Sep 17, 2018 | Passerelle |
Ce n’est pas vraiment l’enfer, mais c’est tout de même bien loin d’être le paradis. Trois semaines en dehors des choses connues et l’esprit complètement relâché, et je suis incapable de me réadapter complètement à la vie d’ici. C’est comme si j’étais resté dans un entre-deux de la connaissance, que tout me semblait éloigné de mes préoccupations, si tant est que j’aie encore des préoccupations.
Tout est étrangement silencieux et calme, confortable et je trouve étrange de n’avoir pas beaucoup de souci à me faire. C’est comme un cocon de douceur qui m’enveloppe. La douceur rêvée des instants calmes et des rêves qui se font discrets, qui hantent mes journées.
Je fais n’importe quoi, je lis trois livres à la fois, je joue à la belote avec des inconnus, je relis mon carnet de voyage en Thaïlande pour faire revenir les odeurs et les sensations qui sont toujours très présentes, je dessine des motifs arabes sur un grand cahier en me demandant encore à quel moment je vais passer à la réalisation de ces peintures que je souhaite appliquer sur les contre-marches de mon escalier, et si je suis comme ça c’est que je vis encore à l’heure asiatique. La temporalité n’est pas la même. Les quelques Thaïs que j’ai rencontrés au long de mes différents voyages ne sont pas des gens pressés, rien ne semble affecter leur détermination à ne pas être déterminés dans leurs actions. C’est quelque chose d’assez déstabilisant lorsque l’angoisse de ne pas être à l’heure que l’on ressent et que l’on essaie de ne pas trop montrer n’est pas du tout perçue de la même manière par un chauffeur de taxi absolument nonchalant et taiseux, qui, lorsque vous lui faites remarquer que c’est hallucinant ces embouteillages à sept heures du matin vous sourit d’un air compatissant en reprenant sa conversion avec son pote au téléphone. De toute façon, que peut-il y faire ? A part s’en foutre, il ne lui reste qu’à continuer de rouler cul à cul sur la seule route qui mène à l’aéroport. Tout ce qui arrive… arrive. Déstabilisant aussi cette étrange faculté à ne jamais se démonter parce que visiblement, tout ceci ne rentrera pas dans le coffre du taxi ; ça finit toujours par rentrer. Un car bloque la circulation parce que lui-même est passé par une route où il n’a pas la place de manœuvrer ? Peu me chaut comme dirait l’autre, il y a toujours une bonne âme pour tailler la moitié d’un arbre ou déplacer une moto mal garée pour que tout ce petit monde soit enfin délivré de tout ce qui gène. Et ça finit par passer, même si ça prend une heure. Il y a toujours une solution à tout. Et puis surtout, ไม่เป็นไร… ไม่เป็นไร ça se dit à peu près mai phen rai et ça signifie énormément de choses. C’est bon, c’est ok, tout roule, ce n’est pas très grave, ne t’en fait pas, don’t worry, etc. En bref, pas la peine de se prendre la tête. Ce n’est pas du fatalisme, c’est juste un art de vivre, une façon désinvolte et assez salvatrice de se mouvoir dans le monde, un monde parfois rude et sans concession, c’est juste que ไม่เป็นไร… En réalité, les Thaïs ne disent jamais ça. En tout cas, dans les nombreuses situations où j’aurais pu l’entendre, il n’est jamais sorti de sa tanière. C’est comme si c’était induit par la situation, comme le hüzün stambouliote, la saudade portugaise ou même le tea time londonien… une convention qui ne dit pas son nom et qui est ancrée comme un ongle au bout du doigt.
Comment faire pour s’énerver (oui parce que c’est ce que fait tout Français normalement constitué quand les choses ne vont pas comme il le souhaite) quand autour de vous tout le monde se contrefout royalement des conséquences et tout ce qui peut arriver, grave, pas grave ou moyennement grave, parce qu’en réalité, ไม่เป็นไร… Ce n’est pas la solution à tous les maux, ni même une universelle clé destinée à rendre le monde plus doux ou la misère moins contraignante, c’est juste que ce n’est pas si grave que ça.
Et puis soyons un peu honnête, en Asie de manière générale, plutôt perdre la vie que perdre la face… ไม่เป็นไร est la conjugaison thaïlandaise de cette manière d’être. Garder la face est une façon de montrer aux autres qu’on a adopté une certaine ligne de conduite destinée également à respecter autrui, sans le mettre dans l’embarras. Curieuse façon de voir les choses, me direz-vous, surtout vu depuis la lorgnette qui est la nôtre, où les rapports de domination s’exercent d’abord par le langage avant de se traduire dans les actes. Alors pourquoi sans arrêt être sur le qui-vive lorsque les innombrables événements de la vie sont finalement ce qui peut arriver de mieux ? Non, ce n’est pas la théorie du Die beste aller möglichen Welten de l’ami Leibniz, mais une vision très positive du monde qui permet de s’affranchir des malheurs du monde tout en s’imposant une règle morale de respect d’autrui. Et ça fonctionne plutôt pas mal.
Gardez-vous de penser à faire du mal à autrui, il ne vous arrivera que des bricoles, un sale karma qui fera de votre prochaine vie un enfer dans lequel vous serez peut-être amenés à manger des insectes ou à vous promener de branche en branche en poussant des cris de gibbon… Parce que même pauvre, malade, surendetté, alcoolique ou mourant, dites-vous que ce qui vous arrive n’est finalement pas forcément désempli d’une certaine douceur de vivre, et que malgré tout et définitivement, de manière irrévocable et inéluctable… ไม่เป็นไร.
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Jul 22, 2018 | Passerelle |
Des Bouddhas comme s’il en pleuvait, un million peut-être, peut-être plus, mais des myriades de Bouddhas. Des Bouddhas dans des niches dorées, accompagnés dans leur éveil de centaines de petits bâtonnets rouges à la pointe incandescente dessinant dans l’air chaud des volutes incompréhensibles et pointant du doigt le sens du vent, charriant une odeur âcre et parfumée qui embaume l’air où que l’on se trouve. Ici ou là, tout nous rappelle que la terre que nous foulons n’est ni plus ni moins qu’un espace de transition entre notre existence faite de chair et le monde vaporeux des esprits et des dieux ; l’existence des dieux ne fait pas de doutes, ils sont partout autour de nous et on nous rappelle sans cesse que le Prince Siddhartha passe son temps à se battre contre la tentation de Māra et qu’il prend la terre à témoin dans la position du Bhûmisparsha-Mudrā. Toute vie ne dure, en réalité, qu’un seul et bref instant de conscience…
Peu importe le nombre qu’ils représentent, c’est la myriade qui fait sens, l’incongrue et impermanente multiplicité singulière.

