Quinze jours dans le désert avec Alexis de Tocqueville

Quinze jours dans le désert avec Alexis de Tocqueville

Le jeune homme porte le doux nom de Alexis-Hen­ri-Charles Clé­rel, il est vicomte de Toc­que­ville. On le connait pour avoir écrit de très belles pages per­ti­nentes sur la Révo­lu­tion Fran­çaise et si on le consi­dère comme un des pères de la socio­lo­gie moderne, il a for­te­ment influen­cé les esprits libé­raux et l’ex­pan­sion colo­nia­liste. C’est à ce titre que le gou­ver­ne­ment fran­çais l’en­voie aux Etats-Unis dans ce qu’ils ont d’embryonnaires pour en étu­dier le sys­tème car­cé­ral. Il en revient fina­le­ment, en plus de son rap­port, avec un livre sur les ins­ti­tu­tions amé­ri­caines qui, encore aujourd’­hui, reste une réfé­rence en ce qui concerne les études poli­tiques amé­ri­caines et la phi­lo­so­phie politique.

Ce qui m’in­té­resse dans ces neuf mois pas­sés sur le sol amé­ri­cain, c’est cet autre petit livre qu’il en rap­porte : Quinze jours dans le désert, un livre que j’a­vais depuis long­temps sur mes éta­gères et que je me suis déci­dé à prendre à bras le corps un soir de néant. Toc­que­ville rédige ces quelques pages à par­tir des notes qu’il a prises pen­dant son voyage sur le vapeur qui le ramène en Europe. D’un écrit racon­tant ces quinze jours pas­sés dans le désert en 1831, des quelques ren­contres qu’il y fera, il rap­porte, à mon sens, un des plus beaux textes écrit sur les immen­si­tés vides et leur indi­cible gran­deur, un texte qui pal­pite, qui vibre au rythme des bat­te­ments du cœur.

