Ayut­thaya sto­ries #2 : Boud­dhas, viharns et ubo­soths à Ayutthaya

Ayut­thaya sto­ries #2 : Boud­dhas, viharns et ubo­soths à Ayutthaya

Lorsque j’ouvre les yeux, il est déjà 9h00. Trop tard pour moi, le monde alen­tour s’a­muse déjà sans m’at­tendre. Il fait bon dans la chambre et la nuit a été repo­sante, mais dehors il fait déjà chaud, et la lumière du matin revêt des appa­rences de sable maré­ca­geux, un ocre jaune qui teinte ma peau d’une étrange cou­leur. Je vais devoir m’y habi­tuer, la lumière d’i­ci est incom­pa­rable, ne res­semble à rien de ce que je connais. Quelques bateaux passent à une dizaine de mètres de ma ter­rasse sur laquelle je me pré­lasse après un petit déjeu­ner somme toute assez moyen et une douche qui me décrasse de l’at­mo­sphère pois­seuse de l’a­vion. Deux écu­reuils for­niquent dans le fran­gi­pa­nier qui me sert de para­sol tan­dis que j’en­tends mon­ter les pirith d’un moine priant dans le temple de l’autre côté de la rivière. Dans la lumière du matin, je me rends compte que plu­sieurs des che­di du Wat Phut­thai­sa­wan sont en réa­li­té en brique nue, un seul est encore recou­vert de ciment blan­chi. C’est un temple qui reste magni­fique mal­gré le peu d’in­té­rêt que lui portent les touristes.

Thaïlande - Ayutthaya - 001 - Pont dans la vieille ville

Thaïlande - Ayutthaya - 002 - Elephants

Ayut­thaya est une ancienne ville royale. Son vrai nom est Phra Nakhon Si Ayut­thaya, (พระนครศรีอยุธยา). Le début de l’his­toire de cette ville remonte à 1350, date de sa fon­da­tion pour le roi U‑Thong (Rama­thi­bo­di Ier) , d’o­ri­gine chi­noise et pre­mier roi du Royaume d’Ayut­thaya qui fut pen­dant quelques temps la capi­tale de ce qu’on appelle aujourd’­hui la Thaï­lande. Mais les Bir­mans, conduits par le roi Bayin­naung (ဘုရင့်နောင်), détrui­sirent la ville en 1569 après un long siège qui fit alors du Siam une pro­vince vas­sale de son empire. Exsangue, la ville d’Ayut­thaya fut détruite à nou­veau par les Bir­mans et défi­ni­ti­ve­ment aban­don­née comme capi­tale en 1767, date à laquelle le géné­ral Tak­sin (Borom­ma Rat­cha­thi­rat VI — สมเด็จพระเจ้าตากสินมหาราช) se replie sur Thon­bu­ri, sur la rive droite de Bang­kok, pour en faire sa capi­tale et s’y faire couronner.
Le nom d’Ayut­thaya est direc­te­ment issu du nom de la ville indienne Ayod­hya (अयोध्या , qui ne peut être conquise), ville mythique et capi­tale du grand Rāmā, héros du Rāmāya­na.

Thaïlande - Ayutthaya - 003 - Skylab

Thaïlande - Ayutthaya - 004 - Promenade dans la ville

Voi­là pour­quoi je suis ici, parce que c’est une ville d’im­por­tance majeure et qu’il en reste quelques ruines, même si la proxi­mi­té avec la Pa Sak et la Chao Phraya l’a plu­sieurs fois inon­dée au point que les fon­da­tions des plus beaux temples sont aujourd’­hui for­te­ment mena­cées. Les temples s’en­foncent tout dou­ce­ment dans le sol maré­ca­geux, les stucs s’ef­fritent et les sta­tues de Boud­dha déca­pi­tées par les Bir­mans lors de leurs raz­zias suc­ces­sives assistent avec impuis­sance à la chute de la gran­deur de cette ville royale qui dis­pa­raît avec une len­teur inexo­rable dans un sol regor­geant du sang des sol­dats. En 2011, toute la région dis­pa­raît sous l’eau de la mous­son, pro­vo­quant des glis­se­ments de ter­rains et rava­geant des terres agri­coles. 270 per­sonnes ont péri dans cette catas­trophe. Il ne reste que des amas de briques bran­lantes, des che­di tor­dus, des murs qui ondulent, des colonnes bri­sées, des espla­nades qui ont été fou­lées par des rois, des moines, une armée de sol­dats, qui tous, ont fait l’his­toire. Alors je suis venu ici parce que je serai peut-être un des der­niers témoins de la gran­deur de cette ville dont les pierres me susurrent à l’o­reille qu’il ne faut pas oublier les lieux qui ont fait les peuples, et les peuples qui ont don­né vie aux lieux.

Thaïlande - Ayutthaya - 005 - Banian

Thaïlande - Ayutthaya - 006 - Wat Maha That

A Ayut­thaya, pas de tuk-tuk comme à Bang­kok, mais des Sky­lab. C’est à peu près la même chose sauf qu’au lieu d’être (mal) assis dans le sens de la route, on se tient de chaque côté de la petite chose péta­ra­dante, sur des ban­quettes par­fai­te­ment incon­for­tables, mais cela reste le moyen le plus (non pas éco­lo­gique, même si ces bébêtes roulent au gaz pro­pane) (non pas confor­table, non non)… je ne sais pas, pit­to­resque ? Agréable ? Le plus pra­tique… pour visi­ter la ville. Contrai­re­ment à la vieille ville de Sukh­to­thaï qui n’est pas habi­tée à l’in­té­rieur, Ayut­thaya reste vivante et les habi­tants de la ville ne font qu’un avec leur patri­moine. Je monte à l’in­té­rieur d’un de ces petits sky­labs, un tout bleu mis à dis­po­si­tion par l’hô­tel pour me rendre dans les temples. Si la ville paraît petite sur le plan, par­cou­rir la ville à pied serait absurde. Les dis­tances sont beau­coup trop longues et arpen­ter de longues ave­nues droites et sans charme, et sur­tout sans trot­toirs, serait une perte de temps mani­feste ; et pour­tant, je reste un grand par­ti­san de la marche à pied (mon aven­ture de Yogya­kar­ta res­te­ra dans les annales de la ran­don­née). Le chauf­feur s’ap­pelle Mr Sinh, c’est un grand bon­homme qu’on sent bon vivant, la cin­quan­taine asia­tique (il fait dix ans de moins), ser­viable et dis­cret ; il se fait payer à l’heure et me fait bien com­prendre qu’il peut m’emmener par­tout où je le désire. Plu­sieurs fois, il sera assez sur­pris de ce que je lui demande…

Thaïlande - Ayutthaya - 007 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 011 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 014 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 018 - Wat Maha That

Le pre­mier temple que je choi­sis est assu­ré­ment un des plus connus, un des plus grands aus­si. Une fois sur place, je suis assez éton­né de voir qu’il n’y a pas grand-monde, ce qui n’est pas pour me déplaire. Il fait une cha­leur de four­naise sous un soleil déjà haut, même si le ciel reste cou­vert tout le temps. Le Wat Maha That est situé en plein cœur de la ville. Sa construc­tion remonte à l’é­poque de sa fon­da­tion ; le roi Som­det Phra Borom­ma­ra­cha­thi­rat, troi­sième roi d’Ayut­thaya, en com­mence l’é­di­fi­ca­tion en 1374, à deux pas du Palais Royal. Le plan en est, comme sou­vent dans les Wat les plus anciens, émi­nem­ment simple. On y entre par le côté sud pour y cir­cu­ler dans le sens inverse des aiguilles d’une montre (ce qui n’est pas très boud­dhiste puisque la cir­cu­mam­bu­la­tion — Pra­dak­shi­na — se fait tou­jours par la gauche, dans le sens de la marche du soleil, la sta­tue du Boud­dha ou le che­di à sa droite). Au centre, se trouve le Prang1 prin­ci­pal, entou­ré d’une cour car­rée. A l’est, le grand viharn (salle de prière) et à l’ouest, le ubo­soth (salle d’or­di­na­tion). Les autres viharn sont dis­po­sés de chaque côté mais de manière assez aléa­toire, de même que les che­di et les petits prang.

