Pipes d’o­pium #7

Pipes d’o­pium #7

Où il est ques­tion d’un poète indien, d’une femme chi­noise qui n’a jamais exis­té, des paroles du Boud­dha et d’une chan­teuse islan­daise qui chante à la manière des scaldes.

Pre­mière pipe d’o­pium. Rabin­dra­nath Tha­kur dit Tagore (রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর), prix Nobel de lit­té­ra­ture en 1913. Des mots trou­vés au hasard dans les pages d’Élodie Ber­nard, que je ramène dans mon giron, des mots attra­pés au vol, pour ne pas les perdre. On ne connait pas assez ces auteurs asiatiques…

J’es­saie avec toute mon âme alté­rée d’une soif inapai­sable de péné­trer ce mince mais inson­dable mys­tère, comme ces étoiles qui épuisent les heures, nuit après nuit, espoir de per­cer le mys­tère de la sombre nuit avec leur regard bais­sé qui ne dort pas et ne cli­gnote pas.

Rabin­dra­nath Tagore, Gitan­ja­li, l’of­frande lyrique
Gal­li­mard, 1971

 

Deuxième pipe d’o­pium. Tăng Tuyết Minh (Zēng Xuěmíng), la femme qui n’a­vait jamais exis­té. Dans la longue réécri­ture de l’his­toire à laquelle s’est adon­née le peuple viet­na­mien pen­dant de longues années d’er­rances com­mu­nistes (n’en est-on pas encore là aujourd’­hui ?), il existe une his­toire que j’ai décou­verte cet été tan­dis que je m’ap­prê­tais à rendre visite à la dépouille immor­telle de l’oncle Hồ… Celui qui fut le grand révo­lu­tion­naire, encore adu­lé aujourd’­hui, d’un Viet­nam frac­tu­ré par une guerre civile qui laisse encore des traces de nos jours, fut marié dès 1926 à une jeune fille chi­noise et catho­lique de Guangz­hou mais il furent sépa­rés six mois plus tard tan­dis que Hồ Chí Minh pris la fuite suite au coup d’é­tat des natio­na­listes mené par Tchang Kaï-chek. Mal­gré des ten­ta­tives nom­breuses de l’une et de l’autre, les époux ne furent jamais réunis et tan­dis que Hồ s’é­tei­gnit en 1969, Tăng Tuyết Minh mou­rut en 1991 à l’âge de 86 ans. A ce jour, le gou­ver­ne­ment viet­na­mien fait tou­jours son pos­sible pour que cette his­toire d’a­mour ne figure pas au titre de l’his­toire offi­cielle, de la même manière qu’il est jeté un voile sombre sur les rela­tions sexuelles qu’en­tre­te­nait le lea­der avec des jeunes filles à peine pubères… D’ailleurs, c’est bien simple, Tăng Tuyết Minh n’a jamais existé… 

Troi­sième pipe d’o­pium. Le Boud­dha Sha­kya­mu­ni a dit Celui qui inter­roge se trompe. Celui qui répond se trompe. Alors je ne m’in­ter­roge plus, je laisse faire, mais devant l’im­pas­si­bi­li­té du boud­dhiste qui, pris dans le Mahāyā­na, a cette fâcheuse ten­dance à ne pas vou­loir déro­ger à l’ordre du monde éta­bli et finit par tom­ber dans une sorte de fata­lisme qui ne me convient pas, je cherche jour après jour à sor­tir du saṃsā­ra. Est-ce que ça compte vrai­ment si c’est soi-même qu’on inter­roge ? Et puis après tout, quel mal y a‑t-il à vou­loir sor­tir des cadres, sur­tout s’il est ques­tion de reli­gion ? Je suis dans un état tran­si­toire, pris entre l’en­vie de par­tir pour retrou­ver les sen­sa­tions à pré­sent dis­pa­rues et l’en­vie de res­ter et de construire quelque chose ici, tou­jours dans un écart inso­luble, alors je tente de retrou­ver au tra­vers de mes car­nets de voyage les lieux et les sen­sa­tions, je recons­truis, je rééla­bore le voyage en ima­gi­nant ce qu’il aurait pu être. Je me sou­viens de mon troi­sième voyage en Tur­quie, en pleines émeutes du parc Gezi, der­nière fois où j’y ai mis les pieds — le manque —, je me sou­viens des heures chaudes dans le parc his­to­rique de Sukho­thai que je par­cou­rais à vélo le long des larges ave­nues vides et entre les murs du Wat Si Chum — le manque —, je me sou­viens de Hanoï avec ses rues bruyantes et les ven­deurs de rue assou­pis sur le trot­toir pen­dant que je me repo­sais sur les bords du lac de l’é­pée res­ti­tuée, je me sou­viens de la moi­teur du matin à Chiang Mai quand je sor­tais de ma chambre d’hô­tel en même temps que les moines du Wat Che­di Luang et les chiens errants, au temps où dor­mir était une option inef­fi­cace — le manque. Mon corps a goû­té les plai­sirs de cette chair qui reste ancrée en moi comme le nom de Chu­la­long­korn.

