Où il est question d’un poète indien, d’une femme chinoise qui n’a jamais existé, des paroles du Bouddha et d’une chanteuse islandaise qui chante à la manière des scaldes.
Première pipe d’opium. Rabindranath Thakur dit Tagore (রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর), prix Nobel de littérature en 1913. Des mots trouvés au hasard dans les pages d’Élodie Bernard, que je ramène dans mon giron, des mots attrapés au vol, pour ne pas les perdre. On ne connait pas assez ces auteurs asiatiques…
J’essaie avec toute mon âme altérée d’une soif inapaisable de pénétrer ce mince mais insondable mystère, comme ces étoiles qui épuisent les heures, nuit après nuit, espoir de percer le mystère de la sombre nuit avec leur regard baissé qui ne dort pas et ne clignote pas.
Deuxième pipe d’opium. Tăng Tuyết Minh (Zēng Xuěmíng), la femme qui n’avait jamais existé. Dans la longue réécriture de l’histoire à laquelle s’est adonnée le peuple vietnamien pendant de longues années d’errances communistes (n’en est-on pas encore là aujourd’hui ?), il existe une histoire que j’ai découverte cet été tandis que je m’apprêtais à rendre visite à la dépouille immortelle de l’oncle Hồ… Celui qui fut le grand révolutionnaire, encore adulé aujourd’hui, d’un Vietnam fracturé par une guerre civile qui laisse encore des traces de nos jours, fut marié dès 1926 à une jeune fille chinoise et catholique de Guangzhou mais il furent séparés six mois plus tard tandis que Hồ Chí Minh pris la fuite suite au coup d’état des nationalistes mené par Tchang Kaï-chek. Malgré des tentatives nombreuses de l’une et de l’autre, les époux ne furent jamais réunis et tandis que Hồ s’éteignit en 1969, Tăng Tuyết Minh mourut en 1991 à l’âge de 86 ans. A ce jour, le gouvernement vietnamien fait toujours son possible pour que cette histoire d’amour ne figure pas au titre de l’histoire officielle, de la même manière qu’il est jeté un voile sombre sur les relations sexuelles qu’entretenait le leader avec des jeunes filles à peine pubères… D’ailleurs, c’est bien simple, Tăng Tuyết Minh n’a jamais existé…
Troisième pipe d’opium. Le Bouddha Shakyamuni a dit Celui qui interroge se trompe. Celui qui répond se trompe. Alors je ne m’interroge plus, je laisse faire, mais devant l’impassibilité du bouddhiste qui, pris dans le Mahāyāna, a cette fâcheuse tendance à ne pas vouloir déroger à l’ordre du monde établi et finit par tomber dans une sorte de fatalisme qui ne me convient pas, je cherche jour après jour à sortir du saṃsāra. Est-ce que ça compte vraiment si c’est soi-même qu’on interroge ? Et puis après tout, quel mal y a‑t-il à vouloir sortir des cadres, surtout s’il est question de religion ? Je suis dans un état transitoire, pris entre l’envie de partir pour retrouver les sensations à présent disparues et l’envie de rester et de construire quelque chose ici, toujours dans un écart insoluble, alors je tente de retrouver au travers de mes carnets de voyage les lieux et les sensations, je reconstruis, je réélabore le voyage en imaginant ce qu’il aurait pu être. Je me souviens de mon troisième voyage en Turquie, en pleines émeutes du parc Gezi, dernière fois où j’y ai mis les pieds — le manque —, je me souviens des heures chaudes dans le parc historique de Sukhothai que je parcourais à vélo le long des larges avenues vides et entre les murs du Wat Si Chum — le manque —, je me souviens de Hanoï avec ses rues bruyantes et les vendeurs de rue assoupis sur le trottoir pendant que je me reposais sur les bords du lac de l’épée restituée, je me souviens de la moiteur du matin à Chiang Mai quand je sortais de ma chambre d’hôtel en même temps que les moines du Wat Chedi Luang et les chiens errants, au temps où dormir était une option inefficace — le manque. Mon corps a goûté les plaisirs de cette chair qui reste ancrée en moi comme le nom de Chulalongkorn.
