Par­fois, il est ques­tion de Dieu, par­fois non

Par­fois, il est ques­tion de Dieu, par­fois non

Par­fois,
il est ques­tion de Dieu

Par­fois non…

Le hasard n’existe pas, m’a-t-on déjà dit plu­sieurs fois. Il n’existe pas, n’existent que des cor­res­pon­dances. Le monde entier ne peut être que le fait du hasard, d’un chaos sans ordre régi par des lois pré-éta­blies, pas plus qu’il ne peut être fait d’une déter­mi­na­tion ori­gi­nelle qui pré­ten­drait que tout est pré­vu, orga­ni­sé, et donc se pré­vau­drait d’un com­men­ce­ment et d’une fin qui sont déter­mi­nables par avance, mêmes si les cri­tères qui le consti­tuent sont émi­nem­ment complexes.

Seule­ment des cor­res­pon­dances. C’est ain­si qu’au fil de mes lec­tures, je récolte les fils d’une seule et même bobine, et même si par­fois je suis le seul à éta­blir des rap­ports, le prin­ci­pal c’est que, pour moi, cela garde sa cohérence.

Pho­to © Fusion of horizons

Eglise de la Theo­to­kos Pam­ma­ka­ris­tos (Θεοτόκος ἡ Παμμακάριστος, — Très sainte mère de Dieu, en turc : Fethiye Camii – mos­quée de la conquête)

Ευλογήσατε τον Κυρίον

by Greek Byzan­tine Choir | Mathi­ma­ta Mais­to­ros Koukouzele

Par­mi toutes les célé­bri­tés que le Pera Palas peut s’e­nor­gueillir d’a­voir héber­gées, deux figurent émergent, par leur renom­mée autant que par la marque qu’elles ont lais­sées à l’hô­tel, cha­cune nim­bée de mys­tère. La pre­mière est bien sûr Mus­ta­fa Kemal Atatürk, fon­da­teur de la Tur­quie moderne. Il avait ses habi­tudes à la chambre 101, lorsque, avant la guerre d’in­dé­pen­dance, au moment où la Tur­quie était occu­pée, il se sen­tait plus pro­té­gé dans la foule d’un hôtel que chez lui. Sa chambre, aujourd’­hui bap­ti­sée « Musée Atatürk », est ouverte aux visi­teurs et per­met d’ad­mi­rer trente-sept de ses objets per­son­nels, par­mi les­quels du linge, des lunettes de soleil, des pan­toufles et un tapis de prière en soie bro­dé de fil d’or, d’o­ri­gine indienne, offert par un maha­rad­jah de pas­sage. A la mort d’A­tatürk, le tapis atti­ra toutes les atten­tions, non seule­ment parce qu’il consti­tuait un objet de qua­li­té, mais parce que sa com­po­si­tion appa­rais­sait comme une pré­dic­tion. Sur le tapis est tis­sée une montre, dont l’heure indique neuf heures sept. Or, le 10 novembre 1938, au palais Dol­ma­bah­çe, Atatürk est mort à neuf heures cinq. Il y a plus : le tapis repré­sente dix chry­san­thèmes. Et voi­là que deux autres indices appa­raissent. « Chry­san­thème », en turc, se dit kasım­patı , et kasım veut dire « novembre »… Il y en avait dix… et Atatürk est mort le 10 novembre. A neuf heures cinq plu­tôt que neuf heures sept. Com­ment expli­quer ce mys­tère ? A mon sens, (il ne s’a­git là que de simples hypo­thèses), de deux choses l’une : soit le tout consti­tue un extra­or­di­naire ensemble de coïn­ci­dences, ce qui peut arri­ver, soit le maha­rad­jah aurait dû com­man­der son tapis en Suisse (ou dans le Jura fran­çais, soyons ouverts) et l’heure aurait été exacte.

Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul, Metin Ardi­ti
Plon, Gras­set, 2022

J’ai cette sale habi­tude de tou­jours lire plu­sieurs livres en même temps, de lire tout ce qui me passe sous la main, de sur­jouer mon propre uni­vers, et dans cet autre livre que je suis en train de lire, Pour­quoi Byzance ?, du grand médié­viste fran­çais, spé­cia­liste du monde byzan­tin, Michel Kaplan, je trouve ce texte qui fait appel à l’ac­tua­li­té avec une force frap­pante (le livre a été publié en 2016). Je n’ai gar­dé qu’une petite par­tie de cette longue démons­tra­tion qui démontre que l’his­toire de la Rus­sie est émaillée de l’é­mer­gence d’au­to­crates, qui, tous autant qu’ils sont, que ce soit Ivan IV le Ter­rible, Pierre le Grand, Nico­las II, ou même Pou­tine, repré­sentent tous les héri­tiers d’un pou­voir byzan­tin qui a lais­sé des traces aus­si bien dans les manières de s’im­po­ser et de gou­ver­ner que dans cette pos­ture en tant que repré­sen­tant de Dieu sur terre. Le mot Tsar, ou Czar, celui qui est lieu­te­nant de Dieu sur terre, vient direc­te­ment du latin par l’in­ter­mé­diaire du grec, du mot César, qui a éga­le­ment don­né le terme alle­mand Kai­ser. Sa démons­tra­tion est édi­fiante, mais cette révé­la­tion l’est encore plus et sonne aujourd’­hui pré­ci­sé­ment comme un revers de l’his­toire qui devrait… rendre à César…

Au début du XIè siècle, les rela­tions poli­tiques et com­mer­ciales se dis­tendent entre Constan­ti­nople et Kiev, car le com­merce de Constan­ti­nople se tourne de plus en plus vers l’Oc­ci­dent. Mais les rela­tions intel­lec­tuelles et sur­tout reli­gieuses res­tent intenses entre Kiev et Constan­ti­nople. Jus­qu’au milieu du XIè siècle, les titu­laires de la métro­pole de Kiev, créée peu après le bap­tême col­lec­tif, sont envoyés de Constan­ti­nople ; par la suite, ils sont de plus en plus sou­vent russes, mais l’Em­pe­reur byzan­tin gar­dait la pos­si­bi­li­té de pour­voir le poste. La Rus­sie est donc née à Kiev et fai­sait alors non pas par­tie de l’Em­pire byzan­tin, qui ne pré­ten­dait pas contrô­ler la prin­ci­pau­té, mais de l’oikou­mène byzan­tin, cette com­mu­nau­té à voca­tion uni­ver­selle qui était l’un des fon­de­ments idéo­lo­giques de la puis­sance byzan­tine. La cathé­drale de Kiev, dont la déno­mi­na­tion de Sainte-Sophie ne doit évi­dem­ment rien au hasard, fut construite à par­tir de 1037 sur un plan byzan­tin amé­na­gé (cinq nefs et treize cou­poles) ; elle est déco­rée de mosaïques byzan­tines, fabri­quées à Constan­ti­nople et mon­tées sur place. Elle échap­pa de peu à la des­truc­tion que lui pro­met­tait Sta­line, qui céda à l’ins­tante demande de Romain Rol­land de conser­ver ce chef‑d’œuvre, témoi­gnage de la pre­mière splen­deur russe. […]
Quant aux rela­tions de l’Église russe actuelle avec Vla­di­mir Vla­di­mi­ro­vitch Pou­tine, cha­cun juge­ra et l’His­toire ensuite ; mais il semble bien que la même idéo­lo­gie de l’au­to­cra­tie soit à l’œuvre. En matière d’ab­so­lu­tisme et d’ar­bi­traire, Basile II appa­raît en com­pa­rai­son comme un amateur.