Wat Sri Chum. Fan­tas­tique Boud­dha de 14 mètres de haut dont la seule main est plus haute qu’un homme

Une publi­ca­tion par­ta­gée par Romuald (@swedishparrot) le

Qua­trième pipe d’o­pium. Björk. Un amour de jeu­nesse qui m’ac­com­pagne depuis 1996 tan­dis que je décou­vrais avec un peu de retard l’al­bum Debut. Jus­qu’au jour où vous vous ren­dez compte que le nom de celle que vous appe­liez de la même manière qu’une marque de pro­duits ali­men­taires bio doit fina­le­ment se pro­non­cer Beyerk

Björk c’est avant tout la ríma (rímur au plu­riel), cette poé­sie scal­dique venue d’Is­lande et qui se base sur une ver­si­fi­ca­tion alli­té­ra­tive, comme le sont les plus anciens textes anglo-saxons comme Beo­wulf par exemple. La manière de réci­ter les rímur consiste à bien décol­ler les syl­labes pour une com­pré­hen­sion aisée. Dans les chan­sons de Björk, on retrouve exac­te­ment cet art et cette dic­tion toute par­ti­cu­lière (on l’en­tend par­ti­cu­liè­re­ment bien dans cet extrait d’une émis­sion de télé­vi­sion islan­daise où elle chante Unra­vel, sim­ple­ment accom­pa­gnée d’une épi­nette), avec son anglais tein­té d’un accent islan­dais dont elle n’ar­ri­ve­ra jamais, et c’est tant mieux, à se départir.

Nous sommes le 21 jan­vier 2018, les arbres nus dégou­linent d’une pluie qui s’in­si­nue par­tout et le soleil semble avoir dis­pa­ru pour tou­jours. Cela me rap­pelle la lec­ture d’un livre somp­tueux mais triste, datant de 1937 et écrit par l’é­cri­vain hel­vète Charles-Fer­di­nand Ramuz, Si le soleil ne reve­nait pas. Mais il revien­dra, c’est écrit dans les livres. Per­sonne n’a dit que ce sera facile, mais il reviendra.

Read more
Ubud, au bout du monde

Ubud, au bout du monde

Ubud. Évi­dem­ment, ça ne se pro­nonce pas à la fran­çaise, mais avec des “ou” bien ronds et bien rebon­dis comme le ventre d’un macaque. Ubud. Un nom impro­bable, pas impro­non­çable, mais qui fait pen­ser à une boule, douce et presque un peu trop ven­true. Ubud, c’est une petite kelu­ha­ran d’un kaca­ma­tan d’une kebu­pa­ten de la pro­vince de Bali, île impro­bable d’un pays qui l’est encore plus. Voi­ci un bout du monde à mille lieues de ce qui est fami­lier pour moi, l’exact oppo­sé, l’in­con­ci­liable, pour ne pas dire l’im­pen­sé total. Je ne sais même plus com­ment il a pu se pro­duire cet évé­ne­ment aus­si impro­bable pour moi que de me rendre en Indo­né­sie. Cer­tai­ne­ment une absence momen­ta­née, le doigt qui glisse sur le cla­vier et qui sug­gère une autre des­ti­na­tion que celle pré­vue, l’ac­ci­dent ori­gi­nel et impu­dique d’une nais­sance qu’on n’au­rait pas eu le temps d’avorter…

Logo de la Com­pa­gnie néer­lan­daise des Indes orien­tales (Veree­nigde Oost-Indische Compagnie)

Le dra­peau rouge et blanc du pays vient d’une des plus grandes îles de l’ar­chi­pel, de Java pré­ci­sé­ment, et marque l’a­vè­ne­ment du royaume Maja­pa­hit suite à la rébel­lion de Jaya­kat­wang de Kedi­ri contre Ker­ta­ne­ga­ra de Sin­ga­sa­ri en 1292. Ça pour­rait presque paraître anec­do­tique, mais c’est là un mor­ceau d’une his­toire qui nous est incon­nue, parce que l’In­do­né­sie nous est incon­nue et son his­toire en par­ti­cu­lier. On n’a peut-être rete­nu que l’his­toire de la Veree­nigde Oost-Indische Com­pa­gnie, la Com­pa­gnie des Indes Orien­tales, des Moluques et de ses giro­fliers, et encore, ça ne parle cer­tai­ne­ment pas à grand-monde. De toute façon, l’His­toire en géné­ral nous est incon­nue. On ne sait rien. On ne sait plus rien, on oublie jus­qu’à notre propre nom qui fini­ra dans le cani­veau des grandes antho­lo­gies. Alors l’His­toire, celle avec un grand H, tout le monde s’en tamponne.

