L’é­glise atmosphérique

L’é­glise atmosphérique

Autre­fois, je n’ai­mais pas beau­coup lire les pré­faces, dont je ne voyais pas for­cé­ment l’in­té­rêt. Le texte ori­gi­nal est for­cé­ment plus inté­res­sant, et puis j’é­tais sou­vent dans la pers­pec­tive d’un gain de temps maxi­mum, alors la pré­face, hop, on zappe.
Pour­tant, cer­taines d’entre elles sont de véri­tables petits bijoux et en com­men­çant Route d’Oxiane de Robert Byron, je suis tom­bé sur ces mots qu’a écrit un cer­tain Bruce Chat­win, dans une pré­face solaire, d’une effi­ca­ci­té redou­table, repre­nant lui-même des mor­ceaux de textes de Byron, comme dans cet extrait :

[…] les spé­cia­listes argue­ront que, si Byron a pu faire montre de qua­li­tés lyriques cer­taines dans ses des­crip­tions, il n’a jamais été un « éru­dit » — et ils auront, en un sens, rai­son. Mais, bien sou­vent, il trans­cende la banale science par sa mys­té­rieuse facul­té de juger l’é­tat d’a­van­ce­ment d’une civi­li­sa­tion à son archi­tec­ture, et de trai­ter les édi­fices anciens et les hommes d’au­jourd’­hui comme deux aspects d’une même conti­nui­té his­to­rique. Déjà dans The Byzan­tine Achie­ve­ment, écrit à l’âge de vingt-cinq ans, on trouve quatre lignes qui en disent à peu près autant sur le schisme entre l’E­glise d’Oc­ci­dent et celle d’O­rient qu’une ran­gée de gros volumes :

L’exis­tence de Sainte-Sophie est atmo­sphé­rique ; celle de Saint-Pierre puis­sam­ment, immé­dia­te­ment, maté­rielle. L’une est une église pour Dieu ; l’autre est une salle de récep­tion pour ses repré­sen­tants. L’une est dédiée à la réa­li­té, l’autre à l’illu­sion. En fait Sainte-Sophie est grande et Saint-Pierre bas­se­ment, tra­gi­que­ment, petite.

Bruce Chat­win, pré­face, août 1980,
in Robert Byron, Route d’Oxiane,
Payot et Rivages, 2002

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L’in­ven­tion du pay­sage : Wang Wei

L’in­ven­tion du pay­sage : Wang Wei

Wang Wei - paysage enneigé au bord de la rivièreNé en 701 et mort 761, Wang Wei est un esthète chi­nois qui a vécu pen­dant la période Tang.
Évi­dem­ment, la poé­sie chi­noise de cette époque regorge de nom­breux repré­sen­tants, comme d’ailleurs les époques sui­vantes, mais ce Wang Wei est un per­son­nage à part car il est à l’o­ri­gine d’un style de repré­sen­ta­tion qui per­du­re­ra long­temps dans la tra­di­tion chi­noise. C’est lui qui inven­te­ra le pay­sage mono­chro­ma­tique des­si­né à l’encre de Chine en lavis.
Wang Wei est éga­le­ment le pre­mier à avoir théo­ri­sé puis mis en pra­tique l’ef­fa­ce­ment lié à la dis­tance, ren­dant les objets éloi­gnés de moins en moins perceptibles.
Avec lui, c’est tout un pan de l’es­thé­tique chi­noise qui prend corps, un pan qui fait du pay­sage un per­son­nage à part entière et qui ins­crit le mys­tère du pay­sage comme un thé­ma­tique qui se niche dans les plis de la nature.

Série de huit « Neige sur le Yangtzé »

Quatre pay­sages basés sur le pli…

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La mémoire ambu­lante des peuples évanouis