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Quatrième pipe d’opium. Björk. Un amour de jeunesse qui m’accompagne depuis 1996 tandis que je découvrais avec un peu de retard l’album Debut. Jusqu’au jour où vous vous rendez compte que le nom de celle que vous appeliez de la même manière qu’une marque de produits alimentaires bio doit finalement se prononcer Beyerk…
Björk c’est avant tout la ríma (rímur au pluriel), cette poésie scaldique venue d’Islande et qui se base sur une versification allitérative, comme le sont les plus anciens textes anglo-saxons comme Beowulf par exemple. La manière de réciter les rímur consiste à bien décoller les syllabes pour une compréhension aisée. Dans les chansons de Björk, on retrouve exactement cet art et cette diction toute particulière (on l’entend particulièrement bien dans cet extrait d’une émission de télévision islandaise où elle chante Unravel, simplement accompagnée d’une épinette), avec son anglais teinté d’un accent islandais dont elle n’arrivera jamais, et c’est tant mieux, à se départir.
Nous sommes le 21 janvier 2018, les arbres nus dégoulinent d’une pluie qui s’insinue partout et le soleil semble avoir disparu pour toujours. Cela me rappelle la lecture d’un livre somptueux mais triste, datant de 1937 et écrit par l’écrivain helvète Charles-Ferdinand Ramuz, Si le soleil ne revenait pas. Mais il reviendra, c’est écrit dans les livres. Personne n’a dit que ce sera facile, mais il reviendra.
Ubud. Évidemment, ça ne se prononce pas à la française, mais avec des “ou” bien ronds et bien rebondis comme le ventre d’un macaque. Ubud. Un nom improbable, pas imprononçable, mais qui fait penser à une boule, douce et presque un peu trop ventrue. Ubud, c’est une petite keluharan d’un kacamatan d’une kebupaten de la province de Bali, île improbable d’un pays qui l’est encore plus. Voici un bout du monde à mille lieues de ce qui est familier pour moi, l’exact opposé, l’inconciliable, pour ne pas dire l’impensé total. Je ne sais même plus comment il a pu se produire cet événement aussi improbable pour moi que de me rendre en Indonésie. Certainement une absence momentanée, le doigt qui glisse sur le clavier et qui suggère une autre destination que celle prévue, l’accident originel et impudique d’une naissance qu’on n’aurait pas eu le temps d’avorter…
Logo de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (Vereenigde Oost-Indische Compagnie)
Le drapeau rouge et blanc du pays vient d’une des plus grandes îles de l’archipel, de Java précisément, et marque l’avènement du royaume Majapahit suite à la rébellion de Jayakatwang de Kediri contre Kertanegara de Singasari en 1292. Ça pourrait presque paraître anecdotique, mais c’est là un morceau d’une histoire qui nous est inconnue, parce que l’Indonésie nous est inconnue et son histoire en particulier. On n’a peut-être retenu que l’histoire de la Vereenigde Oost-Indische Compagnie, la Compagnie des Indes Orientales, des Moluques et de ses girofliers, et encore, ça ne parle certainement pas à grand-monde. De toute façon, l’Histoire en général nous est inconnue. On ne sait rien. On ne sait plus rien, on oublie jusqu’à notre propre nom qui finira dans le caniveau des grandes anthologies. Alors l’Histoire, celle avec un grand H, tout le monde s’en tamponne.