L’In­do­né­sie est un pays impro­bable. Il n’existe pas tant qu’on n’en a pas fait la connais­sance. Une langue offi­cielle qui s’ap­pelle baha­sa indo­ne­sia, 742 langues dif­fé­rentes répar­ties entre 258 mil­lions d’ha­bi­tants eux-mêmes dis­sé­mi­nés sur 13466 îles, pays le plus musul­man du monde au regard du nombre d’ha­bi­tants… rien que ces don­nées sonnent comme des étran­ge­tés de l’es­prit, des biais, des Égyptes men­tales. Mais reve­nons-en à Ubud, car c’est la des­ti­na­tion de mon voyage, pour l’ins­tant. Ubud vient d’un mot indo­né­sien, ubad, signi­fiant méde­cine. Il fal­lait se méfier dès le départ de cette incon­grui­té. Une ville qui se nomme méde­cine ne peut être tota­le­ment dans l’u­sage entier de ses facul­tés, il y a quelque chose de caché qui ne se donne pas for­cé­ment à voir du pre­mier coup, un mys­tère à lever. Il me semble qu’il m’est venu à l’i­dée de par­tir en Indo­né­sie à la lec­ture d’ar­ticles sur Suma­tra, les Célèbes, les Moluques, des noms qui sont autant de reli­quats des anciennes courses aux épices, du temps où les navi­ga­teurs fla­mands gar­daient pré­cieu­se­ment pour leur empire le secret inavouables de la culture du Syzy­gium aro­ma­ti­cum, cet arbre endé­mique des îles qui peut atteindre la hau­teur de vingt mètres et dont le bou­ton flo­ral, avant qu’il n’ar­rive au point de flo­rai­son et séché au soleil prend le nom déli­cat de clou de girofle. Il me semble même que le déclen­cheur de tout ça a été le livre Chas­seurs d’é­pices de Daniel Vaxe­laire. Mais je ne sais plus et plus que le moyen d’y arri­ver, c’est le fait d’y arri­ver qui compte à pré­sent. Le seul fait avé­ré c’est qu’a­vant d’ar­ri­ver ici, je suis pas­sé par Istan­bul et Bang­kok ; aucune logique autre que la dia­go­nale de l’es­prit dans ces voyages, rien d’autre à rete­nir que l’his­toire, plu­tôt que les détails qui la font.

Tous les voyages com­mencent à Paris et le début du voyage prend forme dans les pre­miers jours où tout prend forme ; quelle valise, soute ou cabine, quel appa­reil pho­to, de quoi prendre des notes, de quoi bou­qui­ner aus­si, des usten­siles aus­si inutiles qu’en­com­brants, tout le pos­sible pour vous détour­ner de l’ob­jet pre­mier et qui ne compte pour rien dans l’af­faire. Ce que je retiens en pre­mier lieu, c’est cette migraine tenace qui m’a empê­ché de m’en­dor­mir dans l’a­vion qui filait vers Dubaï. J’ai tour à tour eu chaud, froid, envie de vomir, envie d’al­ler aux toi­lettes, eu ter­ri­ble­ment soif, au bord de la déshy­dra­ta­tion, chaud, des gouttes de sueur per­lant sur mon front, hypo­gly­cé­mie, voile noir… une angoisse ter­rible qui me susur­rait à l’o­reille que j’é­tais en train de mou­rir à dix-mille mètres quelque part au-des­sus de l’A­ra­bie Saou­dite ou du Golfe Per­sique ; triste fin pour le voya­geur qui n’a même pas atteint Jakar­ta. Encore une fois, j’ar­rive enfin à m’as­sou­pir lorsque l’a­vion amorce sa des­cente en tour­noyant au-des­sus du sable de Dubaï. Un café et un jus d’o­range dans l’aé­ro­port de tran­sit me reviennent à 8 euros. Pour ce prix, je m’a­muse à pen­ser que j’au­rais pu sor­tir prendre un taxi et faire le tour de la ville, his­toire de rater le pro­chain avion… mais je pré­fère ten­ter de me repo­ser en atten­dant, mais la peur de m’en­dor­mir pour de bon et de ne pas pou­voir mon­ter dans l’a­vion pour l’In­do­né­sie me rend ner­veux et ce sont de mau­vais rêves, entre deux som­meils, qui me main­tiennent éveillé, et peut-être en vie aus­si. Je déteste cet aéro­port qui n’est qu’une immense vitrine de luxe, à l’i­mage de la ville et de ces états du Golfe qui ne comptent que sur leur image pour atti­rer un cer­tain type de clien­tèle que je n’ai­me­rais pas croi­ser. Deux cachets ont rai­son de ma migraine et de tout ce qui l’accompagne.

Indonésie - jour 1 - 04 - Dubaï

Mon escale est ter­mi­née et l’a­vion des­cend enfin sur Jakar­ta dans l’air du soir, avec des trem­ble­ments de satis­fac­tion, ou de ter­reur, sur un tar­mac détrem­pé ; l’a­vion gronde, sup­plie, la grosse bête qu’est l’A380 arrive enfin à se poser en ayant pro­cu­ré quelques belles suées au voya­geur, et peut-être aus­si au per­son­nel navigant.

