Bang­kok sto­ries #1 : Suvar­nabhu­mi Airport

Bang­kok sto­ries #1 : Suvar­nabhu­mi Airport

Suvar­nabhu­mi airport

Bang­kok sto­ries #1

Pre­mier contact avec l’aé­ro­port au milieu des marais

Suvar­nabhu­mi, l’aé­ro­port sor­ti des marais ; le ter­rain s’ap­pe­lait autre­fois Cobra swamp. Le mot ท่าอากาศยานสุวรรณภูมิ signi­fie quant à lui Royaume d’or. Si cet aéro­port avait une cou­leur, ce serait le jaune safran, de la même cou­leur que l’ha­bit des Bhik­shu du boud­dhisme the­ravā­da.

C’est la pre­mière fois que je mets les pieds en Thaï­lande, la pre­mière fois que je vais aus­si loin en Asie, et la pre­mière chose qui me marque c’est la dif­fé­rence de tem­pé­ra­ture entre l’air cli­ma­ti­sé de l’in­té­rieur de la grande bâtisse de verre et de l’ex­té­rieur, l’air étouf­fant, pol­lué, la cha­leur écra­sante, humide…

Je dois trou­ver une chambre pour la nuit et un moyen de rejoindre l’île de Kho Phan­gan. Grâce à une jolie Thaïe qui parle un anglais par­fait, tout est réglé en quelques minutes. Elle arrive à me trou­ver une chambre dans un petit hôtel à dix minutes en voi­ture et un billet d’a­vion pour Samui le len­de­main matin avec Bang­kok Air­ways, une com­pa­gnie dont la cou­leur est le bleu tur­quoise. Autant dire que je suis par­ti les mains dans les poches.

Avant de par­tir, je cherche à man­ger un mor­ceau et c’est sur une tom kha gai tel­le­ment épi­cée que je manque de m’é­touf­fer ; je m’en sors avec une bonne suée et des larmes qui coulent sur mes joues. Une petite fille me dit bon­jour en anglais en man­geant un man­go sti­cky rice.

L’hô­tel est tout simple, il est plan­qué par­mi des habi­ta­tions à deux pas d’une bre­telle d’au­to­route. La fatigue du tra­jet m’a tel­le­ment rin­cé que je ne demande pas mon reste et je m’en­dors après avoir pris soin de mettre mon alarme ; demain mon avion part tôt.

Il fait 21°C dans la chambre lorsque je me réveille, et mon appa­reil pho­to est cou­vert de buée lorsque je sou­haite prendre une pho­to depuis le bal­con sur le coup de six heures. Je prends mon petit déjeu­ner, des sau­cisses et des toasts avec un néo-calé­do­nien qui retourne chez lui. Il vient de France et ne cache pas son bon­heur de retrou­ver son pays ; son accent est un bon­heur pour les oreilles.

Je retourne à l’aé­ro­port Suvar­nabhu­mi sous une lumière d’ambre, dans les vapeurs du matin. Le ciel est char­gé de gros nuages à tra­vers les­quels le soleil qui se lève peine à per­cer ; la lumière rasante d’un soleil doré se reflète sur la car­lingue des avions sta­tion­nés sur le tarmac.

Je n’au­rais fait que pas­ser à Bang­kok, je serai tout à l’heure à Phan­gan, à 700 kilo­mètres au sud. Mais la suprise est de taille, de petite taille, lorsque je me rends compte que l’a­vion avec lequel je vais voler est un ATR 72, un bi-moteur à hélices qui semble ridi­cu­le­ment petit à côté des autres caisses à bis­cuits alentour.

Moment recueilli le 3 mars 2013. Écrit le 8 février 2019.

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Retour sur terre en com­pa­gnie des toutes petites choses

Retour sur terre en com­pa­gnie des toutes petites choses

Ce n’est pas vrai­ment l’en­fer, mais c’est tout de même bien loin d’être le para­dis. Trois semaines en dehors des choses connues et l’es­prit com­plè­te­ment relâ­ché, et je suis inca­pable de me réadap­ter com­plè­te­ment à la vie d’i­ci. C’est comme si j’é­tais res­té dans un entre-deux de la connais­sance, que tout me sem­blait éloi­gné de mes pré­oc­cu­pa­tions, si tant est que j’aie encore des préoccupations.

Tout est étran­ge­ment silen­cieux et calme, confor­table et je trouve étrange de n’a­voir pas beau­coup de sou­ci à me faire. C’est comme un cocon de dou­ceur qui m’en­ve­loppe. La dou­ceur rêvée des ins­tants calmes et des rêves qui se font dis­crets, qui hantent mes journées.