L’Indonésie est un pays improbable. Il n’existe pas tant qu’on n’en a pas fait la connaissance. Une langue officielle qui s’appelle bahasa indonesia, 742 langues différentes réparties entre 258 millions d’habitants eux-mêmes disséminés sur 13466 îles, pays le plus musulman du monde au regard du nombre d’habitants… rien que ces données sonnent comme des étrangetés de l’esprit, des biais, des Égyptes mentales. Mais revenons-en à Ubud, car c’est la destination de mon voyage, pour l’instant. Ubud vient d’un mot indonésien, ubad, signifiant médecine. Il fallait se méfier dès le départ de cette incongruité. Une ville qui se nomme médecine ne peut être totalement dans l’usage entier de ses facultés, il y a quelque chose de caché qui ne se donne pas forcément à voir du premier coup, un mystère à lever. Il me semble qu’il m’est venu à l’idée de partir en Indonésie à la lecture d’articles sur Sumatra, les Célèbes, les Moluques, des noms qui sont autant de reliquats des anciennes courses aux épices, du temps où les navigateurs flamands gardaient précieusement pour leur empire le secret inavouables de la culture du Syzygium aromaticum, cet arbre endémique des îles qui peut atteindre la hauteur de vingt mètres et dont le bouton floral, avant qu’il n’arrive au point de floraison et séché au soleil prend le nom délicat de clou de girofle. Il me semble même que le déclencheur de tout ça a été le livre Chasseurs d’épices de Daniel Vaxelaire. Mais je ne sais plus et plus que le moyen d’y arriver, c’est le fait d’y arriver qui compte à présent. Le seul fait avéré c’est qu’avant d’arriver ici, je suis passé par Istanbul et Bangkok ; aucune logique autre que la diagonale de l’esprit dans ces voyages, rien d’autre à retenir que l’histoire, plutôt que les détails qui la font.
Tous les voyages commencent à Paris et le début du voyage prend forme dans les premiers jours où tout prend forme ; quelle valise, soute ou cabine, quel appareil photo, de quoi prendre des notes, de quoi bouquiner aussi, des ustensiles aussi inutiles qu’encombrants, tout le possible pour vous détourner de l’objet premier et qui ne compte pour rien dans l’affaire. Ce que je retiens en premier lieu, c’est cette migraine tenace qui m’a empêché de m’endormir dans l’avion qui filait vers Dubaï. J’ai tour à tour eu chaud, froid, envie de vomir, envie d’aller aux toilettes, eu terriblement soif, au bord de la déshydratation, chaud, des gouttes de sueur perlant sur mon front, hypoglycémie, voile noir… une angoisse terrible qui me susurrait à l’oreille que j’étais en train de mourir à dix-mille mètres quelque part au-dessus de l’Arabie Saoudite ou du Golfe Persique ; triste fin pour le voyageur qui n’a même pas atteint Jakarta. Encore une fois, j’arrive enfin à m’assoupir lorsque l’avion amorce sa descente en tournoyant au-dessus du sable de Dubaï. Un café et un jus d’orange dans l’aéroport de transit me reviennent à 8 euros. Pour ce prix, je m’amuse à penser que j’aurais pu sortir prendre un taxi et faire le tour de la ville, histoire de rater le prochain avion… mais je préfère tenter de me reposer en attendant, mais la peur de m’endormir pour de bon et de ne pas pouvoir monter dans l’avion pour l’Indonésie me rend nerveux et ce sont de mauvais rêves, entre deux sommeils, qui me maintiennent éveillé, et peut-être en vie aussi. Je déteste cet aéroport qui n’est qu’une immense vitrine de luxe, à l’image de la ville et de ces états du Golfe qui ne comptent que sur leur image pour attirer un certain type de clientèle que je n’aimerais pas croiser. Deux cachets ont raison de ma migraine et de tout ce qui l’accompagne.
Mon escale est terminée et l’avion descend enfin sur Jakarta dans l’air du soir, avec des tremblements de satisfaction, ou de terreur, sur un tarmac détrempé ; l’avion gronde, supplie, la grosse bête qu’est l’A380 arrive enfin à se poser en ayant procuré quelques belles suées au voyageur, et peut-être aussi au personnel navigant.