Trona Pinnacles, Mojave Desert, California

Tro­na Pin­nacles, Mojave Desert, Cali­for­nia © Steve Berar­di

Le désert était là tel qu’il s’of­frit sans doute il y a six mille ans aux regards de nos pre­miers pères ; une soli­tude fleu­rie, déli­cieuse, embau­mée ; magni­fique demeure, palais vivant, bâti pour l’homme, mais où le maître n’a­vait pas encore péné­tré. Le canot glis­sait sans efforts et sans bruit ; il régnait autour de nous une séré­ni­té, une quié­tude uni­ver­selles. Nous-mêmes, nous ne tar­dâmes pas à nous sen­tir comme amol­lis à la vue d’un pareil spec­tacle. Nos paroles com­men­cèrent à deve­nir de plus en plus rares, bien­tôt nous n’ex­pri­mâmes nos pen­sées qu’à voix basse. Nous nous tûmes enfin, et rele­vant simul­ta­né­ment les avi­rons, nous tom­bâmes l’un et l’autre dans une tran­quille rêve­rie pleine d’i­nex­pri­mables charmes.
D’où vient que les langues humaines qui trouvent des mots pour toutes les dou­leurs, ren­contrent un invin­cible obs­tacle à faire com­prendre les plus douces et les plus natu­relles émo­tions du cœur ? Qui pein­dra jamais avec fidé­li­té ces moments si rares dans la vie où le bien-être phy­sique vous pré­pare à la tran­quilli­té morale et où il s’é­ta­blit devant vos yeux comme un équi­libre par­fait dans l’u­ni­vers ; alors que l’âme, à moi­tié endor­mie, se balance entre le pré­sent et l’a­ve­nir, entre le réel et le pos­sible, quand, entou­ré d’une belle nature, res­pi­rant un air tran­quille et tiède, en paix avec lui-même au milieu d’une paix uni­ver­selle, l’homme prête l’o­reille aux bat­te­ments égaux de ses artères dont chaque pul­sa­tion marque le pas­sage du temps qui pour lui semble s’é­cou­ler goutte à goutte dans l’é­ter­ni­té. Beau­coup d’hommes peut-être ont vu s’ac­cu­mu­ler les années d’une longue exis­tence sans éprou­ver une seule fois rien de sem­blable à ce que nous devons de décrire. Ceux-là ne sau­raient nous com­prendre. Mais il en est de plu­sieurs, nous en sommes assu­ré, qui trou­ve­ront dans leur mémoire et au fond de leur cœur de quoi colo­rer nos images et sen­ti­ront se réveiller en nous lisant le sou­ve­nir de quelques heures fugi­tives que le temps ni les soins posi­tifs de la vie n’ont pu effacer.
Nous fûmes tirés de notre rêve­rie par un coup de fusil qui reten­tit tout à coup dans les bois. Le bruit sem­bla d’a­bord rou­ler avec fra­cas sur les deux rives du fleuve ; puis il s’é­loi­gna en gron­dant jus­qu’à ce qu’il fut entiè­re­ment per­du dans la pro­fon­deur des forêts envi­ron­nantes. On eût dit un long et for­mi­dable cri de guerre que pous­sait la civi­li­sa­tion dans sa marche.
Un soir en Sicile, il nous arri­va de nous perdre dans un vaste marais qui occupe main­te­nant la place où jadis était bâtie la ville d’Hy­mère ; l’im­pres­sion que fit naître en nous la vue de cette fameuse cité deve­nue un désert sau­vage fut grande et pro­fonde. Jamais nous n’a­vions ren­con­tré sur nos pas un plus magni­fique témoi­gnage de l’ins­ta­bi­li­té des choses humaines et des misères de notre nature. Ici c’é­tait bien encore une soli­tude, mais l’i­ma­gi­na­tion, au lieu d’al­ler en arrière et de cher­cher à remon­ter vers le pas­sé, s’é­lan­çait au contraire en avant et se per­dait dans un immense ave­nir. Nous nous deman­dions par quelle sin­gu­lière per­mis­sion de la des­ti­née, nous qui avions pu voir les ruines d’empires qui n’existent plus et mar­cher dans des déserts de fabrique humaine, nous, enfants d’un vieux peuple, nous étions conduits à assis­ter à l’une des scènes du monde pri­mi­tif et à voir le ber­ceau encore vide d’une grande nation. Ce ne sont point là les pré­vi­sions plus ou moins hasar­dées de la sagesse. Ce sont des fait aus­si cer­tains que s’il étaient accom­plis. Dans peu d’an­nées ces forêts impé­né­trables seront tom­bées. Le bruit de la civi­li­sa­tion et de l’in­dus­trie rom­pra le silence de la Sagi­naw. Son écho se tai­ra… Des quais empri­son­ne­ront ses rives, ses eaux qui coulent aujourd’­hui igno­rées et tran­quilles au milieu d’un désert sans nom seront refou­lées dans leur cours par la proue des vais­seaux. Cin­quante lieues séparent encore cette soli­tude des grands éta­blis­se­ments euro­péens et nous sommes peut-être les der­niers voya­geurs aux­quels il ait été don­né de la contem­pler dans sa pri­mi­tive splen­deur, tant est grande l’im­pul­sion qui entraîne la race blanche vers la conquête entière d’un nou­veau monde.
C’est cette idée de des­truc­tion, cette arrière-pen­sée d’un chan­ge­ment pro­chain et inévi­table qui donne sui­vant nous aux soli­tudes de l’A­mé­rique un carac­tère si ori­gi­nal et une si tou­chante beau­té. On les voit avec un plai­sir mélan­co­lique, on se hâte en quelque sorte de les admi­rer. L’i­dée de cette gran­deur natu­relle et sau­vage qui va finir se mêle aux superbes images que la marche triom­phante de la civi­li­sa­tion fait naître. On se sent fier d’être homme et l’on éprouve en même temps je sais quel amer regret du pou­voir que Dieu nous a accor­dé sur la nature. L’âme est agi­tée par des idées, des sen­ti­ments contraires, mais toutes les impres­sions qu’elle reçoit sont grandes et laissent un trace profonde.