Thaïlande - Ayutthaya - 019 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 021 - Wat Maha That

Non loin de l’en­trée, on trouve la fameuse tête de Boud­dha empri­son­née dans les racines d’un ficus. Per­sonne aujourd’­hui ne sait d’où vient cette tête ni ce qu’elle fait là, mais ce qui est cer­tain, c’est qu’a­près le pas­sage des Bir­mans qui se sont achar­nés à détruire toutes les têtes les plus acces­sibles, celle-ci fait office de miraculée.

Thaïlande - Ayutthaya - 024 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 025 - Wat Maha That

La nature ici reprend ses droits et les arbres qui poussent de manière assez anar­chique dans la cour du temple sont consi­dé­rés comme sacrés, même s’ils s’emploient assez inexo­ra­ble­ment à déchaus­ser les pierres dans les­quelles ils poussent et à consti­tuer un par­fait par­cours du com­bat­tant pour le mal­adroit que je suis. Plu­sieurs fois, je manque de me retrou­ver face contre terre à cause de ces mau­dites racines qui ne trouvent rien de mieux à faire que labou­rer la terre dans l’a­nar­chie la plus totale.

Thaïlande - Ayutthaya - 028 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 030 - Wat Maha That

Même si j’ai conscience de me trou­ver dans un lieu de mémoire, je me rends à l’é­vi­dence que ce spec­tacle est assez triste. L’é­tat de déla­bre­ment du temple me pince le cœur. Boud­dhas démem­brés, déca­pi­tés, sculp­tés dans un grès patiem­ment ron­gé par les pluies, plâtres décon­fits et se déta­chant par plaques entières, le Wat Maha That s’é­va­nouit tout dou­ce­ment dans les arcanes du temps. Il ne reste que deux figures de Boud­dha com­plètes, majes­tueuses et silen­cieuses, assises de chaque côté du plus grand des Prang, dans la posi­tion du bhū­mis­parśa-mudrā.

Juste avant son Éveil, Śākya­mu­ni, assis sous l’arbre de la bod­hi, subit les assauts du « régent » du saṃsā­ra, Māra (aus­si appe­lé Pāpīyān, le « pire »). Crai­gnant de perdre son ascen­dant sur les êtres domi­nés par les pas­sions, celui-ci envoie d’abord ses armées, dont les flèches se trans­forment en fleurs dès que le futur Bud­dha les regarde ! Dépi­té, Māra déclare alors avec orgueil qu’il doit sa posi­tion insigne aux très nom­breux mérites qu’il a accu­mu­lés au cours de ses vies anté­rieures et dénie au futur Bud­dha d’en avoir autant que lui…
Le maître touche alors la terre pour prou­ver sa déter­mi­na­tion inébran­lable à res­ter sur les lieux et pour prendre à témoin la déesse-terre Sthā­varā (ou Pri­thvī). Celle-ci appa­raît, lui rend hom­mage et, tor­dant sa che­ve­lure, en extrait toute l’eau accu­mu­lée au fil des ères cos­miques, chaque fois qu’une liba­tion a été effec­tuée lors d’un don du bod­hi­satt­va. Cette eau est si abon­dante qu’elle emporte les armées de Māra.
Source : Ins­ti­tut d’é­tudes bouddhiques

Déam­bu­ler dans ces ruines donne le tour­nis. Voir ces che­di et ces prang se contor­sion­ner pour res­ter droits est peut-être une signe que Boud­dha agit sur l’ordre du monde pour que les briques ne s’é­croulent pas.

Thaïlande - Ayutthaya - 041 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 044 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 045 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 046 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 050 - Wat Maha That

Thaïlande - Ayutthaya - 051 - Wat Maha That

Sur quelques murs, on peut encore voir le plâtre des pilastres en forme de fleurs de lotus qui autre­fois ornaient la nais­sance des plafonds.

Je viens d’ar­ri­ver et déjà la cha­leur m’ac­cable ; à peine accou­tu­mé, je manque de m’é­va­nouir avant de me vider une bou­teille d’eau sur la tête. La fatigue, la cha­leur, l’é­mo­tion, la joie aus­si sans doute, tout ceci ali­mente mon syn­drome de Jérusalem.

Thaïlande - Ayutthaya - 059 - Skylab

Je rejoins Mr Sinh à qui je demande de m’ac­com­pa­gner main­te­nant au Wat Rat­cha­bu­ra­na. Peu conscient des dis­tances indi­quées par le plan, je fais bien rigo­ler mon chauf­feur qui me montre que les deux temples sont col­lés l’un à l’autre en m’in­di­quant l’im­mense prang blanc à une cen­taine de mètres de là. Mais pas de sou­ci, il me demande de mon­ter dans le sky­lab et me voi­là trans­por­té dans un autre monde de prang en à peine dix secondes. Si je n’é­tais pas en Thaï­lande, je pour­rais dire que je ris jaune de ma bêtise…

Thaïlande - Ayutthaya - 060 - Wat Ratchaburana

Thaïlande - Ayutthaya - 063 - Wat Ratchaburana

Le Wat Rat­cha­bu­ra­na est plus récent que son voi­sin. Son édi­fi­ca­tion com­mence en 1424 sur les ordres du roi Som­det Phra Borom­ma­ra­cha­thi­rat II , cin­quième roi de la cité, sur le site même de la cré­ma­tion de ses deux frères ainés, les­quels se sont gen­ti­ment entre­tués pour la suc­ces­sion de leur roi de père. Visi­ble­ment, aucun n’a gagné.

Thaïlande - Ayutthaya - 065 - Wat Ratchaburana

Ce temple dis­pose du plus beau prang de la ville, élan­cé et fier, il est encore recou­vert des stucs d’o­ri­gine, et l’on peut encore voir Garu­da fon­dant sur un nāga sur un des coins. A l’in­té­rieur (il faut mon­ter une volée de marches peu recom­man­dables pour ceux qui souffrent de ver­tige), on peut redes­cendre à l’in­té­rieur de la cel­la par une autre volée de marche que je qua­li­fie­rais volon­tiers de casse-gueule… La décou­verte de cette cavi­té est rela­ti­ve­ment récente et si la sueur de dégou­line pas trop sur le visage et que l’at­mo­sphère suf­fo­cante du lieu per­met de ne pas s’é­va­nouir, on peut voir de magni­fiques fresques très aériennes, dont les traits noirs sont encore par­fai­te­ment visibles et les rouges aus­si écla­tants qu’au pre­mier jour.

Thaïlande - Ayutthaya - 066 - Wat Ratchaburana

Thaïlande - Ayutthaya - 068 - Wat Ratchaburana

Thaïlande - Ayutthaya - 069 - Wat Ratchaburana

Thaïlande - Ayutthaya - 072 - Wat Ratchaburana

Thaïlande - Ayutthaya - 073 - Wat Ratchaburana

De ce temple récent et du haut du prang, on peut admi­rer les ruines encore hautes du viharn et de l’ubo­soth, aux murs de brique épais et hauts, dont on voit encore l’in­cli­nai­son qui sup­por­tait autre­fois le toit en bois. Ici non plus, pas la peine de s’es­cri­mer à cher­cher le moindre Boud­dha encore entier.