La première chose que je fais en arrivant à Jakarta, c’est filer aux toilettes pour me changer, passer quelques vêtements légers ; la climatisation du terminal fonctionne bon an mal an et j’ai besoin de me faire absorber par l’air ambiant. Je transpire non pas de chaleur mais comme si déjà j’étais pris dans les griffes d’un mal sordide, une fièvre tropicale débilitante alors que je ne suis même pas encore sorti en ville. Une fois encore, je me trouve en transit. Je n’aurais pas l’occasion de voir Jakarta puisque j’attends un autre avion pour me rendre à Denpasar, aéroport de Bali. J’avais imaginé qu’en arrivant le soir à Jakarta, je n’aurais qu’à attendre patiemment dans un petit coin de l’aéroport sur des sièges confortables que le temps passe en dormant un peu sur les sièges confortables d’un salon climatisé ; c’était sans compter que Soekarno-Hatta fait figure d’aéroport provincial, un tantinet campagnard. Rien à voir avec un Suvarnabhumi au mieux de sa forme. Rien ne se passe forcément comme on l’avait imaginé.
Il est plus de 23h00 et la vie commence à ralentir dans le petit aéroport. Dans les espaces fumeurs à l’extérieur, là où les taxis attendent leurs clients, chacun de ceux qui m’approchent ont du mal à comprendre que je ne veux pas de taxis et je suis obligé de me justifier à chaque fois que je reprends un avion le lendemain. Tous comprennent en acquiesçant et disent « Ah !! Denpasar !! ». Eh oui. Une odeur de clou de girofle baigne l’air moite, partout où les hommes fument. Ce sont les kreteks, des cigarettes fabriquées ici et qui supplantent tout le marché du tabac dans le pays. Aromatisées aux clous de girofle, parfumées d’une sauce sucrée qui rend le filtre étrangement délicieux, elles produisent un petit crépitement lorsque brûlent les clous, ce qui leur donne leur nom, comme une onomatopée dont les Indonésiens sont friands. L’air est pesant, il vient de pleuvoir, l’humidité est à son maximum et la chaleur étouffante même après la pluie diluvienne qui vient de s’abattre. Dans la lumière jaune de la nuit illuminée par les lampadaires, je profite de ces premiers instants sur ce continent nouveau pour admirer les visages burinés et bruns des hommes portant le songkok, les robes bigarrées des femmes portant toutes le voile, la rondeur charmante des visages d’enfants et chez chacun cet air un peu débonnaire qui traduit une certaine manière de conduire sa vie. Ce premier contact avec les Indonésiens me ravit ; ils ont tous l’air si gentils.
Je m’arrête dans un petit restaurant près des arrivées pour dîner d’un Ipoh lun mee, une sorte de bouillon dans lequel flottent des nouilles plates et de la viande hachée que je ne saurais pas identifier. Les épices me brûlent le gosier, mais j’ai tellement faim et suis si fatigué que je pourrais manger mes doigts sans m’en rendre compte. Dehors, la patrouille aéroportuaire passe dans une espèce de taxi 4x4 qui pousse d’étranges gloussements que des types assis par terre imitent en se marrant. J’essaie vainement de trouver un siège libre pour me poser et dormir un peu, mais tous les fauteuils sont assaillis par des familles entières ; le sol est suffisamment sale pour que je n’ose pas m’y allonger. Finalement, je trouve un petit hall climatisé près de la porte de la mosquée de l’aéroport où je pose ma valise sous le regard amusé d’une famille qui doit s’étonner de voir un occidental partager le même espace qu’eux. Je pose ma valise et tente de trouver une position allongée pas trop douloureuse pour mon corps osseux et fourbu de fatigue. M’endormir est à la fois un pari et un danger ; j’ai juste besoin de récupérer un peu avant de repartir et la peur de m’enfoncer dans un sommeil trop profond serait l’assurance pour moi de rater ma correspondance, alors je m’abandonne quelques instants dans un sommeil de surface, en léger éveil, afin de pouvoir réagir