Je fais n’im­porte quoi, je lis trois livres à la fois, je joue à la belote avec des incon­nus, je relis mon car­net de voyage en Thaï­lande pour faire reve­nir les odeurs et les sen­sa­tions qui sont tou­jours très pré­sentes, je des­sine des motifs arabes sur un grand cahier en me deman­dant encore à quel moment je vais pas­ser à la réa­li­sa­tion de ces pein­tures que je sou­haite appli­quer sur les contre-marches de mon esca­lier, et si je suis comme ça c’est que je vis encore à l’heure asia­tique. La tem­po­ra­li­té n’est pas la même. Les quelques Thaïs que j’ai ren­con­trés au long de mes dif­fé­rents voyages ne sont pas des gens pres­sés, rien ne semble affec­ter leur déter­mi­na­tion à ne pas être déter­mi­nés dans leurs actions. C’est quelque chose d’as­sez désta­bi­li­sant lorsque l’an­goisse de ne pas être à l’heure que l’on res­sent et que l’on essaie de ne pas trop mon­trer n’est pas du tout per­çue de la même manière par un chauf­feur de taxi abso­lu­ment non­cha­lant et tai­seux, qui, lorsque vous lui faites remar­quer que c’est hal­lu­ci­nant ces embou­teillages à sept heures du matin vous sou­rit d’un air com­pa­tis­sant en repre­nant sa conver­sion avec son pote au télé­phone. De toute façon, que peut-il y faire ? A part s’en foutre, il ne lui reste qu’à conti­nuer de rou­ler cul à cul sur la seule route qui mène à l’aé­ro­port. Tout ce qui arrive… arrive. Désta­bi­li­sant aus­si cette étrange facul­té à ne jamais se démon­ter parce que visi­ble­ment, tout ceci ne ren­tre­ra pas dans le coffre du taxi ; ça finit tou­jours par ren­trer. Un car bloque la cir­cu­la­tion parce que lui-même est pas­sé par une route où il n’a pas la place de manœu­vrer ? Peu me chaut comme dirait l’autre, il y a tou­jours une bonne âme pour tailler la moi­tié d’un arbre ou dépla­cer une moto mal garée pour que tout ce petit monde soit enfin déli­vré de tout ce qui gène. Et ça finit par pas­ser, même si ça prend une heure. Il y a tou­jours une solu­tion à tout. Et puis sur­tout, ไม่เป็นไร ไม่เป็นไร ça se dit à peu près mai phen rai et ça signi­fie énor­mé­ment de choses. C’est bon, c’est ok, tout roule, ce n’est pas très grave, ne t’en fait pas, don’t wor­ry, etc. En bref, pas la peine de se prendre la tête. Ce n’est pas du fata­lisme, c’est juste un art de vivre, une façon désin­volte et assez sal­va­trice de se mou­voir dans le monde, un monde par­fois rude et sans conces­sion, c’est juste que ไม่เป็นไร… En réa­li­té, les Thaïs ne disent jamais ça. En tout cas, dans les nom­breuses situa­tions où j’au­rais pu l’en­tendre, il n’est jamais sor­ti de sa tanière. C’est comme si c’é­tait induit par la situa­tion, comme le hüzün stam­bou­liote, la sau­dade por­tu­gaise ou même le tea time lon­do­nien… une conven­tion qui ne dit pas son nom et qui est ancrée comme un ongle au bout du doigt.

Com­ment faire pour s’é­ner­ver (oui parce que c’est ce que fait tout Fran­çais nor­ma­le­ment consti­tué quand les choses ne vont pas comme il le sou­haite) quand autour de vous tout le monde se contre­fout roya­le­ment des consé­quences et tout ce qui peut arri­ver, grave, pas grave ou moyen­ne­ment grave, parce qu’en réa­li­té, ไม่เป็นไร… Ce n’est pas la solu­tion à tous les maux, ni même une uni­ver­selle clé des­ti­née à rendre le monde plus doux ou la misère moins contrai­gnante, c’est juste que ce n’est pas si grave que ça.

Et puis soyons un peu hon­nête, en Asie de manière géné­rale, plu­tôt perdre la vie que perdre la face… ไม่เป็นไร est la conju­gai­son thaï­lan­daise de cette manière d’être. Gar­der la face est une façon de mon­trer aux autres qu’on a adop­té une cer­taine ligne de conduite des­ti­née éga­le­ment à res­pec­ter autrui, sans le mettre dans l’embarras. Curieuse façon de voir les choses, me direz-vous, sur­tout vu depuis la lor­gnette qui est la nôtre, où les rap­ports de domi­na­tion s’exercent d’a­bord par le lan­gage avant de se tra­duire dans les actes. Alors pour­quoi sans arrêt être sur le qui-vive lorsque les innom­brables évé­ne­ments de la vie sont fina­le­ment ce qui peut arri­ver de mieux ? Non, ce n’est pas la théo­rie du Die beste aller mögli­chen Wel­ten de l’a­mi Leib­niz, mais une vision très posi­tive du monde qui per­met de s’af­fran­chir des mal­heurs du monde tout en s’im­po­sant une règle morale de res­pect d’au­trui. Et ça fonc­tionne plu­tôt pas mal.

Gar­dez-vous de pen­ser à faire du mal à autrui, il ne vous arri­ve­ra que des bri­coles, un sale kar­ma qui fera de votre pro­chaine vie un enfer dans lequel vous serez peut-être ame­nés à man­ger des insectes ou à vous pro­me­ner de branche en branche en pous­sant des cris de gib­bon… Parce que même pauvre, malade, sur­en­det­té, alcoo­lique ou mou­rant, dites-vous que ce qui vous arrive n’est fina­le­ment pas for­cé­ment désem­pli d’une cer­taine dou­ceur de vivre, et que mal­gré tout et défi­ni­ti­ve­ment, de manière irré­vo­cable et iné­luc­table… ไม่เป็นไร.