Michel Kaplan, Pour­quoi Byzance ?
Gal­li­mard, 2016

Et pour en ter­mi­ner avec Dieu (tiens, ça me rap­pelle quelque chose), je viens de lire cet article de Télé­ra­ma sur un repor­ter de guerre dont j’aime le style, Omar Ouah­mane, qu’on entend fré­quem­ment sur les radios de Radio France :

Je suis 100% athée ! Une fois qu’on a réglé la ques­tion de Dieu, on peut se concen­trer sur les hommes. J’ai vu trop de guerre, trop de sang. Com­ment croire que Dieu existe ? Il est par­ti en RTT ? Moi, je ne fais pas le même pari que Pas­cal. Ça doit être mon côté prise de risque.

Télé­ra­ma n°3772 du 27 avril 2022

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On n’en a pas fini avec Byzance, ni avec Constan­ti­nople d’ailleurs…

On n’en a pas fini avec Byzance, ni avec Constan­ti­nople d’ailleurs…

On n’en a pas fini avec Byzance

Ni avec Constan­ti­nople d’ailleurs…

Bir varmış, bir yok­muş. Voi­là. Nous y sommes. Les lubies d’une col­lègue qui revient de voyage, un guide tou­ris­tique datant de 2007 et qui contient quelques infor­ma­tions fausses (il exis­te­rait une syna­gogue toute en bois à Fener qu’on pour­rait visi­ter, elle n’existe plus depuis 1937 et était construite en pierre), la lec­ture de mes car­nets de voyages sur mon blog, et la sou­ve­nir de la lec­ture d’un livre de William Dal­rymple sur les écrits d’un moine chré­tien d’O­rient du VIè siècle, un beau livre d’art caché dans la biblio­thèque, le sou­ve­nir d’un livre lu en 2012, celui d’A­lain Nadaud, L’i­co­no­claste, alors que je bat­tais le pavé d’Is­tan­bul, dans les quar­tiers sud de Sul­ta­nah­met, la lec­ture actuelle du Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul de Metin Ardi­ti… Voi­ci les ingré­dients de cette jour­née enso­leillée un peu fraîche, où tout m’in­vite à repar­tir. Il me semble que la der­nière fois que je suis par­ti à l’é­tran­ger, c’é­tait en 2018, et le virus du départ com­mence à four­miller. Alors oui, ça cha­touille, ça com­mence à frémir.

Avant tout, un peu de musique pour se mettre dans l’ambiance.

Der makam‑i ‘Uzzal usules Devr‑i kebir

by Hes­pe­rion XXI et Jor­di Savall | Can­te­mir Dimi­trie (1673–1723)

Après une année pour le moins com­pli­quée — je ne me plains pas, il y a des situa­tions bien pires —, tout se sta­bi­lise, tout rede­vient nor­mal, même si au fond, je sais que ce qui est per­du ne peut rede­ve­nir la normalité.

Dès lors, une nou­velle vie, un nou­veau cycle se met en place. Il faut que tout rede­vienne comme avant. Et dans le démar­rage de ce nou­veau cycle, il y a ce fré­mis­se­ment, cette envie incon­trô­lable de par­tir, cette fabri­ca­tion d’an­ti­corps contre la moro­si­té qui me contrôle.

En turc, les contes débutent tou­jours par ces mots : Bir varmış, bir yok­muş. Il était une fois, et une fois il n’é­tait pas. Ici, l’ab­sence défi­nit le pré­sent. Réa­li­té et inexis­tence sont d’une même impor­tance. Plus encore, la forme uti­li­sée pour les deux verbes, varmış et yok­muş, est celle du qu’en-dira-t-on, un temps propre à la langue turque qu’on appelle miş li geç­miş soit : « le pas­sé en miş » : il semble que… il paraît que… Plus pré­ci­sé­ment : on raconte que… La forme directe aurait été : Bir vardı, bir yok­tu. Mais ici, le sens dou­ble­ment plus trouble : il sem­ble­rait qu’il y avait une fois, et il sem­ble­rait qu’une fois il n’y avait pas. Et moi, qui vous raconte cette his­toire, je ne suis sûr de rien, pas même de mon incer­ti­tude.
Des­cartes n’est pas né à Istan­bul.
Cette coexis­tence de contraires mêlés de flou se retrouve sans cesse dans la langue. Pour « Quelles sont les nou­velles ? » on dira : Ne var, ne yok ? Soit : « Qu’y a‑t-il et que n’y a‑t-il pas ? » Pour dire de quel­qu’un qu’il a accom­pli une tâche sans y consen­tir, on use­ra de l’ex­pres­sion : Ister iste­mez. « Il le vou­lait et il ne le vou­lait pas. » Lors­qu’en fran­çais on dit : « Quoi qu’il arrive », en turc, ce sera : Ne olur, ne olmaz, soit « Quoi qu’il advienne, et quoi qu’il n’ad­vienne pas. » Enfin, si l’on est allé faire des achats, on dira qu’on a fait des alış, veriş. Lit­té­ra­le­ment, des « acquis et des ces­sions ». Des achats et des ventes.
Qu’une telle dua­li­té se retrouve si sou­vent dans la langue en dit long sur sa sub­ti­li­té, autant que sur l’in­sai­sis­sa­bi­li­té de la pen­sée qu’elle exprime.

Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul, Metin Ardi­ti
Plon, Gras­set, 2022

Trois noms pour une ville qui en contient des cen­taines. Mille visages qui tra­duisent une his­toire des plus chao­tiques, des dépla­ce­ments de popu­la­tions fré­né­tiques au fur à mesure des his­toires de domi­na­tions pour un lieu à la confluence des conti­nents, des langues, des mers. Un endroit unique au monde dont le nom vient du grec, εις την Πόλιν, eis tên Pólin, dans la ville. Tout sim­ple­ment. Dans la ville… tout est fait comme si le mot le plus impor­tant était LA ville. Il faut en fait remon­ter à l’é­poque de Byzance, avant que Constan­tin n’en fasse la deuxième Rome puis­qu’il était d’u­sage qu’on l’ap­pelle Βασιλὶς τῶν πόλεων, Basilìs tỗn póleôn, la Reine des Villes, ou plus sobre­ment ἡ Πόλις, ê Pólis, La Ville. En toute sobriété.