Symbole de la dynastie Chakri
Pendant ce temps, la Thaïlande millénaire vit son petit bonhomme de chemin dans l’ère moderne. Le bon roi Rama IX, Bhumibol Adulyadej (ภูมิพลอดุลยเดช), mort en 2016 après un règne d’une longévité exceptionnelle (70 ans, 4 mois et 4 jours, pendant lesquels il a tout de même épuisé 26 premiers ministres) et une fin de règne marquée par un teint cireux et figé, a finalement laissé sa place à son successeur. Dans la dynastie Chakri qui tient le pouvoir (oui enfin plus trop) depuis 1792, il reste quatre descendants, tous affublés de petits noms faciles à retenir.
- Une première fille : Ubolratana Rajakanya Sirivadhana Barnavadi (อุบลรัตนราชกัญญา สิริวัฒนาพรรณวดี)
- Un premier fils : Maha Vajiralongkorn Bodindradebayavarangkun (มหาวชิราลงกรณ บดินทรเทพยวรางกูร)
- Somdech Phra Debarattanarajasuda Chao Fa Maha Chakri Sirindhorn Ratthasimagunakornpiyajat Sayamboromarajakumari (สมเด็จพระเทพรัตนราชสุดา เจ้าฟ้ามหาจักรีสิรินธร รัฐสีมาคุณากรปิยชาติ สยามบรมราชกุมารี)
- Somdet Phrachao Luk Thoe Chaofa Chulabhorn Walailak Agrarajakumari (สมเด็จพระเจ้าลูกเธอ เจ้าฟ้าจุฬาภรณวลัยลักษณ์ อัครราชกุมารี)
Et c’est bien évidemment le garçon qui a remporté le cocotier sous le nom de Rama X et qu’on appellera pour plus de commodité, Vajiralongkorn. Mais voilà, ce n’est pas un roi comme les autres. On l’a vu descendre d’un avion simplement vêtu d’un top crop laissant apparaître ses tatouages et d’un jean taille basse, prenant dans ses bras un caniche certainement royal. Pour faciliter la vie à la famille royale, il s’est marié à une roturière dont la moitié de la famille a été accusée de corruption et croupit actuellement dans une geôle tropicale. Peu intéressé par les choses du pouvoir, il a décidé de gouverner la Thaïlande depuis son nid d’aigle bavarois en laissant les affaires courantes à ses sœurettes. Voilà la Thaïlande dans de beaux draps. Personne ne vous le dira, mais tout le monde regrette le bon roi Rama IX, modèle de vertu et de sagesse…
Alors voilà. La Thaïlande revient dans la discussion. J’aime les redites lorsque tout me convient. J’aime marcher à nouveau dans mes pas et tant que je ne me lasse pas, je peux remettre ça autant de fois que je le souhaite. Je fais la liste de toutes ces villes traversées, de tous ces temples dans lesquels j’ai pu m’asseoir, les pieds tournés à l’exact opposée des Bouddhas hiératiques, de tous ces wat, ubosot, chedi et viharn croisés sur le bord des routes, des Bouddhas de la semaine (si vous êtes né un mardi comme moi, sachez que c’est le jour du Pang Sai Yat, et que si Bouddha est allongé ce jour-là, c’est parce qu’il a rabaissé la fierté de Asura Rahu, eh oui…) Je me remémore les lieux perdus dans lesquels je me suis moi-même perdu, les petits quartiers où l’on mange un bouillon de poulet et des nouilles sous des bâches sombres qui ont cette fâcheuse tendance à garder la chaleur étouffante, les places gigantesques où la misère a du mal à se terrer et que l’on peine à supporter sous ces latitudes tropicales. Je me refais la liste de toutes ces choses que j’ai vues et dont je n’ai pas parlé ici, parce que le temps est précieux et que je ne sais même plus par où commencer.
J’ai posé mes valises à Sukhothaï où j’ai eu tout le loisir de me faire dévorer par des moustiques carnassiers, à Phetchaburi où je suis arrivé en train après un voyage rocambolesque et où je me suis fait courser par un singe grand comme en enfant qui en voulait à mon appareil photo, à Lampang où je me suis arrêté en rase campagne sous une pluie battante pour visiter un temple shan qu’aucune carte ne mentionne, qu’aucun guide ne connaît, j’ai vu un temple tout en métal à Bangkok et l’endroit précis où l’on découpait les corps pour les funérailles célestes, des Bouddhas géants perdus dans les marais, tellement grands que l’on a l’impression qu’ils ont grandi contraints entre quatre murs, j’ai vu un chedi dans lequel j’ai pu descendre et admirer des peintures du 15è siècle, des éléphants se baignant dans la rivière et des enfants jeter des bouts de pain pour nourrir les poissons-chats de la Chao Phraya. J’ai vu des chiens errer autour des temples, attendant que les moines leur jette une poignée de riz. L’année dernière, j’ai fait une halte à Hanoï où j’ai visité le très joli temple de la littérature et pu contempler la dépouille desséchée de Ho Chi Minh et à Ninh Bình où je me suis promené sur une rivière encastrée entre des falaises escarpées rappelant la baie de Hạ Long. J’ai vu des pagodes dont la taille surpassait de loin tout ce que j’avais pu voir jusque là. Et surtout, j’ai bu un café dont je me souviens encore des effluves et qui reste gravé à tout jamais en moi comme étant l’odeur de Hanoï.
J’aime la beauté du monde car cette réalité-là est unique. On n’y voit que la beauté qu’on ne cherche pas.
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Il y a cinq ans de cela, je me suis arrêté à Chiang Mai où je suis arrivé un jour de marché, c’était un dimanche, j’y ai mangé des œufs de caille cuits sur une planche et du riz gluant dans l’enceinte d’un temple en plein cœur de la ville, sous une chaleur étouffante. L’hymne national a retenti dans les hauts-parleurs accrochés aux lampadaires et toute la ville s’est arrêtée, figée, pour honorer le roi. J’ai vu des Bouddhas, petits, grands, dormant, joignant leurs mains, j’ai vu une pluie de Bouddhas et je ne compte pas m’arrêter là. Je pars bientôt au pays de la pluie de Bouddhas, des myriades de Bouddhas.… Peu importe leur nombre…
Photo d’en-tête © Chùa Bái Đính (Vietnam Nord — août 2017)
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Sep 16, 2017 | Arts |
C’est une maison en bois en plein cœur de la ville, que tous ceux qui sont passés par ici connaissent forcément. Difficile de passer à côté. Le chemin où ne passe aucune voiture et qui longe le khlong a peine à donner idée de ce que l’on peut trouver derrière les murs humides, rongés par une vermine d’eau, de la propriété. On se trouve à quelques mètres de Thanon Phaya Thai dans le quartier de Ratchathewi. Sur la rive opposée, une petite mosquée dissimulée dans les habitations de tôle et de bois, derrière le linge qui tente de sécher, et l’arrêt du Khlong Saen Saep Express Boat, Ban Krua Nua sur la gauche. A droite, l’arrêt de Hua Chang Bridge, et au milieu, les remugles vaseux du khlong tourmenté par les passages fréquents des bateaux à moteur effilés qui n’hésitent pas à courir les vagues qui se dessinent sur le cours d’eau improbable dans cette ville tentaculaire et qui finalement la rend un peu plus tranquille, un peu plus humaine, même si le bruit de fond de la circulation ne s’éteint jamais réellement.
Dans une des pièces de cette maison de bois, installée sur le bord d’un jardin clos, un jardin où la nature a su résister à la ville, se trouve une pièce au parquet vernis fait de larges lames tellement bien ajustées que l’on en aperçoit à peine les limites, créant une étonnante illusion de miroir végétal et sombre. Derrière les volets en bois ajourés, à moitié ouverts, l’air à peine à entrer et la chaleur de la ville s’insinue continuellement sans vraiment dire son nom. C’est ici que se trouve la plus fabuleuse collection de benjarong qui soit donnée de voir. Ce n’est certes pas la plus riche, ni la plus belle, mais c’est un peu comme si elle avait retrouvé son élément d’origine. Bols à riz, sucriers, pots à couvercle surmonté d’un bouton de fleur de lotus, petites assiettes, vases, urnes… Le benjarong est ici représenté sous toutes ses formes. En thaï, benjarong signifie « cinq couleurs ». Pour en retrouver sa trace dans l’histoire, il faut partir en Chine, sous le règne de l’empereur Ming Xuanzong (明宣宗), dans la province de Zhejiang.