rapidement… Je dors peut-être une heure, une toute petite heure à la fois longue et difficile, avant de me reprendre et de me diriger vers les comptoirs d’enregistrement encore fermés. Après tout s’enchaîne ; le visage charmant des hôtesses à l’enregistrement, les orchidées blanches posées sur les comptoirs, les longs couloirs vides et les rangées de trolleys qui n’attendent visiblement personne, les boutiques duty-free fermées, les colonnes de bois soutenant un toit pentu, les lustres en bambou et papier et les orchidées de toutes les couleurs, raffinées, les distributeurs de billets étincelants et les premiers tableaux d’affichage des vols égrenant des noms de villes dont je n’ai jamais entendu parler… Balikpapan, Pekanbaru, Kualanamu… Plus qu’un bout du monde, j’ai l’impression d’être dans un autre monde, étranger perdu, incongru parfait, presque totalement hors-propos. L’espace de l’aéroport me permettant d’attendre mon avion pour Denpasar n’est pas climatisé mais réfrigéré. Il faut compter encore une bonne heure avant que la porte ne soit ouverte ; impossible de s’assoupir dans un froid pareil et surtout dans ce hall où les enfants crient comme s’il était quatre heures de l’après-midi et où chacun vit sa vie sans se préoccuper de l’autre. Étonnamment, il n’y a pas un seul Occidental à l’horizon.
Changement de décor. Denpasar, sur l’île de Bali, aéroport international sans intérêt, ville à la fois cosmopolite et sans charme, entièrement tournée vers la mer. Ce n’est qu’une escale éloignée de plus d’une heure d’Ubud que je rejoins avec un taxi qui ressemble plus à un van délabré. La route qui mène jusqu’à Ubud est droite, large et dangereuse, tout le monde y roule à une allure excessive ; je n’en retiens que les premiers paysages de rizières qui s’étendent à perte de vue, les maisons si caractéristiques avec leur enceinte et les portails monumentaux taillés dans cette pierre volcanique sombre, les vendeurs de statues hindoues et de paniers regroupés en corporations sur le bord du chemin, derrière les parapets. Je suis tellement exténué que je ne vois plus rien, le chauffeur de taxi sachant exactement où je vais, je n’ai plus à me préoccuper de rien et je m’effondre dans un sommeil lourd que même la beauté du paysage et la nouveauté du lieu n’arrivent à pas faire taire. Je m’endors dans les cahots de la route pour me retrouver encore plus éteint sur une route de campagne défoncée, dans les rizières, à la plus extrême pointe du monde connu… quelques kilomètres plus loin et l’on arrivait dans des lieux qui n’apparaissent sur aucune carte… Un peu plus et je sombrais dans le chaos.
En tirant ma valise sur le chemins de terre qui borde des champs de riz, je me demande ce qui m’attend…
Où il est question d’une insolente en pays fermé, de confessions bretonnes, d’une grotte à peine connue et d’un cœur allemand qui s’épanche en larmes.
Première pipe d’opium. Elle s’appelle Élodie Bernard. Née en 1984, elle a ramené dans ses valises un ouvrage paru sous le nom de Le vol du paon mène à Lhassa. Jeunesse insolente, visage frondeur, œil vif et perçant, un air de combattante, Élodie Bernard porte sur elle les stigmates d’une vie de voyageuse, mais au-delà de son écrit qui relève de l’exploit puisqu’elle s’est infiltrée dans le Tibet interdit en pleine période des Jeux Olympiques de Pékin alors qu’elle n’avait que vingt-quatre ans, c’est avant tout un style insolent et riche qui n’est pas sans rappeler la plume acérée de Nicolas Bouvier. Style enlevé, plein d’une rage sourde dans une Lhassa assiégée et muselée, elle emporte le lecteur dans son aventure clandestine au cœur d’une ville qui n’a plus rien à voir avec les circuits touristiques. Plus qu’une lecture de voyage, plus qu’un récit engagé qui sonne comme un affront au pouvoir central de Pékin, c’est avant un tout un beau et grand livre qui ne fait pas que raconter.