La pre­mière chose que je fais en arri­vant à Jakar­ta, c’est filer aux toi­lettes pour me chan­ger, pas­ser quelques vête­ments légers ; la cli­ma­ti­sa­tion du ter­mi­nal fonc­tionne bon an mal an et j’ai besoin de me faire absor­ber par l’air ambiant. Je trans­pire non pas de cha­leur mais comme si déjà j’é­tais pris dans les griffes d’un mal sor­dide, une fièvre tro­pi­cale débi­li­tante alors que je ne suis même pas encore sor­ti en ville. Une fois encore, je me trouve en tran­sit. Je n’au­rais pas l’oc­ca­sion de voir Jakar­ta puisque j’at­tends un autre avion pour me rendre à Den­pa­sar, aéro­port de Bali. J’a­vais ima­gi­né qu’en arri­vant le soir à Jakar­ta, je n’au­rais qu’à attendre patiem­ment dans un petit coin de l’aé­ro­port sur des sièges confor­tables que le temps passe en dor­mant un peu sur les sièges confor­tables d’un salon cli­ma­ti­sé ; c’é­tait sans comp­ter que Soe­kar­no-Hat­ta fait figure d’aé­ro­port pro­vin­cial, un tan­ti­net cam­pa­gnard. Rien à voir avec un Suvar­nabhu­mi au mieux de sa forme. Rien ne se passe for­cé­ment comme on l’a­vait imaginé.

Indonésie - jour 1 - 06 - Aéroport de Jakarta

Il est plus de 23h00 et la vie com­mence à ralen­tir dans le petit aéro­port. Dans les espaces fumeurs à l’ex­té­rieur, là où les taxis attendent leurs clients, cha­cun de ceux qui m’ap­prochent ont du mal à com­prendre que je ne veux pas de taxis et je suis obli­gé de me jus­ti­fier à chaque fois que je reprends un avion le len­de­main. Tous com­prennent en acquies­çant et disent « Ah !! Den­pa­sar !! ». Eh oui. Une odeur de clou de girofle baigne l’air moite, par­tout où les hommes fument. Ce sont les kre­teks, des ciga­rettes fabri­quées ici et qui sup­plantent tout le mar­ché du tabac dans le pays. Aro­ma­ti­sées aux clous de girofle, par­fu­mées d’une sauce sucrée qui rend le filtre étran­ge­ment déli­cieux, elles pro­duisent un petit cré­pi­te­ment lorsque brûlent les clous, ce qui leur donne leur nom, comme une ono­ma­to­pée dont les Indo­né­siens sont friands. L’air est pesant, il vient de pleu­voir, l’hu­mi­di­té est à son maxi­mum et la cha­leur étouf­fante même après la pluie dilu­vienne qui vient de s’a­battre. Dans la lumière jaune de la nuit illu­mi­née par les lam­pa­daires, je pro­fite de ces pre­miers ins­tants sur ce conti­nent nou­veau pour admi­rer les visages buri­nés et bruns des hommes por­tant le song­kok, les robes bigar­rées des femmes por­tant toutes le voile, la ron­deur char­mante des visages d’en­fants et chez cha­cun cet air un peu débon­naire qui tra­duit une cer­taine manière de conduire sa vie. Ce pre­mier contact avec les Indo­né­siens me ravit ; ils ont tous l’air si gentils.