Il était bien évidemment entendu que le benjarong était uniquement destiné à l’empereur de Chine, mais le jour où une princesse chinoise se maria avec le roi de Siam, elle emporta avec elle quelques pièces qui firent sensation à la cour, qui depuis ce jour font partie des attributs royaux du Siam. Produits alors dans cette région du monde, il fut adopté et dès lors produit en Thaïlande sous l’impulsion du roi Rama V (Chulalongkorn) qui fit venir de Chine des artistes accomplis afin d’en assurer la technique.
Le dessin du benjarong est uniquement floral et ne comporte que cinq couleurs, comme son nom l’indique. Seuls sont utilisés le blanc, le noir, le jaune (souvent traduit par une peinture dorée), le rouge et le vert. Si l’on y parfois du bleu, c’est en remplacement du vert ou du noir, mais on ne trouve jamais que cinq couleurs. Cette porcelaine n’est utilisée que pendant les grandes occasions, les mariages, le Nouvel An, mais ce n’est en aucun cas un objet usuel, raison pour laquelle il n’est admis aucune espèce d’imperfection, que ce soit dans le dessin, le résultat de la cuisson, ou même la forme de la poterie. Plus le dessin est fin, plus les formes géométriques sont délicates et imperceptibles à l’œil nu, plus il est précieux.
Photo d’en-tête © Whispers of style
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Mar 12, 2017 | Ayutthaya stories, Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Sur les portulans |
Au petit matin, une odeur d’eau, de rivière mouvante, quelque chose de vivant emplit l’air. L’odeur âcre d’un feu de végétaux se répand doucement. Après le petit déjeuner, je me rendors quelques minutes sur la terrasse, où la chaleur des premiers instants me chauffe déjà la peau. Je profite quelques instants de la piscine avant de refaire ma valise qui restera toute la journée à la réception de l’hôtel. Déjà, je suis redevenu un étranger aux lieux et laisser la suite derrière moi me pince le cœur. Si peu de temps passé ici. C’est le principe du voyage ; déjà il faut repartir, tout le temps repartir, se dessaisir de ce qu’on a appréhendé pour n’en garder qu’une essence.
J’ai commandé un skylab à la réception de l’hôtel. Le petit bonhomme qui arrive ne paie de mine avec sa chemise jaune déchirée et une bouche presque entièrement édentée, mais il arbore un sourire heureux d’homme simple et jovial. Il connaît parfaitement sa ville, mais n’entrave pas un seul mot d’anglais. Ce n’est pas vraiment un problème, on réussira à s’en sortir pour se parler quand-même. Je lui demande de m’emmener à Hua Raw, à l’est de la ville. Hua Raw c’est le plus grand marché couvert de la ville, une grande halle sans charme qui abrite des centaines de commerçants, où l’on peut trouver aussi bien de quoi manger sur le pouce, que de quoi cuisiner, paniers à riz, ustensiles, mais aussi lunch-boxes, tissus, balais, réchauds, bâtons d’encens et offrandes pour les temples, coussins de paille, bref, tout ce qu’il faut pour le foyer. Je suis ébahi par la fraicheur des marchandises qu’on trouve sur les étals, malgré leur aspect peu engageant ; poissons fumés, poissons frais à la mine patibulaire, entrailles d’animaux non identifiés… des tripes, boyaux, viscères que je ne connaissais pas, s’entassent sur la glace pilée des boucheries ambulantes. On se demande à quel moment cela va se retrouver dans nos assiettes… L’odeur âcre des animaux abattus prend à la gorge, mais ce n’est pas une odeur de mort ou de pourriture, c’est plutôt quelque chose de sauvage…
Le conducteur du skylab partage avec moi un petit ballotin de fraises blanches avec un petit sachet de sucre rose pimenté. Elles sont dures et sans saveur, mais nous rions tous les deux en partageant cet en-cas incongru. Manger des fraises en Thaïlande, au bord de la route avec un chauffeur de skylab…
Une vieille dame qui tient une échoppe encombrée de tissus et d’ustensiles de cuisine rigole avec moi lorsque, je ne sais pourquoi, j’en viens à lui demander comment on prononce en thaï le mot “main” (มือ) ; elle essaie désespérément avant d’abandonner de me faire prononcer quelque chose qui ressemble à “meuuuuuuuh” en gardant les dents serrées et en faisant s’éterniser ce joli son long. Un peu plus loin, j’achète un balai recourbé en paille de riz au fils d’une vieille dame ; il parle un anglais parfait avec l’accent de l’université, mais la bosse du commerce n’est pas encore en lui. Celui que j’achète est cher (90 bahts) et me propose si je le souhaite d’en acquérir un autre beaucoup moins cher pour 50 baths (un peu plus d’un euro) parce qu’il m’explique qu’il est plus pratique.
Un peu plus loin, j’achète une petite boîte à riz tressée pour un prix tellement dérisoire que c’en est gênant, à un vieux chinois presque aveugle pour qui sourire doit être une vague notion antique, mais lorsque, comme à chaque fois que j’achète quelque chose, je lui dis merci en thaï (khop kun khrap) suivi d’un salut (sawasdi khrap), j’arrive à lui arracher un léger sourire de satisfaction presque ému. Se fouler d’apprendre quelques mots est la moindre des politesses, ce qui est toujours ressenti comme une marque d’attention dans un pays où la confrontation avec l’étranger est souvent ressenti comme une colonisation agressive.
Dans la partie du marché où l’on trouve légumes et fruits, viande et épices, ce sont surtout des musulmanes qui sont aux affaires sous les grandes plaques de tôle du toit ajouré. Elles préparent des volailles avec la méticulosité des artisanes appliquées. D’immenses ventilateurs brassent un air inexistant sous ce hangar frappé par un soleil impitoyable qui se faufile au travers des petites ouvertures et dessine sur le sol de jolis motifs terminant les rais de lumière enfumés. C’est ici que j’arriverai à trouver des petits sachets d’épices pour cuisiner le Laab-Namtok.
A l’hôtel, j’avais demandé au skylab de m’emmener au marché, puis au Wat Yai Chai Mongkhon, mais je change d’idée et lui demande de me ramener là où j’ai déjeuné hier, au Wat Ratchaburana, là où je me suis régalé de ce superbe chicken noodle. Une fois arrêté devant, il me dit avec malice avec quelques mots d’anglais que c’est très bon ici ; je lève mon pouce pour approuver en lui faisant comprendre qu’on est sur la même longueur d’ondes. Aujourd’hui, c’est une petite jeune fille d’à peine 13 ans qui fait le service, coupée au carré et lunettes rondes, son anglais est très bon. Elle me sert une soupe de poulet et nouilles aux œufs à la chinoise, légumes et coriandre, que j’agrémente de sauce soja et piment maison.
Nous repartons vers le Wat Yai Chai Mongkhon qui se trouve encore plus à l’est que le marché, au-delà de la frontière naturelle formée par la Pa Sak, dans une circulation dense à l’extérieur de la ville. Il roule à contresens pour gagner un peu de temps et enquiller l’entrée du temple. C’est aujourd’hui un jour férié, et comme tous les jours comme celui-ci, les gens se pressent dans les temples en famille, c’est ce que je remarque immédiatement en arrivant au temple où se garer devient un jeu complexe. Le petit homme me laisse devant et va garer son skylab un peu plus loin, à l’ombre des ficus, avant d’aller se payer une bière avec ses copains chauffeurs à l’abri des regards. Les bouddhistes ne sont pas censés boire de l’alcool (le cinquième précepte de la conduite morale du bouddhisme exige qu’on n’ingère pas de produits toxiques annihilant la maîtrise de soi, mais tant qu’on est maître, tout va bien, non ?).
Avant d’être un lieu de pèlerinage important, ce temple est un monastère (Wihan Phraphutthasaiyat), et sa particularité est d’accueillir également des femmes, vêtues de blanc et le crane rasé. Construit en premier lieu par le roi U‑Thong, il faut agrandi par ses prédécesseurs et consacré comme le lieu de la victoire sur les Birmans. Le ubosot est entièrement en bois et passablement ancien. La foule qui s’y presse rend l’accès compliqué, et je capitule devant la masse des pèlerins, surtout pour ne pas déranger. Je n’aime pas m’imposer comme visiteur tandis que d’autres viennent ici avant tout pour prier. Mais ce qui fait la beauté du lieu, c’est le chedi, immense, visible à des kilomètres à la ronde. De chaque côté, un immense Bouddha souriant semble assurer la sécurité du lieu.
Un peu à l’abri de la foule se trouve un immense Bouddha allongé, recouvert d’un drap orange, que deux petits vieux à la peau brunie par le soleil, tout habillés de carmin et de bordeaux, courbés comme de vieux arbres, remettent en place avec attachement et tendresse. Il se passe ici quelque chose d’étrange. Derrière la foule de ceux qui se pressent ici pour prier, bâtons d’encens et fleur de lotus retenus dans leurs mains jointes au chevet du Bouddha couché, position qui symbolise le Bouddha malade sur le point d’entrer au Parinirvāṇa, bon nombre de personnes stationnent devant les deux pieds de la statue dont les orteils sont tous, comme dans toute l’iconographie thaïlandaise, de la même longueur, et pressent de toute leur force une pièce de monnaie qu’ils tentent de faire adhérer à la pierre. L’exercice peut sembler étrange, mais aussi bizarre que cela puisse paraître, certaines des pièces s’enfoncent et restent collées dessus. Tout le monde essaie à son tour ; certains dépités de voir que leur pièce ne tient pas, s’éloignent ; d’autres qui y parviennent arborent un sourire d’extase. Si la pièce est retenue par la pierre, la chance et le bonheur sont assurés. C’est la première que je vois cette pratique en Thaïlande, c’est assez émouvant.
