S’il est un personnage emblématique de Bali, c’est bien le barong. Représenté sous la forme d’un personnage monstrueux, portant un masque de lion et habité par deux personnes, une portant le masque, l’autre portant le corps, il est le Banaspati rajah, le seigneur de la forêt et son origine remonte avant l’arrivée de l’hindouisme sur l’île de Bali, au temps où les cultes animistes étaient bien ancrés. Le spectacle lui-même comporte plusieurs tableaux, dont un legong, et une place importante est laissée à la danse du keris, arme sacrée qu’on connaît plus volontiers sous le nom de kriss malais, et dont la lame est chargée d’une puissance sacrée censée protéger son détenteur. La symbolique très forte du spectacle de barong est centrée sur la lutte entre le bien et le mal, métaphoriquement habitée par Barong d’un côté, et la sorcière Rangda de l’autre. Dans les spectacles non destinés aux touristes, la danse occasionne la transe des protagonistes.
Le masque de Barong est lui-même chargé d’une puissance spirituelle très forte et on le trouve généralement protégé à l’intérieur de l’enceinte des temples, à un emplacement bien précis, sous un toit de chaume pour le protéger de la pluie. Celui du Pura Taman Kemuda Saraswati est visible lorsqu’on visite le temple.
J’ai assisté à ce spectacle dans la cour d’un petit temple donnant sur un carrefour, un soir où je me suis fait accompagner par un des garçons de l’hôtel sur son scooter. Immanquablement, la vie au-dehors du temple continue. Pendant près d’une heure et demie, les danseurs enchaînent les tableaux à l’entrée du Pura Penataran Kloncing, dans une atmosphère chargée de spiritualité.
J’ai été particulièrement impressionné par la beauté de ces femmes balinaises dont l’expertise dans la danse est flagrante ; il n’y a qu’à voir leur corps convulsés, raides et graciles, leurs mains prendre des postures expressives ne serait-ce qu’en bougeant un seul doigt, leur regard changer d’expression d’une seconde sur l’autre, leurs pieds se tordre dans un ballet millimétré. L’une d’elles occupant le rôle d’un prince était particulièrement belle et troublante.
Retour sur cette soirée magique, en images, sons et vidéo. La vidéo dure 14’55’‘, les enregistrements audio couvrent la totalité du spectacle, soit exactement 81’39’’. Avec le spectacle de legong au Palais d’Ubud, ce sont les deux spectacles que j’ai intégralement enregistrés.
Je crois que je suis arrivé à Ubud un peu par hasard. Pourquoi cette ville en particulier et pas les plages pleines de surfeurs, battus par les vents et les vagues ? Parce que la mer n’est pas si clémente que ça dans cette partie du monde et j’ai préféré être au cœur de l’île et pouvoir y trouver là une base arrière un peu au centre de tout. Quant aux spectacles des cérémonies musicales, on ne peut vraiment arriver ici et ne pas se laisser happer par le charme étrange que dégagent ces orchestres musicaux jouant du métallophone dans un rythme endiablé, avec une rigueur incroyable et pendant de longues heures. Promenez-vous à Ubud le soir et vous ne manquerez pas d’entendre les orchestres jouer dans la fièvre et le moiteur des ténèbres.
Le Palais d’Ubud est réellement central dans la ville, au carrefour où l’on trouve le marché, l’ancien office du tourisme qui est en train de tomber en ruine, et le musée d’art moderne. On hésiterait presque à y entrer, car on voit bien que l’enceinte comprend des bâtiments où doivent vivre des notables. J’ai cherché des informations sur cette enceinte, mais je n’ai rien trouvé de pertinent. Il me semblait pourtant avoir lu quelque part qu’un sultan vivait là, même si son pouvoir était parfaitement réduit et dilué dans une démocratie naissante étendue entre dix-sept mille îles sur plus de 6 000 kilomètres.
On s’étonnera de la taille relativement réduite de ce bâtiment qu’on appelle palais, car rien ne le distingue réellement des autres maisons du centre, si ce n’est qu’on trouve à son entrée deux gardes de pierre, deux monstres vêtus de sarong et d’un morceau de tissu noué autour de la tête. Les étoffes changent a priori tous les jours. Partout sur les murs, ce ne sont que têtes de monstres grimaçants, singes riant, corps de femmes surmontés d’un visage horrible, tirant une langue démesurée retombant sur une poitrine opulente, dragons aux doigts ouverts en éventail, bêtes étranges descendant des murs la tête en bas. Tout un monde onirique et terrifiant.