Alexis de Toc­que­ville, Quinze jours dans le désert
Folio Gallimard

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Réus­sir une de ses vies…

Il est des matins lumi­neux, même lorsque dehors le ciel n’est qu’un amas de cendres qui ne dit rien. Le goût encore sec du hel­va (Antep Fıstıklı) dans la bouche, copieu­se­ment arro­sé de rakı, j’ai fini par me replon­ger dans le livre pro­fond du Liba­nais Cha­rif Maj­da­la­ni, His­toire de la Grande Mai­son, sur lequel j’é­tais en panne. Une bonne cen­taine de pages ava­lées sans boire un coup et puis l’en­vie sou­daine de replon­ger dans des livres déjà lus et qui sont peut-être res­tés un peu en sus­pens, comme si quelque chose ne s’é­tait pas accom­pli au bon moment. Mes lec­tures tombent rare­ment comme un che­veu sur la soupe, elles font sens à mes yeux, suivent un par­cours, une route tra­cée dans la neige juste avant mon pas­sage, et je n’ai plus alors qu’à mettre mes pas dans ceux des anciens qui sont pas­sés avant moi. Je reprends l’Éloge du voyage de Sébas­tien de Cour­tois, celui par lequel j’ai décou­vert ce très beau livre de Romain Gary, les tré­sors de la mer Rouge, deux livres qui ne sont fina­le­ment qu’une longue trame qu’il suf­fit de dérou­ler comme une pelote. Encore engon­cé dans la nuit, j’é­coute la lita­nie de Gary et je ferme les yeux en ten­tant une fois de plus de perdre le contrôle…

A Passing Moment ~ Shibam, Yemen

Pho­to © Mar­tin Sojka

Je suis res­té ain­si cinq ou six jours, peut-être davan­tage. Je n’é­tais atten­du nulle part et — pour­quoi ne pas l’a­vouer ? — j’é­prou­vais un étrange sou­la­ge­ment, mêlé à une sorte d’eu­pho­rie d’é­va­sion et presque de conquête, pour avoir ain­si atteint la forme d’exis­tence la plus simple et la plus élé­men­taire, celle d’un vaga­bond assis au bord de la route. Les sol­dats ont par­ta­gé avec moi leur pain plat au goût de glaise et leur kasha de millet noyé de graisse.
J’ai dor­mi avec eux, près du feu, cepen­dant que les trou­peaux noc­turnes et leurs ber­gers aux cha­peaux de bam­bou pas­saient en ombres chi­noises sur la route, avec leurs ânes char­gés de kat. La lune était grasse, jouant la Maja cou­chée de Goya sur ses cous­sins vapo­reux. J’ai regar­dé le soleil se lever sur les champs de millet géant qui tombent en ter­rasses vers les oasis, au fond des gorges obs­cures, par­mi les forêts de figuiers.
Autour de moi, tout était dou­ceur. Ce pays que les anciens appe­laient l’« Ara­bie heu­reuse », est un sou­rire fait terre. Dans les fermes aux hautes tours assaillies par l’in­fan­te­rie rageuse des cac­tus et des épi­neux, tours pareilles à d’im­menses mou­lins à vent sans ailes, j’ai écou­té les enfants jouer de ces airs des temps oubliés qui se trans­mettent de pipeau à pipeau depuis la Conquête et où se marient la prière arabe et le fla­men­co de Grenade.
Le troi­sième jour — ou le cin­quième — je me suis débar­ras­sé de mes frusques et j’ai revê­tu une jupe fou­ta et le fer­mier m’a ceint le front d’un ban­deau blanc. Et savait-il lui-même que c’est un signe ancien d’in­tou­cha­bi­li­té, une pro­cla­ma­tion d’hos­pi­ta­li­té accor­dée ?… Jamais encore je n’a­vais éprou­vé à ce point le sen­ti­ment de n’être per­sonne, c’est-à-dire enfin quel­qu’un… L’ha­bi­tude de n’être soi-même finit par nous pri­ver tota­le­ment du reste du monde, de tous les autres ; « je », c’est la fin des pos­si­bi­li­tés… Je me mets à exis­ter enfin hors de moi, dans un monde si entiè­re­ment dépour­vu de ce carac­tère fami­lier qui vous rend à vous-même, vous ren­voie à vos petits foyers d’in­fec­tion… J’a­vais enfin réus­si ma transhumance.
Assis de l’aube à la nuit au bord de la route, j’ai été ce vaga­bond yémé­nite que les rares voya­geurs en auto regar­daient avec curio­si­té et avec le sen­ti­ment récon­for­tant d’a­voir échap­pé en nais­sant « bien » à cette sau­va­ge­rie et ce dénue­ment… J’ai eu droit ain­si, du fond de ma pouille­rie, au regard de l’am­bas­sa­deur des États-Unis qui pas­sait dans sa voi­ture et je suis heu­reux d’a­voir pu enri­chir l’ex­pé­rience yémé­nite de ce fonc­tion­naire chi­nois qui s’est arrê­té pour prendre une pho­to de moi, ce qui me pro­cu­ra un mer­veilleux sen­ti­ment d’authenticité.
J’é­tais plus fort que Hou­di­ni : enfer­mé pieds et poings liés, comme nous tous, au fond de moi-même et haïs­sant les limites ain­si impo­sées à mon appé­tit de vie ou plu­tôt des vies, j’é­tais par­ve­nu, une chique de haschisch aidant, à m’en­fuir de cette colo­nie péni­ten­tiaire qui condamne à n’être que soi-même.
Un groupe de jeunes gens sovié­tiques, infir­mières et méde­cins de l’hô­pi­tal russe de Sanaa, des­cendent le che­min qui mène vers les gorges, et la plus belle des jeunes filles, au petit nez retrous­sé de toutes les Katin­ka de mes rêves blonds, paye au pas­sage un tou­chant com­pli­ment à mon authen­ti­ci­té. Après m’a­voir lan­cé un regard pru­dent, elle dit à ses com­pa­gnons, d’un ton tran­chant et définitif :
Oujas­naïa mor­da !
Ce qui, libre­ment tra­duit, signi­fie : « une gueule abso­lu­ment abominable… »
Je sen­tis que j’a­vais enfin réus­si ma vie. Une de mes vies, je veux dire : celle qui n’a duré que quelques ins­tants au bord d’une route d’A­ra­bie, par­mi les cac­tus et les figuiers, et qui doit orner en ce moment de son pit­to­resque bien yémé­nite l’al­bum de pho­tos d’un com­mu­niste chinois…
Le ser­gent revint de son congé le len­de­main et récu­pé­rai mes papiers d’i­den­ti­té, avec une cer­taine tris­tesse. J’é­tais ren­du à moi-même…