La mémoire ambu­lante des peuples évanouis

Plon­gée en pays ouï­ghour, pour majeure par­tie situé en Chine, dans la région auto­nome du Xin­jiang qui compte pour près d’un sixième du ter­ri­toire chi­nois, mais dont on retrouve de nom­breux res­sor­tis­sants au Kaza­khs­tan et en Ouz­bé­kis­tan. Cette par­tie du monde qu’on appe­lait autre­fois Tur­kes­tan orien­tal a été bal­lo­tée entre plu­sieurs pays, dont les fron­tières se perdent fina­le­ment dans une his­toire mou­ve­men­tée. C’est éga­le­ment le ber­ceau ori­gi­nel du peuple turc (le dra­peau du Tur­kes­tan orien­tal res­semble étran­ge­ment au dra­peau turc mais en bleu…) qui a par­cou­ru les steppes jus­qu’à Istan­bul et dont on peut voir encore aujourd’­hui, aux côtés des Ana­to­liens, les traits carac­té­ris­tiques comme ces beaux yeux en amande et ces pom­mettes saillantes, héri­tiers des guer­riers nomades qui ont fon­du sur l’Eu­rope en d’autres temps.

Old Uyghur man

Vieil homme Ouï­ghour — Pho­to © Gus­ta­vo Jeronimo

Je m’ins­tal­lai pour man­ger de bon appé­tit, récon­for­té par l’am­biance ani­mée. Dehors, devant la fenêtre, des ber­gers condui­saient leurs chèvres à tra­vers le bliz­zard de sable, coif­fés de hauts bon­nets de peau de mou­ton tor­dus par la tour­mente. Des femmes avan­çaient, enve­lop­pées de voiles blancs sous les toques aux allures de tasse de thé retour­née qui se portent loca­le­ment. La région était bien par­ti­cu­lière, je le savais. Les Ouï­gours sont à plus de cin­quante pour cent de type euro­péen, comme l’ont révé­lé les recherches géné­tiques, et c’est ici à Kenya, à la limite sud-est du désert, que sur­vit la popu­la­tion la plus hybride de toutes. Il ne s’é­cou­lait guère de minutes sans que les portes s’ouvrent vio­lem­ment et que le vent nous jette une nou­velle appa­ri­tion. Par­fois, les arri­vants arra­chaient leurs couvre-chefs four­rés pour révé­ler un fouillis de che­veux de feu et des figures longues aux pau­pières lourdes, col­lages issus d’une ascen­dance oubliée. D’autres fois, des yeux impro­bables éclai­raient des visages basa­nés par le soleil. Un mélange d’an­cien sang ira­nien, tocha­rien et même bac­trien, fai­sait d’eux la mémoire ambu­lante des peuples éva­nouis. Un homme au teint rosé me rap­pe­lait un ami anglais, sauf qu’il por­tait une calotte déco­lo­rée et qu’il boi­tait. Trois femmes enle­vèrent leurs écharpes et dénu­dèrent leur pâleur olive.

Curiosity

Jeune Ouï­ghoure curieuse — Pho­to © Gus­ta­vo Jeronimo

Ten­tant de com­prendre ce pot-pour­ri de voix et de phy­sio­no­mies qui m’en­tou­raient, je glis­sai peu à peu dans une rivière où les nations avaient per­du leur signi­fi­ca­tion. Après tout, c’é­tait cette route qui avait appor­té les soies chi­noises dans les tombes de la Ger­ma­nie de l’Âge de fer. Elle avait répan­du la varié­té et une riche impu­re­té. Le Tak­la­ma­kan en était à la fois la mémoire et le pro­tec­teur. Le désert avait livré des sceaux à l’ef­fi­gie de Zeus et de Pal­las Athé­na — loin­tain héri­tage d’A­lexandre le Grand. Un lin­ceul pro­ve­nant des pla­teaux salins s’orne d’un por­trait d’Her­mès, où figure même le cadu­cée ; et la dépouille d’un offi­ciel chi­nois, vieille de deux mille ans, gît dans un man­teau orné de motifs de ché­ru­bins gré­co-romains, tis­sés dans l’é­toffe. Tout semble en état de chan­ge­ment per­ma­nent. Les longues manches chères à l’o­pé­ra chi­nois sont, semble-t-il, venues de la Crête antique, au terme de nom­breuses muta­tions. Les tar­tans des momies tocha­riennes font échos aux Celtes des temps anciens ; les pièces d’or byzan­tines ferment les bouches des morts de la dynas­tie Tang ou se retrouvent trans­for­mées en bijoux par les nobles, tou­jours gra­vées des sym­boles de l’empire chrétien.