Elodie Bernard par Djamilla Cochran
Dans les déserts tibétains comme dans tous les déserts du monde, on pourrait rêver de courir librement à travers les espaces. Mais dans quelle direction aller ? Impuissant face à l’illimité de l’horizon, l’esprit se calme. On ne désire plus atteindre un point prochain, on apprécie le moment présent. On s’harmonise pour un temps avec la nature et on touche au bonheur. Le désir chez un individu conduit à un état de souffrance et d’insatisfaction perpétuelle, précisent les Écritures bouddhiques. L’instant de quiétude effeuillé devient alors une éclaircie, le signe avant-coureur d’un possible changement à venir. En paix avec lui-même, le corps est davantage disposé à l’accueil aux autres, non qu’il s’adapte à l’environnement, mais plutôt qu’il se renforce et se recentre. Je m’abandonne toute entière, saisissant au vol cet écho venu d’un autre horizon.
Elodie Bernard, Le vol du paon mène à Lhassa
Gallimard, 2010
Deuxième pipe d’opium. C’est bien connu, l’air de la Bretagne invite à la confession. [perfectpullquote align=“right” bordertop=“false”]Une ville tout ecclésiastique, étrangère au commerce et à l’industrie, un vaste monastère ou nul bruit du dehors ne pénétrait, où l’on appelait vanité ce que les autres hommes poursuivent, et où ce que les laïques appellent chimère passait pour la seule réalité.[/perfectpullquote] On le sait quand on a vu les reliques de Saint-Yves dans la châsse dorée qui trône sur l’autel qui lui est dédié dans la cathédrale de Tréguier, on le sait depuis qu’on a lu ces mots durs d’Ernest Renan, natif de la ville, parler de son aspect rude… On le sait aussi depuis que l’on a entendu la cloche de Minihy-Tréguier sonner dans la campagne du soir, dans cette petite église où j’ai entendu un jour une messe chantée par des gens qui n’avaient aucun sens de l’harmonie, quelle qu’elle soit. On le sait depuis que l’on n’entend plus la Micheline passer au fond du jardin. Sons de la Bretagne, bruissements de voix, rumeurs crapoteuses incertaines… Tout ce qui se dit en breton ou en français n’est pas bon à entendre. D’autant que la distance avec la capitale n’est pas si grande…
Il reste l’estran, l’horizon sans mer, des bateaux couchés sur le flanc au jusant, le souvenir des jours passés au bord de la mer avec les grands-parents, l’enfance lointaine repliée comme un mot d’amour caché dans un portefeuille. Tout le reste n’a aucune importance. L’air de la Bretagne invite à la confession.
L’estran à Plougrescant. Photo prise en 2008 mais depuis, rien n’a vraiment changé.
Troisième pipe d’opium. Hang Sơn Đoòng, la plus grande grotte du monde. Découverte en 1991 et explorée en 2009, c’est un des lieux les plus magiques du monde. Située au cœur du Vietnam, à la frontière avec le Laos, elle a été sculptée pendant des millénaires par les fleuves souterrains qui ont fait de ce lieu gigantesque une merveille qui cache encore des secrets. Faune endémique et forêts souterraines sont autant de miracles qu’on peut observer dans cette grotte qui est en fait un immense labyrinthe de 9 kilomètres de long et dont le point culminant souterrain s’élève à plus de 200 mètres de haut sur cent mètres de large, ce qui correspond aux deux tiers de la hauteur de la Tour Eiffel, ou à la hauteur d’un immeuble de 40 étages.
Hang Sơn Đoòng
Quatrième pipe d’opium. Wiewohl mein Herz in Tränen schwimmt pour finir. La passion selon Saint Matthieu (BWV 244) de Johann Sebastian Bach. Ce ne sont que quelques notes, un récitatif limpide qu’il faut écouter en fermant les yeux.