Romain Gary, Les tré­sors de la mer Rouge
Gal­li­mard, 1971

D’autres mots de Romain Gary sur La val­lée des rubis

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L’aube qui se lève avec les oran­gers au crépuscule

Aus­si loin que porte mon regard, je me tourne vers l’est dès que je me lève ; le ciel est d’un gris inquié­tant, impla­cable, tour­nant autour d’un vio­let sombre mâti­né d’un bleu atmo­sphé­rique. Le soleil n’est pas encore levé.

[audio:Ay Kalelumbror.xol]

Fran­çoise Atlan et Juan Car­mo­naAy Kale­lum­bror
Album Sephar­dic songs — 1998

Une nuit qu’il rentre à pied d’une veillée chez Tanios Rached, chaus­sé de ses bottes de cava­lier, un revol­ver dans la cein­ture, et qu’il tra­verse l’al­lée qui mène au bas de l’es­ca­lier de la mai­son, Wakim le per­çoit. Le par­fum des fleurs. A peine une touche, une simple allu­sion, mais que ses narines en alerte captent avec assu­rance. Il s’ar­rête, regarde la nuit, les mas­sifs sombres des arbres qui ne sont pour l’ins­tant pas plus grands que lui. Il ne bouge pas, comme lors­qu’on est aux aguets pour sur­prendre une hyène. Et il res­pire pro­fon­dé­ment. Mais il ne le sent plus. Il fait un pas ou deux, pru­dem­ment, comme si l’o­deur pou­vait être effa­rou­chée par le mou­ve­ment de l’homme. Puis il s’ar­rête, tout son corps concen­tré pour inter­pré­ter les sen­sa­tions que ses narines lui transmettent.