Il serait illu­soire de croire que la ville de Constan­tin existe encore. Constan­ti­nople appar­tient à l’his­toire, un simple frag­ment qui ne dit pas grand-chose de ce que fut la ville. Ce serait comme visi­ter Paris et ima­gi­ner y croi­ser des tan­neurs sur le bord de la Bièvre. Ce serait éga­le­ment illu­soire de croire que la ville serait encore par­se­mée d’é­glises datant d’a­vant 1453, date de la prise de la ville par les Turcs. Oh certes il est reste quelques unes, dont la plus célèbre est Sainte-Sophie, et si l’on peut encore en voir quelques unes, conver­ties en mos­quées ou non, la plu­part se trouvent à six pieds sous terre, ense­ve­lies, détruites par le feu ou le rem­ploi pour d’autres bâtiments.

Mais ce n’est pas ce qu’on vient cher­cher à Istan­bul, en tout cas pas com­plè­te­ment. On y vient pour la dou­ceur de la vie sur les rives du Bos­phore, le verre de thé accom­pa­gné de bak­la­vas à la pis­tache à la ter­rasse d’un café enso­leillé alors que le muez­zin lance son plus beau chant dans une indif­fé­rence qua­si-géné­rale, à moins que ce ne soit une contem­pla­tion pro­fonde qui ne dit pas son nom. On y vient pour ses quar­tiers enche­vê­trés, ses konak et ses yalı, ses rues qui n’ar­rêtent pas de mon­ter et par­fois de des­cendre. Mais sur­tout on vient ici pour y voir des visages et des sou­rires, pour prendre le temps de ne rien faire d’autre que de pro­fi­ter d’être là. 

En fait, on y va uni­que­ment pour man­ger un sand­wich au maque­reau grillé (balık ekmek) en buvant un Turşu suyu à Eminönü, au pied de la Yeni Camii. Le reste n’a que peu d’im­por­tance, ce n’est que du pati­nage artistique.

His­toire de sou­rire un peu, de se culti­ver et d’être hor­ri­fié par­fois, je redonne ici en lec­ture les six articles écrits d’a­près le livre d’A­lain Nadaud, L’i­co­no­claste. Ce livre est un puits de science pour qui veut se pen­cher sur l’his­toire de Constan­ti­nople et de ses empe­reurs facé­tieux, en pleine tour­mente de la que­relle des images, entre ico­no­clastes et ico­no­doules. Un régal à lire sans modération.

Voi­là, une nou­velle aven­ture est en route. Je compte les jours avant le départ, avec beau­coup d’at­tentes, beau­coup d’en­vies, trop peut-être. J’ai com­men­cé mon car­net de voyage alors que je ne suis même pas encore sur le départ.

Déjà je me prends à rêver de man­ger des böreks sur le bord du Bos­phore, de boire un thé à la ter­rasse du café Basin, non loin de Beya­zit, de sen­tir l’o­deur du pois­son frit à Eminönü, de sucer le sucre liquide des bak­la­vas à côté de la Rus­tem Paşa Camii, fouiller dans les bacs à livres pour trou­ver de vieux corans au mar­ché aux livres, de flâ­ner par­mi les étals du mar­ché de Kadıköy, d’é­cou­ter sans rien faire d’autre le muez­zin de la Yeni Camii, de regar­der les gens mar­cher dans la rue et les vieux jouer avec leur tes­bih, et tout sim­ple­ment de lais­ser le soleil turc cares­ser ma peau en pre­nant le temps de ne rien faire.

On n’en a pas fini avec Istanbul…

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Le plus long de tous les étés. Jour­nal du confi­ne­ment IV

Le plus long de tous les étés. Jour­nal du confi­ne­ment IV

Le plus long de tous les étés

Jour­nal du confi­ne­ment IV

Ma vie est tou­jours un savant équi­libre entre ce dont je me satis­fais dans un pur exer­cice de dénue­ment et la recherche de tout ce dont je pour­rais avoir envie et dont je cherche à satis­faire le manque.

Avec le beau temps de ces der­niers jours, j’ai pas­sé mon temps au jar­din ; j’ai ins­tal­lé sur ma petite table dans le jar­din arrière mon ordi­na­teur, mes cahiers et mes sty­los à plume. J’ai tra­vaillé conscien­cieu­se­ment, par­fois plus que néces­saire, jus­qu’à l’é­pui­se­ment, ne pre­nant pas le temps de faire de pause. Ma peau s’est vite cui­vrée comme si nous étions déjà au début de l’é­té. Sur mon temps libre, j’ai pas­sé beau­coup de temps à net­toyer les mas­sifs, à tailler les plantes qui repartent de plus belle mal­gré la terre argi­leuse qui cra­quèle au soleil vif, finis­sant mes jour­nées haras­sé, le corps four­bu et las comme après l’a­mour. Mes petits chats se pré­lassent sur l’herbe tendre, tan­tôt en plein soleil, tan­tôt à l’ombre, selon l’heure de la journée.

Il ne se passe pas grand-chose, les jour­nées et les semaines finissent par s’é­gre­ner comme un cha­pe­let dont on aurait arrê­té de comp­ter les prières. Les avions passent beau­coup moins nom­breux. J’ai tout loi­sir de regar­der leur panse ven­true déco­rées aux cali­cots des com­pa­gnies habi­tuelles. Il m’a­vait sem­blé entendre que le Qatar et les Emi­rats Arabes Unis sus­pen­daient tous leurs vols pour l’Eu­rope ; ce sont pour pour­tant bien des avions de leurs com­pa­gnies que je vois arri­ver, des Boeing 777 et des Air­bus A380, mais char­gés de quoi ? De qui ? Des hommes et des femmes qui tra­vaillent ? Hier, un avion en pro­ve­nance de Sao Pau­lo a enquillé le cou­loir aérien dans le mau­vais sens et a fait demi-tour au-des­sus de chez moi. Puis je l’ai vu dis­pa­raître de mon radar… Un avion d’I­ran Air a atter­ri à CDG, un autre vient de N’D­ja­me­na, un autre encore de Nai­ro­bi. Tous les jours, quelques Rafale sillonnent le cou­loir aérien. Et sur­tout, il y a ces avions que mon radar détecte sous le nom de French Air Force, dont cer­tains n’ap­pa­raissent pas du tout sur les plans de vol. Étrange ambiance.

Les matins sont calmes. Je n’en­tends plus le bruit inces­sant des voi­tures dans les rues avoi­si­nantes. Il ne reste que le chant des oiseaux, le pépie­ment des mésanges à tête noire et le jacas­se­ment des pies qui se font de plus en plus rares. Le soir venu, on entend à nou­veau les chouettes ulu­ler dans les grands arbres du parc du châ­teau. Et la vie passe dou­ce­ment, comme au soir d’une éter­ni­té qui s’éteint.