Le soir venu, c’est dans ce décor princier que prennent vie des ombres assises sur le sol derrière leurs imposants instruments. Composés de lames de métal épais, des hommes en uniformes clinquants, sarongs et tissu noué sur la tête, commencent à caresser brutalement les touches avec mailloches et autres tiges de bois dans une symétrie absolument parfaite. Rien ne dépasse jamais.
Les femmes, sublimes danseuses vêtues d’or et de fleurs tressées, avancent dans une chorégraphie raffinée, mouvant leurs doigts dans des convulsions extatiques et faisant prendre à leur visage les plus étranges expressions, passant dans la seconde de la crainte la plus sombre à la joie extrême. Le rire et les larmes passent sur leur visage magnifique, car ces femmes ont la particularité, en dehors du fait qu’elles soient maquillées et apprêtées pour l’occasion, d’être vraiment très belles. Leur visage est d’une beauté stupéfiante et leur grâce fait d’elles de réelles déesses empreintes d’un savoir qui ne se perpétue qu’ici, sur l’île des Dieux.
Voici à nouveau un carnet sonore datant de février 2014, accompagné de photos plus belles que je n’aurais pu les prendre et d’une vidéo montrant réellement en quoi consiste le Legong balinais, une vidéo bien mieux montée que je n’en suis capable… En route pour le Legong.
Danseuses de Legong — 1934 — Anna Northcote (Severskaya), Private Collection — Sur le site de Michelle Potter
Ubud… (suite)
Au cœur du Pura Dalem Taman Kaja. On y joue ce soir un spectacle où sont regroupés une centaine d’hommes et de femmes de la communauté Taman Kaja. La cour du temple est dégagée et c’est devant le petit portail sculpté que va se jouer la cérémonie, autour d’une immense candélabre sur lequel sont disposées des lampes à huile. Une à une, un homme en sarong les allume, puis les chanteurs entrent, le regard baissé, comme s’ils étaient concentrés, et chacun prend sa place, de manière concentrique autour du pylône lumineux. Chacun sait ce qu’il a à faire, aucun n’hésite, ils se jugent à la bonne distance ; c’est millimétré.
Mon cœur bat fort, je ne sais pas pourquoi. Peut-être le fait d’avoir marché vite pour ne pas rien rater, peut-être un peu d’émotion, comme si je savais que ce que j’allais voir avait le parfum de l’expérience unique. Comme souvent, je me laisse porter par mes envies en terre étrangère, sans rien prévoir, sans rien imaginer. Les idées préconçues font tous les ans des milliers de victimes qu’on retrouve inconscientes dans le monde entier.
Un homme en blanc jette de l’eau sur les hommes, toujours tête baissée à l’aide d’un petit goupillon végétal et d’un bol en laiton. J’ai l’impression d’avoir vu cette scène des centaines de fois, ailleurs, je ne sais pas.
Les hommes commencent à chanter après qu’un des chanteurs que je n’arrive pas à identifier tout de suite ait donné le départ. Tout de suite, on entend l’un d’eux scander une syllabe rapidement, toujours sur le même rythme ; il faut s’habituer, on va l’entendre quasiment tout du long. Assis autour du feu les hommes posent leurs mains sur leurs cuisses, un coup d’un côté, un coup de l’autre et leur tête fait une saccade de l’autre côté ; le rythme est donné. Les tchakatchakak arrivent, tout parait désordonné, mais j’arrive à percevoir quelques sons qui donnent l’intonation et leur permettent de changer de rythme. Sous mes yeux se déroule un spectacle très ancien qui n’a pas changé d’un pouce et que la tradition pousse à maintenir vivant. Cette histoire est un épisode du Râmâyana (रामायण), la célèbre épopée hindouiste composée à partir du IIIème siècle AEC.
L’épisode précis que raconte le kecak est celui où le prince Râma, alors héritier du trône du royaume d’Ayodya, ainsi que son épouse Sītā sont bannis par le roi Dasarataaprès que la belle-mère de Râma ait comploté pour qu’il n’hérite pas du pouvoir. L’histoire commence tandis que les amants accompagnés de Laksmana, le frère de Râma, entrent dans la forêt de Dandaka.