Me voi­ci repar­ti dans mon petit sky­lab vers un autre temple. Le Wat Phra Si San­phet (Temple du Saint, Splen­dide Omni­scient). Voi­ci le temple le plus véné­ré de la ville, le plus éten­du en sur­face mais éga­le­ment tel­le­ment magni­fique qu’il a ser­vi de modèle au Wat Phra Kaeo de Bang­kok. A l’en­droit même où l’on peut voir aujourd’­hui les trois énormes che­di, se trou­vaient trois bâti­ments de bois construits par le fon­da­teur de la ville, U‑thong : le Phai­thun Maha Pra­sat, le Phai­chayon Maha Pra­sat et le Aisa­wan Maha Pra­sat. En 1448, le roi Borom­ma­trai­lok­ka­nat décide la construc­tion d’un nou­veau palais et conver­tit les bâti­ments royaux en che­di. Un autre temple fut construit à proxi­mi­té, ren­fer­mant une immense sta­tue de Boud­dha (Phra Si San­phet­dayan) de 16 mètres de haut, entiè­re­ment recou­verte d’or (envi­ron 343 kilos au total) et qui consti­tuait le prin­ci­pal objet de véné­ra­tion du lieu, mais tout fut détruit lors de l’in­va­sion des Bir­mans. Du fait de son rôle de temple royal, aucun moine n’a jamais occu­pé les lieux, ce qui explique l’ab­sence de salle d’or­di­na­tion (ubo­soth).

Thaïlande - Ayutthaya - 076 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 077 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 078 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 079 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 082 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 090 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 091 - Wat Phra Si Sanphet

Du côté nord du temple, des petits viharn contiennent des sta­tues déca­pi­tées de Boud­dha, que per­sonne ne vient plus visi­ter. Ce sont des petits havres de paix où seuls les chiens errants cher­chant à fuir la foule et la cha­leur viennent se réfu­gier. Et moi. La suc­ces­sion de ces che­di encore un peu blancs donne une pers­pec­tive superbe et un air de majes­té à l’en­droit. Avec leur cône sur le som­met, ils sont une par­faite repré­sen­ta­tion sty­li­sée et ani­co­nique du Boud­dha. Si les Bir­mans avaient sur ça, ils auraient fait bien plus de dégâts.

Thaïlande - Ayutthaya - 093 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 097 - Wat Phra Si Sanphet

Thaïlande - Ayutthaya - 101 - Wat Phra Si Sanphet

Juste à côté des ruines du temple majes­tueux, se trouve le Viha­ra Phra Mong­khon Bophit. Comme son nom l’in­dique, ce n’est pas un temple, mais juste un viharn, une salle de prière où l’on trouve un énorme Boud­dha doré cen­sé repré­sen­ter celui qui a dis­pa­ru. C’est ici que l’on voit que cette figure un peu gros­sière et clin­quante inté­resse beau­coup plus les dévots habi­tants d’Ayut­thaya que les ruines sécu­laires. On peut voir ici les gens prier, bâtons d’en­cens et fleurs de lotus blot­tis dans leurs mains jointes, accrou­pis ou debout face à l’im­mense sta­tue jaune d’or. Je reste ici quelques ins­tants à me repaître de tous ces visages tour­nés vers leur objet de dévo­tion, des visages empreints de séré­ni­té, autant que de rési­gna­tion. Tout ce monde m’é­tour­dit, les enfants crient, les jeunes parlent forts, il n’y a visi­ble­ment aucune obli­ga­tion de dis­cré­tion aux abords du temple.

Thaïlande - Ayutthaya - 104 - Vihara Phra Mongkhon Bophit

Thaïlande - Ayutthaya - 106 - Vihara Phra Mongkhon Bophit

La jour­née avance et mon esto­mac com­mence à crier famine. Je demande à Mr Sinh de me rame­ner au Wat Rat­cha­bu­ra­na, mais il semble ne pas com­prendre. On en vient !!! Oui mais je lui explique que je veux aller déjeu­ner et que c’est là-bas que je veux retour­ner. Lorsque je lui parle du res­tau­rant Chi­cken noo­dles, il com­prend mieux. A l’ombre d’une ton­nelle en métal, sur un petit siège en plas­tique, je me régale d’une soupe de pou­let aux nouilles que je m’empresse de subli­mer avec de la sauce soja et de la purée de piment. Pour quelques bahts de plus, je bois un soda trop sucré. Mr Sinh s’est assis à une table près du trot­toir pour se rafraî­chir d’un coca noyé dans les cubes de glace. Prêt à bon­dir si tou­te­fois je déci­dais d’al­ler ailleurs. Je l’in­vi­te­rais bien à ma table, mais ce sont des choses qui ne se font pas. Ce que je ferais par hos­pi­ta­li­té, lui pren­drait ça pour un geste d’ir­res­pect à mon égard… Je déteste cette impres­sion d’être à la fois un enva­his­seur et un pro­fi­teur… autant qu’un porte-mon­naie ambulant…

Thaïlande - Ayutthaya - 108 - Etudiants

Thaïlande - Ayutthaya - 109 - Chicken noodles

Thaïlande - Ayutthaya - 110 - Chicken noodles

Thaïlande - Ayutthaya - 111 - Chicken noodles

Une fois ras­sa­sié, je lui demande de me rame­ner à l’hô­tel, mais la jour­née est loin d’être terminée.

Notes :

1 — Le Prang se dis­tingue du Stu­pa par le fait qu’il est géné­ra­le­ment ouvert et per­met l’ac­cès à une cel­la. Son rôle est le même, c’est une tour sanc­tuaire ren­fer­mant géné­ra­le­ment des reliques.

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Ayut­thaya sto­ries #1 : L’ar­ri­vée à Ayutthaya

Ayut­thaya sto­ries #1 : L’ar­ri­vée à Ayutthaya

Il me semble que la Thaï­lande m’ap­pelle encore… Tout est prêt, tout est déjà bou­clé. Billets d’a­vion, valise, appa­reil pho­to, car­nets, enre­gis­treur, pas grand-chose à se mettre sur le dos, une brosse à dent et quelques bahts en poche. C’est la troi­sième fois que je pars dans cet autre bout du monde, alors la peur des ter­ri­toires incon­nus, je la laisse à la maison.

Je pars de Rois­sy, ter­mi­nal 2A porte A43, vol sur un Air­bus A330-300 d’O­man Air. C’est la pre­mière fois que je vais faire escale à Mas­cate. Dans l’a­vion, il fait déjà chaud, et il flotte une légère odeur d’al­cool. Cer­tai­ne­ment mon voi­sin qui me demande en anglais s’il peut prendre la place près de l’al­lée ; il est mal à l’aise, angois­sé. Je com­prends qu’il ne veuille pas se mettre près du hublot… d’au­tant que je suis en queue d’a­vion, là où ça secoue le plus. Vol WY132. Je com­mence à sen­tir l’anes­thé­sie tom­ber ; mon ren­dez-vous chez le den­tiste n’é­tait peut-être pas une bonne idée mais au moins je suis cer­tain de ne pas avoir de pro­blèmes là-bas, alors je me cale dans mon fau­teuil en sen­tant mes lèvres reprendre leurs sen­sa­tions, ma joue se tendre à nou­veau et j’a­vale de quoi faire pas­ser une éven­tuelle dou­leur qui pour­rait se réveiller. A 21h13, l’a­vion quitte la taxi puis décolle dans la nuit qui avance, un décol­lage tout en dou­ceur. Il tra­verse la plaque de nuages gris mais laisse voir comme des déco­ra­tions de Noël posées sur le soleil noir de cette terre qui s’é­loigne. Des des­sins espa­cés d’une jolie cou­leur tapissent le sol tan­dis que je m’en­vole vers Mas­cate, la cha­leur et le matin. Je sais que dor­mir cette nuit va être com­pli­qué pour moi, je ne peux pas dor­mir assis.