Je ne sors presque plus ; c’est le but du confi­ne­ment. Le soleil caresse mes pieds nus sur l’herbe pen­dant que je lis les der­nières pages du livre de Xavier Brau de Saint-Pol Lias sur Phnom Penh ; l’homme n’é­tait assu­ré­ment pas un écri­vain, un simple rap­por­teur d’une période qui a som­bré depuis bien long­temps dans l’oubli.

Alors… Je me mets à rêver au plus long de tous les étés… Celui qui advien­dra. Celui dont per­sonne n’a encore idée du temps qu’il durera.

Pho­to by Alexan­der on Uns­plash

Le soir, Phnom Pehn est très ani­mée, mais d’une ani­ma­tion joyeuse, tout à fait ras­su­rante. J’en par­cours toutes les rues à la tom­bée de la nuit, au milieu des déto­na­tions conti­nuelles et de nuages de fumée. Mais ces déto­na­tions sont celles des pétards chi­nois, tou­jours ! et cette fumée vient des mor­ceaux de papiers dorés qu’on brûle aux ancêtres, sur le seuil des mai­sons, pour leur offrir les vête­ments, les usten­siles, les meubles et même les pièces de mon­naie dont ces papiers portent l’i­mage. Tous les Chi­nois et Anna­mites que je ren­contre ont un air de fête, dans leurs beaux vête­ments de soie aux cou­leurs vives, sous l’illu­mi­na­tion des grandes lan­ternes de papiers enlu­mi­nés, qui éclairent tous les soirs le devant des mai­sons, mais que l’on a mul­ti­pliées à l’oc­ca­sion du Têt. C’est une popu­la­tion gaie, à l’air affable, de l’as­pect le plus paci­fique. Par­tout, l’au­tel des ancêtres, que l’on aper­çoit de la rue dans l’in­té­rieur des mai­sons, est paré, éclai­ré.  De somp­tueux repas com­po­sés de riz, de pou­lets, de canards, de pâtis­se­ries variées et d’une mul­ti­tude de petits bols conte­nant les mets de la cui­sine chi­noise, s’é­talent sur les devan­tures, héris­sés de petits cierges qui brûlent ou qui fument, en l’hon­neur des aïeux : les trot­toirs même sur la rue en sont bor­dés, et les pétards éclatent de toute part, sou­le­vant la pous­sière rouge qui rem­place ici la pavé.
Nous pou­vons dor­mir tranquilles.

Xavier Brau de Saint-Pol Lias, Phnom Penh
2013, Magel­lan & Cie

Mes nuits sont douces, la fenêtre ouverte, pour sen­tir l’air du dehors entrer dans la chambre comme si chaque matin était le pre­mier du monde. Blot­ti sous ma couette, j’é­coute au matin les oiseaux enchan­ter l’air silencieux.

Mes nuits sont pleines de rêves étranges, de rêves de loin­tains au soleil cares­sant ma peau, des rêves éro­tiques par­fois où le plai­sir des corps se mêlent à des his­toires impro­bables. Elles sont aus­si pleines de carac­tères chi­nois (汉字) que je viens d’ap­prendre. La seule chose un peu ori­gi­nale que j’au­rais fait pen­dant ces semaines aura été de suivre un cours à dis­tance de chi­nois dis­pen­sé par Langues O et dans lequel je me suis lan­cé à corps per­du. Le soir, je me badi­geonne d’un onguent aux plantes et au camphre dont je ne connais pas le nom ; tout y est ins­crit en thaï et en chi­nois. J’aime la sen­sa­tion de fraî­cheur qu’il me pro­cure et l’o­deur à la fois médi­ci­nale et fleu­rie que l’on peut sen­tir dans les phar­ma­cies chi­noises de l’a­ve­nue Chak­kra­phet, entre le quar­tier chi­nois et le quar­tier sikh de Bang­kok. Je ne sais même plus où je l’ai ache­té. Peut-être à Chiang Mai.

Voi­là que j’ai com­men­cé mon voyage durant le plus long de tous les étés. Les voyages pas­sés me servent de sub­strat à tout nou­veau voyage. Les sou­ve­nirs accu­mu­lés, dont je n’ai pas encore démê­lé tout l’é­che­veau me rap­pellent à quel point je suis par­ti loin de chez moi et com­bien j’y étais bien. Rien ne me man­quait, ni le confort de mon habi­tat, ni la nour­ri­ture de mon pays, et encore moins le cli­mat revêche et encore empreint des sai­sons de Paris. Je rêve à pré­sent à de nou­velles des­ti­na­tions, d’un long été où le soleil ne fini­rait jamais de briller, mis à part peut-être durant une grosse averse tro­pi­cale qui ne lais­se­rait der­rière que des flaques et l’o­deur âcre de la terre. Trois mois loin de chez moi, lorsque j’au­rais accu­mu­lé suf­fi­sam­ment pour ce qui sera cer­tai­ne­ment le voyage de ma vie. Quitte à par­tir, autant par­tir longtemps.

Le plus long de tous les étés sera asia­tique, à n’en pas dou­ter. Seule l’A­sie porte en elle tous les charmes qui consti­tuent l’es­sence de mes rêves. Ce conti­nent com­mence sur la rive orien­tale d’Is­tan­bul, au débar­ca­dère d’Üskü­dar où arrivent les vapurs pro­ve­nant d’E­minönü, qui se trouve en Europe. Il se ter­mine sous l’é­qua­teur, au large de la mer des Célèbes (Sula­we­si), en Indo­né­sie, et peut-être encore plus loin, à l’est, jus­qu’à la mer des Salo­mon et peut-être aus­si jus­qu’à l’ex­tré­mi­té nord de l’île de Sap­po­ro. Aujourd’­hui, je ne sais pas encore à quoi res­sem­ble­ra ma géo­gra­phie de l’A­sie au moment du plus long de tous les étés.

Rien ne vient bous­cu­ler ma tran­quilli­té, tout est incroya­ble­ment calme. Les sou­ve­nirs me reviennent, je tente de recol­ler les mor­ceaux, chaque ins­tant de latence m’est dou­ce­ment rem­pli de ces lieux qui ont fait ma joie. Il est peut-être temps pour moi de retrou­ver toutes ces pho­tos épar­pillées, tous ces car­nets que j’ai rem­plis de mon écri­ture en lettres capi­tales et sur les­quels j’ai fixé pour l’é­ter­ni­té des ambiances et des ren­contres sublimes. Tan­dis que je som­no­lais dans mon lit à la tom­bée de la nuit, hier soir, je ten­tais de goû­ter à nou­veau l’air d’Ayut­thaya, dans ce petit hôtel tran­quille du quar­tier musul­man, à deux pas de la Chao Phraya par­cou­rue par les bateaux qui char­rient des tonnes de sable, empes­tant l’air de leur die­sel souf­fre­teux et de leur longue lita­nie de moteur rouillé.