Le roi d’Alengka, le démon Rahwana, a repéré le trio, mais surtout la belle Sītā qu’il convoite pour sa beauté. Il envoie son ministre Maricaisoler la belle pour pouvoir la kidnapper, et pour cela, Marica utilise ses pouvoirs pour se transformer en cerf couleur d’or. La jeune fille, captivée par cet animal, demande à Râma de le capturer pour elle. Il part à la chasse et demande à son frère de garder une œil sur elle. Sītā entend un cri, pense que c’est son amant qui a besoin d’aide, envoie son protecteur l’aider. Celui-ci part après avoir dessiné un cercle magique sur le sol et donne l’instruction à Sītā de ne pas en sortir.
Rahwana, alors déguisé en vieux prêtre affamé, lui demande l’aumône, et c’est sans mal qu’elle sort du cercle magique pour aider le vieil homme. Il l’enlève jusqu’à son palais où il tente de la séduire. Pendant ce temps, Hanuman, le singe blanc ami de Râma cherche Sītā. Celle-ci se lie d’amitié avec la nièce de Rahwana, Trijata, lorsqu’Hanuman apparaît en lui montrant la bague de Râma. Celle-ci lui donne une épingle à cheveux pour passer le message qu’elle est toujours en vie et pour demander à Râma de venir l’aider.
Pendant ce temps, Râma et son frère tombent sur Meganada, le fils du démon, qui les entraînent dans un combat féroce. Celui-ci tire une flèche qui se transforme en dragon qui les ligote avec des cordes. L’oiseau Garuda, roi de tous les oiseaux, ami de Dasarata, voit depuis le ciel dans quelle situation se trouve Râma et vient libérer les hommes. Râma et son frère sont aidés par Sugriwa, roi des singes et son armées de singes.
Ce tableau se termine avec la défaite de Meganada par Sugriwa et son armée.
Le dernier tableau est la danse du feu (Sanghyang Djaran). Les danseurs et les chanteurs sortent du carré du temple. Un homme vient déposer des coques de noix de coco sèches au centre, à la place du candélabre, et y met le feu. Une rangée de chanteurs entonne un chant différent de ce qui a été chanté jusqu’à présent ; ils dressent devant eux des paillasses comme pour se protéger de quelque chose. Un danseur, un grand costaud portant à l’épaule une manière de cheval danse en sillonnant la place d’un pas lourdaud ; il entre dans le feu et balaie de ses pieds le brasier puis marche dans les braises. Plusieurs fois un homme rassemble les braises avec un balai et la scène se reproduit plusieurs fois.
La fonction de cette danse est d’apporter la protection sur les familles, pour leur éviter l’influence des forces du mal et les prévenir des épidémies. Le cheval à bascule, à Bali comme à Java, est associé à la transe. Le chevalier qui marche dans le feu entre en transe au son des maigres instruments et des chants qui portent le nom de gamelan suara.
Je ressens un étrange bien-être de me trouver ici dans la cour de ce temple, comme légèrement ivre, emporté par ces chants de transe d’un autre âge. Je rentre me coucher le cœur léger, heureux d’avoir vécu cette expérience dont je ne soupçonnais pas la portée. Les chamans existent encore, je viens de les rencontrer… une nouvelle fois.
Ubud…
Je me fait aborder par un type à la peau noire burinée, portant sarong rouge et blanc et chemise à manche courte, tandis que je sors du Pura Taman Kemuda Saraswati, un peu perdu dans cette ville dans laquelle je n’arrive pas à me repérer. Il me dit que ce soir il y a un spectacle de kecak, « fire dance ». Toujours un peu sur la défensive, je regarde sa brochure et lui demande un peu en quoi ça consiste, mais il ne me dit que « fire dance ». J’ai lu avant de partir qu’il ne fallait pas venir à Ubud sans voir au moins un de ces fabuleux spectacle de danse ou de chant balinais. Évidemment, ce sont les touristes qui profitent essentiellement de ces exhibitions, mais en y regardant de plus près, on voit à quel point les Balinais sont fiers de perpétuer une tradition ancienne et pour ceux qui font partie des troupes de danseurs et de chanteurs, c’est une véritable passion qu’ils partagent généralement avec un autre emploi la journée. J’ai pris un taxi le lendemain du spectacle et le chauffeur, lorsqu’il m’a demandé ce que j’avais fait la veille, m’a dit qu’il faisait partie de la troupe dont j’avais assisté à la représentation. J’en ai profité pour lui demander pourquoi il faisait partie de cette troupe et il s’est montré intarissable sur le sujet.
