n’est pas claire, et la repré­sen­ta­tion qu’on en a dans sa diver­si­té indique une chose. Nous ne sommes en pré­sence de vrais ani­maux, ni même de repré­sen­ta­tions de vrais ani­maux. Ce que nous voyons, ce sont les nou­velles iden­ti­tés des chamanes.

On com­mence alors à se deman­der com­bien des ani­maux pré­su­més réa­listes ne sont pas des ani­maux au sens où nous l’en­ten­dons mais des ani­maux-esprits ou des cha­manes dont la trans­for­ma­tion est complète.

Nous y sommes. Les pein­tures repré­sen­tant ces ani­maux, figurent en réa­li­té des hommes transfigurés.

Illustration de la transformation chamanique, grotte des Trois-Frères, Ariège

Repré­sen­ta­tions humaines

L’art parié­tal, on le sait éga­le­ment parce qu’on l’a appris à l’é­cole, ne consiste pas uni­que­ment dans le repré­sen­ta­tion d’a­ni­maux, mais dans la figu­ra­tion de mains, en néga­tif ou en posi­tif, géné­ra­le­ment de cou­leur rouge ou noire. Éga­le­ment, on trouve par­fois des repré­sen­ta­tions d’êtres humains, mais là encore, on trouve des pré­ceptes tout à fait éton­nants. Tan­dis que les ani­maux sont tou­jours des­si­nés dans les cou­loirs, les humains, aus­si rares soient leurs repré­sen­ta­tions, ne figurent que dans les che­mi­nées des grottes, pour une rai­son qu’on ne s’ex­plique pas bien. A Rouf­fi­gnac par exemple, un visage d’homme est des­si­née en noir à l’in­té­rieur d’une che­mi­née pro­fonde de 6 mètres. Fait très excep­tion­nel, on trouve dans la grotte des Trois-Frères dans l’A­riège un per­son­nage mi-ani­mal mi-humain, por­tant des andouillers et à la mus­cu­la­ture aus­si déve­lop­pée que celle d’un félin. Très tôt on lui a don­né le nom de Sor­cier. Il semble qu’en ce qui concerne les pein­tures de mains, cela ait été beau­coup plus qu’une sorte de signa­ture de l’ar­tiste, mais bien plu­tôt un médium sur la mem­brane consti­tuée par la sur­face de pierre.

Il semble bien que le but n’é­tait pas de faire des «images» des mains. La pein­ture char­gée de pou­voir éta­blis­sait plu­tôt une sorte de lien entre la per­sonne, le voile rocheux et le monde des esprits qui bouillon­nait der­rière lui. Tou­cher avait autant d’im­por­tance que peindre, bien que sans doute un sens différent.

Représentation sommaire, L'homme blessé, Grotte de Chauvet

Ce serait l’acte de cou­vrir la main et les sur­faces immé­dia­te­ment adja­centes d’une pein­ture, sou­vent rouge mais par­fois noire, qui serait impor­tant. Ain­si les pro­ta­go­nistes aurait scel­lé dans la paroi leurs mains ou celles des autres, les fai­sant dis­pa­raître der­rière ce qui était pro­ba­ble­ment une sub­stance rituel­le­ment pré­pa­rée, sans doute char­gée de pou­voir, plu­tôt qu’une «pein­ture» dans notre accep­tion du terme. Ce qui impor­tait le plus alors, ce n’é­tait pas les empreintes lais­sées sur la paroi, mais l’ins­tant où les mains étaient «invi­sibles».

Mains négatives et points, grotte de Pech Merle

Une nou­velle vision des choses

Clottes et Levis-Williams passent en revue toutes les théo­ries pré­cé­dem­ment uti­li­sées en en reti­rant ce qu’elles avaient de bon pour les chas­ser les unes après les autres. Ils font une grande avan­cée en met­tant l’ac­cent taci­te­ment sur le fait que l’art parié­tal n’est fina­le­ment pas réel­le­ment un art puis­qu’il rem­plit une fonc­tion sym­bo­lique sacrée. Ce n’est pas non plus une célé­bra­tion rituelle pour favo­ri­ser la chasse ou un pas­sage des sai­sons (toté­misme et magie de la chasse). Nous ne sommes pas non plus dans le struc­tu­ra­lisme, lequel n’ex­plique en rien la dimen­sion sou­ter­raine des repré­sen­ta­tions. Mal­gré une pers­pi­ca­ci­té hors du com­mun de la part des deux hommes et une déter­mi­na­tion dans leur tra­vail, leurs conclu­sions ont cer­tai­ne­ment tou­ché leur but au vu du nombre de réac­tions néga­tives, dépré­cia­tives ou même insul­tantes de la part de leurs congé­nères dont ils font état à la fin du livre.

Dessin original du "Sorcier", grotte des Trois-Frères, Ariège

Reconstitution du Sorcier, grotte des Trois-Frères, Ariège

Ce qu’ils sou­lignent éga­le­ment, c’est que le cha­ma­nisme a eu ses heures de gloire pen­dant une période d’en­vi­ron 25 000 ans, disons qua­si­ment 40 000 si l’on consi­dère que ces croyances d’un autre âge (au sens lit­té­ral du terme) sont encore vivantes aujourd’­hui chez les Evènes ou les Saame et d’autres popu­la­tions d’A­sie cen­trale, c’est à dire sur une période entre 12 et 20 fois supé­rieure à la période pen­dant laquelle s’est répan­du… le christianisme.

Jean Clottes, David Lewis-Williams
Les cha­manes de la pré­his­toire, Transe et magie dans les grottes ornées
Texte inté­grale, polé­miques et réponses
Edi­tions La Mai­son des Roches
Col­lec­tion Points Histoire

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