Il me semble que la Thaïlande m’appelle encore… Tout est prêt, tout est déjà bouclé. Billets d’avion, valise, appareil photo, carnets, enregistreur, pas grand-chose à se mettre sur le dos, une brosse à dent et quelques bahts en poche. C’est la troisième fois que je pars dans cet autre bout du monde, alors la peur des territoires inconnus, je la laisse à la maison.
Je pars de Roissy, terminal 2A porte A43, vol sur un Airbus A330-300 d’Oman Air. C’est la première fois que je vais faire escale à Mascate. Dans l’avion, il fait déjà chaud, et il flotte une légère odeur d’alcool. Certainement mon voisin qui me demande en anglais s’il peut prendre la place près de l’allée ; il est mal à l’aise, angoissé. Je comprends qu’il ne veuille pas se mettre près du hublot… d’autant que je suis en queue d’avion, là où ça secoue le plus. Vol WY132. Je commence à sentir l’anesthésie tomber ; mon rendez-vous chez le dentiste n’était peut-être pas une bonne idée mais au moins je suis certain de ne pas avoir de problèmes là-bas, alors je me cale dans mon fauteuil en sentant mes lèvres reprendre leurs sensations, ma joue se tendre à nouveau et j’avale de quoi faire passer une éventuelle douleur qui pourrait se réveiller. A 21h13, l’avion quitte la taxi puis décolle dans la nuit qui avance, un décollage tout en douceur. Il traverse la plaque de nuages gris mais laisse voir comme des décorations de Noël posées sur le soleil noir de cette terre qui s’éloigne. Des dessins espacés d’une jolie couleur tapissent le sol tandis que je m’envole vers Mascate, la chaleur et le matin. Je sais que dormir cette nuit va être compliqué pour moi, je ne peux pas dormir assis.
3h00 du matin, je n’ai quasiment pas fermé l’œil et j’ai mal au cul à force d’être assis. La nausée me monte à la gorge, je donnerais n’importe quoi pour sortir de cette carlingue dans laquelle j’ai tantôt froid à cause de la climatisation, tantôt chaud à cause des réflexes de mon corps qui s’emballe… Je capitule, et je reste le regard fixé sur l’itinéraire de l’avion sur l’écran fiché sur le fauteuil de devant. Nous sommes au-dessus de l’Iran, entre deux villes dont je n’arrive pas à déchiffrer le nom puisque c’est écrit en arabe. Trois grands feux illuminent la nuit. Tout est étrange sous mes pieds, l’intensité des lumières, leur disposition, rien ne ressemble à l’idée que je me fais des villes du monde. L’avion avance au-dessus du Golfe Persique et moi, je suis hors d’usage…
Dans l’avion entre Mascate et Bangkok, j’ai finalement réussi à dormir un peu, exténué, mais ça ressemble plus à un sommeil de condamné qu’à un sommeil réparateur. Deux ou trois heures de sommeil sur une trentaine d’heure, voilà de quoi en terrasser plus d’un…
Aéroport Suvarnabhumi, Bangkok. Enfin la chaleur, des odeurs connues, les marécages, les fruits. J’achète une carte SIM et de quoi manger sur le pouce, une petite dame vide les mégots du cendrier à l’aide d’un chinois en métal. J’attrape un taxi et annonce au chauffeur, Mr Wiparan, ma destination : Ayutthaya. Quand on prend le taxi en Thaïlande, on connait le nom de celui qui vous conduit, car sa carte professionnelle est affichée bien en évidence sur le tableau de bord, même si souvent, la photo ne ressemble pas du tout à la personne qui est assise à côté de vous. La ville se trouve à plus de quatre-vingts kilomètres d’ici, mais il en faut plus pour décourager un taxi thaï… certains en France feraient bien d’en prendre de la graine. Si le cœur vous en dit, on peut traverser toute la Thaïlande en taxi sans que ça n’occasionne la moindre grimace de mécontentement sur le visage de votre chauffeur. Certains font Bangkok-Chiang Mai sans sourciller… à condition d’allonger les bahts…
J’arrive à l’hôtel après 23h00 et avoir tourné un peu avec un chauffeur de taxi complètement perdu dans la vieille ville à la recherche de l’adresse. Je fais même un arrêt devant un poste de police qui semble être le dernier recours.
Évidemment, le resto est fermé mais je me défoule sur un 7/11 où j’achète un pack de Singha, des amandes et des snacks épicés, du taro, des lamelles de mangue séchées et épicées. Sur le trottoir je m’arrête près du barbecue d’un couple qui n’a pas encore fini de travailler, devant l’enseigne d’une grande banque, et je leur prends deux brochettes de poulet et de Saint-Jacques avec de la sauce épicée. Ma chambre d’hôtel est certainement la plus belle et la plus grande de toute la ville. C’est une suite qui se trouve à l’extrémité de ce petit hôtel caché derrière les frondaisons de grands palmiers, que rien ne distinguerait d’un autre bouiboui. Terrasse immense donnant sur le fleuve, hamac, il y a un salon avec un bureau, un lit large comme un camion, une salle de bain ouverte avec douche et baignoire, le tout sur environ 80m2, et décoré avec soin dans le plus pur style de la région. Comme je savais que je n’allais pas rester longtemps à Ayutthaya, je me suis fait plaisir avec cette chambre à 150€ la nuit ; une fortune ici… Sur la terrasse, je bois ma bière en picorant mes snacks, en me faisant dévorer par les moustiques… qui ne résistent pas longtemps à mon remède. De l’autre côté de la Chao Phraya (qui coule ici dans une circonvolution qu’on a un peu de mal à comprendre puisque la ville est entourée d’eau, qui est en réalité la confluence de deux fleuves qui s’embrassent ; la Chao Phraya et la Pa Sak), les chedi blancs du Wat Phutthaisawan encore éclairés à cette heure tardive de la nuit thaïlandaise. Légèrement ivre, de bière et de fatigue, la bouche ravagée par les épices, je plonge dans mon lit king size en prenant soin de laisser la climatisation sur une température de 27°C (il n’y a que comme ça qu’on s’habitue à la chaleur), histoire de pouvoir profiter un peu de la journée du lendemain…
Je n’ai aucune idée de ce qui m’attend dans cette ville. Tout ce que je sais, c’est que je me situe à environ 80 kilomètres au nord de Bangkok, qui se trouve elle-même à plus de 9000 kilomètres de chez moi. Ayutthaya fait partie des hauts-lieux historiques de la Thaïlande, au même titre que Chiang Mai ou Sukhothaï, et comme tous les lieux importants pour l’histoire, ils le sont aussi pour la religion, chose que l’on ne peut nier. J’apprendrai demain que mon hôtel se situe dans un quartier à forte majorité musulmane, ce qui me fera découvrir une bien curieuse spécialité locale, le Roti Sai Mai.
Comme toujours, je vis dans ces moments intenses avec une certaine inquiétude face à l’inconnu, peut-être par peur d’être déçu, ou malmené par mes sensations, mais cette légère peur ne me fait pas reculer, bien au contraire, elle m’apprend chaque fois un peu plus à me départir de mes oripeaux d’Occidental et à aller un peu plus loin, dans ce qui me désarme, dans ce qui me détache de mon monde connu, dans ce qui me déconstruit et me rend humble. Hier encore, j’étais à Paris. Aujourd’hui, je suis perdu en Thaïlande, et je ne compte absolument pas faire en sorte de retrouver mon chemin.