Le coquin réussit à me vendre un ticket pour m’y rendre. Il m’explique vaguement comment trouver le temple. Le soir venu, je m’y rends en pensant être large sur l’horaire, mais c’était sans compter que les estimations de distance qu’il m’avait fourni s’avéraient un peu optimiste. Je finis par cavaler un peu pour ne pas rater le début. Je finis par demander mon chemin, pas très certain de l’endroit où je me trouve. Tout le monde ici connaît le kecak qu’on ne joue qu’au Pura Dalem Taman Kaja.
Voir un spectacle de Kecak est une expérience hors du commun. S’inspirant des textes du Ramayana, ces ensembles ne sont composés que de chanteurs, une centaine environ, scandant des chants enivrants où le thème principal est chanté au rythme des “tchakatchakatchakak” qui ont donné le nom au genre. Il y est question de singes engagés dans une lutte contre un démon, tout cela autour d’une colonne où sont allumés des feux. Comme dans toutes les cérémonies, un prêtre vient bénir les chanteurs avant de commencer. Tandis qu’ils chantent, les hommes exécutent des mouvements saccadés, tantôt assis, tantôt allongés. Dans un prochain billet accompagné de vidéos, je parlerai plus précisément du déroulé du spectacle.
C’est le seul type de représentation dans lequel il n’y a aucun instrument, et étonnamment, je me suis rendu compte que certains spectateurs sont sortis avant la fin. Au début, je me suis dit que cela ne devait pas être à leur goût, mais je me suis rendu compte que les ritournelles agissent fortement sur l’état de conscience et que certains des chanteurs étaient en transe. La rythmique répétitive est un des éléments qui permet de modifier l’état de conscience dans les rituels chamaniques et j’imagine parfaitement que certaines personnes puissent être irritées par les chants, comme on peut l’être parfois au son répétitif d’une percussion.
Voici ici quasiment l’intégralité du spectacle à l’écoute pour s’imprégner de cette ambiance si particulière à la lumière de quelques torches, par une belle soirée nuit balinaise.
Bénédiction des chanteurs par le prêtre
Danseuses
Danse du démon. Le maître de cérémonie est juste à gauche de la colonne de feu
Lorsque le démon passe, les hommes s’allongent, symbolisant la mort des singes
Cérémonie du Kecak en 1971 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1935 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1937 — Tropenmuseum
Cérémonie du Kecak en 1959 — Tropenmuseum
Localisation du Pura Dalem Taman Kaja sur Google Maps
Entraînante, enivrante à l’extrême, la musique soufie dont les rythmes lancinants parviennent à cheviller l’émotion au corps, est une musique variée, dont l’aire d’expansion s’étend de la Turquie au Pakistan. Du Qawwalî de la Chishtiyya (Inde et Pakistan) au Sama’ des Mevlevis (Turquie) en passant par le Sûfyâna kâlam (Iran) et le Cem des Alevis (Turquie) jusqu’au Mugham d’Asie Centrale, la particularité de cette musique est son inscription dans un rituel religieux dont la transe est le moyen principal de connaître l’extase. La musique est une quête de spiritualité profonde qui passe par des expériences collectives. Le dikr (évocation) consistant à répéter sans cesse le nom de Dieu (ou d’Allah) est le principe de base de cette religion à part dans l’Islam. En effet, si le soufisme est rattaché à la sphère d’influence de l’Islam, elle est considéré par la communauté musulmane comme une croyance pré-islamique, voire païenne. Dans le mevlevisme (mouvement inspiré par Djalâl ad-Dîn Rûmî et auxquels sont rattachés les derviches tourneurs), le cœur de la croyance est l’amour spirituel porté à son paroxysme ; c’est la raison pour laquelle on appelle souvent le soufisme « religion de l’amour ». Retrouvez de nombreux artistes de la musique soufie sur thesufi.com.