Couleurs de l’automne intérieur. Un automne avec James Lee Burke (et avec les autres)
Couleurs de l’automne intérieur
Un automne avec James Lee Burke
L’après-11 novembre
11 novembre, on commence à entrer dans le dur. L’automne ne se cache plus, la lumière rasante du soleil disparaît à 14h30 derrière le toit de la maison des voisins, laissant ainsi le jardin dans une semi-ombre terrifiante, qui dit aussi que les beaux jours sont derrière nous. J’ai profité de mon samedi pour ramasser les premières feuilles d’érable, nettoyer les massifs et rentrer les toiles des hamacs. Les alocasias ont trouvé refuge à la place qu’ils avaient cédé près des fenêtres, afin de passer un hiver serein.
On dit que l’automne indien dure longtemps sous les latitudes canadiennes. Si j’en crois la carte des couleurs automnales au Québec, la saison est déjà terminée. Etonnamment, ici, l’automne se prolonge, les feuilles ne sont pas encore toutes tombées. Le marronnier de la résidence d’en-face a terminé de catapulter ses fruits sur les voitures garées en-dessous et ses feuilles palmées ont depuis bien longtemps commencé à griller, victimes de la sécheresse ; elles n’ont pas eu le temps de prendre leurs belles teintes. Mon érable est encore bien vert, tirant vers un jaune doré léger, tandis que mon sumac flamboie de vives teintes rouges. Dans la résidence, de beaux grands arbres tirent sur le jaune d’or, et pendant ce temps-là, sur les feuilles persistantes des métakés (pseudosasa japonica) et du magnolia grandiflora, ruissèlent les gouttes d’eau que la pluie fine vient déposer sur une nature dégoulinante.
On entre bien dans le dur. Il n’y a plus beaucoup de place pour le doute, ni pour la lumière. C’est à se demander si les arbres ne perdent pas leurs feuilles pour laisser place à la lumière. Il n’en demeure pas moins que l’automne est une saison superbe, qui prépare à la rigueur de l’hiver.
Une saison intérieure
Je profite de mon intérieur douillet, des petites lumières que j’allume en pleine journée pour apporter un peu de gaité tandis que dehors il pleut depuis que je me suis levé ; il semblerait que ça ne veuille pas s’arrêter de tomber, mais peu importe, je n’avais pas décidé de sortir.
Je suis en train de relire Le brasier de l’ange (Burning angel) de James Lee Burke. Resté trop longtemps sur ma table de nuit sans avoir été ouvert, il a pris le moisi, je ne me rappelais plus le début ; en le relisant, des tournures de phrases entières me reviennent en mémoire, des noms de personnages, des situations que je pensais venir de ses ouvrages précédents. James Lee Burke, c’est un écrivain de polars d’une grande justesse, dont la manière de raconter a la fluidité d’un grand écrivain américain, le tout servi par une traduction digne et fidèle. L’écriture est toujours en tension, comme écartelée au-dessus du vide, et donne envie à chaque page de continuer l’aventure, dans une Louisiane électrique et ravagée par un mal fiévreux.
Puis se produit quelque chose qui vous rappelle que nous avons tous dégringolé du même arbre.
Imaginez un homme enfermé dans un coffre de voiture, les poignets attachés dans le dos, il a le nez qui coule à cause de la poussière et des épais relents d’huile de la roue de secours. Les feux stop de la voiture s’allument, illuminant brièvement l’intérieur du coffre, puis la voiture s’engage sur une route de campagne et les gravillons claquent comme des coups de carabine sous les ailes. Mais un changement se produit, un coup de chance auquel l’homme n’arrive pas à croire : la voiture rencontre une ornière, le loquet du coffre se libère mais reste accroché de façon à ce que la porte ne se redresse pas brutalement dans le rétroviseur du conducteur.
L’air qui s’engouffre par l’ouverture sent la pluie, les arbres et les fleurs mouillés ; l’homme entend des centaines de grenouilles qui coassent à l’unisson. Il se prépare, appuie la semelle de ses tennis contre le loquet, le libère, puis il roule par-dessus le rebord du coffre, dégringole en se cognant au pare-choc et rebondit comme un pneu en caoutchouc au milieu de la route. Sa poitrine se vide de son souffle et un long sifflement, comme l’on venait de la faire tomber d’une grande hauteur ; les pierres arrachent des morceaux de chair à son visage, lui entaillent les coudes comme à la meule, y laissant des ronds rouges de la taille de dollars d’argent.
Trente mètres plus loin, la voiture s’est immobilisée après un dérapage, la porte du coffre battant l’air. L’homme ligoté patauge au travers des typhas jusqu’au creux d’un marigot en bordure de la route, les jambes entravées par les filaments de jacinthes mortes sous la surface, la vase se referme autour de ses chevilles comme du ciment mou.
Devant lui, il voit les bouquets inondés de cyprès et de saules, la couche d’algues vertes sur l’eau morte, les ombres qui l’enveloppent et le protègent comme une grande cape. Les filaments de jacinthes lui font l’effet de fils de fer autour de ses jambes ; il trébuche, tombe sur un genou. Un nuage marron de champignons de vase l’entoure. Il avance, péniblement, trébuche encore, tirant sur la corde à linge qui lui noue les poignets, le cœur en train d’exploser dans sa poitrine.
Ses poursuivants sont sur ses talons maintenant ; son dos le tire et tressaute comme si on en avait arraché la peau à la pince. Puis il se demande si le hurlement qu’il entend sort de sa propre gorge ou de celle d’un ragondin tout là-bas sur le lac.
Ils ne tirent qu’une seule balle. Elle le traverse comme un pieu de glace, juste au-dessus du rein. Lorsqu’il ouvre les yeux, il est sur un banc de sable, allongé sur un tapis de branches de saules écrasées, les jambes dans l’eau. Le bruit de la détonation du pistolet résonne encore à ses oreilles. L’homme qui patauge en avançant vers lui n’est qu’une silhouette, la cigarette aux lèvres.
La lumière revient un peu sur les coups de midi, la pluie s’est arrêtée et la course des nuages chasse les plus épais, les plus chargés. Il est temps pour moi de reprendre ma lecture… J’ai retrouvé toute la série des livres de Dave Robicheaux, j’ai réinstallé sur mon PC de bureau un vieux jeu auquel je jouais à la fin des années 90 grâce à un émulateur et une machine virtuelle, j’ai comme l’impression de bidouiller avec mon PC comme je le faisais il y a vingt ans, j’écoute ma playlist islandaise en buvant du thé dans lequel je trempe des biscuits à la cannelle pendant que d’autres se caillent les meules sous la pluie, raides comme des piquets… Je pense aux morts de ma famille, que, contrairement à beaucoup d’autres, je connais parce que j’ai pris le temps d’interroger mes grands-parents, depuis mon intérieur douillet. Je connais chacun de mes arrières-grands-parents et leurs faits d’armes en 14–18, parce que j’ai la mémoire vive. En fait, je vis ma nostalgie en recréant des ambiances, avant d’oublier comment c’était d’être nostalgique…