Je m’ar­rête dans un petit res­tau­rant près des arri­vées pour dîner d’un Ipoh lun mee, une sorte de bouillon dans lequel flottent des nouilles plates et de la viande hachée que je ne sau­rais pas iden­ti­fier. Les épices me brûlent le gosier, mais j’ai tel­le­ment faim et suis si fati­gué que je pour­rais man­ger mes doigts sans m’en rendre compte. Dehors, la patrouille aéro­por­tuaire passe dans une espèce de taxi 4x4 qui pousse d’étranges glous­se­ments que des types assis par terre imitent en se mar­rant. J’es­saie vai­ne­ment de trou­ver un siège libre pour me poser et dor­mir un peu, mais tous les fau­teuils sont assaillis par des familles entières ; le sol est suf­fi­sam­ment sale pour que je n’ose pas m’y allon­ger. Fina­le­ment, je trouve un petit hall cli­ma­ti­sé près de la porte de la mos­quée de l’aé­ro­port où je pose ma valise sous le regard amu­sé d’une famille qui doit s’é­ton­ner de voir un occi­den­tal par­ta­ger le même espace qu’eux. Je pose ma valise et tente de trou­ver une posi­tion allon­gée pas trop dou­lou­reuse pour mon corps osseux et four­bu de fatigue. M’en­dor­mir est à la fois un pari et un dan­ger ; j’ai juste besoin de récu­pé­rer un peu avant de repar­tir et la peur de m’en­fon­cer dans un som­meil trop pro­fond serait l’as­su­rance pour moi de rater ma cor­res­pon­dance, alors je m’a­ban­donne quelques ins­tants dans un som­meil de sur­face, en léger éveil, afin de pou­voir réagir rapi­de­ment… Je dors peut-être une heure, une toute petite heure à la fois longue et dif­fi­cile, avant de me reprendre et de me diri­ger vers les comp­toirs d’en­re­gis­tre­ment encore fer­més. Après tout s’en­chaîne ; le visage char­mant des hôtesses à l’en­re­gis­tre­ment, les orchi­dées blanches posées sur les comp­toirs, les longs cou­loirs vides et les ran­gées de trol­leys qui n’at­tendent visi­ble­ment per­sonne, les bou­tiques duty-free fer­mées, les colonnes de bois sou­te­nant un toit pen­tu, les lustres en bam­bou et papier et les orchi­dées de toutes les cou­leurs, raf­fi­nées, les dis­tri­bu­teurs de billets étin­ce­lants et les pre­miers tableaux d’af­fi­chage des vols égre­nant des noms de villes dont je n’ai jamais enten­du par­ler… Balik­pa­pan, Pekan­ba­ru, Kua­la­na­mu… Plus qu’un bout du monde, j’ai l’im­pres­sion d’être dans un autre monde, étran­ger per­du, incon­gru par­fait, presque tota­le­ment hors-pro­pos. L’es­pace de l’aé­ro­port me per­met­tant d’at­tendre mon avion pour Den­pa­sar n’est pas cli­ma­ti­sé mais réfri­gé­ré. Il faut comp­ter encore une bonne heure avant que la porte ne soit ouverte ; impos­sible de s’as­sou­pir dans un froid pareil et sur­tout dans ce hall où les enfants crient comme s’il était quatre heures de l’a­près-midi et où cha­cun vit sa vie sans se pré­oc­cu­per de l’autre. Éton­nam­ment, il n’y a pas un seul Occi­den­tal à l’horizon.

Indonésie - jour 1 - 10 - Aéroport de Jakarta

Chan­ge­ment de décor. Den­pa­sar, sur l’île de Bali, aéro­port inter­na­tio­nal sans inté­rêt, ville à la fois cos­mo­po­lite et sans charme, entiè­re­ment tour­née vers la mer. Ce n’est qu’une escale éloi­gnée de plus d’une heure d’U­bud que je rejoins avec un taxi qui res­semble plus à un van déla­bré. La route qui mène jus­qu’à Ubud est droite, large et dan­ge­reuse, tout le monde y roule à une allure exces­sive ; je n’en retiens que les pre­miers pay­sages de rizières qui s’é­tendent à perte de vue, les mai­sons si carac­té­ris­tiques avec leur enceinte et les por­tails monu­men­taux taillés dans cette pierre vol­ca­nique sombre, les ven­deurs de sta­tues hin­doues et de paniers regrou­pés en cor­po­ra­tions sur le bord du che­min, der­rière les para­pets. Je suis tel­le­ment exté­nué que je ne vois plus rien, le chauf­feur de taxi sachant exac­te­ment où je vais, je n’ai plus à me pré­oc­cu­per de rien et je m’ef­fondre dans un som­meil lourd que même la beau­té du pay­sage et la nou­veau­té du lieu n’ar­rivent à pas faire taire. Je m’en­dors dans les cahots de la route pour me retrou­ver encore plus éteint sur une route de cam­pagne défon­cée, dans les rizières, à la plus extrême pointe du monde connu… quelques kilo­mètres plus loin et l’on arri­vait dans des lieux qui n’ap­pa­raissent sur aucune carte… Un peu plus et je som­brais dans le chaos.

Indonésie - jour 1 - 16 - Ubud

En tirant ma valise sur le che­mins de terre qui borde des champs de riz, je me demande ce qui m’attend…

Read more
Pipes d’o­pium #6

Pipes d’o­pium #6

Où il est ques­tion d’une inso­lente en pays fer­mé, de confes­sions bre­tonnes, d’une grotte à peine connue et d’un cœur alle­mand qui s’é­panche en larmes.

Pre­mière pipe d’o­pium. Elle s’ap­pelle Élo­die Ber­nard. Née en 1984, elle a rame­né dans ses valises un ouvrage paru sous le nom de Le vol du paon mène à Lhas­sa. Jeu­nesse inso­lente, visage fron­deur, œil vif et per­çant, un air de com­bat­tante, Élo­die Ber­nard porte sur elle les stig­mates d’une vie de voya­geuse, mais au-delà de son écrit qui relève de l’ex­ploit puis­qu’elle s’est infil­trée dans le Tibet inter­dit en pleine période des Jeux Olym­piques de Pékin alors qu’elle n’a­vait que vingt-quatre ans, c’est avant tout un style inso­lent et riche qui n’est pas sans rap­pe­ler la plume acé­rée de Nico­las Bou­vier. Style enle­vé, plein d’une rage sourde dans une Lhas­sa assié­gée et muse­lée, elle emporte le lec­teur dans son aven­ture clan­des­tine au cœur d’une ville qui n’a plus rien à voir avec les cir­cuits tou­ris­tiques. Plus qu’une lec­ture de voyage, plus qu’un récit enga­gé qui sonne comme un affront au pou­voir cen­tral de Pékin, c’est avant un tout un beau et grand livre qui ne fait pas que raconter.