L’ho­ri­zon ne se dégage pas, il reste voi­lé, même si la lumière se fait de plus en plus pré­sente. Il reste sombre. Le soleil ne se lève­ra pas ce matin.

Mais il ne sent que l’o­deur de la terre, des feuilles, des tiges, l’o­deur de la nuit et de l’air un peu humide qui vient de la mer. Il reprend sa marche et n’a pas fait trois pas qu’une imper­cep­tible brise se lève, comme si elle lui par­lait, comme si elle cher­chait à le rete­nir, à la manière d’un enfant qui se démasque lorsque vous ces­sez de vou­loir décou­vrir sa cachette, et il sent à nou­veau le par­fum des fleurs. Il le sent, res­pire pro­fon­dé­ment, et même soi, à la deuxième ins­pi­ra­tion, il n’y a plus rien, il est sûr main­te­nant que ça y est. Il avance à grands pas vers l’es­ca­lier de la mai­son, monte les marches avec allé­gresse, et lors­qu’il arrive en haut, devant la porte, la brise se lève une fois de plus et une fois encore il sent la parfum.

Même si je sais qu’il est là, impos­sible de voir ses belles cou­leurs, des roses otto­manes aux feutres man­da­rine, il reste caché der­rière une épaisse couche d’ouate impé­né­trable. Encore un lever de soleil qui ne ver­ra pas le jour. On dirait un ciel d’o­rage dans les îles du Golfe de Thaïlande…

Le len­de­main à l’aube, avant même l’ar­ri­vée de Gérios, il se pro­mène entre les arbres à la recherche des pre­mières fleurs. Mais il n’en trouve pas une seule. Pour­tant, le soir, et tous les autres soirs, le par­fum est là, fugace, rare, pré­cieux, levé par la brise, le sur­pre­nant juste au moment où il renonce à le sen­tir. Et un soir, alors que quelques fer­miers qui veillaient chez lui sont sur le per­ron et s’ap­prêtent à par­tir, l’o­deur suave et douce s’im­pose  à cha­cun indu­bi­ta­ble­ment, non pas pas­sa­gère, libé­rée sou­dain par un petit vent, mais bien là, pré­sente dans l’air de la nuit comme si elle en était l’es­sence même. Le len­de­main de ce jour, Wakim découvre les pre­mières fleurs, cachées der­rière les feuilles encore jeunes et qui dansent dans la brise mati­nale. Sélim et Gérios en découvrent d’autres, il y a bien­tôt à tous les coins des ver­gers, et au bout d’une semaine la plan­ta­tion paraît comme ennei­gée à perte de vue en plein milieu du printemps.

Heu­reu­se­ment, il y a l’o­deur des fleurs d’orangers…
Et plus que jamais je pense au Liban.

Cha­rif Maj­da­la­ni, His­toire de la Grande Maison
Seuil, 2005

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Le voya­geur, cette vache qu’on trait pour son lait…

Le voya­geur, cette vache qu’on trait pour son lait…

Celui qui a déjà voya­gé se recon­naî­tra dans ces mots de Robert Byron, alors sur le départ pour l’Oxiane au tra­vers du Liban, puis de la Syrie ; il se recon­naî­tra dans ce qu’on attend de lui quand il voyage, car il voyage for­cé­ment avec les poches pleines de devises étran­gères bonnes à être sou­ti­rées contre le moindre ser­vice, comme si l’ef­fort finan­cier que repré­sente un voyage n’é­tait pas per­çu par ceux qu’on visite, dans les pays où l’on voyage, parce que l’ailleurs d’où l’on vient est for­cé­ment un eldo­ra­do. Dif­fi­cile par­fois de faire pas­ser le mes­sage lorsque la misère est pré­sente et par­fois lourde à sup­por­ter, mais cela fait par­tie du jeu, même si c’est pro­fon­dé­ment aga­çant d’être sans arrêt sol­li­ci­té. C’est le prix à payer (en plus) pour cou­rir le monde…

- Vous avez des affaires à Téhé­ran, monsieur ?
— Non.
— Alors qu’est-ce que vous faites, monsieur ?
— Je fais un voyage en Syrie.
— Vous êtes un offi­cier de marine, monsieur ?
— Non.
— Alors qu’est-ce que vous êtes, monsieur ?
— Je suis un homme.
— Quoi ?
— HOMME.
— Je com­prends. Touriste.