3h00 du matin, je n’ai qua­si­ment pas fer­mé l’œil et j’ai mal au cul à force d’être assis. La nau­sée me monte à la gorge, je don­ne­rais n’im­porte quoi pour sor­tir de cette car­lingue dans laquelle j’ai tan­tôt froid à cause de la cli­ma­ti­sa­tion, tan­tôt chaud à cause des réflexes de mon corps qui s’emballe… Je capi­tule, et je reste le regard fixé sur l’i­ti­né­raire de l’a­vion sur l’é­cran fiché sur le fau­teuil de devant. Nous sommes au-des­sus de l’I­ran, entre deux villes dont je n’ar­rive pas à déchif­frer le nom puisque c’est écrit en arabe. Trois grands feux illu­minent la nuit. Tout est étrange sous mes pieds, l’in­ten­si­té des lumières, leur dis­po­si­tion, rien ne res­semble à l’i­dée que je me fais des villes du monde. L’a­vion avance au-des­sus du Golfe Per­sique et moi, je suis hors d’usage…

Dans l’a­vion entre Mas­cate et Bang­kok, j’ai fina­le­ment réus­si à dor­mir un peu, exté­nué, mais ça res­semble plus à un som­meil de condam­né qu’à un som­meil répa­ra­teur. Deux ou trois heures de som­meil sur une tren­taine d’heure, voi­là de quoi en ter­ras­ser plus d’un…

Aéro­port Suvar­nabhu­mi, Bang­kok. Enfin la cha­leur, des odeurs connues, les maré­cages, les fruits. J’a­chète une carte SIM et de quoi man­ger sur le pouce, une petite dame vide les mégots du cen­drier à l’aide d’un chi­nois en métal. J’at­trape un taxi et annonce au chauf­feur, Mr Wipa­ran, ma des­ti­na­tion : Ayut­thaya. Quand on prend le taxi en Thaï­lande, on connait le nom de celui qui vous conduit, car sa carte pro­fes­sion­nelle est affi­chée bien en évi­dence sur le tableau de bord, même si sou­vent, la pho­to ne res­semble pas du tout à la per­sonne qui est assise à côté de vous. La ville se trouve à plus de quatre-vingts kilo­mètres d’i­ci, mais il en faut plus pour décou­ra­ger un taxi thaï… cer­tains en France feraient bien d’en prendre de la graine. Si le cœur vous en dit, on peut tra­ver­ser toute la Thaï­lande en taxi sans que ça n’oc­ca­sionne la moindre gri­mace de mécon­ten­te­ment sur le visage de votre chauf­feur. Cer­tains font Bang­kok-Chiang Mai sans sour­ciller… à condi­tion d’al­lon­ger les bahts…

Ayut­thaya — Wat Maha That

J’ar­rive à l’hô­tel après 23h00 et avoir tour­né un peu avec un chauf­feur de taxi com­plè­te­ment per­du dans la vieille ville à la recherche de l’a­dresse. Je fais même un arrêt devant un poste de police qui semble être le der­nier recours.
Évi­dem­ment, le res­to est fer­mé mais je me défoule sur un 7/11 où j’a­chète un pack de Sin­gha, des amandes et des snacks épi­cés, du taro, des lamelles de mangue séchées et épi­cées. Sur le trot­toir je m’ar­rête près du bar­be­cue d’un couple qui n’a pas encore fini de tra­vailler, devant l’en­seigne d’une grande banque, et je leur prends deux bro­chettes de pou­let et de Saint-Jacques avec de la sauce épi­cée. Ma chambre d’hô­tel est cer­tai­ne­ment la plus belle et la plus grande de toute la ville. C’est une suite qui se trouve à l’ex­tré­mi­té de ce petit hôtel caché der­rière les fron­dai­sons de grands pal­miers, que rien ne dis­tin­gue­rait d’un autre boui­boui. Ter­rasse immense don­nant sur le fleuve, hamac, il y a un salon avec un bureau, un lit large comme un camion, une salle de bain ouverte avec douche et bai­gnoire, le tout sur envi­ron 80m2, et déco­ré avec soin dans le plus pur style de la région. Comme je savais que je n’al­lais pas res­ter long­temps à Ayut­thaya, je me suis fait plai­sir avec cette chambre à 150€ la nuit ; une for­tune ici… Sur la ter­rasse, je bois ma bière en pico­rant mes snacks, en me fai­sant dévo­rer par les mous­tiques… qui ne résistent pas long­temps à mon remède. De l’autre côté de la Chao Phraya (qui coule ici dans une cir­con­vo­lu­tion qu’on a un peu de mal à com­prendre puisque la ville est entou­rée d’eau, qui est en réa­li­té la confluence de deux fleuves qui s’embrassent ; la Chao Phraya et la Pa Sak), les che­di blancs du Wat Phut­thai­sa­wan encore éclai­rés à cette heure tar­dive de la nuit thaï­lan­daise. Légè­re­ment ivre, de bière et de fatigue, la bouche rava­gée par les épices, je plonge dans mon lit king size en pre­nant soin de lais­ser la cli­ma­ti­sa­tion sur une tem­pé­ra­ture de 27°C (il n’y a que comme ça qu’on s’ha­bi­tue à la cha­leur), his­toire de pou­voir pro­fi­ter un peu de la jour­née du lendemain…

Ayut­thaya — Wat Maha That

Je n’ai aucune idée de ce qui m’at­tend dans cette ville. Tout ce que je sais, c’est que je me situe à envi­ron 80 kilo­mètres au nord de Bang­kok, qui se trouve elle-même à plus de 9000 kilo­mètres de chez moi. Ayut­thaya fait par­tie des hauts-lieux his­to­riques de la Thaï­lande, au même titre que Chiang Mai ou Sukho­thaï, et comme tous les lieux impor­tants pour l’his­toire, ils le sont aus­si pour la reli­gion, chose que l’on ne peut nier. J’ap­pren­drai demain que mon hôtel se situe dans un quar­tier à forte majo­ri­té musul­mane, ce qui me fera décou­vrir une bien curieuse spé­cia­li­té locale, le Roti Sai Mai.
Comme tou­jours, je vis dans ces moments intenses avec une cer­taine inquié­tude face à l’in­con­nu, peut-être par peur d’être déçu, ou mal­me­né par mes sen­sa­tions, mais cette légère peur ne me fait pas recu­ler, bien au contraire, elle m’ap­prend chaque fois un peu plus à me dépar­tir de mes ori­peaux d’Oc­ci­den­tal et à aller un peu plus loin, dans ce qui me désarme, dans ce qui me détache de mon monde connu, dans ce qui me décons­truit et me rend humble. Hier encore, j’é­tais à Paris. Aujourd’­hui, je suis per­du en Thaï­lande, et je ne compte abso­lu­ment pas faire en sorte de retrou­ver mon chemin.

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Parit­ta

Parit­ta

D’aus­si loin que nous sommes de l’A­sie, nous connais­sons fina­le­ment assez peu de choses du boud­dhisme, si ce n’est tous les cli­chés qu’on peut construire autour de ce que nous ne connais­sons pas. Divi­sé en deux branches majeures, d’un côté le the­ravā­da, le petit véhicule, reli­gion des ori­gines, pri­mi­tive et conser­va­trice, qui reste au plus proche des paroles du Boud­dha Śākyamū­ni et répan­du dans toute l’A­sie du Sud-est, de l’autre côté, le mahāyā­na ou grand véhi­cule, plus déve­lop­pé en Chine et en Corée. L’un reste concen­tré sur le salut de l’in­di­vi­du (d’où le “petit” véhi­cule), l’autre sur le salut de tous les êtres (d’où le terme un peu condes­cen­dant de petit véhi­cule par ceux qui pra­tiquent le grand véhi­cule). Si le the­ravā­da est la reli­gion majo­ri­taire dans l’aire d’ex­pan­sion la plus proche de son ber­ceau, l’Inde, c’est aus­si à mon sens le plus char­gé en mys­tères, en construc­tions de l’es­prit, mais aus­si en rites dif­fé­ren­ciés et magiques. C’est une reli­gion des­ti­née à être appro­priée par ses fidèles, qui n’hé­sitent pas à en faire une chose per­son­nelle, en dehors des canons et des dogmes.