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Une pluie de Bouddhas

Une pluie de Bouddhas

Des Boud­dhas comme s’il en pleu­vait, un mil­lion peut-être, peut-être plus, mais des myriades de Boud­dhas. Des Boud­dhas dans des niches dorées, accom­pa­gnés dans leur éveil de cen­taines de petits bâton­nets rouges à la pointe incan­des­cente des­si­nant dans l’air chaud des volutes incom­pré­hen­sibles et poin­tant du doigt le sens du vent, char­riant une odeur âcre et par­fu­mée qui embaume l’air où que l’on se trouve. Ici ou là, tout nous rap­pelle que la terre que nous fou­lons n’est ni plus ni moins qu’un espace de tran­si­tion entre notre exis­tence faite de chair et le monde vapo­reux des esprits et des dieux ; l’exis­tence des dieux ne fait pas de doutes, ils sont par­tout autour de nous et on nous rap­pelle sans cesse que le Prince Sid­dhar­tha passe son temps à se battre contre la ten­ta­tion de Māra et qu’il prend la terre à témoin dans la posi­tion du Bhû­mis­par­sha-Mudrā. Toute vie ne dure, en réa­li­té, qu’un seul et bref ins­tant de conscience…

Peu importe le nombre qu’ils repré­sentent, c’est la myriade qui fait sens, l’in­con­grue et imper­ma­nente mul­ti­pli­ci­té singulière.

Sym­bole de la dynas­tie Chakri

Pen­dant ce temps, la Thaï­lande mil­lé­naire vit son petit bon­homme de che­min dans l’ère moderne. Le bon roi Rama IX, Bhu­mi­bol Adu­lya­dej (ภูมิพลอดุลยเดช), mort en 2016 après un règne d’une lon­gé­vi­té excep­tion­nelle (70 ans, 4 mois et 4 jours, pen­dant les­quels il a tout de même épui­sé 26 pre­miers ministres) et une fin de règne mar­quée par un teint cireux et figé, a fina­le­ment lais­sé sa place à son suc­ces­seur. Dans la dynas­tie Cha­kri qui tient le pou­voir (oui enfin plus trop) depuis 1792, il reste quatre des­cen­dants, tous affu­blés de petits noms faciles à retenir.

  • Une pre­mière fille : Ubol­ra­ta­na Raja­ka­nya Siri­vadha­na Bar­na­va­di (อุบลรัตนราชกัญญา สิริวัฒนาพรรณวดี)
  • Un pre­mier fils : Maha Vaji­ra­long­korn Bodin­dra­de­baya­va­rang­kun (มหาวชิราลงกรณ บดินทรเทพยวรางกูร)
  • Som­dech Phra Deba­rat­ta­na­ra­ja­su­da Chao Fa Maha Cha­kri Sirind­horn Rat­tha­si­ma­gu­na­korn­piya­jat Sayam­bo­ro­ma­ra­ja­ku­ma­ri (สมเด็จพระเทพรัตนราชสุดา เจ้าฟ้ามหาจักรีสิรินธร รัฐสีมาคุณากรปิยชาติ สยามบรมราชกุมารี)
  • Som­det Phra­chao Luk Thoe Chao­fa Chu­labhorn Walai­lak Agra­ra­ja­ku­ma­ri (สมเด็จพระเจ้าลูกเธอ เจ้าฟ้าจุฬาภรณวลัยลักษณ์ อัครราชกุมารี)

Et c’est bien évi­dem­ment le gar­çon qui a rem­por­té le coco­tier sous le nom de Rama X et qu’on appel­le­ra pour plus de com­mo­di­té, Vaji­ra­long­korn. Mais voi­là, ce n’est pas un roi comme les autres. On l’a vu des­cendre d’un avion sim­ple­ment vêtu d’un top crop lais­sant appa­raître ses tatouages et d’un jean taille basse, pre­nant dans ses bras un caniche cer­tai­ne­ment royal. Pour faci­li­ter la vie à la famille royale, il s’est marié à une rotu­rière dont la moi­tié de la famille a été accu­sée de cor­rup­tion et crou­pit actuel­le­ment dans une geôle tro­pi­cale. Peu inté­res­sé par les choses du pou­voir, il a déci­dé de gou­ver­ner la Thaï­lande depuis son nid d’aigle bava­rois en lais­sant les affaires cou­rantes à ses sœu­rettes. Voi­là la Thaï­lande dans de beaux draps. Per­sonne ne vous le dira, mais tout le monde regrette le bon roi Rama IX, modèle de ver­tu et de sagesse…

Alors voi­là. La Thaï­lande revient dans la dis­cus­sion. J’aime les redites lorsque tout me convient. J’aime mar­cher à nou­veau dans mes pas et tant que je ne me lasse pas, je peux remettre ça autant de fois que je le sou­haite. Je fais la liste de toutes ces villes tra­ver­sées, de tous ces temples dans les­quels j’ai pu m’as­seoir, les pieds tour­nés à l’exact oppo­sée des Boud­dhas hié­ra­tiques, de tous ces wat, ubo­sot, che­di et viharn croi­sés sur le bord des routes, des Boud­dhas de la semaine (si vous êtes né un mar­di comme moi, sachez que c’est le jour du Pang Sai Yat, et que si Boud­dha est allon­gé ce jour-là, c’est parce qu’il a rabais­sé la fier­té de Asu­ra Rahu, eh oui…) Je me remé­more les lieux per­dus dans les­quels je me suis moi-même per­du, les petits quar­tiers où l’on mange un bouillon de pou­let et des nouilles sous des bâches sombres qui ont cette fâcheuse ten­dance à gar­der la cha­leur étouf­fante, les places gigan­tesques où la misère a du mal à se ter­rer et que l’on peine à sup­por­ter sous ces lati­tudes tro­pi­cales. Je me refais la liste de toutes ces choses que j’ai vues et dont je n’ai pas par­lé ici, parce que le temps est pré­cieux et que je ne sais même plus par où commencer.