[audio:BWV0244-18.xol]
Ce sera tout pour aujourd’hui car parler trop n’est en rien une vertu. Allongez-vous ici, fermez les yeux, laissez-vous bercer par l’onde gracieuse, laissez les autres s’empêtrer dans leurs mensonges crasseux, le soleil fait enfin son apparition.
Aujourd’hui, ces pipes d’opium ne sont dédiées qu’à une seule personne ; le photographe néo-zélandais Brian Brake. Et il n’y a pas grand-chose à en dire, car les mots ont parfois du mal à commenter les photos. Brake est un personnage de l’ombre, même s’il fût décoré de l’OBE (Order of British Empire), un personnage discret qui travailla sur des sujets géographiquement proches de son pays natal. Sa première grande œuvre, c’est Monsoon qu’il rapporta d’Inde en 1960 et qui fut publiée dans Life et Paris-Match. La plupart des sujets couverts restent centrés sur l’Asie et ce qui attrape immédiatement le regard, ce sont ces fascinantes couleurs qui font de ses clichés des témoignages intemporels, à la dynamique forte…
Première pipe d’opium. La jeune fille sous la mousson. Même si la photographie est un tantinet controversée (il s’agit en réalité d’une actrice et non d’une paysanne), c’est certainement la photo la plus représentative de Brake, évoquant la part d’érotisme contenue dans la littérature indienne.
Deuxième pipe d’opium. Je ne sais pas où a été prise cette photo, mais elle fait partie d’une série sur le monde de la Rome antique. Un jeu de lumière fantomatique dans les brumes du matin.
Troisième pipe d’opium. Restaurant de chiao-tzu dans la rue Liulichang à Pékin. Photo prise en 1960, en pleine politique du Grand Bond en Avant qui occasionnera les plus grande famine qu’aura connu la Chine. Une photo prise sur le vif, un instantané de vie plein de sens.
Quatrième pipe d’opium.Une église russe dans les vapeurs du matin hivernal. Une ambiance et des couleurs plus vraies que nature.
Cinquième pipe d’opium. Cérémonie bouddhiste des offrandes aux morts inconnus à Kyoto en 1964. Toute la magie du Japon, ses feuilles d’érables colorées et son cérémonial très codifié.
La photo d’en-tête a été prise dans un stade japonais, où un chauffeur fait le spectacle pour emporter le public.
Tandis que la course folle des nuages poussés par le vent ne s’arrête que lorsque je ne regarde plus par la fenêtre, je me souviens d’un nom comme d’un mantra, le nom d’un des avatars de Vishnu. Narasimha (नरसिंह). L’homme (nara) lion (simha). Drôle de personnage que ce quatrième avatar de Vishnu qui avait bercé une de mes chaudes nuits au cœur de Bangkok. Je me souviens précisément de cette nuit particulièrement chaude à l’hôtel Le Tada pendant laquelle je dévorais le livre de Catherine Clément, Promenade avec les dieux de l’Inde où Narasimha, selon la tradition du Bhagavata Purana (भागवतपुराण), extermina l’anti-dieu dont le petit nom sonne comme celui d’un mignon petit chien à poil long ; Hiranyakashipu. Narasimha est pour moi le symbole de la ruse dont sont capables les dieux de l’Inde face aux règles innombrables et parfois facétieuses de la loi. Pour prendre connaissance de cette histoire pour le moins cocasse, laissons-nous embarquer par Catherine Clément, qui, en d’autres temps, nous emmenait sur les chemins des dieux sur France Culture.
[…] Il est le roi des anti-dieux. Les anti-dieux, en sanskrit Asura, qu’on peut traduire par « démons », sont des rebelles en lutte contre les Deva. D’un côté les Deva, de l’autre les Asura. Et celui-là, Hiranyakashipu, est le plus puissant des anti-dieux.