Je me rends compte à quel point je n’ai plus rien écrit sur mes der­niers voyages. J’ai fina­le­ment assez peu écrit sur mon der­nier voyage en Tur­quie à l’o­rée des der­niers évé­ne­ments de Gezi, mais aus­si sur mes dif­fé­rents voyages en Thaï­lande, à Ayut­thaya, à Sukho­thaï, à Pet­cha­bu­ri, à Chiang Mai, dans les petites rues de Bang­kok où l’on ne croise que des vieux qui me regar­daient pas­ser avec cir­cons­pec­tion, parce que disons-le clai­re­ment, je n’a­vais rien à foutre là…

Peut-être me suis-je beau­coup lais­sé por­té par le fait de juste sen­tir, humer l’air, sen­tir l’am­biance des quar­tiers où per­sonne ne va, cher­chant par tous les moyens les endroits qui n’ont aucun attrait tou­ris­tique, les petits mar­chés étouf­fants où les cafards courent par­tout sur le sol, où les odeurs d’é­pices côtoient celles, beau­coup moins agréables, du pois­son à la fraî­cheur dou­teuse et des étals de vis­cères de porc dont je me demande encore ce qu’on peut bien cui­si­ner avec. Et plu­tôt que de noter scru­pu­leu­se­ment tous les endroits où je suis pas­sé, où je me suis arrê­té pour rien, juste pour regar­der ce qui se pas­sait, je me suis lais­sé por­ter par l’air du temps, un temps sans montre, sans contrainte. C’est peut-être ça le voyage. Sor­tir les lieux où l’on croise que des tou­ristes, où rien n’est extra­or­di­naire, pas de temples gran­dioses, pas de vieilles pierres dont on ne peut décryp­ter le sens et l’his­toire que grâce aux notices des guides. Tra­quer le petit res­tau­rant fami­lial où les enfants dorment sur les ban­quettes lors­qu’ils ne jouent pas à la Plays­ta­tion ins­tal­lée sur la télé accro­chée au mur. On y cui­sine à la demande, les pro­duits frais sont ache­tés au mar­ché du coin, voire à l’é­pi­ce­rie d’à côté lorsque les clients ont pas­sé com­mande. Je me sou­vien­drai tou­jours ce petit vieux chez qui j’ai man­gé une çoban sala­ta sur une petite place de Kaş et qui une fois qu’il avait reçu ma com­mande m’a lais­sé seul à la table de son res­tau­rant en plein air pour aller cher­cher tomates et concombre au pri­meur de l’autre côté de la rue. 

Peut-être ai-je tout sim­ple­ment vécu mes vacances en me lais­sant désar­mer plu­tôt qu’à ten­ter d’être un tou­riste comme les autres. Prendre un taxi à la jour­née, un de ces tuk-tuk qu’on appelle sky­lab à Ayut­thaya, deman­der au chauf­feur de m’emmener au mar­ché pour ache­ter un balai, lui deman­der de s’ar­rê­ter pour ache­ter des fraises au piment sur un étal (abso­lu­ment insi­pides), de lui pro­po­ser de par­ta­ger des bro­chettes de pou­let et un bol de nouilles à la même table (incom­pré­hen­sible pour lui), d’al­ler voir ce temple en dehors de la ville (où per­sonne n’a jamais dû lui souf­fler l’i­dée qu’on pour­rait s’y inté­res­ser), de s’ar­rê­ter pour ache­ter sur le bord de la route des usten­siles de cui­sine (des cou­teaux mais aus­si des cuillers en bois, en bam­bou), lui deman­der de me rame­ner au temple (hein ?) parce qu’en face il y a un petit res­tau­rant (un boui-boui sans tou­ristes) de nouilles au pou­let et au concombre amer que je connais et je ne man­ge­rai nulle part ailleurs (hein ?), voir dans ses yeux l’é­ton­ne­ment, la sur­prise, la satis­fac­tion et l’é­ba­his­se­ment, et finir par retour­ner à l’hô­tel après avoir man­gé un Roti Sai Mai au sucre filé sur le bord de la route (un énième arrêt)… Nous nous sommes quit­tés sur le par­king de l’hô­tel et il me semble, peut-être me trom­pé-je, qu’en plus d’a­voir illu­mi­né ma jour­née, j’ai bien dû rendre la sienne un peu plus ori­gi­nale que les autres. Son regard et son sou­rire, lors­qu’il a fait demi-tour et qu’il m’a fait signe de la main, ne m’ont lais­sé que cette impres­sion. Je crois qu’il a dû me prendre pour un fou, un illu­mi­né, mais au final, ce petit homme éden­té aux vête­ments déchi­rés a dû me trou­ver bien sym­pa­thique. Un peu fou, mais sym­pa­thique. Car je suis un peu fou. Mais sym­pa­thique. Mais un peu fou.

Je suis un peu fou. Et j’é­tais un peu moins fier quand à Istan­bul, au pied du bazar égyp­tien, je me suis fait suivre par une troupe de gitans allu­més à je ne sais quelle drogue, à la peau brune et aux yeux blancs dans le soir tom­bant, et que j’ai réus­si à semer en pre­nant mes jambes à mon cou.

Un peu de nos­tal­gie, oui, mais com­ment faire autre­ment que d’être nos­tal­gique après avoir vécu, il me semble, plus d’une vie en une seule, chaque voyage comp­tant pour une vie à part entière, chaque per­sonnne ren­con­trée étant aus­si pleine de vie que des cen­taines d’êtres humains, tout est décu­plé, trans­for­mé, magni­fié. Un Chi­nois, sur les bords d’une pis­cine sans âme de l’hô­tel Trang de Bang­kok, tan­dis que son ami était qua­si­ment en train de se noyer, me deman­dait com­ment c’é­tait de vivre en France. Il venait de Shan­ghaï, tra­vaillait dans les assu­rances et se fai­sait appe­ler Mickaël… C’est le seul à avoir pris de mes nou­velles par mail tan­dis que des tarés étaient en train de ter­ras­ser de pauves inno­cents le soir du mas­sacre du Bata­clan. Etrange, non ? Un couple de Chi­nois, lui, mus­clé, façon nou­veau riche,  les che­veux noirs de jais lus­trés, elle, apprê­tée comme pour un soir de bal, robe ajus­tée et cha­peau pen­ché sur la tête, ils se sont per­dus sur la rive droite de Bang­kok, au pied du Wat Arun qui vient de fer­mer, pas cer­tain qu’il y ait encore des vedettes qui retournent vers le sud de la Chao Phraya ; il parle un anglais approxi­ma­tif et me demande à quelle heure passe la pro­chaine navette… Je n’en sais rien et je m’en fous, il y a tou­jours un moyen de retrou­ver son che­min. Pen­dant ce temps, une grosse averse nous rince, et le seul abri pos­sible est une petite gué­rite sous laquelle nous nous abri­tons. Sa femme, très cer­tai­ne­ment récem­ment mariée, ne pipe pas un mot d’an­glais et sent bon le jas­min. Pas un seul ins­tant elle n’ose por­ter le regard sur moi. Tant pis. Elle sent bon quand-même. Une peau dia­phane, des che­veux lisses, des yeux éva­nes­cents qui ne se fixent sur rien d’autre que son mari qu’elle semble aimer comme rien d’autre. Aucun inté­rêt. J’ai fini par lui indi­quer la bonne navette à prendre, en lui don­nant le nombre d’ar­rêts pour qu’il puisse se rendre là où il vou­lait aller. Je suis deve­nu son meilleur ami l’es­pace d’un ins­tant ; je le ras­su­rai et le sau­vai, lui et sa femme, de la per­di­tion assu­rée. Comme je le disais, on peut tou­jours trou­ver faci­le­ment trou­ver son che­min à Bang­kok et à défaut, un taxi sau­ra for­cé­ment vous dépan­ner, si tant est qu’il veuille bien enclen­cher le meter avant de com­men­cer la course. Il ne savait plus com­ment me remer­cier tan­dis que le Chao Phraya Express accos­tait au pon­ton. Tout ce qui m’in­té­res­sait était de sen­tir l’air satu­ré d’hu­mi­di­té ; j’au­rais bien fini par ren­trer. Ce soir là, je suis retour­né à l’hô­tel en pas­sant par Saphan Tak­sin ; j’ai bien dû attendre la navette flu­viale pen­dant vingt-cinq minutes sur le quai, à moi­tié endor­mi, avant de retrou­ver la ter­rasse du res­tau­rant de l’hô­tel où je me suis saou­lé d’œufs cen­te­naires, de gam­bas grillées, de Char­don­nay et de Maï Taï (on fait ce qu’on peut…).

