Onggi (옹기 en coréen), c’est une famille, une famille de pots en terre, ou plutôt, selon l’expression consacrée au vu de leur taille, de jarres. Si l’alimentation coréenne n’était pas autant imprégnée d’aliments fermentés, le Onggi n’aurait pas aujourd’hui cette place dans la société ; c’est la raison pour laquelle on peut en trouver des dizaines exposées dans le Jangdokdae (lieu dédié à ces jarres) au palais de Gyeongbok à Séoul. La particularité de ces jarres, c’est que leur céramique n’est pas émaillée, mais recouverte d’une glaçure liquide qui, une fois cuite, laisse le pot respirer et permet les échanges d’air avec l’extérieur ; c’est ce qui permet la fermentation des aliments, mais lui confère également une grande résistance aux éléments comme le soleil, la pluie, ou le gel. Une fois le onggi cassé ou fendu, il retourne à la terre, on le concasse et on le laisse se dégrader dans la terre. Il est rétif à l’archéologie.
Mais ce qui est important dans tout ça, c’est que l’origine du Onggi remonte à une période située entre 4000 et 5000 av. J.-C., et qu’aujourd’hui encore, dans la Corée moderne, il existe encore des hommes et des femmes qui travaillent ces jarres comme des œuvres d’art, et pour comprendre exactement, ce que ça signifie, il faut partir avec Lee Kang-hyo, un des plus célèbres potiers coréens ; il faut le regarder se préparer au rythme de la musique, il faut le regarder éclabousser les jarres avec la glaçure, il faut encore et encore le regarder répandre à la main la substance gluante sur la surface des pots en se laissant pénétrer par une musique qui le fait presque entrer en transe et le fait revenir plus de 5000 ans en arrière, lorsque ses ancêtres produisaient les premières jarres, il faut le regarder, le visage barbouillé d’éclaboussures, le visage fermé, à genou devant sa création… Sans cela, je doute qu’on puisse comprendre…
C’est un grand monastère bouddhiste entouré de rizières en terrasses niché au cœur du parc national de Gayasan (가야산국립공원), au bout d’une route de montagne, là où les âmes peuvent se reposer et s’extraire de la fièvre urbaine. Nous sommes au monastère de Haeinsa (Haeinsa Janggyeong Panjeon), le temple de l’océan Mudra (해인사, 海印寺), un des trois temples joyaux du bouddhisme coréen et tête de l’ordre Jogye, dont la construction remonte à l’année 802. Nous voici arrivés en plein cœur de la Corée du Sud. L’atmosphère est hautement spirituelle et confinée derrière les murs en bois de ces bâtisses joliment peintes de couleurs vives, fermées par des volets verts ajustés entre des colonnes peintes en rouge sang et derrière les calicots affichant avec fierté les messages du Bouddha. Lorsque la neige n’a pas recouvert ce paysage enchanteur, c’est une nature verdoyante qui enserre ce petit écrin joyeux et nécessairement en dehors du temps.
Derrière ces murs, à l’ombre du soleil estival et au son des clochettes tintinnabulantes, errent des ombres drapées de gris clair, une étole de corail savamment nouée autour d’une des deux épaules, arcboutées sur un trésor dont elles sont les gardiennes jalouses. Dans ses murs se trouve un des joyaux de la religion coréenne ; le Tripitaka Koreana, également connu sous le nom de Palman Daejanggyeong. S’il est bien un endroit où l’on s’attend à trouver ce genre de trésor, c’est bien derrière les murs d’un monastère plutôt que dans les caves climatisées d’un musée national, car il s’agit de la plus complète version et de la plus ancienne également du canon bouddhique en écriture Hanja (transcription coréenne des caractères chinois). Si ce n’était que ça, ce serait effectivement un trésor inestimable, mais la particularité de cette version est qu’elle n’est pas transcrite sur papier, mais gravée sur des tablettes de bois, toutes réalisées entre 1237 et 1248. Ce sont au total 81258 tablettes de 70x24cm, représentant en tout 1496 titres et 6568 volumes. Cela semble proprement ahurissant, d’autant que ce sont en tout 52 330 152 caractères hanja ne comprenant aucune faute d’orthographe ! L’épaisseur de chaque tablette variant entre 2.6 et 4 cm, chacune pèse entre 3 et 4 kilos.
Je n’ai pas dit toute la vérité sur ce trésor. Si cette bibliothèque de bois contient effectivement la plus grande et la plus complète collection de textes bouddhiques, ce ne sont en réalité pas de simples tablettes de bois sculpté car si l’on prête attention, on se rend compte que les caractères sont gravés à l’envers. En effet, le rôle qu’a pu tenir cet énorme stock de tablettes en bois est en réalité d’avoir pu être la source de tous les écrits bouddhistes, reproductibles à l’infini grâce à ces tablettes faisant office d’originaux, dans le but de diffuser au plus grand nombre par simple apposition sur papier les paroles du Bouddha.
Bienvenue en terre coréenne (du nord). Jean-Luc Coatalem est journaliste, écrivain, et actuellement rédacteur en chef adjoint du magazine Géo. Une étrange lubie s’empare de lui ; faire le touriste en Corée du Nord. Le pays est certainement le pays le plus fermé du monde, on peut s’y rendre pour affaire, rarement pour le tourisme et encore moins lorsqu’on est journaliste, alors il monte une cabane grosse comme la Corée elle-même, il se fait passer pour un voyagiste, se fait faire de fausses cartes de visites, change le message de son répondeur, met ses amis dans une confidence qui pourrait lui coûter la geôle ou le camp de travail, mais il part quand-même et arrive par-dessus le marché à emmener un ami qui n’a jamais voyagé tellement plus loin que les contours du périphérique parisien.