La par­ti­cu­la­ri­té du the­ravā­da, c’est qu’il est s’ap­puie sur les Trois Cor­beilles, plus connues sous le nom sans­krit de tipi­ta­ka, ou tri­pi­ta­ka (dont j’ai déjà par­lé ici, en loccur­rence à pro­pos d’un tri­pi­ta­ka coréen). Selon la légende, les trois sec­tions (Sut­ta Pita­ka, Vinaya Pita­ka et Abhid­har­ma Pita­ka), ou cor­beilles de ce cor­pus de textes sacrés, auraient été écrits sur des feuilles de palme dépo­sées dans des cor­beilles tres­sées. Sans ren­trer dans le détail, la pre­mière cor­beille contient les règles de la vie monas­tique et les mythes de la créa­tion, la seconde les paroles du Boud­dha et la troi­sième est un ensemble de textes ana­ly­tiques des paroles du Boud­dha (Dhar­ma étant la doc­trine, Abhid­har­ma est ce qui se trouve au-des­sus de la doc­trine). Et c’est là que les choses se com­pliquent, car si la science du tipi­ta­ka est réser­vée à une élite monas­tique, elle n’est pas écrite dans une langue com­mune. Ni les Thaïs, ni les Bir­mans, ni les Khmers ne peuvent la lire dans leur langue de nais­sance, car le tipi­ta­ka est écrit en pali, une langue indo-aryenne autre­fois par­lée en Inde et assez proche du sans­krit. D’ailleurs, le tipi­ta­ka est éga­le­ment appe­lé canon pali. Le pali aurait été la langue de nais­sance du Boud­dha, ce qui explique pas mal de choses.

L’ex­pres­sion la plus actuelle du pali, c’est la réci­ta­tion des parit­ta, ou pirit et ça, pour le coup, on peut l’en­tendre par­tout dans les temples d’A­sie du Sud-est, puisque ces réci­ta­tions qui sont des chants de pro­tec­tion sont les chants que les moines récitent un peu par­tout dans cette région du monde. Chants éton­nants, ânon­nés par­fois, lan­gou­reux et suaves, ils sont par­fois entê­tants jus­qu’à l’é­va­nouis­se­ment. Cette mono­to­nie est régu­lière et symp­to­ma­tique d’une absence volon­taire de fan­tai­sie. On com­prend aisé­ment pour­quoi la transe n’est jamais loin. Si les chants sont appris par cœur, leur sens réel n’est pas tou­jours connu de ceux qui les entonnent. Ce sont éga­le­ment les paroles de ces parit­ta que l’on trouve sur les tatouages sacrés thaï­lan­dais que l’on appelle Sak Yant ou sur les ins­crip­tions pro­tec­trices que l’on trouve au-des­sus de la tête de tout chauf­feur de taxi qui se res­pecte (et qui doit, dans cer­tains cas leur faire croire qu’ils peuvent se per­mettre de ne pas faire atten­tion à la manière dont ils conduisent).

C’est ce chant que j’ai réus­si à cap­ter en fin de jour­née au Wat Pho, dans le temple prin­ci­pal qu’on appelle Bôt ou Ubo­soth, le temple d’or­di­na­tion des moines. Mais ce soir, parce que Bang­kok n’est déci­dé­ment pas une ville comme les autres, c’é­tait un chant d’un genre par­ti­cu­lier que l’on pou­vait entendre puisque c’é­tait le chant des femmes, les moniales de la com­mu­nau­té qui vit dans l’en­ceinte du temple. Vêtues de blanc, le crâne rasé comme celui des hommes, elles offi­ciaient, les pieds nus tour­nés vers l’en­trée du temple, jamais vers le Boud­dha, elles chan­taient avec un cer­tain entrain. L’une d’elle s’est tour­née vers moi et m’a sou­ri cha­leu­reu­se­ment comme pour me remer­cier d’être là et de m’é­mer­veiller de ce chant si particulier.

[audio:thai/paritta.mp3]

On peut écou­ter toutes sortes de parit­ta sur le site pirith.org.

Homme tatoué de Sak Yant à Non­tha­bu­ri — Pho­to © cro­que­ta titirimundi

Pho­to d’en-tête : Boud­dha de Wat Si Chum (วัดศรีชุม) — Sukho­thaï — 31 juillet 2016

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Le récit du Gange à la lumière du Râmâyana

Le récit du Gange à la lumière du Râmâyana

La lec­ture est un souffle qui nous trans­porte sur des rivages dont on ne voit pas tou­jours les contours, mais finit tou­jours par nous faire tou­cher terre, et cer­tains livres arrivent là un peu par hasard, sans qu’on en com­prenne vrai­ment la raison.

Lors de ce voyage en Thaï­lande, je me suis plon­gé à corps per­du dans la lec­ture d’un livre sacré : le Râmâya­na. Épo­pée fon­da­men­tale dans la reli­gion hin­doue, c’est un long poème rela­tant la voie de Rama, au sens de par­cours. Quel rap­port entre la Thaï­lande et le Râmâya­na ? Une longue his­toire à laquelle les gens sont atta­chés dans tout le bas­sin de l’A­sie du sud-est, et ce, jus­qu’à Bali, îlot hin­douiste au cœur du plus grand pays musul­man du monde. Pour­tant la Thaï­lande est majo­ri­tai­re­ment boud­dhiste, mais le boud­dhisme et l’hin­douisme ne sont pas très éloi­gnés, puisque le Boud­dha Sha­kya­mu­ni, Sid­dhār­tha Gau­ta­ma, est un per­son­nage dont l’exis­tence est attes­tée ; né sur la route de Kapi­la­vas­tu, à Lum­bi­ni exac­te­ment, entre 1029 et 383 av; J.-C. dans l’ac­tuel Népal, il passe une grande par­tie de sa vie en Inde du Nord. La dif­fu­sion de la pen­sée qui devien­dra reli­gion majo­ri­taire en Asie du sud-est (de la Chine au Japon, et de la Mon­go­lie à la Malai­sie) prend donc ses sources en Inde, et même au cœur de la reli­gion hin­douiste. Aucun para­doxe dans tout cela. Le boud­dhisme, long­temps consi­dé­ré comme une reli­gion déviante de la part des hin­dous, a été au centre d’une longue période ico­no­claste, pen­dant laquelle les visages du Boud­dha ont été buri­nés, les têtes fra­cas­sées, les corps pilon­nés. Aujourd’­hui, les intri­ca­tions des deux reli­gions ne sont plus consi­dé­rées que comme naturelles…

Il faut noter éga­le­ment que l’ac­tuelle dynas­tie régnante de Thaï­lande (l’ac­tuel roi Bhu­mi­bol Adu­lya­dej, Rama IX, est le sou­ve­rain qui a régné le plus long­temps jus­qu’à pré­sent puis­qu’il est sur le trône depuis plus de 70 ans), les Cha­kri, portent tous le nom dynas­tique de Rama, depuis 1782, et que le pre­mier sou­ve­rain de la dynas­tie, Rama Ier (Bud­dha Yod­fa Chu­la­loke) a réécrit l’é­po­pée du Râmâya­na pour la trans­po­ser dans le contexte thaï­lan­dais sous le nom de Rama­kien.

Alors ce fameux Râmâya­na, que j’ai retrou­vé dans les danses bali­naises des palais d’Ubud ou dans les ruines de Pram­ba­nan, sur les murs des temples thaï­lan­dais ou dans les ruelles sombres de Bang­kok où l’on arrive encore à trou­ver de très beaux masques en bois à l’ef­fi­gie du roi Ramā et de sa femme Sītā, du singe Hanumān et du démon Rāvaṇa, et encore à plu­sieurs reprises dans les masques et les repré­sen­ta­tions en terre cuite du Suan Pak­kad Palace, qu’est-ce exac­te­ment ? C’est un récit mytho­lo­gique autour d’un per­son­nage qui a peut-être exis­té, un poème fai­sant par­tie de la tra­di­tion orale hin­douiste et dans lequel est rela­tée la vie pour le moins tour­men­tée du prince Ramā qui n’est autre que le sep­tième ava­tar du dieu Vish­nu. Mis à part le fait que le récit qu’en livre Serge Démé­trian au tra­vers de la ver­sion qu’il a rédi­gée est d’une lec­ture tout à fait agréable, le Râmâya­na est un mythe au tra­vers duquel sont mis en lumière les quatre buts de la vie pour tout hin­douiste (Puruṣār­tha), c’est à dire :

  • Dhar­ma : le sens du devoir et de la jus­tice, le sens moral, la loi et la ver­tu, c’est ce qui est à l’o­ri­gine de l’har­mo­nie universelle.
  • Artha : injus­te­ment tra­duit par­fois sous le terme de richesse, il s’a­git plu­tôt de faire en sorte de main­te­nir ses moyens de sub­sis­tances et de les faire évo­luer, ce qui implique la sécu­ri­té finan­cière plu­tôt que l’enrichissement.
  • Kama : la recherche du plai­sir, de l’é­mo­tion esthé­tique, de la beau­té. Il n’y a dans ce terme aucune conno­ta­tion sexuelle. Le Kama qui vio­le­rait le Dhar­ma et l’Ar­tha empê­che­rait d’at­teindre le Moksha.
  • Mok­sha : la libé­ra­tion finale, la déli­vrance du cycle des réin­car­na­tions, mais on peut y entendre éga­le­ment le fait de se réa­li­ser soi-même et de s’é­man­ci­per des tutelles extérieures.