Une pho­to volée. Sur la navette flu­viale. Une belle femme japo­naise au visage acé­ré, un cha­peau de paille vis­sé sur ses che­veux raides et noirs comme le char­bon, des yeux per­çants qui fuient mon regard tan­dis qu’elle s’é­loigne sur le pon­ton de Saphan Tak­sin ; je ne la rever­rai plus jamais. Son visage res­te­ra impri­mé sur la pellicule.

Les mous­tiques sont légions et me picorent à l’en­vi alors que la nuit est tom­bée depuis long­temps et que la fraî­cheur des ténèbres d’une fin de mois d’a­vril ne per­met plus de lais­ser les fenêtres ouvertes si tard. Les huiles Siang m’ap­portent récon­fort, comme aux soirs sur les bords de la rivière Yom à Sukho­thaï où même les plus redou­tables remèdes pour contrer les pîqûres ne pou­vaient rien contre ces redou­tables bêtes qui sucent le sang jus­qu’à satié­té, à tel point qu’aux der­nières heures de la jour­née, il était presque impos­sible de pro­fi­ter de la ter­rasse de la chambre pour y boire une Singha.

Nous sommes le 26 avril. Je suis sur ma ter­rasse, plein soleil du matin, un soleil encore un peu timide, le café presque tiède et il n’y a que les oiseaux qui accom­pagnent ma tran­quilli­té. Deux moi­neaux se répondent de leurs trilles à tra­vers quelques jar­dins, tan­dis que les pigeons rou­coulent pour se séduire dans le grand mar­ron­nier et les mésanges picorent les graines comme des voleuses. L’air sent bon la rosée, la terre encore fraiche et les fleurs de lilas qui n’ar­rêtent pas de fleurir.

Il est temps pour moi de reprendre l’é­cri­ture de ces beaux voyages, sans quoi le plus long de tous les étés risque d’ar­ri­ver avant même que je n’ai eu le temps de rou­vrir un carnet.

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Retour en Cap­pa­doce. La route d’Özkonak

Retour en Cap­pa­doce. La route d’Özkonak

Retour en Cappadoce

La route d’özkonak

La Tur­quie est déjà loin. J’ai lais­sé der­rière moi Istan­bul, ses mos­quées et ses église, la côte sud et ses miracles, la Cap­pa­doce avec ses abri­cots juteux et la terre jaune qui s’est infil­trée sous ma peau. Depuis quelques mois déjà. Un mois pas­sé en Tur­quie, en plein mois de Rama­dan, c’est quelque chose qui laisse des traces. Mais il fal­lait que j’y retourne, m’a­ban­don­ner encore sur des pistes que je n’a­vais pas par­cou­rues, me repaître d’une terre désor­mais fami­lière et hospitalière.

Mais d’a­bord, un peu de musique pour se mettre dans l’am­biance, avec Kud­si Ergü­ner, vir­tuose du ney, cet étrange ins­tru­ment au col éva­sé qui se joue en souf­flant dedans en biseau. 

Cette fois-ci, j’at­ter­ris à Kay­se­ri, pré­fec­ture de la pro­vince du même nom et capi­tale éco­no­mique de la Cap­pa­doce, grosse ville de 1,35 mil­lions d’ha­bi­tants, sans charme mais pas sans his­toire puis­qu’on la retrouve sous l’an­tique nom chré­tien de Césa­rée, dont elle a tiré son nom turc moderne. La der­nière fois que je suis venu en Cap­pa­doce, j’é­tais arri­vé de nuit par Nevşe­hir après un tra­jet pour le moins pica­resque. Dans l’a­vion, j’ai tout de même réus­si à ren­ver­ser mon thé sur mon pan­ta­lon. Lorsque l’a­vion des­cend, il fait un soleil splen­dide sur la par­tie euro­péenne d’Is­tan­bul, sur un pay­sage de champs culti­vés et de lacs, où de temps en temps, émerge les mina­rets élan­cés des mos­quées qui, toutes, ont été construites selon la tra­di­tion ini­tiée par Mimar Sinan.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 08 - Vol Istanbul Kayseri

Je ne fou­le­rais pas la terre d’Is­tan­bul tout de suite. J’at­tends mon trans­fert vers Kay­se­ri Erki­let Hava­li­manı (ASR) en siro­tant une limo­na­ta, fraîche et acide et un café turc, dans le grand hall du ter­mi­nal 3 d’Atatürk. L’a­vion qui repart vers l’est s’ap­pelle Afyon­ka­ra­hi­sar, petite ville à mi-che­min entre Konya et Izmir. Dehors il fait 23°C et une fois ins­tal­lé dans l’a­vion, je note le pré­nom des hôtesses de la com­pa­gnie Tur­kish Air­lines ; elles portent des pré­noms qui laissent rêveur : Bunu, Akma­ral… Je bois mon pre­mier Ayran au-des­sus des val­lons arron­dis de l’Anatolie…