L’immense chedi est entouré de dizaines de statues de Bouddha, toutes recouvertes d’un linge jaune d’or aussi brillant que la soie, resplendit dans le soleil d’une journée chaude. Dans la main ouverte vers le ciel de la statue se trouve parfois une fleur de frangipanier, déposée là avec tendresse. Parfois, ce sont des amulettes en bronze posées là sur le rebord du socle. Les frangipaniers poussent dans la cour du chedi, répendant leur odeur si sucrée au pied de l’immense monument. Dans la jardin gisant au pied du chedi, de l’autre côté de l’ubosot, des maisons en bois sont les retraites de ces femmes qui sont entrées en religion, portant l’habit blanc, crane rasé ; elles vivent ici en toute quiétude, à l’abri des regards, entourées de chats et d’arbres hauts au pied desquels des petites statuettes, des arbres tressées de fils de fers et de petites pierres, des amulettes sont déposées en signe de vénération. Une plante épiphyte est enroulée autour du tronc d’un arbre, dans un morceau de tissu de couleur jaune également. Le jaune ici prend la symbolique de la renoncement aux choses matérielles et de l’humilité. Je fais le tour, comme beaucoup d’autres personnes, du beau chedi par la gauche, comme il se doit, et regarde les gens pieux en faire de même avec leur fleur de lotus dans les mains. Une jolie lumière tamisée, orangée, recouvre les jardins et les visages paisibles des Bouddha, dans l’odeur florale des fleurs de frangipaniers et l’atmosphère humide que la brique du chedi semble exhaler.
Une fois monté sur le chedi par une volée de marche extrêmement raide, la vue est exceptionnelle sur la ville d’Ayutthaya, même si on ne se trouve qu’à peine plus haut que la cime des plus grands ficus des alentours. Une niche est creusée à l’intérieur du monument, il y a fait une chaleur harassante. Sept Bouddhas trônent ici, tous recouvert de feuilles d’or que l’on vient déposer en masse sur le corps de la statue. Au centre, un puits, qui a dû contenir autrefois des trésors et des reliques, contient des centaines de pièces d’or que l’on jette ici comme dans un geste pour s’attirer la chance ; c’est aussi un symbole fort : on se déleste des biens matériels au creux de ce monument dont la forme aniconique est censée représenter le corps du Bouddha. Ceux qui ont la chance de monter jusqu’à cet endroit sont empreints d’une ferveur tout particulière.
A l’écart du temple, une petite maison censée représenter un temple contient des dizaines de peluches de Doraemon, un personnage de mangas japonais qui n’est autre qu’un chat-robot qui voyage dans le temps. On se demande déjà pourquoi ce personnage est aussi connu ici, mais d’ici à le voir sanctuarisé dans un temple bouddhiste, on se rend compte à quel point la religion prend des formes un peu élargies.
A l’écart du temple, quand je rejoins le skylab, je tombe sur une petite fille qui ouvre les gros boutons des fleurs de lotus pour en faire de belles choses, pliées et repliées, avec une agilité dont elle est très fière. Elle me fait un grand sourire tandis que je la filme.
La foule se presse encore à l’entrée du temple et la circulation reste très dense, même à l’écart de la ville. Le petit véhicule se fraie un passage entre les voitures pour m’emmener au Wat Lokayasutharam (วัดโลกยสุธาราม), qui n’a plus de temple que le nom. En réalité, l’immense Bouddha couché est tout ce qui reste du temple. Tout le reste est tombé à terre, fortement endommagé. Le prang est en très mauvais état et tout autour, il ne reste plus que les socles et six pierres en forme d’orchidées plantées devant le monument principal ; ce sont les symboles anciens, protecteurs, dont le nom m’échappe encore et toujours. Ce lieu est réputé pour son Bouddha couché qui a été maintes fois restauré et dont les dimensions en font un des plus imposants de Thaïlande ; 42 mètres de long pour 8 mètres de haut. Bien évidemment, celui du Wat Pho le surpasse largement, mais celui-ci est en plein air, directement sous le soleil ; un petit plateau d’offrandes lui est consacré. Je ne sais pas si c’est parce que l’heure commence à être avancée, mais il n’y a personne alentour. Seuls quelques Thaïs trainent encore dans les environs tandis que le soleil décline.
Il va être temps de retourner à l’hôtel pour récupérer ma valise et repartir ce soir-même. Auparavant, le chauffeur du skylab s’excuse platement, mais il doit absolument s’arrêter sur un tout petit marché enfumé près du Bouddha couché. Il est en réalité parti s’acheter deux brochettes de poulet qu’on lui enfourne dans un sachet plastique et qu’il dévore en ne tenant plus son guidon que d’une main. Il se marre d’un air désolé en montrant qu’il commençait à avoir faim.
Dans le centre de la ville, près du quartier général des éléphants, là où les cornacs vêtus de rouge et de noir comme les soldats Thaïs du XIXè siècle, lavent leurs montures à grande eau et les nourrissent, il existe un petit marché tout en longueur où l’on trouve toutes sortes de bondieuseries et d’ustensiles de cuisine sous les tôles basses chauffées par le soleil. A l’heure qu’il est, tout ferme, et je me résigne à partir sans d’avoir pu jeter un coup d’œil. Je me console comme je peux en me disant que de toute façon, quasiment tout ce qu’on trouve ici est fabriquée en Chine.
Avant de retourner chercher ma valise, je demande au chauffeur de m’amener à Chao Phrom, un marché, ou plutôt un centre commercial qui se trouve à l’est de la ville, non loin de la rivière. Tout est en train de fermer. L’ambiance du marché me rappelle Pasar Beringharjo à Yogyakarta. Les vendeurs de légumes sont les derniers à fermer, mais avec la chaleur qu’il a fait aujourd’hui, il ne reste plus sur les étals que de vieilles choses vertes, molles et flétries. En ce jour férié et à cette heure du jour, il ne reste plus grand-chose d’ouvert. La dernière image que j’aurais d’Ayutthaya, ce seront d’immenses boulevards vidés de leurs voitures, ville de province, calme et sans bruit de circulation, tandis que le skylab me ramène à l’hôtel. Le petit chauffeur avec qui j’ai passé la journée me demande 600 bahts, soit la moitié de ce que je lui dois puisque normalement je le paie à l’heure… je fronce les sourcils et trouve ça bizarre de lui devoir aussi peu mais je m’exécute. Il reviendra dix minutes plus tard en s’excusant auprès de la réception pour demander le reste. Je lui donne le reste, et même plus pour le remercier de cette belle journée avec lui dans la ville qu’il connaît parfaitement.
Je me barbouille d’anti-moustiques, commande un Chang beer qu’on me sert dans le patio de l’hôtel et j’attends mon taxi qui doit arriver vers 19h30 pour m’emmener à Bangkok. Lorsqu’il arrive, il s’excuse de son retard et file aux toilettes en se marrant. Nous nous marrons bien quand il revient et qu’il me dit qu’il avait une urgence…
Le taxi est une grosse bagnole, un mini-van Nissan super confortable qui parcourt les quatre-vingts kilomètres qui me séparent de Don Mueang dans une atmosphère feutrée et climatisée qui n’est pas sans apaiser le feu d’un soleil brûlant qui s’est amusé à tatouer ma peau blanche tout au long de la journée. Il me dépose dans un quartier miteux près de l’aéroport, dans la nuit crasseuse et bordélique, au pied de l’hôtel non moins miteux que j’ai choisi pour être près de l’aéroport. La réceptionniste, une femme revêche et grasse qui me fait penser à Germaine dans Monstres et Cie, aimable comme une porte de prison, me donne la clé d’une toute petite chambre à peine assez grande pour passer entre le mur et le lit. La climatisation, nécessaire dans cette cage à lapins, ne fonctionne presque pas et émet un souffle bruyant que je vais devoir supporter toute la nuit ; la température ne descendra pas en dessous de 29°C. Après avoir posé ma valise, je tente de trouver un petit restaurant dans le quartier, mais même les indications que je trouve sur le GPS et sur internet sont fausses ; j’ai l’impression d’être dans un no man’s land, loin de tout, isolé et perdu. Pas un seul restaurant, même pas de quoi acheter à emporter pour dîner sur un bout de trottoir, à part un pauvre 7/11 où j’achète un bol de nouilles déshydratées. C’est vraiment la pire nuit que je passe en Thaïlande, une très courte nuit puisque je dois me lever à 3h30 demain matin. Demain, je pars sur un île, alors je mets tout ça de côté, et je m’endors presque paisiblement.
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Feb 26, 2017 | Ayutthaya stories, Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Sur les portulans |
Ayutthaya est une ville étrange, entièrement entourée d’eau, un île-ville, à moins que ce ne soit le contraire. Du nord descendent deux rivières, la Lopburi (แม่น้ำ ลพบุรี) et la Pa Sak (แม่น้ำป่าสัก), du nord-ouest descend la majestueuse Menam Chao Phraya (แม่น้ำเจ้าพระยา), le fleuve sur lequel est assise Bangkok, séparant la mégalopole de l’ancienne capitale Thonburi, beaucoup plus discrète et charmante avec ses khlongs (คลอง) sillonnant les quartiers pauvres et luxuriants de végétation. La Chao Phraya contourne la ville par l’ouest, la Pa Sak par l’est, encerclant la ville en une forme de poche où, au sud, elles se rejoignent ; la Chao Phraya prend le dessus et descend seule vers la mer. Un canal a été creusé au nord, reliant les deux rivières et transformant ainsi la ville en île, l’eau enserrant dans ses bras l’antique ville royale. En y regardant de plus près, on se rend compte à quel point le réseau fluvial est éminemment plus compliqué, ce qui n’a pas jamais vraiment facilité le travail de nos cartographes occidentaux lors des premières tentatives aux XVIIè et XVIIIè siècles.