J’ai posé mes valises à Sukho­thaï où j’ai eu tout le loi­sir de me faire dévo­rer par des mous­tiques car­nas­siers, à Phet­cha­bu­ri où je suis arri­vé en train après un voyage rocam­bo­lesque et où je me suis fait cour­ser par un singe grand comme en enfant qui en vou­lait à mon appa­reil pho­to, à Lam­pang où je me suis arrê­té en rase cam­pagne sous une pluie bat­tante pour visi­ter un temple shan qu’au­cune carte ne men­tionne, qu’au­cun guide ne connaît, j’ai vu un temple tout en métal à Bang­kok et l’en­droit pré­cis où l’on décou­pait les corps pour les funé­railles célestes, des Boud­dhas géants per­dus dans les marais, tel­le­ment grands que l’on a l’im­pres­sion qu’ils ont gran­di contraints entre quatre murs, j’ai vu un che­di dans lequel j’ai pu des­cendre et admi­rer des pein­tures du 15è siècle, des élé­phants se bai­gnant dans la rivière et des enfants jeter des bouts de pain pour nour­rir les pois­sons-chats de la Chao Phraya. J’ai vu des chiens errer autour des temples, atten­dant que les moines leur jette une poi­gnée de riz. L’an­née der­nière, j’ai fait une halte à Hanoï où j’ai visi­té le très joli temple de la lit­té­ra­ture et pu contem­pler la dépouille des­sé­chée de Ho Chi Minh et à Ninh Bình où je me suis pro­me­né sur une rivière encas­trée entre des falaises escar­pées rap­pe­lant la baie de Hạ Long. J’ai vu des pagodes dont la taille sur­pas­sait de loin tout ce que j’a­vais pu voir jusque là. Et sur­tout, j’ai bu un café dont je me sou­viens encore des effluves et qui reste gra­vé à tout jamais en moi comme étant l’o­deur de Hanoï.

J’aime la beau­té du monde car cette réa­li­té-là est unique. On n’y voit que la beau­té qu’on ne cherche pas.

[audio:thai/01-CM.mp3]

Il y a cinq ans de cela, je me suis arrê­té à Chiang Mai où je suis arri­vé un jour de mar­ché, c’é­tait un dimanche, j’y ai man­gé des œufs de caille cuits sur une planche et du riz gluant dans l’en­ceinte d’un temple en plein cœur de la ville, sous une cha­leur étouf­fante. L’hymne natio­nal a reten­ti dans les hauts-par­leurs accro­chés aux lam­pa­daires et toute la ville s’est arrê­tée, figée, pour hono­rer le roi. J’ai vu des Boud­dhas, petits, grands, dor­mant, joi­gnant leurs mains, j’ai vu une pluie de Boud­dhas et je ne compte pas m’ar­rê­ter là. Je pars bien­tôt au pays de la pluie de Boud­dhas, des myriades de Boud­dhas.… Peu importe leur nombre…

Pho­to d’en-tête © Chùa Bái Đính (Viet­nam Nord — août 2017)

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เบญจรงค์ (Ben­ja­rong)

เบญจรงค์ (Ben­ja­rong)

C’est une mai­son en bois en plein cœur de la ville, que tous ceux qui sont pas­sés par ici connaissent for­cé­ment. Dif­fi­cile de pas­ser à côté. Le che­min où ne passe aucune voi­ture et qui longe le khlong a peine à don­ner idée de ce que l’on peut trou­ver der­rière les murs humides, ron­gés par une ver­mine d’eau, de la pro­prié­té. On se trouve à quelques mètres de Tha­non Phaya Thai dans le quar­tier de Rat­cha­the­wi. Sur la rive oppo­sée, une petite mos­quée dis­si­mu­lée dans les habi­ta­tions de tôle et de bois, der­rière le linge qui tente de sécher, et l’ar­rêt du Khlong Saen Saep Express Boat, Ban Krua Nua sur la gauche. A droite, l’ar­rêt de Hua Chang Bridge, et au milieu, les remugles vaseux du khlong tour­men­té par les pas­sages fré­quents des bateaux à moteur effi­lés qui n’hé­sitent pas à cou­rir les vagues qui se des­sinent sur le cours d’eau impro­bable dans cette ville ten­ta­cu­laire et qui fina­le­ment la rend un peu plus tran­quille, un peu plus humaine, même si le bruit de fond de la cir­cu­la­tion ne s’é­teint jamais réellement.

Dans une des pièces de cette mai­son de bois, ins­tal­lée sur le bord d’un jar­din clos, un jar­din où la nature a su résis­ter à la ville, se trouve une pièce au par­quet ver­nis fait de larges lames tel­le­ment bien ajus­tées que l’on en aper­çoit à peine les limites, créant une éton­nante illu­sion de miroir végé­tal et sombre. Der­rière les volets en bois ajou­rés, à moi­tié ouverts, l’air à peine à entrer et la cha­leur de la ville s’in­si­nue conti­nuel­le­ment sans vrai­ment dire son nom. C’est ici que se trouve la plus fabu­leuse col­lec­tion de ben­ja­rong qui soit don­née de voir. Ce n’est certes pas la plus riche, ni la plus belle, mais c’est un peu comme si elle avait retrou­vé son élé­ment d’o­ri­gine. Bols à riz, sucriers, pots à cou­vercle sur­mon­té d’un bou­ton de fleur de lotus, petites assiettes, vases, urnes… Le ben­ja­rong est ici repré­sen­té sous toutes ses formes. En thaï, ben­ja­rong signi­fie « cinq cou­leurs ». Pour en retrou­ver sa trace dans l’his­toire, il faut par­tir en Chine, sous le règne de l’empereur Ming Xuan­zong (明宣宗), dans la pro­vince de Zhejiang.