Turquie mai 2013 - Cappadoce 11 - Vol Istanbul Kayseri

L’a­vion des­cend sur une plaine arro­sée par la pluie ; la Cap­pa­doce m’ac­cueille sous une pluie fine qui n’est pas sans me rap­pe­ler la Bre­tagne, ce qui a le don de me rendre morose. A l’aé­ro­port, je rejoins le comp­toir qui va me per­mettre d’en­le­ver ma voi­ture de loca­tion. Le type m’emmène cher­cher la voi­ture, c’est une grosse Ford Mon­deo à boîte auto­ma­tique. Vu que je ne sais pas conduire ce genre de véhi­cule j’in­siste pour qu’il me cède une boîte manuelle, ce qui le sur­prend pas­sa­ble­ment, il ne doit pas être habi­tué à tom­ber sur ce genre de per­sonnes. Et tout ceci se passe dans le vent frais d’un trou per­du de Tur­quie, au pied de l’Er­ciyes (du grec argy­ros qui signi­fie argent), mon­tagne iso­lée comme un téton dans la plaine, au toit de neige culmi­nant à 3916 mètres et qui se perd dans les nuages sombres char­gés de pluie.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 16

Une fois la voi­ture en main, je file vers Çavuşin où m’at­tend ma chambre d’hô­tel. Le pay­sage n’est pas vrai­ment gai sous ce ciel de plomb. Ce ne sont que des cam­pagnes sans charme, une longue suc­ces­sion de vil­lages inhos­pi­ta­liers, d’u­sines en bord de route, de sta­tions-ser­vice et de camions char­gés à ras-bord. Tout le charme d’une auto­route.
Le type qui me reçoit à l’hô­tel parle un fran­çais impec­cable et m’emmène dans une chambre basse de pla­fond, entiè­re­ment creu­sée dans le grès de la mon­tagne ; ce qui m’in­ter­pelle immé­dia­te­ment, c’est la pré­sence d’un poêle à pétrole et l’in­croyable humi­di­té de la pièce. Je ne me trompe pas, les draps sont trem­pés… Je prends juste le temps de dépo­ser ma valise et salue un type qui me demande si tout va bien. C’est la réplique exacte de Joseph Kes­sel, un homme à la face buri­née qui se serait per­du dans ce trou de Cappadoce.

En 5 minutes de route, je suis à Göreme où je mange des mezze, une bro­chette de pou­let et un ayran. La ville semble déser­tée alors que j’ai eu du mal à trou­ver une chambre d’hô­tel… C’est incompréhensible.

A l’heure qu’il est, tout ce qui m’im­porte, c’est d’être ici à nou­veau, c’est comme si je me retrou­vais chez moi alors qu’au fond, il me semble que je ne connais rien, que je n’ai aucune idée de ce qui m’at­tend, que je ne sais pas tous les secrets et toutes les aven­tures, je ne sais rien du tout, mais tout me semble fami­lier, comme si on m’at­ten­dait, ou comme si moi j’at­ten­dais quelque chose. Je pro­fite de mon repas, un peu exté­nué par les mil­liers de kilo­mètres de cette jour­née, l’a­vion, deux fois, plus de 80km en voi­ture, l’im­pres­sion de bouf­fer de la route en tirant sur la corde pour arri­ver là où on a envie d’être… Demain, je serai sur les routes pour com­prendre ce que je fais là.

Au petit matin, il est 4h00, je n’ar­rive plus à dor­mir, mais je me force à res­ter au lit, dans des draps trem­pés et au beau milieu du gra­vier tom­bé du pla­fond. Si je reste ici, je vais finir par tom­ber malade. Mal­gré le charme de l’hô­tel, j’ai l’im­pres­sion de me retrou­ver à la cam­pagne, dans des draps de coton gros­sier que le maigre poêle n’ar­rive pas à sécher. Je trans­pire mal­gré l’at­mo­sphère insup­por­table. La pierre est si froide par terre que j’en ai mal aux pieds et la douche gla­cée ne fait rien pour me mettre de bonne humeur. J’ai l’im­pres­sion d’a­voir dor­mi dans une grotte et sor­tir au soleil est presque une tor­ture. Étrange lieu.

Après un petit déjeu­ner pris sur le pouce, je file d’i­ci, presque mal­gré moi et je me rends à Ava­nos où je vais rendre visite à Meh­met Körük­çü, le potier qui parle un peu fran­çais, dans sa grotte lui aus­si, là où il passe ses jour­nées les mains dans la terre à tour­ner. Il est rayon­nant comme la der­nière fois que je l’ai vu et semble sur­pris de me revoir. Pas­sé la sur­prise, il me prend dans ses bras et me tape dans le dos en pro­fé­rant de longues ran­gées de “Selam !” qu’il n’ar­rive plus à conte­nir. “Arka­daşım ! Arka­daşım !” (mon ami, mon ami !). Les larmes lui montent aux yeux et je suis tout autant sur­pris que lui de voir à quel point il est heu­reux de me revoir. Une vraie bonne sur­prise pour tous les deux.

 

Turquie mai 2013 - Cappadoce 22 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 32 - Avanos

Après m’a­voir offert une tasse de thé qu’il fait chauf­fer sur son petit réchaud élec­trique, il se remet au tra­vail et me laisse le prendre en pho­to, tou­jours sou­riant avec ses dents du bon­heur et ses yeux légè­re­ment bri­dés. Je le laisse un peu tan­dis que des tou­ristes viennent visi­ter sa bou­tique et je vais me pro­me­ner dans la ville pour revoir ces vieilles mai­sons grecques qui tombent en ruine entre les grands konak flam­bant neufs. Le soleil est reve­nu et je pro­fite de ces quelques ins­tants pour retrou­ver la dou­ceur des jours que j’ai pas­sés ici l’é­té der­nier. Une belle mos­quée aux murs épais reste impé­né­trable, impos­sible d’y entrer. Pen­dant ce temps, l’e­zan (appel à la prière) reten­tit entre les murs de la petite ville. On dit que les plus beaux chants d’ap­pel à la prière peuvent s’en­tendre en Tur­quie ; ce n’est pas qu’une légende. Je retourne voir Meh­met et nous buvons encore et encore du thé noir. Il semble pré­oc­cu­pé, se plaint du dos, lui, me dit que ce sont ses pou­mons, il tousse beaucoup…

Turquie mai 2013 - Cappadoce 33 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 44 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 45 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 37 - Avanos

Il me demande de l’at­tendre là, pen­dant que lui s’en­fuit sur sa moto sans casque avec ses san­dales pleines de terre aux pieds. Je l’at­tends sous un aca­cia en fleurs, à l’ombre duquel je m’en­dors presque en écou­tant les bruits de la rue, en cares­sant une énorme chat débon­naire. Meh­met revient avec un petit paquet duquel il sort un sachet d’a­lu­mi­nium, qu’il déroule, encore et encore et dont il sort de la viande séchée décou­pée en fine lamelles et à la cou­leur rouge safra­née. Il m’ex­plique que c’est une spé­cia­li­té d’i­ci, le Pastır­ma. Je ne connais­sais abso­lu­ment pas. Il m’ex­plique que c’est lui qui le fait avec de la viande de bœuf qu’il fait sécher à l’air et qu’il frotte avec un mélange d’é­pices fait d’ail, de piment, du cumin et de papri­ka. Il me parle aus­si d’une épice dont il ne connaît pas le nom fran­çais, il dit çemen, çemen… en cher­chant sur mon petit dic­tion­naire, je m’a­per­çois que c’est en réa­li­té du fenu­grec. Je ne suis pas plus avan­cé, car je ne sais pas ce que c’est non plus. La viande est déli­cieuse et nous la man­geons en riant. Il me confie le paquet en me disant que le reste est pour moi. Et il se remet au tra­vail tan­dis que je bois du thé et som­nole en le regar­dant tour­ner. Il me pré­sente ses fils ; le plus jeune, Oğuz tra­vaille avec lui et ouvrage les pote­ries avec une petite lame. Ömer, lui, n’aime pas la terre, il fait des études mais pro­fite de ses vacances pour aider son père à l’atelier.