Source OpenStreetMap
Ayutthaya — François Valentijn 1724
Ayutthaya — John Andrews 1771
Ayutthaya — Simon de la Loubère 1691
Ayutthaya — Jean de Courtaulin de Maguellon 1686
Ayutthaya — Isaac de Graaff 1690
Au pied de l’hôtel baignant ses pieds dans la rivière sacrée, une petite barque motorisée, en fait un long-tail boat (Ruea Hang Yao — เรือหางยาว) couvert attend l’heure du départ pour visiter la ville par les rives. Il est 16h00 et la lumière commence déjà à revêtir ses habits de nuit. Lorsque je reviendrai, l’heure dorée éclatera de mille feux. En parcourant la vieille ville dans le skylab de Mr Sihn, je découvre la vie du quartier dans lequel je vis et notamment U‑Thong Road, qui a ce mérite de faire tout le tour de la ville.



Vendeurs de fruits, échoppes roulantes proposant des plats à emporter, réparateurs de 2 roues constituent la majorité de ce qu’on peut trouver ici. La plupart des commerçants sont musulmans, ce qu’on peut remarquer par leur façon de s’habiller ou l’absence des sempiternels portraits des ancêtres dont les bouddhistes décorent leur intérieur, ou des petits temples rouges enturbannés par la fumée épaisse des commerces chinois. On trouve ici les Roti Sai Mai (โรตีสายไหม), la spécialité d’Ayutthaya. Pas facile de comprendre ce que sont ces sacs gonflés d’air, contenant des fils enchevêtrés de toutes les couleurs et alignés sur les étals. C’est en réalité du sucre candi, ou plutôt comme des fils de barbe-à-papa colorés et parfumés à tout ce qu’on veut (banane, noix de coco, fraise, pistache — arômes artificiels bien évidemment…) que l’on mange dans des petites crêpes qui peuvent elles-mêmes être parfumées. Pour ma part, j’ai goûté des crêpes à la pistache avec du sucre candi aromatisé à la fraise. Rien de transcendant ; ce n’est que du sucre parfumé, mais je ne suis pas si étonné que ça de voir le succès que ça peut avoir auprès des Thaïs, très friands de sucre en général (surtout dans les sodas qui sont horriblement plus sucrés qu’en France).