Voilà le décor ; la plus oppressante dictature mondiale, un pays prison vivant sous le joug d’un gros nourrisson joufflu, naïf et impertinent, fils et petit-fils de gros nourrisson joufflu et naïf, et pire que tout, fou, rendu fou par l’illusion qu’il est l’avenir de cette humanité corrompue qui vit en-dehors de ses frontières et qui laisse son peuple mourir de faim, ses 25 millions d’habitants vivre avec des carences qu’on croirait sorties d’un livre sur le Moyen-âge. Le pays manque tellement de tout que lorsqu’un touriste pointe le bout de son nez ici, il est encadré, surveillé, on allume les lumières et les radiateurs sur son passage, on chauffe la piscine de l’hôtel et on met les enfants au garde à vous pour qu’ils jouent une sonate de Bach quand vous ouvrez la porte et le son retombe dès lors que vous sortez. Pays fantoche, une façade en carton-pâte qui commence à se fissurer sur toute la longueur mais qui maintient tellement bien la tête sous l’eau à ses habitants que je comprends qu’on préfère se noyer plutôt que vivre ça.
Toi qui entre ici oublie le diamètre de l’assiette normale ! Mais aussi celui de l’assiette intermédiaire comme celle dite à dessert pour ne te souvenir que des plus petites, sous-tasses à café et soucoupes. Car c’est ainsi que tout, désormais, te sera servi : dans de la dînette. Avec peu à manger dessus. Et encore, tu es privilégié : le reste de la RPDC crève de faim.
En règle générale, ni fruits frais, ni laitages, ni pain, ni vin, ni huile, ni condiments et encore moins de sel ou de poivre sur la table. Deux bières et une bouteille d’eau de 500ml à se partager. Quant au thé, pas plus d’une demi-tasse chacun, et redemander ne serait pas « camarade ».
Derrière le décor, il n’y a, malheureusement, rien de caché d’autre que la misère d’un pays enrôlé pour exécuter chaque jour de l’année son plus beau rôle, toujours dirigé en direction de son maître, son dominus, dont on ne peut être que l’esclave fidèle, courbant l’échine et montrant son cul pour qu’on le lui botte en remerciant toujours haut et fort. Inutile de dire à quel point tout est contrôlé, minuté, rien n’échappe aux sbires du régime qui sous le coup de la peur ne savent rien faire d’autre qu’obéir. Toute rébellion serait mortifère sinon pour toi, au moins pour ta famille…
On repart. Ce matin, mes trois Kim sont d’humeur guillerette mais ils ont les cheveux qui tirent. Ils ont abusé hier soir de l’alcool de riz. Ils profitent bien de ce périple, d’ailleurs le coffre contient quatre cartons scotchés qui n’étaient pas là à l’aller. Coup de téléphone avant de franchir la herse. A l’avant, M. Kim 2 parlemente puis, gêné, les choses le dépassant, refile l’appareil à M. Kim. Celui-ci fait ranger le véhicule sur le bas-côté et se retourne. Sourire de travers, mèche en berne, il demande :
— Chambre 124 ?
— Oui.
— Pourquoi un livre dans la poubelle ?
— Il est tombé dans l’eau et n’est plus…
Ma chambre a été fouillée, l’information est remontée aussitôt, de la femme d’étage jusqu’au responsable, et de celui-ci à mes anges gardiens, avant que nous ne quittions l’établissement : l’un des deux Français a laissé (exprès ?) un livre de poèmes (peut-être codé, les vers rappelant des formules) dans la poubelle de la salle de bains. Pourquoi ? A leur yeux, c’est un geste aberrant car n’importe quel ouvrage vaut une fortune. Et il ne manquerait plus que ce titre ne soit pas autorisé par la censure (y en a‑t-il qui le soient ?) pour que ça aille plus haut, imaginez un hôtel dévolu aux pontes du régime, et précipite chacun, complice, dans les emmerdes.
— Vous ne le rapportez pas, monsieur Jean ?
— Écoutez, je ne peux plus le lire, les pages se sont…
— Alors ils vont le détruire.
Et, après avoir donné son ordre sec, notre guide raccroche et relance la voiture. Avec la satisfaction d’avoir fait son devoir et de m’avoir protégé de moi-même.
Un vrai livre de voyage pour se faire une belle frayeur dans l’autre pays du matin calme, un livre effrayant où Coatelem arrive à nous faire sourire, malgré la réalité d’un pays gentiment rongé par un cancer qui porte le nom de Kim Jong-un, bébé joufflu et suffisant qui s’il n’était aussi malsain pourrait très bien danser comme un cheval en chantant Oppan Gangnam style…
Malheureusement, rien de tout ceci n’est vraiment drôle en soi, et le livre mérite un détour pour comprendre un peu ce qui se passe là-bas. A présent, courez acheter ce livre, car, de ma part, en dire plus ne serait pas… « camarade ».
Jean-Luc Coatalem, Nouilles froides à Pyongyang
Grasset, 2013
78 ans avant la Bible imprimée par Gutenberg, a été imprimé un livre nommé Baekunhwasang Chorok Buljo Jikji Simche Yojol, ou plus simplement Jikji.
Imprimé en Corée à Chungcheong en 1377.
Préférer la version anglaise du site, la traduction étant vraiment déplorable.