Il était bien évi­dem­ment enten­du que le ben­ja­rong était uni­que­ment des­ti­né à l’empereur de Chine, mais le jour où une prin­cesse chi­noise se maria avec le roi de Siam, elle empor­ta avec elle quelques pièces qui firent sen­sa­tion à la cour, qui depuis ce jour font par­tie des attri­buts royaux du Siam. Pro­duits alors dans cette région du monde, il fut adop­té et dès lors pro­duit en Thaï­lande sous l’im­pul­sion du roi Rama V (Chu­la­long­korn) qui fit venir de Chine des artistes accom­plis afin d’en assu­rer la technique.

Le des­sin du ben­ja­rong est uni­que­ment flo­ral et ne com­porte que cinq cou­leurs, comme son nom l’in­dique. Seuls sont uti­li­sés le blanc, le noir, le jaune (sou­vent tra­duit par une pein­ture dorée), le rouge et le vert. Si l’on y par­fois du bleu, c’est en rem­pla­ce­ment du vert ou du noir, mais on ne trouve jamais que cinq cou­leurs. Cette por­ce­laine n’est uti­li­sée que pen­dant les grandes occa­sions, les mariages, le Nou­vel An, mais ce n’est en aucun cas un objet usuel, rai­son pour laquelle il n’est admis aucune espèce d’im­per­fec­tion, que ce soit dans le des­sin, le résul­tat de la cuis­son, ou même la forme de la pote­rie. Plus le des­sin est fin, plus les formes géo­mé­triques sont déli­cates et imper­cep­tibles à l’œil nu, plus il est précieux.

 

Pho­to d’en-tête © Whis­pers of style

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Ayut­thaya sto­ries #4 : Odeurs et autres cou­leurs d’Ayutthaya

Ayut­thaya sto­ries #4 : Odeurs et autres cou­leurs d’Ayutthaya

Au petit matin, une odeur d’eau, de rivière mou­vante, quelque chose de vivant emplit l’air. L’o­deur âcre d’un feu de végé­taux se répand dou­ce­ment. Après le petit déjeu­ner, je me ren­dors quelques minutes sur la ter­rasse, où la cha­leur des pre­miers ins­tants me chauffe déjà la peau. Je pro­fite quelques ins­tants de la pis­cine avant de refaire ma valise qui res­te­ra toute la jour­née à la récep­tion de l’hô­tel. Déjà, je suis rede­ve­nu un étran­ger aux lieux et lais­ser la suite der­rière moi me pince le cœur. Si peu de temps pas­sé ici. C’est le prin­cipe du voyage ; déjà il faut repar­tir, tout le temps repar­tir, se des­sai­sir de ce qu’on a appré­hen­dé pour n’en gar­der qu’une essence.

J’ai com­man­dé un sky­lab à la récep­tion de l’hô­tel. Le petit bon­homme qui arrive ne paie de mine avec sa che­mise jaune déchi­rée et une bouche presque entiè­re­ment éden­tée, mais il arbore un sou­rire heu­reux d’homme simple et jovial. Il connaît par­fai­te­ment sa ville, mais n’en­trave pas un seul mot d’an­glais. Ce n’est pas vrai­ment un pro­blème, on réus­si­ra à s’en sor­tir pour se par­ler quand-même. Je lui demande de m’emmener à Hua Raw, à l’est de la ville. Hua Raw c’est le plus grand mar­ché cou­vert de la ville, une grande halle sans charme qui abrite des cen­taines de com­mer­çants, où l’on peut trou­ver aus­si bien de quoi man­ger sur le pouce, que de quoi cui­si­ner, paniers à riz, usten­siles, mais aus­si lunch-boxes, tis­sus, balais, réchauds, bâtons d’en­cens et offrandes pour les temples, cous­sins de paille, bref, tout ce qu’il faut pour le foyer. Je suis éba­hi par la frai­cheur des mar­chan­dises qu’on trouve sur les étals, mal­gré leur aspect peu enga­geant ; pois­sons fumés, pois­sons frais à la mine pati­bu­laire, entrailles d’a­ni­maux non iden­ti­fiés… des tripes, boyaux, vis­cères que je ne connais­sais pas, s’en­tassent sur la glace pilée des bou­che­ries ambu­lantes. On se demande à quel moment cela va se retrou­ver dans nos assiettes… L’o­deur âcre des ani­maux abat­tus prend à la gorge, mais ce n’est pas une odeur de mort ou de pour­ri­ture, c’est plu­tôt quelque chose de sauvage…

Le conduc­teur du sky­lab par­tage avec moi un petit bal­lo­tin de fraises blanches avec un petit sachet de sucre rose pimen­té. Elles sont dures et sans saveur, mais nous rions tous les deux en par­ta­geant cet en-cas incon­gru. Man­ger des fraises en Thaï­lande, au bord de la route avec un chauf­feur de skylab…

Une vieille dame qui tient une échoppe encom­brée de tis­sus et d’us­ten­siles de cui­sine rigole avec moi lorsque, je ne sais pour­quoi, j’en viens à lui deman­der com­ment on pro­nonce en thaï le mot “main” (มือ) ; elle essaie déses­pé­ré­ment avant d’a­ban­don­ner de me faire pro­non­cer quelque chose qui res­semble à “meuuuuuuuh” en gar­dant les dents ser­rées et en fai­sant s’é­ter­ni­ser ce joli son long. Un peu plus loin, j’a­chète un balai recour­bé en paille de riz au fils d’une vieille dame ; il parle un anglais par­fait avec l’ac­cent de l’u­ni­ver­si­té, mais la bosse du com­merce n’est pas encore en lui. Celui que j’a­chète est cher (90 bahts) et me pro­pose si je le sou­haite d’en acqué­rir un autre beau­coup moins cher pour 50 baths (un peu plus d’un euro) parce qu’il m’ex­plique qu’il est plus pratique.