Pour l’instant, me voici parti sur la petite barque propulsée par un bruyant moteur de voiture monté sur une perche. Sur les rives de la Chao Phraya, on peut voir les maisons construites sur pilotis, les pieds dans l’eau la plupart du temps lorsque le terrain le permet. Si beaucoup ont une apparence assez misérables, rafistolées de plaques de tôle branlantes et de planches pourries, recouvertes de bâches en plastique bleu, d’autres sont très bien entretenues, en bois le plus souvent, peintes dans des couleurs vives et équipées de petites terrasses où sèche tant bien que mal le linge domestique. L’eau trouble de la rivière charrie des îles entières de jacinthes d’eau qui pullulent tranquillement malgré les remous des embarcations. Le bateau sur lequel je me trouve fait le tour de la ville dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. A l’horizon, un temple immense se dessine, avec ses toits à plusieurs étages pointus, juste sur la rive, à l’embouchure de la Pa Sak et de la Chao Phraya. C’est la silhouette du Wat Phanan Choeng Worawihan (วัดพนัญเชิง), dont le plus haut bâtiment est presque deux fois plus grand que tous les autres. L’étrave tout en finesse se taille une route dans les îles de jacinthes, qui ne chavirent pas pour autant. Lorsque j’arrive sur le quai, une petite dame rondouillarde dans sa guitoune perçoit un droit d’entrée pour l’accès au temple, par lequel on peut par ailleurs accéder gratuitement en arrivant par la terre et indique une direction en bredouillant quelques mots dans un anglais mâché que je ne saisis pas vraiment, mais j’imagine que le plus haut des wat est la direction qu’il faut suivre.