 

Turquie mai 2013 - Cappadoce 49

Turquie mai 2013 - Cappadoce 51

Il est temps pour moi de le lais­ser tra­vailler et de par­tir battre la cam­pagne. J’ai repé­ré un petit monas­tère aban­don­né sur la route d’Öz­ko­nak, por­tant le nom de Beh­la Kilise. Le temps tourne au vinaigre ; au loin je peux voir la cam­pagne chan­ger de cou­leur, et des colonnes d’eau se déver­ser par endroits. Le ciel devient noir et ne laisse que peu d’es­poir de se lever. La route est défon­cée et je com­mence à sol­li­ci­ter les sus­pen­sions de la Ford qui ne bronche pas, elle monte sévè­re­ment après une por­tion de route où l’on trouve des usines de fabri­ca­tion de briques rouges, façon­nées avec la terre des envi­rons, que le fleuve Kızılır­mak (fleuve rouge en turc) conti­nue de char­rier dans la val­lée. La vue est superbe sur la val­lée où l’o­rage com­mence à zébrer l’ho­ri­zon. Je finis par trou­ver le monas­tère en contre­bas de la route. C’est un monas­tère aux grandes arches de pierre. La hau­teur sous pla­fond est impres­sion­nante pour un bâti­ment de cette époque (entre le Vè et le XIIè siècle) et les murs sont encore recou­verts de suie. Sur le côté, une voûte s’est écrou­lée et laisse voir un grand espace décou­vert. Un type m’ac­coste et me parle dans un fran­çais bal­bu­tiant, mêlé de turc ; il me dit s’ap­pe­ler Ser­kan et je ne sais pas pour­quoi, mais ça sent le mar­gou­lin. Bref, il me fait la visite du bâti­ment et me dit que le monas­tère a ser­vi d’a­sile psy­chia­trique pen­dant de longues années. Sa pré­sence me dérange, j’au­rais pré­fé­ré visi­ter seul, d’au­tant que les indi­ca­tions qu’il me donne ne sont d’au­cune uti­li­té. Il m’offre une tasse de thé et je tente de m’en débar­ras­ser en lui filant un billet de 20TL, ce qui est déjà beau­coup, mais l’ef­fron­té me réclame plus. Je l’en­voie bala­der en lui ren­dant son verre de thé.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 53 - Özkonak

De l’autre côté, le pay­sage est ver­doyant et s’é­tend au pied de ce qui res­semble au lit d’une petite rivière. Je crois bien qu’à part le Kızılır­mak et le lac arti­fi­ciel de Bay­ram­hacı, je n’ai jamais vu de cours d’eau dans cette région. Même un peu val­lon­né, le pay­sage offre un bel hori­zon et je peux consta­ter que le temps ne s’ar­range pas vraiment.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 59 - Özkonak

Turquie mai 2013 - Cappadoce 60 - Özkonak

Turquie mai 2013 - Cappadoce 63 - Bağlı dere

Turquie mai 2013 - Cappadoce 65 - Bağlı dere

Turquie mai 2013 - Cappadoce 68 - Bağlı dere

Je reprends la route en pre­nant le che­min de Paşa­bağ que j’ai visi­té l’é­té der­nier et je me rends compte que la val­lée de Zelve, que je connais pas encore n’est pas si éloi­gnée que ça. Mais il est tard à pré­sent et ce sera pour un autre jour. En rebrous­sant che­min, je trouve éga­le­ment le che­min de la bağlı dere, la val­lée blanche, dont m’a­vait par­lé Abdul­lah au Karlık Evi, et que j’ai bien réus­si à voir depuis mon vol en mont­gol­fière. Je retiens l’en­droit pour y reve­nir et je file sur Göreme pour me boire une bière en ter­rasse. L’o­rage est pas­sé au large. Je dîne au res­tau­rant Özlem où j’é­tais déjà venu man­ger un tes­ti kebab brû­lant dans son vase en terre. La ser­veuse s’ap­pelle Bişra, elle est jeune, radieuse, mais s’ap­proche de moi alors que j’es­saie de bara­goui­ner en turc et me demande avec son petit air effron­té si elle peut être prise en pho­to avec moi, ce que j’ac­cepte volon­tiers. Je peux sen­tir le par­fum de ses che­veux qu’elle a coif­fés dans une queue de che­val sur le côté. Je lui com­mande un bar­dak şarap, un verre de vin rouge à la cerise, avant de reprendre ma route alors que la nuit est en train de tomber.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 69 - Bağlı dere

Lorsque je m’ar­rête devant le Karlık Evi, j’ai dans l’i­dée de me prendre une chambre qui me per­met­trait de fuir l’hô­tel de Çavuşin et sa grotte humide. Bukem et Fatoş se sou­viennent de moi, elles ont l’air heu­reuses de voir que j’ai retrou­vé le che­min de leur hôtel et me retrou­ver ici me rem­plit de sou­ve­nirs. Pas de chambre pour ce soir, l’hô­tel est plein d’In­diens dont elles se plaignent car ils sont bruyants et pas­sa­ble­ment mépri­sants, mais pour demain soir, aucun pro­blème. Je vais même pou­voir dor­mir à nou­veau dans la grande chambre orange dans laquelle j’a­vais déjà dor­mi cet été, celle qui a deux bal­cons don­nant sur la val­lée. Elles m’offrent un verre de thé et nous par­lons en anglais pour évo­quer Abdul­lah qui n’est pas là en ce moment, ces ins­tants pré­cieux où il m’of­frait des abri­cots secs avant de par­tir en ran­don­née et des tranches de pas­tèque lorsque je reve­nais tard le soir.

Dans mes draps humides, je me prends à rêver de venir habi­ter ici, auprès de ces gens si cha­leu­reux, dans ces mon­tagnes creu­sées par la pluie et j’i­ma­gine que cette Tur­quie-là, tout au long de l’hi­ver, est recou­verte par les neiges. Les chré­tiens qui sont venus sur ces terres pour fuir les per­sé­cu­tions n’ont pas choi­si les lieux les plus hos­pi­ta­liers en ce qui concerne le cli­mat. Et dire que cette Tur­quie-là, si l’on remonte six cents ans en arrière, était encore la Grèce…

Voyage effec­tué en 2013. Voir les 68 pho­tos sur Fli­ckr.

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