Un peu plus loin, j’a­chète une petite boîte à riz tres­sée pour un prix tel­le­ment déri­soire que c’en est gênant, à un vieux chi­nois presque aveugle pour qui sou­rire doit être une vague notion antique, mais lorsque, comme à chaque fois que j’a­chète quelque chose, je lui dis mer­ci en thaï (khop kun khrap) sui­vi d’un salut (sawas­di khrap), j’ar­rive à lui arra­cher un léger sou­rire de satis­fac­tion presque ému. Se fou­ler d’ap­prendre quelques mots est la moindre des poli­tesses, ce qui est tou­jours res­sen­ti comme une marque d’at­ten­tion dans un pays où la confron­ta­tion avec l’é­tran­ger est sou­vent res­sen­ti comme une colo­ni­sa­tion agressive.

Dans la par­tie du mar­ché où l’on trouve légumes et fruits, viande et épices, ce sont sur­tout des musul­manes qui sont aux affaires sous les grandes plaques de tôle du toit ajou­ré. Elles pré­parent des volailles avec la méti­cu­lo­si­té des arti­sanes appli­quées. D’im­menses ven­ti­la­teurs brassent un air inexis­tant sous ce han­gar frap­pé par un soleil impi­toyable qui se fau­file au tra­vers des petites ouver­tures et des­sine sur le sol de jolis motifs ter­mi­nant les rais de lumière enfu­més. C’est ici que j’ar­ri­ve­rai à trou­ver des petits sachets d’é­pices pour cui­si­ner le Laab-Nam­tok.

A l’hô­tel, j’a­vais deman­dé au sky­lab de m’emmener au mar­ché, puis au Wat Yai Chai Mong­khon, mais je change d’i­dée et lui demande de me rame­ner là où j’ai déjeu­né hier, au Wat Rat­cha­bu­ra­na, là où je me suis réga­lé de ce superbe chi­cken noo­dle. Une fois arrê­té devant, il me dit avec malice avec quelques mots d’an­glais que c’est très bon ici ; je lève mon pouce pour approu­ver en lui fai­sant com­prendre qu’on est sur la même lon­gueur d’ondes. Aujourd’­hui, c’est une petite jeune fille d’à peine 13 ans qui fait le ser­vice, cou­pée au car­ré et lunettes rondes, son anglais est très bon. Elle me sert une soupe de pou­let et nouilles aux œufs à la chi­noise, légumes et coriandre, que j’a­gré­mente de sauce soja et piment maison.

Nous repar­tons vers le Wat Yai Chai Mong­khon qui se trouve encore plus à l’est que le mar­ché, au-delà de la fron­tière natu­relle for­mée par la Pa Sak, dans une cir­cu­la­tion dense à l’ex­té­rieur de la ville. Il roule à contre­sens pour gagner un peu de temps et enquiller l’en­trée du temple. C’est aujourd’­hui un jour férié, et comme tous les jours comme celui-ci, les gens se pressent dans les temples en famille, c’est ce que je remarque immé­dia­te­ment en arri­vant au temple où se garer devient un jeu com­plexe. Le petit homme me laisse devant et va garer son sky­lab un peu plus loin, à l’ombre des ficus, avant d’al­ler se payer une bière avec ses copains chauf­feurs à l’a­bri des regards. Les boud­dhistes ne sont pas cen­sés boire de l’al­cool (le cin­quième pré­cepte de la conduite morale du boud­dhisme exige qu’on n’in­gère pas de pro­duits toxiques anni­hi­lant la maî­trise de soi, mais tant qu’on est maître, tout va bien, non ?).

Avant d’être un lieu de pèle­ri­nage impor­tant, ce temple est un monas­tère (Wihan Phra­phut­tha­saiyat), et sa par­ti­cu­la­ri­té est d’ac­cueillir éga­le­ment des femmes, vêtues de blanc et le crane rasé. Construit en pre­mier lieu par le roi U‑Thong, il faut agran­di par ses pré­dé­ces­seurs et consa­cré comme le lieu de la vic­toire sur les Bir­mans. Le ubo­sot est entiè­re­ment en bois et pas­sa­ble­ment ancien. La foule qui s’y presse rend l’ac­cès com­pli­qué, et je capi­tule devant la masse des pèle­rins, sur­tout pour ne pas déran­ger. Je n’aime pas m’im­po­ser comme visi­teur tan­dis que d’autres viennent ici avant tout pour prier. Mais ce qui fait la beau­té du lieu, c’est le che­di, immense, visible à des kilo­mètres à la ronde. De chaque côté, un immense Boud­dha sou­riant semble assu­rer la sécu­ri­té du lieu.