Elo­die Ber­nard par Dja­mil­la Cochran

Dans les déserts tibé­tains comme dans tous les déserts du monde, on pour­rait rêver de cou­rir libre­ment à tra­vers les espaces. Mais dans quelle direc­tion aller ? Impuis­sant face à l’illi­mi­té de l’ho­ri­zon, l’es­prit se calme. On ne désire plus atteindre un point pro­chain, on appré­cie le moment pré­sent. On s’har­mo­nise pour un temps avec la nature et on touche au bon­heur. Le désir chez un indi­vi­du conduit à un état de souf­france et d’in­sa­tis­fac­tion per­pé­tuelle, pré­cisent les Écri­tures boud­dhiques. L’ins­tant de quié­tude effeuillé devient alors une éclair­cie, le signe avant-cou­reur d’un pos­sible chan­ge­ment à venir. En paix avec lui-même, le corps est davan­tage dis­po­sé à l’ac­cueil aux autres, non qu’il s’a­dapte à l’en­vi­ron­ne­ment, mais plu­tôt qu’il se ren­force et se recentre. Je m’a­ban­donne toute entière, sai­sis­sant au vol cet écho venu d’un autre horizon.

Elo­die Ber­nard, Le vol du paon mène à Lhassa
Gal­li­mard, 2010

Deuxième pipe d’o­pium. C’est bien connu, l’air de la Bre­tagne invite à la confes­sion. [per­fect­pull­quote align=“right” bordertop=“false”]Une ville tout ecclé­sias­tique, étran­gère au com­merce et à l’industrie, un vaste monas­tère ou nul bruit du dehors ne péné­trait, où l’on appe­lait vani­té ce que les autres hommes pour­suivent, et où ce que les laïques appellent chi­mère pas­sait pour la seule réalité.[/perfectpullquote] On le sait quand on a vu les reliques de Saint-Yves dans la châsse dorée qui trône sur l’au­tel qui lui est dédié dans la cathé­drale de Tré­guier, on le sait depuis qu’on a lu ces mots durs d’Er­nest Renan, natif de la ville, par­ler de son aspect rude… On le sait aus­si depuis que l’on a enten­du la cloche de Mini­hy-Tré­guier son­ner dans la cam­pagne du soir, dans cette petite église où j’ai enten­du un jour une messe chan­tée par des gens qui n’a­vaient aucun sens de l’har­mo­nie, quelle qu’elle soit. On le sait depuis que l’on n’en­tend plus la Miche­line pas­ser au fond du jar­din. Sons de la Bre­tagne, bruis­se­ments de voix, rumeurs cra­po­teuses incer­taines… Tout ce qui se dit en bre­ton ou en fran­çais n’est pas bon à entendre. D’au­tant que la dis­tance avec la capi­tale n’est pas si grande…

Il reste l’es­tran, l’ho­ri­zon sans mer, des bateaux cou­chés sur le flanc au jusant, le sou­ve­nir des jours pas­sés au bord de la mer avec les grands-parents, l’en­fance loin­taine repliée comme un mot d’a­mour caché dans un por­te­feuille. Tout le reste n’a aucune impor­tance. L’air de la Bre­tagne invite à la confession.

Estran

L’es­tran à Plou­gres­cant. Pho­to prise en 2008 mais depuis, rien n’a vrai­ment changé.

Troi­sième pipe d’o­pium. Hang Sơn Đoòng, la plus grande grotte du monde. Décou­verte en 1991 et explo­rée en 2009, c’est un des lieux les plus magiques du monde. Située au cœur du Viet­nam, à la fron­tière avec le Laos, elle a été sculp­tée pen­dant des mil­lé­naires par les fleuves sou­ter­rains qui ont fait de ce lieu gigan­tesque une mer­veille qui cache encore des secrets. Faune endé­mique et forêts sou­ter­raines sont autant de miracles qu’on peut obser­ver dans cette grotte qui est en fait un immense laby­rinthe de 9 kilo­mètres de long et dont le point culmi­nant sou­ter­rain s’é­lève à plus de 200 mètres de haut sur cent mètres de large, ce qui cor­res­pond aux deux tiers de la hau­teur de la Tour Eif­fel, ou à la hau­teur d’un immeuble de 40 étages.

Hang Sơn Đoòng

Qua­trième pipe d’o­pium. Wie­wohl mein Herz in Trä­nen schwimmt pour finir. La pas­sion selon Saint Mat­thieu (BWV 244) de Johann Sebas­tian Bach. Ce ne sont que quelques notes, un réci­ta­tif lim­pide qu’il faut écou­ter en fer­mant les yeux.