Je remonte la rivière avec l’espoir d’une promesse qui sera tenue. Il fait encore très chaud et ma chemise continue d’absorber en silence la sueur qui coule dans le creux de mes reins. J’ai la sensation d’arpenter des lieux en dehors du temps, malgré la foule qui se rend ici dans l’optique de servir les icônes de leur religion, ou peut-être d’obtenir des grâces que leur vie simple ne leur offre pas. Il règne une sorte de fébrilité discrète et de joies délicates d’être ensemble en famille.

Une foule de Thaïs se presse devant l’entrée où tout le monde converge vers une porte étroite qui ne laisse passer que deux ou trois personnes à la fois. On perçoit une ferveur intense, un je-ne-sais-quoi de profondément fébrile à l’idée d’entrer dans ce lieu qui n’a d’exceptionnel que la taille du Bouddha doré qui se trouve assis sous la voûte du toit, dont les genoux font deux fois ma taille. Malgré son aspect rutilant, c’est un Bouddha beaucoup plus vieux que la plupart de ceux qu’on peut voir en Thaïlande, puisqu’il date de 1324 ; il porte le doux nom de Luang Pho Tho (หลวงพ่อโต) pour les Thaïs et Sam Pao Kong (ซำเปากง) pour les Thaïs d’origine chinoise et se trouve être le protecteur des marins (d’eau douce, en l’occurrence). Les Birmans l’ont plusieurs fois saccagé, mais il a été restauré pour revêtir l’apparence majestueuse qu’on peut voir aujourd’hui.


Les Thaïs le contournent par la gauche, comme il se doit, avant de frapper la peau d’un immense tambour dont je ressens les vibrations dans la poitrine, et qui est censé porter chance. Derrière le grand homme doré, des femmes s’affairent à plier les kilomètres de toile couleur safran que les fidèles offrent en signe de vénération. Toute une équipe est dédiée, par un système ingénieux de cordes, à dévêtir le prince pauvre pour le revêtir de linge propre et d’un orange éclatant. Tout se passe dans une ambiance à la fois bon-enfant et respectueuse. Je m’amuse plus à observer la piété des fidèles devant cette gigantesque masse si imposante qu’on n’arrive pas en voir toutes les parties au niveau du sol plutôt que m’extasier devant un Bouddha qu’il est difficile d’appréhender. Les enfants s’amusent à faire résonner le tambour le plus fort possible.




Dehors, un petit temple peint en rouge arbore des idéogrammes chinois sous lesquels brûlent des centaines de bâtons d’encens. C’est un temple bouddhiste chinois, apparemment très fréquenté. Je retourne vers la bateau qui m’attend au ponton, où une troupe de Thaïs s’amuse à jeter par poignées entières des boules de couleurs aux énormes poissons-chats qui se chevauchent pour attraper leur nourriture. Plus qu’une habitude, c’est un geste sacré de nourrir ces poissons (Pangasianodon gigas) dont les plus gros spécimens dépassent le mètre. Il paraît qu’un pêcheur a sorti de l’eau un spécimen mesurant plus de trois mètres pour 293 kilos. On les voit pulluler ici, mais aussi en plein Bangkok, et leur nombre paraît si impressionnant qu’il masque totalement le fait que c’est une espèce en voix d’extinction, victime de la surpêche. Certains de ces poissons n’hésitent pas à se monter les uns sur les autres pour attraper la nourriture, montrant parfois leur ventre blanc rebondi au ciel… Le fait de savoir ces fleuves majestueux infestés de ces gros poissons les rendent un peu inquiétants ; même si ces bêtes sont loin d’être carnivores, l’idée de les côtoyer, moi qui adore l’eau mais uniquement lorsque je suis dessus et non dedans, me donne des sueurs froides.