Selon la tra­di­tion, ce livre a été écrit par le poète indien Vâl­mî­ki, lequel se met lui-même en scène dans le récit puis­qu’il devient le pré­cep­teur des deux enfants de Ramā. La rédac­tion du livre est esti­mée de manière assez peu sure entre 500 et 100 avant J.-C. et com­porte sept par­ties distinctes :

  1. Bâla­kân­da (बालकाण्डम्) ou le Livre de la jeunesse
  2. Ayod­hyâ­kân­da (अयोध्याकाण्डम्) ou le Livre d’Ayodhyâ
  3. Ara­nya­kân­da (अरण्यकाण्डम्) ou le Livre de la forêt
  4. Kish­kind­hâ­kân­da (किष्किन्धाकाण्डम्) ou le Livre de Kish­kind­hâ (le royaume des singes)
  5. Sun­da­ra­kân­da (सुन्दरकाण्डम्) ou le Livre de Sun­da­ra (un autre nom d’Hanuman)
  6. Yud­dha­kân­da (युद्धकाण्डम्) ou le Livre de la guerre (de Lanka)
  7. Utta­ra­kân­da (उत्तरकाण्डम्) ou le Livre de l’au-delà

Si la lec­ture de ce très grand livre m’a empor­té pen­dant une bonne par­tie de mes vacances, elle m’a per­mis éga­le­ment d’a­voir un sujet de dis­cus­sion sup­plé­men­taire avec plu­sieurs per­sonnes tout à fait éton­nées que je puisse ne serait-ce que connaître les noms de Phra Ramā et de Sītā. J’y ai éga­le­ment trou­vé le très beau récit de la dérive du Gange que je repro­duis ici, issu du pre­mier livre (Bâla­kân­da), qui nous per­met de com­prendre pour­quoi le Gange est un fleuve si impor­tant dans la reli­gion hin­doue. C’est une épo­pée dans l’é­po­pée, un récit flo­ris­sant et mer­veilleux qui donne le ton du reste du livre. On est empor­té comme dans le flot des ondes légères de la rivière Gangâ…

Ramaya­na — Le départ de Rama. Wat Phra Khaew. Bangkok

Le len­de­main, Râma, Lak­sha­ma, Vish­vâ­mi­tra et leurs com­pa­gnons par­tirent donc vers Mithi­lâ. Ils retra­ver­sèrent le Gange ; au cré­pus­cule, Râma inter­ro­gea Vish­vâ­mi­tra : « Pour­quoi, grand sage, Gan­gâ, la très sainte rivière, coule-t-elle à tra­vers les Trois Mondes, avant de se mêler à l’Océan ? »
Vish­vâ­mi­tra, en réponse à la curio­si­té de Râma, com­men­ça ainsi :

« Au nord de notre vaste pays, Râma, s’é­lève l’Hi­mâ­laya, la reine des mon­tagnes. Hima­vat, le puis­sant esprit qui l’a­nime, avait deux filles, Gan­gâ, l’ai­née, et Ûma, la cadette. Gan­gâ était un fleuve capable de puri­fier tous les êtres de leurs péchés les plus sombres. Connais­sant ce don mer­veilleux, les dieux prièrent Hima­vat de leur prê­ter Gan­gâ pour un temps : ses eaux lave­raient le fir­ma­ment entier de ses souillures. Le père de Gan­gâ accep­ta. Mon­tée au ciel, Gan­gâ brilla à tra­vers la voûte étoi­lée, là où tu peux la voir aujourd’­hui encore. »

Vish­vâ­mi­tra leva la main vers le fir­ma­ment et dési­gna à Ramâ le Gange céleste, la Voie lac­tée, avant de reprendre :