Même le mot voya­geur est désuet. Et non sans rai­son : il serait trop élo­gieux. Le voya­geur des temps anciens était celui qui par­tait, avide de savoir, et que les indi­gènes accueillaient à bras ouverts, fiers de mon­trer ce qui fai­saient leur ori­gi­na­li­té. En Europe, les rela­tions basées sur ce type de recon­nais­sance mutuelle ont depuis long­temps ces­sé d’exis­ter. Mais en Europe, le « tou­riste » n’a plus rien d’un phé­no­mène : il fait par­tie du pano­ra­ma et, dans neuf cas sur dix, il n’a guère d’argent à dépen­ser en plus de ce qu’il a déjà dépen­sé pour accom­plir son « tour ». Ici, il reste une erreur de la nature. Si vous venez de Londres et que vous vous trou­vez en Syrie pour conclure une affaire, c’est que vous êtes riche. Si vous faites un aus­si long tra­jet sans obli­ga­tion, c’est que vous êtes très riche. Per­sonne ne se sou­cie­ra de savoir si vous aimez l’en­droit, ou s’il vous ennuie, ni ne son­ge­ra à vous deman­der le pour­quoi de l’un ou de l’autre : un tou­riste est un tou­riste, comme une gale est une gale — un para­site obli­gé de l’es­père humaine, une vache qu’on trait pour son lait, un hévéa qu’on saigne pour son caoutchouc.

Robert Byron, Route d’Oxiane,
Payot et Rivages, 2002

Pho­to d’en-tête © Chris­tian Bachellier

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L’é­glise atmosphérique

L’é­glise atmosphérique

Autre­fois, je n’ai­mais pas beau­coup lire les pré­faces, dont je ne voyais pas for­cé­ment l’in­té­rêt. Le texte ori­gi­nal est for­cé­ment plus inté­res­sant, et puis j’é­tais sou­vent dans la pers­pec­tive d’un gain de temps maxi­mum, alors la pré­face, hop, on zappe.
Pour­tant, cer­taines d’entre elles sont de véri­tables petits bijoux et en com­men­çant Route d’Oxiane de Robert Byron, je suis tom­bé sur ces mots qu’a écrit un cer­tain Bruce Chat­win, dans une pré­face solaire, d’une effi­ca­ci­té redou­table, repre­nant lui-même des mor­ceaux de textes de Byron, comme dans cet extrait :

[…] les spé­cia­listes argue­ront que, si Byron a pu faire montre de qua­li­tés lyriques cer­taines dans ses des­crip­tions, il n’a jamais été un « éru­dit » — et ils auront, en un sens, rai­son. Mais, bien sou­vent, il trans­cende la banale science par sa mys­té­rieuse facul­té de juger l’é­tat d’a­van­ce­ment d’une civi­li­sa­tion à son archi­tec­ture, et de trai­ter les édi­fices anciens et les hommes d’au­jourd’­hui comme deux aspects d’une même conti­nui­té his­to­rique. Déjà dans The Byzan­tine Achie­ve­ment, écrit à l’âge de vingt-cinq ans, on trouve quatre lignes qui en disent à peu près autant sur le schisme entre l’E­glise d’Oc­ci­dent et celle d’O­rient qu’une ran­gée de gros volumes :

L’exis­tence de Sainte-Sophie est atmo­sphé­rique ; celle de Saint-Pierre puis­sam­ment, immé­dia­te­ment, maté­rielle. L’une est une église pour Dieu ; l’autre est une salle de récep­tion pour ses repré­sen­tants. L’une est dédiée à la réa­li­té, l’autre à l’illu­sion. En fait Sainte-Sophie est grande et Saint-Pierre bas­se­ment, tra­gi­que­ment, petite.

Bruce Chat­win, pré­face, août 1980,
in Robert Byron, Route d’Oxiane,
Payot et Rivages, 2002

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