[audio:BWV0244-18.xol]

Ce sera tout pour aujourd’­hui car par­ler trop n’est en rien une ver­tu. Allon­gez-vous ici, fer­mez les yeux, lais­sez-vous ber­cer par l’onde gra­cieuse, lais­sez les autres s’empêtrer dans leurs men­songes cras­seux, le soleil fait enfin son apparition.

Read more
Pipes d’o­pium #5

Pipes d’o­pium #5

Aujourd’­hui, ces pipes d’o­pium ne sont dédiées qu’à une seule per­sonne ; le pho­to­graphe néo-zélan­dais Brian Brake. Et il n’y a pas grand-chose à en dire, car les mots ont par­fois du mal à com­men­ter les pho­tos. Brake est un per­son­nage de l’ombre, même s’il fût déco­ré de l’OBE (Order of Bri­tish Empire), un per­son­nage dis­cret qui tra­vailla sur des sujets géo­gra­phi­que­ment proches de son pays natal. Sa pre­mière grande œuvre, c’est Mon­soon qu’il rap­por­ta d’Inde en 1960 et qui fut publiée dans Life et Paris-Match. La plu­part des sujets cou­verts res­tent cen­trés sur l’A­sie et ce qui attrape immé­dia­te­ment le regard, ce sont ces fas­ci­nantes cou­leurs qui font de ses cli­chés des témoi­gnages intem­po­rels, à la dyna­mique forte…

Pre­mière pipe d’opium. La jeune fille sous la mous­son. Même si la pho­to­gra­phie est un tan­ti­net contro­ver­sée (il s’a­git en réa­li­té d’une actrice et non d’une pay­sanne), c’est cer­tai­ne­ment la pho­to la plus repré­sen­ta­tive de Brake, évo­quant la part d’é­ro­tisme conte­nue dans la lit­té­ra­ture indienne.

Deuxième pipe d’o­pium. Je ne sais pas où a été prise cette pho­to, mais elle fait par­tie d’une série sur le monde de la Rome antique. Un jeu de lumière fan­to­ma­tique dans les brumes du matin.

Troi­sième pipe d’o­pium. Res­tau­rant de chiao-tzu dans la rue Liu­li­chang à Pékin. Pho­to prise en 1960, en pleine poli­tique du Grand Bond en Avant qui occa­sion­ne­ra les plus grande famine qu’au­ra connu la Chine. Une pho­to prise sur le vif, un ins­tan­ta­né de vie plein de sens.

Qua­trième pipe d’o­pium.Une église russe dans les vapeurs du matin hiver­nal. Une ambiance et des cou­leurs plus vraies que nature.

Cin­quième pipe d’o­pium. Céré­mo­nie boud­dhiste des offrandes aux morts incon­nus à Kyo­to en 1964. Toute la magie du Japon, ses feuilles d’é­rables colo­rées et son céré­mo­nial très codifié.

La pho­to d’en-tête a été prise dans un stade japo­nais, où un chauf­feur fait le spec­tacle pour empor­ter le public.

Read more
Nara­sim­ha déchi­rant le corps d’Hiranyakashipu

Nara­sim­ha déchi­rant le corps d’Hiranyakashipu

Tan­dis que la course folle des nuages pous­sés par le vent ne s’ar­rête que lorsque je ne regarde plus par la fenêtre, je me sou­viens d’un nom comme d’un man­tra, le nom d’un des ava­tars de Vish­nu. Nara­sim­ha (नरसिंह). L’homme (nara) lion (sim­ha). Drôle de per­son­nage que ce qua­trième ava­tar de Vish­nu qui avait ber­cé une de mes chaudes nuits au cœur de Bang­kok. Je me sou­viens pré­ci­sé­ment de cette nuit par­ti­cu­liè­re­ment chaude à l’hô­tel Le Tada pen­dant laquelle je dévo­rais le livre de Cathe­rine Clé­ment, Pro­me­nade avec les dieux de l’Inde où Nara­sim­ha, selon la tra­di­tion du Bha­ga­va­ta Pura­na (भागवतपुराण), exter­mi­na l’an­ti-dieu dont le petit nom sonne comme celui d’un mignon petit chien à poil long ; Hira­nya­ka­shi­pu. Nara­sim­ha est pour moi le sym­bole de la ruse dont sont capables les dieux de l’Inde face aux règles innom­brables et par­fois facé­tieuses de la loi. Pour prendre connais­sance de cette his­toire pour le moins cocasse, lais­sons-nous embar­quer par Cathe­rine Clé­ment, qui, en d’autres temps, nous emme­nait sur les che­mins des dieux sur France Culture.