« Pen­dant ce temps, Saga­ra, un autre roi de la dynas­tie solaire, un de tes ancêtres, pri­vé d’en­fants, se diri­gea vers l’Hi­mâ­laya en com­pa­gnie de ses épouses. Saga­ra sou­hai­tait ren­con­trer Bhri­gu, le grand sage. Arri­vé devant lui, le roi se pros­ter­na et implo­ra sa béné­dic­tion pour que lui naissent des héri­tiers. Bhri­gu, satis­fait de la sou­mis­sion du roi d’Ayod­hyâ, décla­ra ; “Tes épouses seront mères, mais de manière dif­fé­rente. L’une met­tra au monde un seul fils : il pro­lon­ge­ra ta lignée ; l’autre don­ne­ra nais­sance à soixante mille fils. A elles de choi­sir le sort qui leur agréé.”
La pre­mière des deux épouses royales avoua qu’elle serait heu­reuse avec un seul fils ; la seconde pré­fé­ra l’autre voie. Bhri­gu les bénit, et Saga­ra revint satis­fait dans sa capitale.
Le temps accom­pli, une des reines enfan­ta le fils pro­mis ; il s’ap­pe­la Asa­mañ­ja. L’autre accou­cha d’une boule de la gros­seur d’une cale­basse. A l’in­té­rieur dor­maient soixante mille semences humaines qui devinrent autant d’en­fants mâles. Une armée de nour­rices prit soin de tous ces fils de Saga­ra. Des années pas­sèrent. Si les soixante mille devinrent tous de beaux princes, Asa­mañ­ja, lui, à l’âge adulte, mon­tra des signes de folie. Son passe-temps favo­ri était d’at­tra­per des petits enfants et de les jeter dans la rivière ; il riait en les voyant se débattre et périr noyés.
Haï par le peuple, ce dément cruel fut ban­ni de la cité. Au sou­la­ge­ment des citoyens, son fils Amshu­mân ne res­sem­blait en rien à son père : cou­ra­geux, plein de droi­ture, il par­lait avec douceur.
Vers la fin de son règne, le vieux roi Saga­ra déci­da d’ac­com­plir le sacri­fice du che­val1. Le prince Amshu­mân devait sur­veiller de près le che­val choi­si pour la céré­mo­nie. Mais Indra2, chan­gé en démon, s’empara du cour­sier. Le roi Saga­ra fut déses­pé­ré. Il appe­la ses soixante mille fils et leur par­la ain­si : “La perte de l’of­frande n’est pas seule­ment un obs­tacle majeur au bon dérou­le­ment du sacri­fice, elle repré­sente pour nous tous un péché, une honte. Par­tez retrou­ver le che­val ; n’é­par­gnez aucun effort.”
Ses vaillants soixante mille fils par­cou­rurent le monde de long en large, mais le qua­dru­pède était introu­vable. Ils com­men­cèrent alors à fouiller tous les recoins, à retour­ner la Terre en tous sens. Ils cau­sèrent nombre d’en­nuis aux ani­maux et aux hommes et ne réus­sirent qu’à élar­gir les limites de l’O­céan. Penauds, ils revinrent à Ayodhyâ.
“Il nous faut l’a­ni­mal coûte que coûte. Cher­chez-le dans les mondes d’en bas, leur enjoi­gnit Saga­ra, des­cen­dez, si néces­saire, jus­qu’aux pro­fon­deurs des enfers.”
Les princes par­tirent aus­si­tôt, déci­dés à rame­ner le che­val, fût-ce au péril de leur vie. De leurs armes, ils se mirent à creu­ser un trou long de trois lieues sur trois. Sourds aux cris et aux pro­tes­ta­tions des ser­pents et autres rep­tiles des régions sou­ter­raines, ils avan­çaient dans les entrailles de la Terre et par­vinrent au Rasâ­ta­la, le qua­trième enfer. Là, ils aper­çurent dans un coin Kapi­la, le grand sage, assis en médi­ta­tion, et le che­val du sacri­fice qui pais­sait alen­tour. C’é­tait Indra qui, à des­sein, avait caché l’a­ni­mal en ce lieu. Les princes se pré­ci­pi­tèrent sur le sage en criant : “Voi­là donc le voleur qui se dit ermite !”
Kapi­la, trou­blé dans sa médi­ta­tion, ouvrit les yeux ; à l’ins­tant même, les soixante mille guer­riers furent trans­for­més en autant de poi­gnées de cendre, brû­lés par le cour­roux de l’ascète.
Pen­dant ce temps, Saga­ra atten­dait tou­jours ses fils. Trou­blé par leur retard, il s’a­dres­sa à son petit-fils, Amshu­mân : “Je suis inquiet ; mes soixante mille fils s’at­tardent. Tu es cou­ra­geux : va et découvre si quelque mal­heur ne leur serait pas arrivé.”
Amshu­mân prit ses armes et des­cen­dit vaillam­ment dans le trou béant par lequel avaient dis­pa­ru ses oncles.
Le che­min s’en­fon­çait de plus en plus ; il le condui­sit au qua­trième enfer. Là, Amshu­mân décrou­vrit le che­val du sacri­fice pais­sant comme si de rien n’é­tait, par­mi soixante mille petits tas de cendre. Amshu­mân res­ta figé de dou­leur : était-ce là ce qui res­tait de ses mal­heu­reux oncles ? Garu­da, l’aigle divin, se tenait, comme par hasard, per­ché sur un arbre tout proche.
“Noble prince, lui expli­qua l’oi­seau, tu contemples les restes de tes propres oncles. Ils ont été réduits en cendres par le regard cour­rou­cé de Kapi­la. Sache cette véri­té : les âmes des fils de Saga­ra ne connaî­tront pas la paix si Gan­gâ ne des­cend pas de la voûte céleste pour laver et puri­fier leurs cendres.”
Amshu­mâ emme­na le che­val, le condui­sit en hâte à la sur­face de la terre et rap­por­ta au roi les mots mêmes de Garu­da. Saga­ra accom­plit le sacri­fice tant dési­ré, mais peu après mou­rut incon­so­lé : pour­rait-on jamais entraî­ner le Gange divin au fond des enfers ?
Amshu­mân suc­cé­da à Saga­ra sur le trône d’Ayod­hyâ. Bien que toute sa vie il eût réflé­chi et prié sans cesse, il ne put décou­vrir le moyen de faire des­cendre le Gange du ciel.
Le fils d’Am­shu­mân pour­sui­vit les efforts de son père, mais en vain ; lui aus­si quit­ta le monde des vivants sans avoir réus­si à sau­ver les âmes de ses ancêtres.
Son fils, Bag­hî­ra­tha, lui suc­cé­da sous l’om­brelle blanche de la royau­té. Bag­hî­ra­tha était un vaillant jeune homme ; il réso­lut de ten­ter l’im­pos­sible. Il renon­ça à sa famille, lais­sa le royaume au soin de ses ministres, et s’en vint dans la soli­tude pour pra­ti­quer des aus­té­ri­tés. Juché sur un pic de l’Hi­mâ­laya, il se tint des années durant au milieu de quatre feux ; un cin­quième, le Soleil, brû­lait au-des­sus de sa tête. Ces ascèses, accom­plies dans un noble but, contrai­gnirent Brah­mâ, le Créa­teur, à se mon­trer aux yeux de Baghîratha.
“Je suis satis­fait de tes efforts, Bag­hî­ra­tha, décla­ra le Père des mondes : quel est ton désir ?”
Les mains jointes, celui-ci répon­dit : “Si j’ai pu conten­ter le Créa­teur, que les fils de Saga­ra reçoivent l’eau de Gan­gâ ; une fois les cendres puri­fiées par le divin fleuve, les âmes de mes aïeux gagne­ront enfin la paix céleste. Je te prie éga­le­ment de m’ac­cor­der un fils, car j’ai renon­cé à ma famille et la race des Iksh­vâ­ku menace de s’éteindre.
— Qu’il soit fait selon ton désir, approu­va Brah­mâ, mais je t’a­ver­tis : Gan­gâ, en déva­lant des cieux, risque d’a­néan­tir le monde, ce que je ne per­met­trait jamais. Sol­li­cite donc le secours de Shiva.”
Bag­hî­ra­tha, sans hési­ter, reprit ses ascèses. Il res­ta si long­temps sans nour­ri­ture et sans eau qu’il réus­sit à gagner la bien­veillance du Grand Dieu, Shi­va. Celui-ci fit son appa­ri­tion et décla­ra à Bag­hî­ra­tha : “Gan­gâ peut arri­ver, je pro­té­ge­rai le monde.”
Les dieux envoyèrent alors Gan­gâ des cieux sur la Terre. Telle une colonne de cris­tal liquide, Gan­gâ cou­lait à tra­vers les espaces ; la gigan­tesque cata­racte de lumière bous­cu­lait les étoiles. Un bruit de plus en plus assour­dis­sant accom­pa­gnait la chute.
Gan­gâ s’ap­pro­chait de la Terre et les immor­tels com­men­çaient à s’in­quié­ter lorsque Shi­va inter­vint. Il prit des pro­por­tions immenses et, cou­pant la route de Gan­gâ, reçut sans bron­cher le fleuve sur la tête. Shi­va était appa­ru si vite que Gan­gâ n’a­vait pas eu le temps de chan­ger de direc­tion ; la rivière se per­dit donc dans les che­veux emmê­lés du Grand Dieu, où elle erra plu­sieurs années. La Terre res­pi­ra, sou­la­gée. Mais Bag­hî­ra­tha était déses­pé­ré. Il implo­ra Shi­va de libé­rer Gan­gâ, pri­son­nière de sa che­ve­lure. Emu de com­pas­sion à l’é­gard de Bag­hî­ra­tha, qui ne son­geait qu’aux âmes de ses soixante mille aïeux, Celui-aux-trois-yeux per­mit au divin fleuve de quit­ter sa pri­son pour des­cendre sur terre.
Gan­gâ sui­vait, en dan­sant, le char de Bag­hî­ra­tha. L’eau lim­pide scin­tillait comme par­cou­rue de mil­lions d’é­clairs. Par­fois, le fleuve se gon­flait en tour­billons d’é­cume, hauts comme des mon­tagnes ; l’ins­tant d’a­près, il glis­sait dou­ce­ment, puis on le voyait s’é­cra­ser contre des rochers ou s’en­fon­cer dans quelque gouffre. Gan­gâ écla­bous­sait joyeu­se­ment de ses perles humides le peuple des dieux accou­rus pour l’admirer.
Gan­gâ cou­lait ain­si par jeu, soit dans l’es­pace, soit sur la Terre, lors­qu’elle abî­ma par mégarde l’au­tel du sacri­fice où Jah­nu, un grand sage, se pré­pa­rait à offi­cier. Celui-ci, pour lui don­ner un leçon, prit le gigan­tesque tor­rent dans la paume de sa main et le but d’un seul trait. Gan­gâ dis­pa­rut encore une fois. La tris­tesse de Bag­hî­ra­tha fut indi­cible ; il pleu­rait de désespoir !
Alors les dieux et les sages célestes, s’ap­pro­chant de Jah­nu, le prièrent de par­don­ner sa faute à Gan­gâ. Apai­sé, le sage consen­tit à ce que Bag­hî­ra­tha arrive au bout de ses peines ; il per­mit à l’im­mense fleuve de cou­ler par ses oreilles. Et les dieux, joyeux, bénirent ain­si Gan­gâ retrou­vée : “Sor­tie du corps de Jah­nu comme du sein d’une mère, tu por­te­ras désor­mais le nom de Jâh­na­vî, fille de Jahnu.”
Gan­gâ ne ren­con­tra plus aucun obs­tacle sur sa route. Elle des­cen­dit, à la suite de Bag­hî­ra­tha, dans le trou pro­fond creu­sé par les fils de Saga­ra ; elle péné­tra dans l’en­fer nom­mé Rasâ­ta­la. Là, avec son eau sanc­ti­fiée par le tou­cher divin de Shi­va, Bag­hî­ra­tha put s’ac­quit­ter des rites funé­raires de ses soixante milles aïeux. Puri­fiées, ren­dues légères, leurs âmes bien­heu­reuses s’é­le­vèrent dans les cieux.