Un peu à l’a­bri de la foule se trouve un immense Boud­dha allon­gé, recou­vert d’un drap orange, que deux petits vieux à la peau bru­nie par le soleil, tout habillés de car­min et de bor­deaux, cour­bés comme de vieux arbres, remettent en place avec atta­che­ment et ten­dresse. Il se passe ici quelque chose d’é­trange. Der­rière la foule de ceux qui se pressent ici pour prier, bâtons d’en­cens et fleur de lotus rete­nus dans leurs mains jointes au che­vet du Boud­dha cou­ché, posi­tion qui sym­bo­lise le Boud­dha malade sur le point d’en­trer au Pari­nirvāṇa, bon nombre de per­sonnes sta­tionnent devant les deux pieds de la sta­tue dont les orteils sont tous, comme dans toute l’i­co­no­gra­phie thaï­lan­daise, de la même lon­gueur, et pressent de toute leur force une pièce de mon­naie qu’ils tentent de faire adhé­rer à la pierre. L’exer­cice peut sem­bler étrange, mais aus­si bizarre que cela puisse paraître, cer­taines des pièces s’en­foncent et res­tent col­lées des­sus. Tout le monde essaie à son tour ; cer­tains dépi­tés de voir que leur pièce ne tient pas, s’é­loignent ; d’autres qui y par­viennent arborent un sou­rire d’ex­tase. Si la pièce est rete­nue par la pierre, la chance et le bon­heur sont assu­rés. C’est la pre­mière que je vois cette pra­tique en Thaï­lande, c’est assez émouvant.

L’im­mense che­di est entou­ré de dizaines de sta­tues de Boud­dha, toutes recou­vertes d’un linge jaune d’or aus­si brillant que la soie, res­plen­dit dans le soleil d’une jour­née chaude. Dans la main ouverte vers le ciel de la sta­tue se trouve par­fois une fleur de fran­gi­pa­nier, dépo­sée là avec ten­dresse. Par­fois, ce sont des amu­lettes en bronze posées là sur le rebord du socle. Les fran­gi­pa­niers poussent dans la cour du che­di, répen­dant leur odeur si sucrée au pied de l’im­mense monu­ment. Dans la jar­din gisant au pied du che­di, de l’autre côté de l’ubo­sot, des mai­sons en bois sont les retraites de ces femmes qui sont entrées en reli­gion, por­tant l’ha­bit blanc, crane rasé ; elles vivent ici en toute quié­tude, à l’a­bri des regards, entou­rées de chats et d’arbres hauts au pied des­quels des petites sta­tuettes, des arbres tres­sées de fils de fers et de petites pierres, des amu­lettes sont dépo­sées en signe de véné­ra­tion. Une plante épi­phyte est enrou­lée autour du tronc d’un arbre, dans un mor­ceau de tis­su de cou­leur jaune éga­le­ment. Le jaune ici prend la sym­bo­lique de la renon­ce­ment aux choses maté­rielles et de l’hu­mi­li­té. Je fais le tour, comme beau­coup d’autres per­sonnes, du beau che­di par la gauche, comme il se doit, et regarde les gens pieux en faire de même avec leur fleur de lotus dans les mains. Une jolie lumière tami­sée, oran­gée, recouvre les jar­dins et les visages pai­sibles des Boud­dha, dans l’o­deur flo­rale des fleurs de fran­gi­pa­niers et l’at­mo­sphère humide que la brique du che­di semble exhaler.

Une fois mon­té sur le che­di par une volée de marche extrê­me­ment raide, la vue est excep­tion­nelle sur la ville d’Ayut­thaya, même si on ne se trouve qu’à peine plus haut que la cime des plus grands ficus des alen­tours. Une niche est creu­sée à l’in­té­rieur du monu­ment, il y a fait une cha­leur haras­sante. Sept Boud­dhas trônent ici, tous recou­vert de feuilles d’or que l’on vient dépo­ser en masse sur le corps de la sta­tue. Au centre, un puits, qui a dû conte­nir autre­fois des tré­sors et des reliques, contient des cen­taines de pièces d’or que l’on jette ici comme dans un geste pour s’at­ti­rer la chance ; c’est aus­si un sym­bole fort : on se déleste des biens maté­riels au creux de ce monu­ment dont la forme ani­co­nique est cen­sée repré­sen­ter le corps du Boud­dha. Ceux qui ont la chance de mon­ter jus­qu’à cet endroit sont empreints d’une fer­veur tout particulière.

A l’é­cart du temple, une petite mai­son cen­sée repré­sen­ter un temple contient des dizaines de peluches de Dorae­mon, un per­son­nage de man­gas japo­nais qui n’est autre qu’un chat-robot qui voyage dans le temps. On se demande déjà pour­quoi ce per­son­nage est aus­si connu ici, mais d’i­ci à le voir sanc­tua­ri­sé dans un temple boud­dhiste, on se rend compte à quel point la reli­gion prend des formes un peu élargies.

A l’é­cart du temple, quand je rejoins le sky­lab, je tombe sur une petite fille qui ouvre les gros bou­tons des fleurs de lotus pour en faire de belles choses, pliées et repliées, avec une agi­li­té dont elle est très fière. Elle me fait un grand sou­rire tan­dis que je la filme.

La foule se presse encore à l’en­trée du temple et la cir­cu­la­tion reste très dense, même à l’é­cart de la ville. Le petit véhi­cule se fraie un pas­sage entre les voi­tures pour m’emmener au Wat Lokaya­su­tha­ram (วัดโลกยสุธาราม), qui n’a plus de temple que le nom. En réa­li­té, l’im­mense Boud­dha cou­ché est tout ce qui reste du temple. Tout le reste est tom­bé à terre, for­te­ment endom­ma­gé. Le prang est en très mau­vais état et tout autour, il ne reste plus que les socles et six pierres en forme d’or­chi­dées plan­tées devant le monu­ment prin­ci­pal ; ce sont les sym­boles anciens, pro­tec­teurs, dont le nom m’é­chappe encore et tou­jours. Ce lieu est répu­té pour son Boud­dha cou­ché qui a été maintes fois res­tau­ré et dont les dimen­sions en font un des plus impo­sants de Thaï­lande ; 42 mètres de long pour 8 mètres de haut. Bien évi­dem­ment, celui du Wat Pho le sur­passe lar­ge­ment, mais celui-ci est en plein air, direc­te­ment sous le soleil ; un petit pla­teau d’of­frandes lui est consa­cré. Je ne sais pas si c’est parce que l’heure com­mence à être avan­cée, mais il n’y a per­sonne alen­tour. Seuls quelques Thaïs trainent encore dans les envi­rons tan­dis que le soleil décline.