Nara­sim­ha — pho­to © Joaní­dea Sodret

[…] Il est le roi des anti-dieux. Les anti-dieux, en sans­krit Asu­ra, qu’on peut tra­duire par « démons », sont des rebelles en lutte contre les Deva. D’un côté les Deva, de l’autre les Asu­ra. Et celui-là, Hira­nya­ka­shi­pu, est le plus puis­sant des anti-dieux.
Le propre des anti-dieux, c’est que, jaloux des dieux, ils sont tou­jours prêts à leur prendre le pou­voir. Mais lors­qu’un anti-dieu se livre à suf­fi­sam­ment de pra­tiques macé­ra­toires dans le but d’ob­te­nir satis­fac­tion, on n’a pas le choix, on est obli­gé de lui céder. Per­sonne n’a le choix. C’est la loi du yoga, et non celle des poissons.
Hira­nya­ka­shi­pu, qui connaît son monde, com­mene à faire des aus­té­ri­tés pour obte­nir les faveurs de Brah­ma. Il pra­tique notam­ment l’as­cèse des Cinq Feux, et il dégage tel­le­ment de cha­leur autour de lui que les Deva demandent à Brah­ma de s’oc­cu­per de l’im­por­tun. Brah­ma et per­sonne d’autre. C’est la loi ! Puisque l’im­por­tun prie Brah­ma, c’est à Brah­ma de s’en occuper.
Obéis­sant aux règles, Brah­ma appa­raît donc à Hira­nya­ka­shi­pu qui obtient ce qu’il veut. Il a tout pré­vu. Hira­nya­ka­shi­pu obtient l’invulnérabilité.
Mais atten­tion ! Confor­mé­ment au règle­ment, l’in­vul­né­ra­bi­li­té que demande le roi des anti-dieux est pré­ci­sé­ment défi­nie. Il a mûre­ment réflé­chi, ce roi. Quoi qu’il advienne, Hira­nya­ka­shi­pune sera tué ni par un homme ni par un ani­mal, ni par une créa­ture de Brah­ma, ni de jour ni de nuit, ni sur terre ni en l’air. L’A­su­ra pense qu’ain­si, il est bien pro­té­gé. (On va le voir, il se trompe.) Ce n’est pas tout. Hira­nya­ka­shi­pu obtient éga­le­ment l’é­ga­li­té avec Brah­ma et il obtient enfin de pou­voir pra­ti­quer des ascé­tismes que per­sonne d’autre ne pour­ra pra­ti­quer — c’est une garantie.
Brah­ma dit oui à tout. Comme patron des brah­manes, il est obli­gé d’ac­cep­ter les demandes d’un ascète. Il fait de plus en plus chaud ! Les Deva, qui suf­foquent, sont pris au piège. Alors, qui peut les sauver ?
En cas de dan­ger abso­lu, Vish­nu pré­pare un de ses ava­tars. Nous sommes dans un dan­ger abso­lu. Vish­nu va donc se char­ger de l’im­por­tun dont les exer­cices ascé­tiques déclenchent une cha­leur formidable.
En tous les cas, puisque l’ad­ver­saire a tout pré­vu et qu’il est invul­né­rable, il va fal­loir ruser. Vish­nu pré­voit donc de « des­cendre » sous une forme inat­ten­due, (on ne sait pas encore laquelle) mais seule­ment, décide-t-il, quand le fils d’Hi­ra­nya­ka­shi­pu sera mal­trai­té par son père au point de ris­quer la mort.
Vish­nu a ses rai­sons. Hira­nya­ka­shi­pu déteste pro­fon­dé­ment Vish­nu, mais il a un fils qui déteste son père. Natu­rel­le­ment, en bonne logique, ce fils est en ado­ra­tion devant Vishnu.
Furieux de la tra­hi­son de son fils, Hira­nya­ka­shi­pu com­mence à le mal­trai­ter. Il le jette à l’eau ligo­té, en vain ; il lui fait toutes sortes de misères, en vain. L’en­fant sur­vit. Il finit par le mettre à l’é­preuve et le somme de renon­cer à Vish­nu, ou de périr. En vain. Le fils tient bon. Vish­nu appa­raît lorsque le mal­heu­reux enfant risque d’être mis à mort.
Il appa­raît sous la forme d’un homme à tête de lion — donc ni homme ni ani­mal. Il appa­raît au cré­pus­cule — donc ni jour ni nuit. Il attrape Hira­nya­ka­shi­pu et le tue sur ses cuisses — ni sur terre ni en l’air.
Vish­nu n’est pas une créa­ture de Brah­ma. Cet homme à tête de lion qu’on appelle Nara­sim­ha n’est pas non plus une créa­ture de Brah­ma. L’an­ti-dieu n’est pas tué par un ani­mal, ni par un homme ni par une créa­ture de Brah­ma, ni de jour ni de nuit, ni sur terre ni en l’air. Les dieux de l’Inde ont cette par­ti­cu­la­ri­té d’être extrê­me­ment poin­tilleux sur le règlement.
Lié par les accords entre Brah­ma et l’an­ti-dieu, Vish­nu les contourne. Sans conces­sions : il déchire l’an­ti-dieu tout vivant.

Cathe­rine Clé­ment, Pro­me­nade avec les dieux de l’Inde
Edi­tions du Pana­ma, 2005

En-tête : Nara­sim­ha et Hira­nya­ka­shi­pu (1820–1840) 24.5 x 12.8cm, minia­ture indienne.

Read more