Depuis ce jour, ter­mi­na Vish­vâ­mi­tra, le fleuve Gange s’ap­pelle éga­le­ment Bag­hî­ra­thî en sou­ve­nir de Bag­hî­ra­tha, celui qui n’é­par­gna aucune peine pour sau­ver les siens. »
Pen­dant ce récit, le Soleil, entou­ré d’un nuage de poudre d’or, avait glis­sé len­te­ment vers l’horizon.
« Le roi du jour se couche, mur­mu­ra Vish­vâ­mi­tra ; diri­geons nos prières du soir vers Gan­gâ, le divin fleuve, conduit par ton ancêtre du séjour des immor­tels sur la terre des hommes. »

Notes :

1 — Ash­va­med­ha. Sacri­fice réser­vé au roi, lui per­met­tant d’as­su­rer sa pros­pé­ri­té et la lon­gé­vi­té de sa lignée.
2 — Indra, roi des dieux, sei­gneur du ciel.

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L’in­ci­ta­tion au voyage

L’in­ci­ta­tion au voyage

Je déteste ces jour­nées fraîches qui suivent les plus ardentes cha­leurs de l’é­té, qui font pas­ser de la fièvre au fris­son en l’es­pace d’une nuit ora­geuse et bruyante, refer­mant les espoirs de pou­voir se repo­ser un peu de l’ac­ca­blante four­naise. Elles sont tristes, bien qu’of­frant un répit de courte durée, même si les cha­leurs sous nos lati­tudes ne sont que des pics qui ne durent jamais bien long­temps. Je pré­fère ces cha­leurs constantes et lourdes qui ne laissent aucun répit, aucune chance d’en réchapper.

Je me sens comme empli d’une huma­ni­té radieuse et sur mes cahiers à petits car­reaux, je m’a­muse à répé­ter indé­fi­ni­ment les motifs des tuiles maro­caines ou des ara­besques anda­louses qu’on ne peut fabri­quer qu’en ayant com­pris deux choses ; d’une part que les motifs sont l’ex­pres­sion d’une géo­mé­trie divine, que le tout est conte­nu dans le tout, que le motif par­ti­cipe de l’har­mo­nie uni­ver­selle, et d’autre part, que l’abs­trac­tion fur­tive dans laquelle se cachent les motifs ne sont qu’une autre voix pour dire l’é­ten­due de l’u­ni­ver­sa­li­té du monde.

Et puis loin du monde, loin de la folle actua­li­té qui émaille le fil conti­nu des mau­vaises nou­velles, je me tais. Trop de voix s’é­lèvent pour dire tout et n’im­porte quoi, une chose et son contraire ; la parole irrai­son­née. Loin de la poli­tique, loin des ana­lyses par­fois fumeuses des jour­naux télé­vi­sés, loin de la réac­tion à chaud, il y a un monde de dou­ceur et d’es­poir qui tient en quelques mots que du bout des lèvres, j’es­saie de pro­non­cer. Peut-être ces mots n’existent-ils pas encore, d’où l’in­con­grue per­plexi­té dans laquelle je me suis plon­gé tout seul.

Au bout de la nuit, il y a le voyage. Repar­tir. Gra­vir de nou­velles mon­tagnes, ren­con­trer des âmes lumi­neuses et croire qu’il existe encore sur terre des expé­riences qui ne sont pas uni­que­ment extraites de la fange et de la haine. Je vais repar­tir. Loin. Très loin. A plus de 9000 km de chez moi, sur les terres sombres et ver­doyantes de la Thaï­lande où je retourne encore et encore, pour la qua­trième ou cin­quième fois, côtoyer le peuple du sou­rire et m’en­fon­cer dans une vie âcre et simple, faite de pous­sière et de pour­ri­ture, de pau­vre­té flam­boyante dans laquelle tente jour après jour de sur­vivre une nation qui ne sait plus dans quelle direc­tion regar­der. Je me retire de mon monde pour plon­ger les deux pieds dans le Monde, gran­diose et fan­tasque. C’est peut-être bien la der­nière fois que je m’y rends, avec la sen­sa­tion d’a­voir vécu ce que je vou­lais y vivre et l’en­vie d’autres choses. J’ai pro­mis à mon ami Géor­gien qu’un jour, dès lors que les condi­tions poli­tiques lui seront favo­rables, je l’ac­com­pa­gne­rai sur la terre de ses ancêtres, à Tbi­lis­si et en Armé­nie, à la ren­contre de ses parents et de sa famille. Une pro­messe engage, véri­fiez vos capa­ci­tés de remboursement…

Les jours filent leur toile au gré des heures que je n’ar­rive pas à rete­nir. A moins de dix jours du départ, je n’ai encore qu’une vague idée de ce que sera ce voyage. Il y aura Bang­kok, assu­ré­ment, sa cha­leur et son atmo­sphère lourde, ses klongs puants et sa vie intense et désor­don­née. Il y aura aus­si Sukho­thai avec ses temples magiques sur­gis d’un autre temps, ses ruines, colonnes et Boud­dhas entou­rés de petits étangs par­se­més de fleurs de lotus, ses che­di et ses sta­tues encore hono­rées de nos jours. Il y aura aus­si la nature cham­pêtre de l’I­san, avec ses vieux temples khmers sur­gis de la jungle et pré­fi­gu­rant ce que peut être Ang­kor. Il y aura la mer intran­quille de Phan Gan et ses jours sereins ins­pi­rant le repos et la médi­ta­tion. Le tout dans un ordre indé­fi­ni et sou­mis aux aléas de la route, aux envies chan­geantes de mes courses folles et de mes déam­bu­la­tions hasardeuses.

Je pars léger ; aus­si bien dans mon esprit que dans ma valise. Quelques livres, de quoi prendre des notes, plus que d’ha­bi­tude, un pas­se­port, une brosse à dent, un appa­reil pho­to et un enre­gis­treur de sons. J’emmène dans ma besace une tra­duc­tion du Râmâya­na ; La prai­rie par­fu­mée où s’é­battent les plai­sirs, ces Mille et une nuits éro­tiques écrites par celui qui aujourd’­hui pas­se­rait au fil de la mitrailleuse, Mou­ham­mad al-Nafzâwî ; Leurs mains sont bleues de Paul Bowles, ain­si qu’un vieux cof­fret com­pre­nant trois recueils de nou­velles du même auteur bri­tan­nique, où l’on trouve les volumes L’é­cho, Le scor­pion, et Un thé sur la mon­tagne. Je pars loin et lorsque je revien­drai, j’emménagerai dans ma nou­velle mai­son, une fois les tra­vaux ter­mi­nés. Je me sens lâcher prise, ne rete­nant de mon souffle que quelques images qui res­tent impri­mées dans mon esprit comme ces vieilles pho­tos jau­nies d’ex­plo­ra­teurs per­dus au beau milieu d’hos­tiles forêts tro­pi­cales. Déjà la réa­li­té se perd au creux des jours qui défilent…

Je pars demain.

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