Il va être temps de retour­ner à l’hô­tel pour récu­pé­rer ma valise et repar­tir ce soir-même. Aupa­ra­vant, le chauf­feur du sky­lab s’ex­cuse pla­te­ment, mais il doit abso­lu­ment s’ar­rê­ter sur un tout petit mar­ché enfu­mé près du Boud­dha cou­ché. Il est en réa­li­té par­ti s’a­che­ter deux bro­chettes de pou­let qu’on lui enfourne dans un sachet plas­tique et qu’il dévore en ne tenant plus son gui­don que d’une main. Il se marre d’un air déso­lé en mon­trant qu’il com­men­çait à avoir faim.

Dans le centre de la ville, près du quar­tier géné­ral des élé­phants, là où les cor­nacs vêtus de rouge et de noir comme les sol­dats Thaïs du XIXè siècle, lavent leurs mon­tures à grande eau et les nour­rissent, il existe un petit mar­ché tout en lon­gueur où l’on trouve toutes sortes de bon­dieu­se­ries et d’us­ten­siles de cui­sine sous les tôles basses chauf­fées par le soleil. A l’heure qu’il est, tout ferme, et je me résigne à par­tir sans d’a­voir pu jeter un coup d’œil. Je me console comme je peux en me disant que de toute façon, qua­si­ment tout ce qu’on trouve ici est fabri­quée en Chine.

Avant de retour­ner cher­cher ma valise, je demande au chauf­feur de m’a­me­ner à Chao Phrom, un mar­ché, ou plu­tôt un centre com­mer­cial qui se trouve à l’est de la ville, non loin de la rivière. Tout est en train de fer­mer. L’am­biance du mar­ché me rap­pelle Pasar Berin­ghar­jo à Yogya­kar­ta. Les ven­deurs de légumes sont les der­niers à fer­mer, mais avec la cha­leur qu’il a fait aujourd’­hui, il ne reste plus sur les étals que de vieilles choses vertes, molles et flé­tries. En ce jour férié et à cette heure du jour, il ne reste plus grand-chose d’ou­vert. La der­nière image que j’au­rais d’Ayut­thaya, ce seront d’im­menses bou­le­vards vidés de leurs voi­tures, ville de pro­vince, calme et sans bruit de cir­cu­la­tion, tan­dis que le sky­lab me ramène à l’hô­tel. Le petit chauf­feur avec qui j’ai pas­sé la jour­née me demande 600 bahts, soit la moi­tié de ce que je lui dois puisque nor­ma­le­ment je le paie à l’heure… je fronce les sour­cils et trouve ça bizarre de lui devoir aus­si peu mais je m’exé­cute. Il revien­dra dix minutes plus tard en s’ex­cu­sant auprès de la récep­tion pour deman­der le reste. Je lui donne le reste, et même plus pour le remer­cier de cette belle jour­née avec lui dans la ville qu’il connaît parfaitement.

Je me bar­bouille d’an­ti-mous­tiques, com­mande un Chang beer qu’on me sert dans le patio de l’hô­tel et j’at­tends mon taxi qui doit arri­ver vers 19h30 pour m’emmener à Bang­kok. Lors­qu’il arrive, il s’ex­cuse de son retard et file aux toi­lettes en se mar­rant. Nous nous mar­rons bien quand il revient et qu’il me dit qu’il avait une urgence…

Le taxi est une grosse bagnole, un mini-van Nis­san super confor­table qui par­court les quatre-vingts kilo­mètres qui me séparent de Don Mueang dans une atmo­sphère feu­trée et cli­ma­ti­sée qui n’est pas sans apai­ser le feu d’un soleil brû­lant qui s’est amu­sé à tatouer ma peau blanche tout au long de la jour­née. Il me dépose dans un quar­tier miteux près de l’aé­ro­port, dans la nuit cras­seuse et bor­dé­lique, au pied de l’hô­tel non moins miteux que j’ai choi­si pour être près de l’aé­ro­port. La récep­tion­niste, une femme revêche et grasse qui me fait pen­ser à Ger­maine dans Monstres et Cie, aimable comme une porte de pri­son, me donne la clé d’une toute petite chambre à peine assez grande pour pas­ser entre le mur et le lit. La cli­ma­ti­sa­tion, néces­saire dans cette cage à lapins, ne fonc­tionne presque pas et émet un souffle bruyant que je vais devoir sup­por­ter toute la nuit ; la tem­pé­ra­ture ne des­cen­dra pas en des­sous de 29°C. Après avoir posé ma valise, je tente de trou­ver un petit res­tau­rant dans le quar­tier, mais même les indi­ca­tions que je trouve sur le GPS et sur inter­net sont fausses ; j’ai l’im­pres­sion d’être dans un no man’s land, loin de tout, iso­lé et per­du. Pas un seul res­tau­rant, même pas de quoi ache­ter à empor­ter pour dîner sur un bout de trot­toir, à part un pauvre 7/11 où j’a­chète un bol de nouilles déshy­dra­tées. C’est vrai­ment la pire nuit que je passe en Thaï­lande, une très courte nuit puisque je dois me lever à 3h30 demain matin. Demain, je pars sur un île, alors je mets tout ça de côté, et je m’en­dors presque paisiblement.

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