La petite embarcation remonte la rivière Pa Sak vers le nord, à contre-courant, le long des rives dont certaines sont plantées de petits temples entourant un chedi blanc, solitaire, se découpant sur le ciel couleur de miel. Des barges pourrissent, encore attachées à leur ponton, parmi les jacinthes d’eau qui envahissent tout, au pied de maisons en bois dont les terrasses laissent libre cours à la flânerie de ceux qui s’y prélassent. Des entrepôts en bois doit les pieds baignent dans la rivière semblent sur le point de s’écrouler au premier coup de vent, mais les Thaïs sont des bâtisseurs de premier ordre, et même si leurs constructions ne sont pas faites pour durer dans le temps, elles sont au moins prévues pour durer le temps de leur utilisation. Rien de plus, raison pour laquelle on peut voir des usines entières sombrer dans l’eau des marécages, désormais inutiles et inutilisables, leur longues cheminées de briques daignant encore pointer leurs doigts effilés vers le ciel.



Sur les berges, on peut voir des éléphants longer la rive en se balançant comme le font les animaux en captivité ; des chaînes entravent les pieds massifs de ces énormes pachydermes qu’on contraint à rester au même endroit pour le spectacle, mais cette exhibition me désole. Je préfère ne rien retenir de ces moments qui ne me sont pas destinés. Je fais signe au nautonier de continuer son chemin et je m’engouffre dans ce canal plus étroit qui a été creusé au nord pour relier les deux rivières, entourant ainsi la vieille ville d’eau pour en faire une île, un immense navire protégé naturellement du reste du pays. L’embarcation file jusqu’à rejoindre un lieu beaucoup plus boisé, où les terrasses de petits restaurants coquets, déjà fréquentés par ceux qui ne travaillent plus, avancent dans l’eau et la surplombe.

Un immense chedi blanc et doré (Chedi Sri Suriyothai) se profile sur la gauche ; c’est l’unique vestige d’une résidence royale, portant le nom d’une reine du Siam ayant vécu au XVIè siècle, icône d’un certain nationalisme un peu déplacé. La moitié supérieure de monument, entièrement recouverte d’or, resplendit dans l’air du soir, renvoyant la lumière du soleil alentour, tel un phare immobile au pied de la rivière sacrée.





Tandis que le soir est prêt à tomber, que le soleil plonge vers l’ouest, il reste suspendu dans l’air vaporeux au-dessus de la silhouette pas tout à fait inconnue d’un grand temple, le ceignant d’une couronne de lumière d’ambre. Je dis pas tout à fait inconnue car je me trouve face à un temple, le Wat Chai Watthanaram, qui peut faire penser aux ombres dansantes des temples khmers d’Angkor, même si celui-ci est plus tardif. Son prang principal, construit dans le style Khom, est un chef‑d’œuvre d’architecture qui culmine à 35 mètres de haut. Sa construction géométrique lui donne fière allure et les huit chedi qui l’entourent forment une promenade un peu désolante, car les statues de Bouddha qui la jonchent sont elles aussi meurtries, décapitées depuis l’invasion des Birmans.









Le temple n’a été restauré et rouvert au public que depuis 1992. Les plus grandes statues ont été restaurées elles aussi, surmontées de têtes en ciment inexpressives et sans charme. Certaines des statues servent de reposoirs à oiseaux qui ne se gênent pas pour s’oublier sur les épaules du Prince Siddhartha. La brique affleure partout, seuls quelques chedi arborent encore des traces de stuc blanc, entre les mauvaises herbes qui poussent dans l’appareillage de briques branlantes. L’air sent bon la fraîcheur des marécages, un je-ne-sais-quoi de végétal chaud, de terre chargée d’histoire, enrobée de la chaleur moite d’une fin de journée au cœur de la Thaïlande. Le soleil se cache derrière une brume épaisse qui donne au paysage une couleur intemporelle dans une fin de journée qui s’étire dans un soir éternel. Le disque orange se montre dans toute sa beauté, illuminant les pierres abandonnées dans un décor de fin du monde…


La terrasse de la suite Okun, hôtel iuDia, ma chambre…

Le long-tail boat me ramène au pied de l’hôtel tandis que le soleil a fini par s’évanouir derrière l’horizon. La silhouette étirée du Wat Phutthaisawan semble attendre la nuit dans son écrin arboré. Le corps fourbu, la peau cuite par un soleil que je n’ai même pas vu, je profite des derniers instants du jour pour plonger dans la piscine de l’hôtel depuis laquelle je vois les premières lumières s’illuminer sur le temple de l’autre côté de la rivière sacrée. C’est un moment unique, un de ceux que l’on aimerait voir durer toute une vie et qui ne sont au final que les touches finales qui servent à donner au voyage une couleur que les rudes instants de la vie n’arrivent pas à effacer. Tandis que je flotte sur l’eau claire de la piscine, les yeux tournés vers le ciel, je me remémore cette chaude journée, ma première en Thaïlande dans ce nouveau périple, passant mes doigts sur ma poitrine libre comme pour mieux laisser mon cœur se repaître de ce pays aux accents magiques. J’entends l’appel du muezzin, quelque peu incongru dans un pays où les bouddhistes sont rois, en regardant la rivière dont je me demande si le courant n’a pas changé de sens depuis ce matin…
Le soir venu, je remonte U‑Thong road vers les restaurants qui flottent sur la rivière et jette mon dévolu sur une adresse que je ferai tout pour oublier, le Saithong River. Ce n’est ni plus ni moins qu’une cantine sans charme dans laquelle je pensais pouvoir trouver mon compte, mais ce n’est qu’une usine à touristes où les serveuses poussent à la consommation en remplissant mon verre de bière à chaque gorgée, où la nourriture est grasse et sans raffinement ; ambiance pour Chinois affairées à se remplir de whisky coca fascinés par un guitariste folk qui reprend des standards occidentaux pour éviter le dépaysement. Je me remplis l’estomac et quitte l’endroit avec empressement pour rejoindre la terrasse de ma chambre sur la rivière ; ici il fait calme et doux, seul le clapotis de la rivière vient perturber mes doux rêves d’Ayutthaya, et la bière achetée au 7/11 prend tout de suite une autre saveur…
Je m’endors en me demandant ce qu’il peut y avoir au cœur de tous ces prang…
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