Barbier dans la rue

Bar­bier dans la rue — Pho­to © Gus­ta­vo Jeronimo

Colin Thu­bron, L’ombre de la route de la soie
Folio, 2006

Pho­to d’en-tête © Uyg­hur East Turkistan

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L’art du Gand­ha­ra, ren­contre gréco-bouddhique

L’art du Gand­ha­ra, ren­contre gréco-bouddhique

Deux femmes de haut-rang - Pakistan - Art du Gandhara - Los Angeles County Museum of Art

Deux femmes de haut-rang — Pakis­tan — Art du Gand­ha­ra — Los Angeles Coun­ty Museum of Art

On doit au Musée Gui­met d’a­voir, il y a quelques années de cela, popu­la­ri­sé la connais­sance que nous avons aujourd’­hui en France de l’art du Gand­ha­ra. Cette antique région fait figure d’ac­ci­dent artis­tique ins­crit dans une épo­pée his­to­rique dont on ne connait sou­vent que le nom et peu les faits ; la conquête de l’A­sie cen­trale par Alexandre le Grand. Située sur les contre­forts de la passe de Khy­ber et au pied de la ville aujourd’­hui pakis­ta­naise de Pesha­war et de Mar­dan, cette civi­li­sa­tion s’est répan­due dans une aire rela­ti­ve­ment res­treinte. Entre le pre­mier siècle avant notre ère et le IXème siècle, le Gand­ha­ra s’est bâti sur les fon­da­tions de l’empire kou­chan, lui-même né d’un peuple trou­vant ses ori­gines dans les plaines chi­noises et c’est du contact avec les troupes d’A­lexandre le Grand venu jusque là pour sou­mettre le monde à son désir qu’est né un art qu’on qua­li­fie de gréco-bouddhique.

The Big Pot Tea Man of Peshawar

Pesha­war d’au­jourd’­hui. Ven­deur de thé dans le bazar de Pesha­war. Pho­to © Zere­ga

Ame­nant avec lui les influences grecques de sa Macé­doine natale, c’est tout natu­rel­le­ment que les deux mou­vances artis­tiques se sont mêlées pour géné­rer une sta­tuaire, notam­ment, à l’ex­pres­sion tout à fait étrange. On trouve ain­si des boud­dhas ou des bod­hi­satt­vas mous­ta­chus dra­pés de toges mani­fes­te­ment grecques. C’est ici un rac­cour­ci de cir­cons­tances puisque la syn­thèse des arts est plus pro­fonde et plus com­plexe que cela. Les influences de cet art aux contours peu pré­cis sont aus­si bien hel­lé­nis­tiques que romaines ou perses et l’i­co­no­gra­phie ou l’art archi­tec­tu­ral contient un pro­gramme stric­te­ment boud­dhique avec une forte conno­ta­tion indienne. Ceux qui auront un jour l’oc­ca­sion de venir à Paris voir les fan­tas­tiques col­lec­tions du Musée Gui­met seront trou­blés par toute une série de sculp­tures pro­ve­nant de cette région, mais aus­si d’Af­gha­nis­tan, dans lequel on est sai­si par la res­sem­blance entre le pro­gramme ico­no­gra­phique racon­tant les heures de Boud­dha avec une sta­tuaire que j’o­se­rais presque qua­li­fier de paléo­chré­tienne tant on a l’im­pres­sion que ces ves­tiges pour­raient pro­ve­nir des murs d’un antique église orien­tale. Cet art est trou­blant pour toutes ces rai­sons, car il témoigne d’une impro­bable syn­thèse fan­tas­tique qui s’est répan­due jus­qu’aux portes de la Chine à une époque où les voyages de Mar­co Polo n’é­tait qu’une hypo­thèse futu­riste, et qui, en secret, flatte nos égos d’Eu­ro­péens en nous susur­rant à l’o­reille que tout ceci est plus de notre culture que de l’Asie…

Ce qui est sur­pre­nant, c’est que cet art a sur­vé­cu à la Grèce long­temps après que celle-ci fut enfoui sous les décombres de l’his­toire et de voir à quel point l’ar­chi­tec­ture par­ti­cu­lière a frap­pé les esprits qui se sont aven­tu­rés jusque dans ces confins.

C’est à cette période de l’his­toire que l’on doit éga­le­ment les superbes décou­vertes éphé­mères d’Aurel Stein dont j’ai déjà rap­por­té ici la des­crip­tion qu’en a faite Colin Thu­bron.