Le propre des anti-dieux, c’est que, jaloux des dieux, ils sont toujours prêts à leur prendre le pouvoir. Mais lorsqu’un anti-dieu se livre à suffisamment de pratiques macératoires dans le but d’obtenir satisfaction, on n’a pas le choix, on est obligé de lui céder. Personne n’a le choix. C’est la loi du yoga, et non celle des poissons.
Hiranyakashipu, qui connaît son monde, commene à faire des austérités pour obtenir les faveurs de Brahma. Il pratique notamment l’ascèse des Cinq Feux, et il dégage tellement de chaleur autour de lui que les Deva demandent à Brahma de s’occuper de l’importun. Brahma et personne d’autre. C’est la loi ! Puisque l’importun prie Brahma, c’est à Brahma de s’en occuper.
Obéissant aux règles, Brahma apparaît donc à Hiranyakashipu qui obtient ce qu’il veut. Il a tout prévu. Hiranyakashipu obtient l’invulnérabilité.
Mais attention ! Conformément au règlement, l’invulnérabilité que demande le roi des anti-dieux est précisément définie. Il a mûrement réfléchi, ce roi. Quoi qu’il advienne, Hiranyakashipune sera tué ni par un homme ni par un animal, ni par une créature de Brahma, ni de jour ni de nuit, ni sur terre ni en l’air. L’Asura pense qu’ainsi, il est bien protégé. (On va le voir, il se trompe.) Ce n’est pas tout. Hiranyakashipu obtient également l’égalité avec Brahma et il obtient enfin de pouvoir pratiquer des ascétismes que personne d’autre ne pourra pratiquer — c’est une garantie.
Brahma dit oui à tout. Comme patron des brahmanes, il est obligé d’accepter les demandes d’un ascète. Il fait de plus en plus chaud ! Les Deva, qui suffoquent, sont pris au piège. Alors, qui peut les sauver ?
En cas de danger absolu, Vishnu prépare un de ses avatars. Nous sommes dans un danger absolu. Vishnu va donc se charger de l’importun dont les exercices ascétiques déclenchent une chaleur formidable.
En tous les cas, puisque l’adversaire a tout prévu et qu’il est invulnérable, il va falloir ruser. Vishnu prévoit donc de « descendre » sous une forme inattendue, (on ne sait pas encore laquelle) mais seulement, décide-t-il, quand le fils d’Hiranyakashipu sera maltraité par son père au point de risquer la mort.
Vishnu a ses raisons. Hiranyakashipu déteste profondément Vishnu, mais il a un fils qui déteste son père. Naturellement, en bonne logique, ce fils est en adoration devant Vishnu.
Furieux de la trahison de son fils, Hiranyakashipu commence à le maltraiter. Il le jette à l’eau ligoté, en vain ; il lui fait toutes sortes de misères, en vain. L’enfant survit. Il finit par le mettre à l’épreuve et le somme de renoncer à Vishnu, ou de périr. En vain. Le fils tient bon. Vishnu apparaît lorsque le malheureux enfant risque d’être mis à mort.
Il apparaît sous la forme d’un homme à tête de lion — donc ni homme ni animal. Il apparaît au crépuscule — donc ni jour ni nuit. Il attrape Hiranyakashipu et le tue sur ses cuisses — ni sur terre ni en l’air.
Vishnu n’est pas une créature de Brahma. Cet homme à tête de lion qu’on appelle Narasimha n’est pas non plus une créature de Brahma. L’anti-dieu n’est pas tué par un animal, ni par un homme ni par une créature de Brahma, ni de jour ni de nuit, ni sur terre ni en l’air. Les dieux de l’Inde ont cette particularité d’être extrêmement pointilleux sur le règlement.
Lié par les accords entre Brahma et l’anti-dieu, Vishnu les contourne. Sans concessions : il déchire l’anti-dieu tout vivant.
Catherine Clément, Promenade avec les dieux de l’Inde Editions du Panama, 2005
En-tête : Narasimha et Hiranyakashipu (1820–1840) 24.5 x 12.8cm, miniature indienne.