Bodhisattva debout - monastère de Shahbaz-Garhi, (Gandhara). Musée Guimet, Paris

Bod­hi­satt­va debout — monas­tère de Shah­baz-Garhi, (Gand­ha­ra). Musée Gui­met, Paris

C’é­tait une vision extra­or­di­naire. Il y avait là, par­fai­te­ment pré­ser­vées au milieu de nulle part, à des kilo­mètres de la grande route la plus proche, les ruines d’un beau monas­tère dont l’ar­chi­tec­ture n’au­rait pas dépa­ré Athènes, Rome ou Constan­ti­nople ; les por­tiques et les fron­tons de la façade étaient sou­te­nus par des colonnes à cha­pi­teaux corin­thiens. Les grandes salles, la cha­pelle, les stu­pa —tout était construit dans un style grec clas­sique immé­dia­te­ment iden­ti­fiable. Cepen­dant, il s’a­gis­sait de bâti­ments boud­dhistes, situés à quelques kilo­mètres de la fron­tière afghane, et qui dataient des pre­miers siècles de l’ère chré­tienne, long­temps après la fin de la civi­li­sa­tion antique. Je me tenais en haut du plus grand stu­pa. Un crois­sant de lune venait de se lever, bien qu’il ne fit pas encore noir, et les cigales chan­taient. Des fumées de feux de brousse mon­taient des vil­lages, dans la val­lée. Je par­cou­rais le pay­sage des yeux, stu­pé­fait par ce que je voyais ; ce ne fut que plus tard, dans les biblio­thèques de mon pays, que je pus en sai­sir toute la signi­fi­ca­tion. Il semble que l’o­ri­gine de ces extra­or­di­naires bâti­ments remonte à l’é­té 327 av. J.-C., quand Alexandre le Grand péné­tra dans les hautes terres du Swat, à la tête de son armée macé­do­nienne vic­to­rieuse. Dans l’in­ten­tion de conqué­rir même les pro­vinces les plus loin­taines de l’an­cien empire perse, Alexandre était venu jusque dans l’Hin­du Kush ; et là, sur les hau­teurs du pla­teau afghan, il avaient enten­du par­ler, pour la pre­mière fois, des richesses légen­daires du sous-conti­nent indien — de son or, que l’on disait enter­ré par de gigan­tesques four­mis et gar­dé par des grif­fons ; de ses hommes qui vivaient deux cents ans, et de ses femmes qui fai­saient l’a­mour au vu de tous ; des scia­podes, qui aimaient s’a­bri­ter à l’ombre de leur unique et énorme pied ; des par­fums et de la soie qui, disaient les Afghans aux Grecs, pous­saient sur les arbres et même dans les car­rés de choux de l’Inde ; des licornes et des Pyg­mées ; des élé­phants et des fau­cons ; des pierres pré­cieuses qui par­se­maient le sol comme des gra­villons ; et d’un genre d’a­cier unique qui pou­vait détour­ner l’o­rage. […] Le Gand­ha­ra a sur­vé­cu durant mille ans, long­temps après que la civi­li­sa­tion grecque eut dis­pa­ru en Europe ; et quand, au VIIè siècle, ce royaume fut détruit par une autre vague d’en­va­his­seurs venus d’A­sie Cen­trale, il lais­sa der­rière lui des monas­tères d’une fort belle archi­tec­ture — dans les plaines autour de Pesha­war. Fa-Xian, un voya­geur chi­nois du début du Vè siècle, n’en comp­ta pas moins de deux mille quatre cents —et un semis de cités clas­siques, des acro­po­li, des stu­pa, et de superbes sculp­tures. La plu­part s’ins­pirent des écri­tures boud­dhistes, mais pour ce faire, uti­lisent les motifs et les tech­niques de l’art gré­co-romain, avec ses volutes de plantes et ses ché­ru­bins, ses tri­tons et ses cen­taures. Les ruines de la civi­li­sa­tion qui émer­gea de cet extra­or­di­naire choc des cultures qui jonchent encore la plus grande par­tie du nord du Pakistan.

William Dal­rymple, L’âge de Kali
A la ren­contre du sous-conti­nent indien
Libret­to, 1998

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